Robert Laffitte,
initiateur des découvertes pétrolières sahariennes
André Rossfelder
Quand en 1932, Robert Laffitte, sa licence
passée en Sorbonne, doit choisir son terrain de thèse doctorale,
c'est naturellement qu'il regardQ vers l'Algérie, un territoire
encore peu étudié et cinq fois plus vaste que l'Hexagone
et qu'il accepte l'un des sujets les plus difficiles : le massif de l'Aurès,
rugueux, sauvage, mal connu et de la taille de la Corse. Vite séduit
par le pays où son ancêtre maternel Justin Canton avait été
militaire à la conquête et, bien plus tard, maire de Bougie,
il cherchera à le connaître en tous sens de l'est à
l'ouest et de la Méditerranée au Hoggar et il le portera
en lui pour le reste de sa vie dans son époque heureuse comme dans
la blessure du souvenir.
" Curiosité, une certaine impatience, difficulté
à me plier à la discipline, le goût de "voir"...
Quand il m'a fallu choisir une carrière, j'ai choisi les sciences
naturelles et, après une hésitation qui dura peu, la géologie
plutôt que la biologie. J'espérais que le métier de
géologue me permettrait mieux de voyager, de voir non seulement
les pays mais aussi les gens ", m'écrivait-il un jour.
Un sens de la liberté et un " goût de voir " qui
devaient être dans ses gènes ; son grand-père Baptiste
" Paul " Laffitte,jeune antibonapartiste de Haute-Corbière,
avait échappé de justesse aux recherches de la police de
Napoléon III pour partir à l'aventure vers la Louisiane,
devenant plus tard, un industriel respecté de Philadelphie et même,
pour un moment, consul de France en cette ville. En fait, la famille souriait
à l'idée d'avoir quelque lien de parenté lointaine
avec le célèbre corsaire du même nom !
Mais pour Robert Laffitte, il y avait bien plus dans son " goût
de voir " que la simple curiosité du voyageur : le désir
de comprendre et d'aller au fond des choses, les pays par leur sous-sol
comme par leur histoire et leur préhistoire, les gens par leur
langage comme par leur culture. " Arrivé à Alger,
le temps de me présenter au chef du Service géologique de
l'Algérie, je suis reparti dans la semaine sur Batna et l'Aurès.
J'ai ainsi découvert ce pays non pas comme un homme du XXe siècle,
mais comme un de ces pionniers qui rencontraient encore des " autochtones
" qui ne connaissaient pas les Français et se montraient tels
qu'ils étaient, alors que plus tard, ayant appris à connaître
ceux devant qui il leur fallait s'incliner, ils ne livraient que ce qu'on
attendait d'eux. J'ai donc eu une grande chance de me trouver parmi ces
gens en ces années 30 à 40. Je pouvais, dès 1932,
parler avec eux dans leur langue ".
Quand vint le temps de son service militaire, c'est encore naturellement
qu'il regarde vers le large et choisit la Marine. Rappelé en 1939,
il vivra de près ou de loin les grandes tragédies qu'elle
connaîtra à cette époque : le drame de Mers el-Kébir
- dont il suivra les secrets, heure par heure, comme officier du chiffre
à Casablanca -, les combats fratricides de Dakar, ceux du 8 novembre
1942 et le sabordage de la flotte de Toulon. Esprit objectif et inquisiteur
qui aime aborder l'histoire par le caractère et les motivations
de ses principaux acteurs, peu d'entre eux échapperont à
son regard critique, mais il gardera ses jugements pour lui quand il parlera
de ces affaires en public avec l'objectivité d'un historien. Pourquoi
cette réserve ? " J'ai été un marin". Cette
fidélité à l'égard des siens qu'on nomme "
loyauté ", allait chez lui de concert avec l'indépendance
du jugement. Nous retrouverons l'une et l'autre tout au long de sa carrière.
Démobilisé, il reprend ses fonctions de géologue
et se voit confier une nouvelle mission : le gouverneur général
de l'Algérie, l'amiral Abrial, souhaite qu'on dresse un inventaire
des ressources pétrolières du territoire. À cette
époque, ces ressources se résument à un petit champ
productif assorti d'une distillerie rudimentaire à Tliouanet dans
le Chéliff, à un suintement de naphte près de Sidi
Aïssa dont le produit est directement utilisé par quelques
camions diesels et à une multitude d'indices mineurs qui ont déjà
entraîné une longue histoire d'espoirs exagérés,
de trous secs et de sociétés qui viennent et s'en vont,
naissent et meurent, une histoire centrée pour l'essentiel autour
du Bassin du Chéliff. En confiant le soin du rapport à Robert
Laffitte, le directeur du Service des mines et de la carte géologique,
Gaston Bétier, lui recommande de ne pas être trop clair dans
son langage technique ni trop optimiste dans ses conclusions, autrement
dit : le dossier ne manquera pas de finir entre les mains de l'occupant.
L'avis est facile à suivre; le rapport peut honnêtement conclure
qu'il n'y a rien d'important à signaler, sauf à étendre
les recherches et il sera encore dans les tiroirs du gouverneur quand
les Alliés débarquent en Afrique du Nord le 8 novembre 1942.
La Marine rappelle alors l'enseigne de vaisseau Laffitte.
Cette étude d'inventaire, l'attraction des espaces, son attachement
pour l'Algérie et une nouvelle affectation totalement inattendue
vont bientôt se combiner pour faire de lui à terme sinon
le découvreur des grandes richesses pétrolières du
Sahara, - un titre qu'il entendra partager avec toute une équipe
de géologues, géophysiciens, foreurs et dirigeants -, mais
du moins le véritable promoteur de leur exploration pour avoir
été l'initiateur de cette équipe. Il va en trouver
la clé au Moyen-Orient.
En effet, après deux ans de service actif, l'Amirauté le
détache auprès du ministère des Affaires étrangères
qui le fait nommer au printemps 1944, professeur de géologie à
l'université Farouk i' à Alexandrie. Sa mission accessoire
est de prendre le pouls de l'opinion musulmane dans cette région
du monde et en particulier celui de la jeunesse. Il s'en trouve une autre.
Les possibilités pétrolières du Moyen-Orient, depuis
la Mésopotamie et l'Iran jusqu'à la Libye en passant par
l'Arabie, sont en train de connaître un renouveau d'activité.
De son poste et de ses périples alentour au contact des géologues
anglais et américains qui ont repris - ou n'ont jamais quitté
- leurs recherches, il découvre la nouvelle pensée de l'exploration
pétrolière : il faut voir au- delà des anticlinaux
de piémonts, regarder vers les grands espaces plus tranquilles,
se méfier des indices trop évidents qui peuvent signaler
aussi bien le voisinage d'un gisement que son épuisement, penser
à la séquence alors nouvelle et aujourd'hui banale "
roche-mère, roche-magasin et roche-couverture " et recourir
à des méthodes sismiques pour découvrir des structures
favorables là où la géologie de surface est muette.
Les grandes découvertes de la plate-forme arabique et du Golfe
ne font que commencer. Celles du Sahara vont lentement prendre forme avec
son retour à l'université d'Alger, la guerre finie.
Il va s'employer maintenant à convaincre le Service des mines et
le dirigeant de la section de recherches minières, l'ingénieur
des mines Armand Colot, de réorienter son équipe
vers les pétroles. Il fait signe à son ami géologue
Michel Tenaille et à l'ingénieur de sonde Fernand Leca de
les rejoindre depuis le Maroc où les premières découvertes
pétrolières de la société qui les emploie
semblent minces et sans lendemain. Ainsi va naître la SN REPAL -
Société nationale de Recherches et d'Exploitation du
Pétrole en Algérie - dont il sera géologue conseil
et administrateur, tout en occupant la chaire de Géologie Appliquée
à l'université d'Alger. Comme il est bon d'avoir un inspecteur
des finances à la présidence d'une société
d'État, le directeur des finances en Algérie, Roger Goetze,
accepte le poste. Deux sondeuses italiennes de moyenne capacité
sont récupérées en Libye comme dommage de guerre
et mises en oeuvre dans le Chéliff. Le Sahara est encore bien trop
loin, trop cher et trop peu connu.
À cette époque de l'après-guerre, les équipements
de forage et de géophysique manquent autant que les moyens logistiques
et financiers, et quand ils commencent à être réunis,
il y aura un autre obstacle à franchir : le grand maître
de la politique énergétique française, Pierre Guillaumat,
pour qui la géologie est une science divinatoire, a décidé
qu'il n'y aurait pas d'aventure saharienne tant qu'il n'y aurait pas de
découverte sérieuse dans le nord de l'Algérie. D'ailleurs
il a invité la puissante Standard Oil à venir travailler
dans les Territoires du Sud et, après études, elle s'est
excusée, prouvant pour lui que les pétroles du Sahara étaient
une utopie.
Robert Laffitte va pourtant poursuivre sa quête. L'opposition de
Guillaumat fléchit quand la SN REPAL trouve un partenaire en la
CFP, la Compagnie française des Pétroles (plus tard TOTAL),
que sa part dans les pétroles d'Irak destine à la fortune.
En fin 1948, après une grande tournée saharienne avec Tenaille,
Bruderer, chef géologue de la CFP, et Menchikoff le saharien, le
schéma se met en place : formations favorables à la genèse
et à la collecte du pétrole dans le paléozoïque,
couvertures épaisses d'argiles et de sel dans le trias. Quant à
la reconnaissance des structures sous les sables et graviers du désert,
si la sismique réflexion s'avère décevante, la sismique
réfraction que recommande le patron de la Compagnie Générale
de Géophysique, Léon Migaux, se révèle efficace.
Un autre opposant s'est dressé au passage, un ami pourtant : le
géologue méhariste Conrad Kilian, personnage haut
en couleurs qui signe " L'Explorateur Souverain " ses mémorandums
contre ce projet saharien. Un peu de jalousie professionnelle car dans
la cinquantaine de ses notes méritantes sur la géologie
du Sahara, le mot " pétrole " n'apparaît jamais
; mais aussi une grande idée concurrente : il veut que la France
cesse de porter son intérêt vers le désert algérien
aux possibilités douteuses (" une diversion " dit-il)
et annexe le Fezzan, sa " Phezzanie ", qu'il dote généreusement
d'un potentiel pétrolier " plus grand que l'Iran et l'Irak
réunis " et, précise-t-il, " qui existe bien"
- quoiqu'il reste toujours à découvrir - . Sa campagne fait
long feu, mais il faut l'évoquer car, inexplicablement, il est
parfois cité aujourd'hui encore comme l'" inventeur des pétroles
sahariens " aux dépens de l'équipe qui mérite
ce titre.
La passion que Robert Laffitte a développée pour l'Algérie
ne se limitera pas à étendre ses travaux et pérégrinations
à l'ensemble de son territoire, il a voulu connaître aussi
et comprendre en profondeur ses peuples et leur histoire. Si son "goût
de voir " et sa profession l'amènent au cours de sa carrière
à visiter le monde, - de l'Islande et du Spitzberg à la
Grèce, du Maroc à l'Égypte et au Liban, de la Maurétanie
et de la Sierra Leone à la Turquie et aux Indes, de l'Australie
aux USA, au Canada, au Mexique, aux Antilles -, l'Algérie reste
la terre où il a pris racine, s'est marié et a vu ses enfants
naître.
Hassi R'Mel, Edjeleh, Hassi Messaoud. Nous sommes maintenant en 1960.
Le terrorisme s'est essoufflé. L'avenir brille. N'a-t-on pas souvent
comparé l'Algérie à la Californie pour sa taille,
sa nature, ses ressources ? De Gaulle en décide autrement. Dans
les misères de l'abandon, si atroces et impardonnables pour avoir
été si clairement évitables, Robert Laffitte a partagé
la peine des Pieds-Noirs, déchirement de la terre qu'il avait tellement
aimée et fait sienne, sentiment d'une injustice nationale, perte
des travaux d'une vie, auquel s'est ajoutée pour lui l'amertume
de connaître trop bien à la fois la chance perdue et le gâchis
assuré. Mieux que quiconque, il avait avancé et vécu
l'essor de l'exploration pétrolière en Algérie, évalué
son potentiel, étudié l'histoire de la fondation française
et l'anarchie des siècles qui l'avait séparée de
la paix romaine ; il pouvait lucidement apprécier l'immense folie
d'abandonner ces richesses aux plus incapables de tous les candidats au
pouvoir et savoir ce qu'ils en feraient dans leur État né
par la terreur, formé au butin plutôt qu'à l'entreprise
et décidé à s'enfermer dans une religion dont l'esprit
totalitaire et fataliste l'inquiétait.
L'Algérie dite " nouvelle " qui doit à
la France son nom, ses frontières, ce qui lui reste de champs fertiles,
de routes et de barrages, le Sahara qui ne lui avait jamais appartenu
et le robinet pétrolier d'où coulent 90 % de ses exportations,
a voulu abolir la mémoire de ses pionniers, effaçant ainsi
celle de Robert Laffitte, initiateur des découvertes sahariennes,
grand géologue de l'Algérie et dernier doyen de la faculté
des sciences d'Alger. C'est là toute la triste histoire de ce pays
qui honore les noms de ceux qui l'ont conduit à la déchéance
en reniant ceux dont l'ceuvre jusqu'à ce jour l'aide à survivre
et c'est aussi l'infortune de ce peuple invité depuis quarante
ans à chercher ailleurs qu'en lui-même les raisons de sa
malédiction. La mémoire de Robert Laffitte est pourtant
loin de disparaître ailleurs. Elle reste bien vivante parmi tous
ceux qui l'ont connu, dont ceux qui, comme moi, ont eu le privilège
de l'avoir eu pour maître et pour ami.
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