Avant de retracer sa vie et son oeuvre, il importe de
le replacer dans son cadre de vie. Sur le plan historique, nous sommes
dans une époque troublée, à la charnière des
IVe et Ve siècles. L'âge d'or de Rome est révolu.
Tout croule autour de lui. Les historiens parlent le plus souvent d'un
Bas Empire, bien qu'il s'agisse en réalité d'un siècle
de redressement, d'un Empire autoritaire, voire totalitaire, qui fait
parfois régner la terreur au moyen d'une sorte de Gestapo selon
H. I. Marrou (MARROU H. I., Saint Augustin
et l'augustinisme. Maîtres spirituels, Éditions du Seuil,
1955.). De plus, les Barbares sont déjà dans
Rome, bien qu'ils aient été romanisés.
Sur le plan religieux, la période est encore plus complexe. D'un
côté, il est sûr que le christianisme est en plein
épanouissement. N'est-il pas devenu religion d'un État?
Et Rome ne comptera-t- elle pas bientôt trois Papes berbères,
témoins d'une profonde assimilation? Pourtant, d'un autre côté,
le christianisme apparaît déjà miné par les
hérésies. C'est le temps du désordre. Durant près
de quarante ans, Saint Augustin va lutter contre les sectes, dans un climat
qui frise parfois la catastrophe, puisque Rome va tomber sous les coups
d'Alaric en 410 et que les Vandales sont sous les murs d'Hippone lorsqu'il
s'éteint en 430.
Sa jeunesse africaine
Son enfance se déroule à Thagaste en Numidie
- notre département de Constantine - tout près de la frontière
tunisienne, dans un milieu plutôt humble. Son père Patricius
est de pure race berbère, nous dit Marrou.
C'est un païen, petit propriétaire foncier chargé,
dans la cité, de responsabilités municipales - il s'occupe
des fêtes - sa mère Monique, par contre, est une chrétienne
fervente, une femme de devoir, cependant sans gaieté.
À l'école, Augustinus c'est son prénom - est un enfant
plutôt dissipé, qui apprend à lire, à écrire
et à compter en latin, non sans recevoir quelques " raclées
" du " primus magister ". Déjà féru
d'astrologie, il croit aux prédictions, ce qui lui vaut les remarques
ironiques de son ami Vindicianus. Il est fragile puisqu'il a été
atteint d'une affection respiratoire, d'où son baptême différé.
Ce qui ne l'empêche pas d'être heureux et de s'amuser à
l'ombre du figuier familial. " J'existais, je vivais, je sentais
", a-t-il écrit dans ses Confessions.
Dès l'âge de onze ans, il effectue ses études secondaires
au collège de Madaure, aujourd'hui Montesquieu, à 25 kilomètres
au sud-est. C'est le chef-lieu de la région, rendu célèbre
par le maître Apulée, un philosophe platonicien du IIe siècle.
Il en reste aujourd'hui des ruines bien conservées, un forum,
une basilique et des thermes. Sous la férule d'un grammairien et,
plus tard, d'un rhétoricien, il étudie Virgile, Salluste
et Cicéron. Il apprend surtout l'art de discuter, les citations
classiques et bibliques, agrémentées de jeux de mots, en
latin et un peu en grec où il aura toujours quelques difficultés.
Durant les vacances, il revient à Thagaste où il se heurte
parfois à sa mère. Certes, il a une puberté difficile,
mais " elle en fait souvent trop " confiera-t-il plus
tard.
En 370, à l'âge de 16 ans, grâce à une bourse
du magnat Romanianus, Aurélius va effectuer ses études supérieures
à Carthage, redevenue la deuxième ville de l'Empire. Il
en a parlé dans ses Confessions comme d'une " saison en enfer
". Il est vrai qu'il a découvert le théâtre et
les filles. A-t-il été un noceur comme on l'a écrit
complaisamment? Selon son meilleur biographe Peter Brown ( BROWN
Peter, La vie de Saint Augustin, traduction de H. I. Marrou, Le Seuil,
1971), il ne faut rien exagérer. À preuve si
l'on peut dire, sa liaison durable avec une fille " l'Innommée
" dont on a peut-être voulu cacher le prénom. Il lui
restera fidèle quinze ans et lui donnera un fils, Adéodat.
Le voici à Carthage durant toute une décade. Il occupe la
chaire de rhétorique et fait découvrir à ses élèves
l'Hortensius de Cicéron qui l'introduit à une philosophie
de la sagesse en même temps qu'à un style de vie plus ascétique.
Il préfère Cicéron à la Bible, traduite dans
un latin " barbare " et qui ne " vole pas très haut
". Il fréquente beaucoup les manichéens, une secte
qui lui semble plus confortable que la sévère religion chrétienne,
sans doute à cause de sa liaison. Retourné à Thagaste,
il est d'ailleurs mal reçu par sa mère. Comme il l'a raconté
plus tard,1 " elle a eu son rhéteur, mais il n'est plus chrétien
". Alors, en 383, à l'âge de 29 ans, il fausse compagnie
à sa famille et se lance dans l'aventure romaine.
Le séjour en
Italie
Rome est toujours une ville superbe, mais le milieu estudiantin
est " faisandé ", rempli de libertins qui mènent
déjà la " dolce vita ". Après avoir été
victime des fièvres du pays - les Marais Pontins qui entourent
Rome sont très insalubres - Aurélius a commencé à
rassembler quelques élèves autour de lui. Recommandé
par ses amis manichéens à Symmaque, le préfet de
Rome, il obtient bientôt une chaire de rhétorique à
Milan auprès de l'évêque Ambroise, un lointain cousin
du préfet romain.
En cette fin du IVe siècle, pour des raisons stratégiques,
Milan est devenue la ville impériale. Chaire brillante et réussite
assurée pour Augustinus. Il est donc bientôt rejoint par
sa mère Monique toute fière de la réussite de son
fils et qui s'est mise à rêver d'un mariage avec une riche
héritière. Elle a vite renvoyé " l'Innommée
" en Afrique, mais n'a pu empêcher son jeune rhéteur
de fils d'avoir une nouvelle concubine en attendant sa promise qui n'est
pas encore eni âge de se marier. Il fréquente aussi un; club
de philosophes platoniciens, " le Cercle de Milan " qui se présente
comme la Nouvelle Académie. C'est dans ce milieu que ses relations
avec ses amis manichéens commencent à s'espacer.
Quatre maîtres vont influencer profondément le jeune rhéteur.
Ambrois d'abord, l'évêque de Milan, toujour entouré
de philosophes dont le célèbr Théodorus, ce qui ne
l'empêche pas dè piller parfois les néoplatoniciens.
Il li Platon, qui lui apprend l'art du dialogue et la puissance de la
vérité, d'où la légende qui se répand
déjà qu'il " tutoie Platon ". Plotin, Porphyre
et les néoplatoniciens vont le familiariser encore avec l'âme
dont ils parlent si volontiers. Et surtout Saint-Paul, sous l'influence
de son vieil ami,, l'évêque Simplicianus. Désormais,
les Épîtres de Saint-Paul ne le quittent plus. Il n'en reste
pas moins déchiré, partagé entre les honneurs, sa
carrière de professeur assortie d'un riche mariage, et la vie monastique
dont il rêve souvent.
La conversion
Dans le jardin de sa maison de Milan en août 386,
dans la belle lumière de l'été, alors qu'il est en
train de méditer auprès de son ami Alypius, il entend une
voix enfantine qui se met à chantonner. C'est celle d'un ange qui,
soudain, lui dit " Prends et lis ". Il ouvre alors le livre
de Saint-Paul qu'il a toujours à la main depuis quelque temps et
lit le premier chapitre sur lequel il tombe:
Plus de ripailles ni de beuveries;
Plus de luxures ni d'impudicités
Plus de disputes ni de jalousies.
Et c'est l'illumination, telle qu'elle a été reproduite
dans la célèbre fresque de l'École de Fra Angelico.
Ébloui, inondé de bonheur, " foudroyé par
la grâce ", Augustin décide d'abandonner les honneurs,
de démissionner de son poste de professeur, de renoncer à
son mariage. " Le foudroyé " de Milan vient de
rejoindre " le foudroyé de Damas " pour la plus
grande gloire de Dieu...
Cassiciacum
Il fait aussitôt retraite dans une ferme prêtée
par un ami, à trente kilomètres au nord de Milan, sur les
collines de la Brianza. C'est un " site alpin ", près
du lac de Côme, à Cassiciacum. Avec ses élèves,
l'ami Alypius, son fils Adéodat, son frère aîné
Navigius, ils sont neuf avec Maman Monique promue " Mère
aubergiste ". On se promène le long de la rivière
ou à travers champs. Le temps s'écoule en débats
passionnés ou en retraites studieuses. C'est là qu'il commence
à écrire ses Dialogues philosophiques et ses propos sur
l'immortalité de l'âme. Augustin va demeurer six mois à
Cassiciacum. L'hiver venu, il décide de regagner Milan pour se
préparer à son baptême.
Le baptême
Au printemps 387, dans la vasque octogonale de l'évêché
de Milan, Augustin reçoit son baptême par immersion des mains
de son évêque Ambroise. Il entonne des chants liturgiques,
des hymnes à la gloire de Dieu, il sanglote de joie. Après
quoi, il rend visite à la communauté du monastère
de Milan où il retrouve l'ami Evadius, un enfant de Thagaste comme
lui. Il a maintenant la nostalgie du pays natal et se rend à Rome
pour s'embarquer, mais il va devoir y demeurer toute une année
parce que Maxime l'Usurpateur qui vient de prendre le pouvoir, a bloqué
tous les ports d'Italie, dont Ostie, le port de Rome. Il a alors avec
sa mère des entretiens spirituels prolongés, baptisés
plus tard " l'extase d'Ostie ". Mais sa mère est
bientôt terrassée par une fièvre élevée,
sans doute un paludisme pernicieux qui l'emporte en neuf jours, à
56 ans. Son fils refoule ses larmes, se durcit et se refuse à toute
sentimentalité.
Le retour au pays
En 388, à 34 ans, le voici de retour à Thagaste.
Quelques années plus tôt, il avait perdu son père
Patricius, qui avait embrassé avant de mourir, la religion chrétienne.
Voici qu'à son tour, son enfant, Adéodat, pourtant surdoué,
meurt brusquement à dix-sept ans. Après avoir vendu la propriété
paternelle, il va demeurer seul trois années. C'est là qu'il
va définir " l'ostia ", le temps libre, où il
peut se cultiver tout à loisir. Il a pris de plus en plus ses distances
avec les manichéens et se prend à rêver à une
sorte de communauté monastique où il passerait le reste
de ses jours. C'est peut- être dans ce but qu'il est revenu à
Hippone où il a été accueilli avec chaleur par l'évêque
Valérius.
Médiocre orateur, fatigué, l'évêque d'Hippone
écoute volontiers le peuple des fidèles qui le presse de
prendre un assesseur et assiège Augustin.
Hippone est alors la deuxième ville de l'Afrique du Nord après
Carthage. La secte des donatistes est ici particulièrement prospère
parce qu'il s'agit d'une région agricole où la paysannerie
est exploitée. Fortunatus, l'évêque donatiste, domine
le pays par son verbe. Augustin est chargé de lui faire échec.
En 391, il est donc ordonné prêtre par son évêque
Valérius. Conscient d'avoir découvert une perle, Valérius
va lui faire brûler les étapes. Deux ans plus tard, il lui
confie le discours sur le dogme, l'année suivante le Concile d'Hippone.
En 395, à 41 ans, Augustin devient évêque de la ville.
Il le demeurera durant trente- cinq années.
Son existence est désormais bien rythmée. Dans son évêché,
il a organisé une vie monastique où l'on suit tout naturellement
les règles de pauvreté, d'ascétisme et de chasteté.
Il continue, bien sûr, à s'occuper des oeuvres de charité,
du patrimoine de l'Église et même des questions non religieuses
telles que propriétés ou héritages. À ces
activités s'ajoutent les voyages dans son diocèse et au-delà.
Il rend visite à son ami Aurélius, devenu le primat de Carthage,
ou à son cher Alypius, nommé par acclamation évêque
de Thagaste. Il sillonne la Numidie et l'Ifriqya. On le retrouve chez
Patilia à Cirta - notre Constantine - chez Simplicianus à
Milev, tout à côté et encore à Hadrumete, aujourd'hui
Sousse. Il ira même en Marétanie Césaréenne
chez Emeritius, à Césarée - notre Cherchell - et
jusqu'à Cartennae - notre Ténès. Il entretiendra
des relations épistolaires avec Saint Paulin en Campanie et même
avec Saint Jérôme à Bethléem.
Il interviendra de plus en plus dans les Conciles, tant et si bien qu'on
ne sait plus s'il en a connu dix-sept ou dix-neuf, dans le Congrès
et dans les Conférences. En 411, date charnière, la Conférence
contradictoire de Carthage assure son triomphe dans la lutte contre les
donatistes, mais annonce en même temps son affrontement avec les
pélagiens. Désormais, les hérésies mobilisent
l'essentiel de ses activités.
La lutte contre les
sectes
D'abord les manichéens, car Augustin s'est "
égaré " dans sa jeunesse avec cette secte attrayante.
Non pas l'Église iranienne (Mani était originaire de Babylone),
mais la secte syriaque judéo- chrétienne comme l'a bien
montré Patrice Cambronne - le traducteur de ses Confessions ( CAMBRONNE
Patrice, Les Confessions, La Pléiade, op. cit.). Ce
manichéisme prônait une dualité commode entre le Bien
et le Mal, l'âme et le corps, la lumière de Dieu et les ténèbres
de Satan. Augustin avait été séduit d'emblée
par le fameux Faustus de Milev, le grand homme des manichéens d'Afrique
du Nord, très versé en astrologie, très disert, grand
débatteur " à l'éloquence suave ".
Mais Faustus s'était révélé bientôt
incapable d'être " le puits de science où il comptait
étancher sa soif ". Augustin le trouvait surfait et se
détachait peu à peu de lui.
En 392, alors qu'il venait d'être élevé à la
prêtrise, il avait rencontré Fortunatus aux bains de Sossius,
qui se montra lui aussi, inférieur à sa réputation,
abusant des citations tronquées, esquivant le débat lorsqu'il
se trouvait en difficulté. Ce sont des hommes qui prédisent
les éclipses des astres, dira pour finir Saint Augustin, sans voir
dans le présent leur propre éclipse!
Après 400, il entamera la lutte contre les donatistes très
écoutés et très organisés en Afrique du Nord,
surtout dans les campagnes, peu romanisées. Déjà
en 311, certains chrétiens d'Hippone avaient élu un évêque
concurrent, Donat, vite devenu le chef d'un parti " pur et dur "
qui avait l'obsession de la perfection et du martyre. Le donatisme avait
dominé toute la Numidie durant le Ive siècle, comme le rappelle
Hamman dans La vie quotidienne du temps de Saint Augustin (HAMMAN
A. G., La vie quotidienne en Afrique du Nord, au temps de Saint Augustin,
Hachette, 1979.). L'hérésie entraînait
souvent dans les campagnes la révolte des paysans contre les abus
des propriétaires terriens.
Mais elle tournait parfois au brigandage autour des fermes et des celliers,
d'où le nom de circoncellions donné à ces rôdeurs.
Lorsqu'Augustin devint prêtre d'Hippone, Primarius venait encore
d'exacerber le schisme donatiste. Chargé d'organiser le nouveau
Concile sur le Dogme, Augustin sut trouver les mots simples pour s'adresser
aux humbles et aux illettrés. Il rédigera pour eux trois
ans plus tard, le curieux Psaume alphabétique en latin populaire
et en vers rythmés. La Conférence contradictoire de 411
rassemblera à Carthage les deux épiscopats rivaux et se
révélera un triomphe pour Saint Augustin, signant du même
coup la fin du donatisme.
C'est après cette date que l'évêque d'Hippone entamera
sa dernière lutte contre les pélagiens. Prêtre irlandais,
Pélage avait vécu à Rome où ses prêches
pour une vie d'ascèse et de dépouillement avaient rencontré
beaucoup de succès dans l'aristocratie romaine. Après le
sac de Rome par Alaric en 410, Pélage s'était fixé
à Carthage où il avait entamé d'âpres discussions
avec Saint Augustin, en s'élevant contre le péché
originel où Adam et Ève avaient été chassés
du Paradis terrestre, ce qui revenait à dire que Jésus était
mort pour rien. La lutte contre l'hérésie pélagienne
se prolongera à travers Emeritus et Vincentius Victor à
Cartannae, qui s'attardait à affirmer que l'âme est inséparable
du corps. " D'où qu'elle vienne, il faut la sauver
", répond Saint Augustin. Il poursuivra un long duel avec
le très cultivé Julien d'Eclane, fixé à Marseille,
à propos du mariage, avec Cassien et Hilarius toujours à
Marseille, avec les moines de l'île Saint Honorat (la seconde île
de Lérins près de Cannes, aujourd'hui propriété
des moines cisterciens).
Il interviendra encore dans le schisme d'Hadrumète (devenue Sousse
en Tunisie) à propos du libre arbitre qu'il accorde aux chrétiens,
à Thagaste où il ira défendre Alypius attaqué
par le couple Mélanie-Pinianus, à Milev contre Antonionus
condamné pour une histoire de moeurs (qui en appellera jusqu'au
pape) ( LANCEL S., Saint Augustin, Fayard,
1999.). C'est ainsi qu'il multipliera jusqu'à sa mort
les Conciles, les Conférences, les Conférences contradictoires
souvent suivies de livres intitulés les Contrats, tel le "
Contra Julianum ".
La doctrine de Saint
Augustin
Ces batailles acharnées, ces polémiques
interminables ont renforcé - on l'imagine - la doctrine de l'évêque
d'Hippone. Procédant surtout par antithèse, il est ainsi
parvenu à s'imposer comme un théologien hors pair. Sans
entrer dans les détails qui dépasseraient le cadre de cette
étude, on peut affirmer qu'il fait autorité sur les points
essentiels : sur le péché originel qui a détourné
l'homme de Dieu et l'a mis sous l'emprise du Malin, sur la prédestination
qu'il a définie comme un courant qui emporte les fidèles
vers Dieu. Il sait que l'homme est fondamentalement faible, comme un éternel
enfant. Il a su parler mieux que tant d'autres d'un Dieu intérieur
qui est au fond de nous. Il demeure, parmi les théologiens, le
docteur de la Grâce qu'il définit comme un don gratuit de
Dieu, une main qu'il nous tend lorsque nous sommes au fond du gouffre.
Elle signe l'intervention divine tout en respectant le libre arbitre humain
(GUEYDAN Nadine, Saint Augustin, l'algérianiste,
n° 86.)
Son oeuvre est immense.
Quelques chiffres peuvent en donner une idée. Il
a participé à 17 ou 19 Conciles, prononcé plus de
500 sermons, écrit plus de 225 lettres dont on a gardé le
double et surtout 93 livres colligés en 232 tomes. Nous nous attacherons
surtout aux Dialogues philosophiques et aux Confessions, bien analysées
dans le premier tome de la Pléïade, seul paru pour le moment.
Les Dialogues philosophiques ont été écrits
tous les trois en 386 à Cassiciacum pendant la retraite d'Augustinus
Aurelius, juste après sa conversion. Dans le traité Contre
les Académiciens, il s'attaque aux sceptiques et part à
la recherche de la vérité. Dans La Vie Heureuse, il cherche
le bonheur à travers la sagesse et la foi. Dans L'Ordre, il démontre
que sa rencontre avec les platoniciens lui a permis d'exorciser le mal.
Il a encore consacré des chapitres à la musique, au mensonge,
au jeûne, à la continence, au mariage - un péché
véniel - il a flétri la concupiscence et ironisé
sur la tentation.
Les Soliloques font partie des Dialogues mais ils méritent
une place à part, car ils se présentent sous la forme d'un
monologue intérieur, entre Saint Augustin et sa raison. Dans le
chapitre sur l'Immortalité de l'âme, il expose un syllogisme
en trois propositions : 1 - La vérité ne meurt jamais. 2
- Or, l'âme en est habitée. 3 - Donc, l'âme est immortelle.
Ainsi, comme l'a bien montré Maddy Degen ('), Saint Augustin savait
dès 386 que la pensée est impérissable. Il allait
consacrer sa vie à l'affirmer.
Les Confessions représentent l'ouvrage le mieux connu de
Saint Augustin. Elles ont été écrites en treize livres
entre 397 et 401, juste après son accession à l'évêché
d'Hippone. Il ne faut pas s'attendre à un guide touristique bourré
de détails sur Rome, Milan et leurs monuments. " Il s'agit
plutôt, nous explique Jerphagnon, d'un immense psaume, au
ton incantatoire, où le " je " afflue à chaque
page et doit être comparé à celui de David, le Psalmiste.
Pour J. F. Revel, les Confessions sont pour l'essentiel
une lettre ouverte à Dieu où Saint Augustin, parlant à
la première personne, est en somme l'inventeur du genre autobiographique
qui triomphera avec J. J. Rousseau, Châteaubriand et les Romantiques.
Ce qui rend ces pages très attachantes, c'est encore leur sincérité
absolue, inouïe pour l'époque. Qu'on en juge par ces quelques
exemples.
Le vol des poires est une anecdote de son enfance à Thagaste, dans
le verger paternel où des vauriens de quinze ans dont il fait partie
ont saccagé un poirier pour le seul plaisir de chaparder. A travers
cette parabole qui rappelle celle du Paradis terrestre, Saint Augustin
a voulu mettre l'accent sur " l'attrait du fruit défendu
". Dans les Charnelles corruptions, il confesse sa folle vie
de Carthage. Il nous fait surtout toucher du doigt qu'il trouvait alors
sa volupté dans la souffrance des autres, dans le spectacle d'un
combat de gladiateurs ou d'une tragédie. C'est ce que nous cherchons
aujourd'hui dans les films d'épouvante ou de violence. C'était
déjà du... sadisme.
L'histoire de Monique au livre ix est l'aveu d'une faiblesse de
sa mère. Jeune fille, elle allait chercher du vin à la cave
et avait pris l'habitude d'en boire une gorgée. Plus tard, avec
les revers de la vie, elle se consola jusqu'à " lamper "
une coupe pleine de vin pur, tant et si bien qu'une servante la traita
un jour de " petite biberonne ". À sa décharge
bien sûr, il y avait l'échec de son mariage avec un homme
violent et volage. A son compte, son succès en gagnant au baptême
son mari et son fils, ce qui lui vaudra de devenir Sainte Monique. Cette
attitude de Saint Augustin devant sa mère est à rapprocher
de celle d'Albert Camus, né lui aussi près de la frontière
tunisienne, seize siècles plus tard. On sait qu'à Stockholm,
pour son prix Nobel, il répondit à un étudiant algérien
" Entre la justice et ma mère, je préfère
ma mère ".
est vrai qu'il signifiait par là qu'il n'y avait pas de justice
dans les bombes du F.L.N. Mais il est tentant de rapprocher à travers
les siècles les phrases de ces deux philosophes si proches par
la naissance, bien que l'un parle de justice et l'autre de vérité.
Au livre X , le chapitre sur la Mémoire est admirable. Saint Augustin
s'émerveille de l'immense palais de sa mémoire... où
sont archivés les sons, les couleurs, les saveurs. Avec seize siècles
d'avance, ce passage évoque celui de la fameuse " Madeleine
de Proust " dans Du côté de chez Szvann lorsque le jeune
Marcel parle de l'édifice immense du souvenir et insiste sur l'odeur
et la saveur qui restent encore longtemps à nous habiter.
Le livre sur la Trinité a été écrit
presque en même temps que les Confessions. On le résume en
général à une légende, bien illustrée
par les tableaux de Boticelli et de Rubens où l'on voit un enfant
occupé sur la plage d'Ostie à transvaser avec un coquillage
l'eau de la mer dans un trou de sable. " C'est plus facile à
expliquer, dit l'enfant qui est un ange, que le mystère
de la Trinité du Père, du Fils et de l'Esprit- Saint
". On trouve encore un autre passage percutant sur la Trinité
de l'âme où Saint Augustin nous explique que l'intelligence
n'est rien si elle n'est pas précédée de la mémoire
et suivie de la volonté.
La Cité de Dieu a été écrite dans les
dernières années de la vie de l'évêque d'Hippone
pour défendre les chrétiens accusés de la chute de
Rome par Alaric. Il dénonce au contraire les Romains dégénérés
qui font partie de ce qu'il appelle la Cité Terrestre. Et d'opposer
cette cité terrestre corrompue, Babylone moderne où règne
l'amour de soi - qui va jusqu'au mépris de Dieu - à la Cité
Céleste, Jérusalem future, où régnera l'amour
de Dieu qui doit aller jusqu'au mépris de soi.
Le style de Saint Augustin retient l'attention par la musique de ses phrases
et l'émotion intense dont elles sont chargées Certes, c'est
un style parlé, car l'évêque dictait à ses
secrétaires au petit matin un texte auquel il avait travaillé
pendant la nuit, mais il allie avec un rare bonheur la concision évangélique
et l'ampleur cicéronienne. On y retrouve le Jusques à quand
cher à Cicéron et les belles phrases rythmées dont
il parle au chapitre Musique de ses Confessions. C'est un style admirable
dont maints passages sont passés à la postérité.
Ainsi ce florilège, digne de figurer dans une anthologie.
Voici la métaphysique, en deux mots
Dieu et l'âme - Rien de plus? - Non, rien.
Ou l'immortalité de l'âme expliquée... en souriant.
Cesse de gémir, l'esprit est immortel.
Voici la grâce en une image.
La grâce qui fait fondre nos péchés comme de la
glace.
Ou encore la recherche définie ici bien avant qu'apparaisse la
recherche scientifique.
Nous cherchons donc comme si nous allions trouver, mais nous ne trouverons
jamais qu'en ayant toujours à chercher.
On croirait entendre Paul Valéry.
Quand on cherche on trouve. Mais quand on trouve, on cherche.
Voici une belle phrase rythmée sur le regret
Mes joies dignes des larmes, mes pleurs dignes de joie.
Sublime, cette prière sur sa mère Monique
Remets lui ses péchés, Seigneur, je t'en supplie.
Il a su encore parler de la splendeur de la nature
Ah!... la douceur du temps, l'éclat de la lumière si
amicale aux yeux, le parfum des fleurs, des onguents; des aromates...
Et de la beauté de l'homme
la splendeur du corps... ces membres faits pour la caresse.
Et qui a mieux stigmatisé les manichéens que cet ancien
manichéen lorsqu'il parle de Satan, le roi de la Ténèbre...
ou de Un je ne sais quel Mani.
Cet évêque qui tutoie Dieu après avoir tutoyé
Platon et qui évoque les plus grands penseurs de notre temps, voilà
qui suffit à nous expliquer la montée de l'augustinisme.
L'augustinisme
Les Vandales de Genséric avaient débarqué
en Afrique du Nord en 429. En mai 430, ils mirent le siège devant
Hippone. Saint Augustin s'éteignit le 28 août 430... Les
Vandales incendièrent la ville mais respectèrent sa bibliothèque!
Bône - Tombeau Saint augustin (Collection B.Venis)
|
Dès la fin de l'Antiquité, s'il garde de
solides inimitiés en Provence, il apparaît comme un maître
très admiré de ses élèves et reçoit
un éloge solennel du pape Célestin. Avec Saint Ambroise,
Saint Jérôme et le pape Saint Grégoire, il fait partie
des quatre Docteurs majeurs de l'Eglise. À preuve, cette figure
la plus notable de l'époque, Fulgence de Ruspe, tout simplement
dénommée " Augustinus abbreviatus ".
Au Moyen-âge, son influence règne à nouveau au moment
de la Renaissance carolingienne. Elle inspire encore l'humanisme de l'École
de Chartres au Xie siècle, elle se prolonge au mue siècle
avec Saint Thomas d'Aquin qui cherche la synthèse de l'héritage
aristotélicien et de la pensée augustinienne. Au mye siècle,
les ermites se réclament de lui, comme Grégoire de Rimini.
Luther et Calvin deux siècles plus tard, demanderont que Saint
Augustin soit lu en premier. Et Montaigne n'est-il pas lui aussi un grand
lecteur de La Cité de Dieu? Le XVIIe siècle sera le siècle
d'or de Saint Augustin grâce aux éditions d'Érasme
et de Louvain traduites du latin. La Bruyère ne voit que Platon
et Cicéron pour lui être comparés. Descartes s'inscrit
dans sa lignée. Et son " Cogito " " Je pense,
donc je suis ", rappelle celui de Saint Augustin " Si
je me trompe, je suis ". Mais ce sont les jansénistes
de Port Royal au moralisme rigoureux qui le prôneront à tout
propos. Pascal a baigné toute sa vie dans l'atmosphère augustinienne
sous l'influence de son père et de ses soeurs et parle lui aussi
de la misère de l'homme sans Dieu et de la douceur puissante de
la grâce ( SELLIER P., Pascal
et Saint Augustin, A. Colin, 1979.), Le Grand Arnaud en parle
comme... du Grand Saint Augustin. Pour Cornélius Jansen, il est
" le Père des Pères " et le restera avec
son livre posthume sur Saint Augustin... contre les Pélagiens et
les Marseillais.
Il faudra pourtant attendre le XIXe siècle pour voir la Renaissance
chrétienne s'alimenter à l'augustinisme, comme l'écrit
Marrou. Au xxe siècle, après le retour de ses reliques de
Pavie en Italie, à Nice, on a célébré avec
éclat le 1 500e anniversaire de sa mort en 1930 et le 1 600e anniversaire
de sa naissance en 1954. Cette ferveur a encore augmenté en 1962
avec le retour des Pieds-Noirs d'Algérie et le retour clandestin
de sa statue de Bône. Désormais, on célèbre
chaque année en même temps, dans les derniers jours d'août,
l'anniversaire de sa mort et de sa conversion dans les deux églises
de Saint-Martin-Saint Augustin dans le Vieux Nice et du Sacré Coeur
d'Antibes. C'est redire encore la fécondité de la pensée
augustinienne. Chacun d'ailleurs le dit à sa façon. Les
religieux reprennent avec solennité une phrase de l'Évangile
en affirmant que sa voix résonnera longtemps encore, " pour
les siècles des siècles ". Les littéraires
aiment à rappeler qu'on ne lit pas Saint Augustin seul, mais avec
Platon qu'il admirait, Montaigne et Pascal qui l'ont beaucoup lu, Nietzche
ou Kirkegard qui le discutaient ou Proust, Valéry, Camus si proches
de lui. Les historiens retrouvent une autre formule éprouvée,
en affirmant que tout le monde a été, est ou sera augustinien...
Amis algérianistes, c'est la grâce que je vous souhaite.
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