La mission
tragique
du lieutenant-colonel Flatters
par Jean-Jacques Bourrette
Cette relation est l'histoire
de deux missions du lieutenant-colonel Flatters, chargé de traverser
le Sahara dans le but d'observer le tracé d'une voie ferroviaire
entre l'Algérie et le Soudan. Cette première expédition,
de février à avril 1880 se heurta à l'hostilité
des Touaregs. Il fit demi-tour avant un combat. La seconde mission de
décembre 1880 à mars 1881 est anéantie par l'assassinat
et la mort atroce, dans le désert, de tous ses membres français
et les deux tiers de leurs compagnons algériens, tirailleurs et
chameliers, trahis par leurs guides.
La fin du siècle est l'époque de la construction et du développement
du chemin de fer, la " nouvelle technique " qui doit soutenir
le développement économique et devenir le vecteur d'une
communication plus rapide. Le rail est aussi le signe de la suprématie
et de l'avance technique de l'homme blanc. Ne dit-on pas " La France
agira au Sahara comme les Anglais en Inde et les Américains chez
eux ". Le récit de cette mission nous rappelle les légèretés
et les hésitations de l'administration et du gouvernement de l'époque,
dans la conduite des affaires sahariennes. Cette politique timorée,
hésitante fut la cause de beaucoup de morts dans la découverte
et la prise de possession de ces territoires et se poursuivit beaucoup
plus tard.
La conquête de l'Algérie vient de se terminer; la France
a progressé militairement vers le sud du pays; le point le plus
extrême est Laghouat à 400 km d'Alger. Devrait-on aller plus
loin? Le rêve d'une liaison avec le Soudan et le Sénégal
naît alors dans les plus hautes sphères en France. Mais les
connaissances géographiques de base des itinéraires possibles
sont toujours quasi inexistantes.
L'extension progressive de la présence française en Algérie
amène de nombreuses personnes à essayer de promouvoir l'idée
d'un chemin de fer à travers le Sahara. Cette idée n'est
pas uniquement française et des tracés furent imaginés
par d'autres : Anglais, Allemands, Italiens. Tout cela à travers
le Maroc, l'Algérie et la Libye. Le but était toujours le
même, relier l'Europe à l'Afrique noire autrement que par
voie maritime. Le chemin de fer est bien connu et les techniques de construction
sont bien au point en cette fin de siècle. Il est donc naturel
d'imaginer en priorité une voie ferrée,
Hôtel Saharien à Laghouat.
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via l'Algérie, sur
2500 km à travers des terres complètement inconnues. Divers
projets sont examinés par l'administration. Une commission d'experts
est constituée à Paris en 1879 pour étudier les documents
existants (très peu) et préciser le programme de reconnaissances
et d'études des terrains.
La première question qui se pose : est-il préférable
de faire agir des explorateurs isolés ou au contraire, organiser
une expédition lourde avec escorte militaire? La seconde est adoptée
mais on bute sur le mot " militaire ". Le désir de ne
pas agresser les populations et amener un soulèvement des Touaregs,
a conduit Flatters, qui fait partie de la commission, à proposer
une mission sans costume militaire, avec une escorte indigène discrète,
de manière à enlever " toute apparence agressive
à la colonne ". Il faut tenter, " par tous les
moyens pacifiques à nous arranger avec les Touaregs ".
Flatters dira lui-même : " la caravane que je propose est
toute pacifique; elle sera constituée de manière à
ne pas faire naître l'idée d'un envahissement à main
armée; mais, si elle ne peut attaquer, il est nécessaire
qu'elle puisse se défendre à l'occasion. Je ferai tout au
monde pour ne pas être attaqué, je ne prendrai simplement
que des mesures de sécurité et de défense ".
On verra que cette doctrine conduira à la catastrophe! Malgré
certaines oppositions qui clament que jusqu'alors toute progression ne
s'est faite en Algérie qu'au " son du canon ",
c'est la solution de Flatters qui est acceptée.
Le 7 novembre 1879, Charles de Freyssinet, ministre des Travaux Publics,
charge le lieutenant-colonel Flatters de diriger une exploration ayant
pour but la recherche et l'étude d'un tracé de chemin de
fer qui devait partir de notre territoire algérien pour aller aboutir
dans le Soudan entre le Niger et le Tchad.
Première
mission
Elle est commandée
par le lieutenant-colonel Paul Flatters. Né à Paris en 1832,
sorti de Saint-Cyr en 1853 avec une carrière brillante. Son cursus
militaire, ses études historiques et commerciales, sa connaissance
de l'arabe, des Arabes et du Sud algérien, le destinent à
jouer un grand rôle dans ce projet.
Parmi les participants français on compte neuf personnes: Jules
Roche (ingénieur des Mines), Masson (capitaine d'Etat Major), Beringer
(ingénieur des Travaux de l'Etat), Bernard (capitaine d'artillerie),
Brosselard (sous-lieutenant), Le Chatelier (sous-lieutenant), Guiard (médecin
major), Cabaillot (conducteur des ponts-et-chaussées), Raboutin
(chef de section des Travaux de l'Etat). La mission comprend : 300 chameaux,
90 chameliers, 30 hommes d'escorte et 20 cavaliers. Sa durée est
estimée à cinq mois. Elle emporte six mois de vivres, cinquante
barils d'eau, de l'orge pour les chevaux, cent fusils Gras, quarante revolvers,
vingt-cinq mille cartouches, de nombreux instruments scientifiques et
en outre des marchandises destinées à l'échange et
aux cadeaux: étoffes, articles de Paris, bijoux, armes.
Tous les participants sont à Biskra le ler février 1880.
On consacre six jours au chargement et à la mise au point et on
quitte l'oasis le 7 février. Touggourt est atteint le 14. La colonne
se remet en route le 19 et arrive à Ouargla le 24 où elle
entame une sérieuse préparation matérielle et organise
le convoi.
A partir de Ouargla, la mission se lance dans l'inconnu; le 5 mars 1880,
le départ est donné: la marche se fera ainsi : départ
à 6 h 30 et arrêt 14 heures soit 6 à 7 heures de marche
pour couvrir de 25 à 30 km journaliers. On observe les environs,
pratique des mesures géographiques et climatiques. Le 16 mars,
le puits d'Aïn Taiba est rejoint, on s'y repose deux jours. Le 24,
le puits d'El Biod est en vue; on y reste deux jours. Le 28, la mission
ayant toujours progressé plein sud, arrive sur le territoire des
Touaregs. Aucun ne fut aperçu. On passe deux jours dans la petite
oasis de Temassinine pour se
remettre en route cap sud-sud-est. Le mont Khanfoussa est visible dans
le sud et on le rejoint le 3 avril.
Après le passage au puits de Tabalbalet, le 5 avril, le silence
des Touaregs commence à devenir pesant; ils laissent la mission
s'enfoncer sur leur territoire sans se manifester. Le 6, enfin, deux d'entre
eux apparaissent; ils prétendent chercher deux méhara qui
se sont égarés ! Le soir la colonne arrive au puits d'Aïn
el-Hadjadj où elle reste jusqu'au 11. C'est alors que s'approchent
des groupes de Touaregs en armes de plus en plus nombreux. Leur attitude
n'est pas engageante et après une réunion de tous les Français,
on se rend compte que la mission ne peut plus avancer sans engagement
armé; les vivres s'épuisant, le nombre des ennemis grandissant,
les risques de trahison se faisant de plus en plus évidents, on
se rend compte qu'une attaque aura lieu sous peu. Flatters décide
donc de faire demi-tour et reprend la route du nord le matin du 21 avril.
Si les Touaregs avaient livré bataille, ils auraient certainement
anéanti la mission.
Oasis de Biskra.
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La route du retour est proche de celle de l'aller endurant les mêmes
souffrances, beaucoup plus mal ressenties car, tous les hommes, qui se
sont nourris de conserves, et bu des eaux saumâtres et malsaines,
sont anémiés et souvent atteints de dysenterie. Enfin, tout
est fini avec l'arrivée à Laghouat le 13 mai.
Dès le 18, Flatters prend la route de Paris pour aller y expliquer
les raisons de son retour, exposer ses projets et solliciter de nouveaux
crédits pour relancer une seconde expédition.
La commission du Transsharien se réunit à nouveau et le
moment le plus important est la lecture par Flatters lui-même, d'une
note de synthèse sur cette première exploration. Il y présente
une vue tronquée de ce qui s'est passé et ne demande, en
aucune façon, que la mission suivante soit renfor-cée au
point de vue militaire. Au final, tout le monde se met d'accord : une
seconde mission. Mais, avant tout, celle-ci ne sera seulement autorisée
à se défendre que si elle est attaquée... ce principe
fera sa perte !
Seconde
mission
Elle est composée
de onze Français : lieutenant-colonel Flatters, chef de mission,
Santini ingénieur, Beringer, ingénieur des Travaux de l'Etat,
Jules Roche, ingénieur des Mines, Masson, capitaine, Henri de Dianous
lieutenant, Guiard docteur, Joseph Pobéguin, maréchal des
logis au 3e spahis, Dennery, maréchal des logis, Brame, soldat,
Marjolet, soldat, cuisinier, 45 tirailleurs algériens, 23 du ler
régiment et 22 du 3e régiment, 28 chameliers Chambaa, 5
guides, 1 mokadem, représentant religieux, 5 ou 7 personnes non
identifiées avec précision soit au total 95 à 97
personnes.
La mission quitte Ouargla le 4 décembre 1880 et parcourt 100 km.
Elle s'arrête au puits d'Inifel le 19 décembre. Flatters
écrit: " l'expédition marche bien; nous sommes en
pleine découverte. L'organisation de la caravane est assez forte
pour avoir sa liberté d'action et son allure, sans paraître
une expédition militaire destinée à conquérir
le pays... "
Oasis de Ouargla
|
. Le soir, le camp est organisé militairement avec une sentinelle
sur chacun de ses quatre côtés. Mais dans une lettre qu'il
adresse à sa femme, le maréchal des logis Joseph Pobéguin
écrit le ler janvier " Il y a des gens qui voyagent pas loin
de nous et dont on a reconnu le passage de chameaux... Il y a pas loin
de nous 400 Touaregs qui nous attendent ". Nous verrons plus loin
pourquoi il a une vision prophétique.
En effet, chaque jour, des groupes de Touaregs s'approchent de la caravane
pour demander des cadeaux et vendre chameaux et moutons. Cela ne les empêche
pas d'espionner. Au puits d'Hassi Messeguem, la mission s'arrête
du 2 au 8 janvier. Le 18 ils seront à Amguid, source importante
et y resteront plusieurs jours. Chaque jour accordé au repos, Flatters
part en reconnaissance. Le 22 janvier, de retour au camp, il y retrouve
le messager qu'il avait envoyé auprès du chef des Touaregs
Hoggar. Sur un papier, ce dernier écrit: " Je me porte garant
de ce qui peut t'arriver tant que tu seras sur mon territoire. Le chemin
du Soudan t'est ouvert et tu peux passer; je t'envoie des guides pour
te conduire ". Le regroupement des membres de la mission et des guides
s'opère le 25 janvier; le 29 un dernier courrier est envoyé
à Ouargla. Ce sera le dernier courrier reçu par les autorités.
C'est donc à travers le témoignage des survivants que la
suite a pu être reconstituée.
Itinéraire
des deux missions
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La mission suit maintenant la direction sud-ouest les 30 et 31 janvier.
Les guides et les quelques Touaregs qui l'accompagnent sont arrivés
de leur campement visiblement proche. Ils se montrent très aimables
mais aussi très curieux sur ce que transportent les chameaux, particulièrement
des caisses de cartouches de fusils Gras qu'ils croient pleines d'or.
Le 2 février la colonne arrive au début d'une immense plaine
caillouteuse : le Plateau de l'Amadror, bien connu pour ses mines de sel.
Les guides hésitent et annoncent qu'ils ne savent plus où
ils se trouvent. Ils partent toute la journée en reconnaissance
et la marche reprend jusqu'au soir. Il fait chaud, très chaud;
la réverbération est intense, la consommation d'eau importante.
Tous souffrent mais il faut avancer. Le 5 février est encore plus
terrible : la mission s'étire sur des kilomètres; il en
est encore ainsi le lendemain. Le
4 février, il n'y a rien d'autre à faire que de marcher
le plus régulièrement et le plus longtemps possible. Le
5, la journée est encore plus pénible; le soir il reste
juste assez d'eau pour la préparation du repas. Le lendemain, il
n'y a plus d'eau et Flatters part en reconnaissance avec les guides. Ils
trouvent deux petites gueltas (mares d'eau) et tout le monde se regroupe
le soir. Les chameaux dévorent les quelques roseaux qui poussent
et les hommes peuvent s'abreuver.
Le 8 février, deux Touaregs Hoggar arrivent et se proposent comme
guides. Il y a maintenant pléthore de guides ! Le 9 février,
la mission reprend sa route qui serpente entre deux chaînes de montagnes.
A l'ouest, il doit s'agir du mont Serkouk. Nouvelle visite de quelques
Touaregs, le soir, au camp. Le 10 on arrive au puits de Temassint avec
une eau bonne et abondante. La mission poursuit au sud-sud-est jusqu'au
jour du drame. Le camp, le soir est établi mais les guides déclarent
qu'il existe un puits à 5 km. La recons titution du drame n'est
pas facile car il n'existe aucune relation rédigée par un
observateur neutre et compétent. On ne connaît que les déclarations
des survivants qui ont regagné l'Algérie entre mars 1881
et janvier 1882.
La proposition des guides Touaregs ne plait guère à Flatters,
qui préférerait camper près du puits. Il se décide
finalement et donne instruction d'établir le camp. Il le confie
au lieutenant de Dianous et part pour le puits vers 11 heures. Avec le
capitaine Masson, il est à cheval tandis que Béringer, Guiard
et Roche qui les accompagnent sont sur leurs méhara. Le maréchal
des logis Dennery partira plus tard tandis que le lieutenant de Dianous,
le maréchal des logis Pobéguin, les soldats Brame et Marjolet,
ainsi que l'ingénieur Santini, restent au camp. Cinq guides marchent
devant. Suivent des chameaux portant des outres vides encadrés
par sept tirailleurs. Ils arrivent au puits qu'il faut dégager
des branchages qui l'encombrent. C'est alors que deux coups de feu retentissent;
c'est le signal de la ruée de 300 à 400 Touaregs montés
sur leurs chameaux. Il est 14 h 15.
La meute de Touaregs met un quart d'heure pour arriver au puits, heure
à laquelle Flatters et ses compagnons subissent l'assaut qui va
les anéantir.
Le premier mort est certainement l'ingénieur Roche qui s'était
éloigné vers le nord. Armé de son seul revolver,
il ne peut rien faire et meurt sans doute immédiatement. Le docteur
Guiard qui, lui aussi s'est éloigné à la suite de
Roche, périt à son tour. Béringer, assis car il souffre
d'un début d'ophtalmie, est tué à son tour par un
Touareg qui lui porte un coup d'épée au cou. Flatters et
Masson entendent le bruit qui enfle et comprennent qu'ils sont trahis.
Chacun n'a, pour se défendre, qu'un revolver à six coups.
Ils tirent sur les assaillants. Un Touareg jette sa lance sur Flatters
mais le manque. Le colonel tue un autre assaillant qui se ruait sur lui;
il tombe à ses pieds. Mais Flatters reçoit un coup d'épée
qui lui tranche l'épaule et plusieurs lances l'atteignent en même
temps. Il s'écroule et meurt. Masson, touché au visage et
à la poitrine, succombe à son tour. Les Touaregs s'acharnent
sur les Français et ne s'occupent pas des autres.
Le maréchal des logis Dennery qui se trouve près du puits
lorsque l'attaque se déclenche, tire avec son revolver et gagne
une petite colline voisine où il se fait massacrer. Les tirailleurs
des différentes escouades arrivent; ils sont sans cartouche ! C'était
un ordre de Flatters qui, en déplacement normal, l'avait interdit
pour éviter les tirs inutiles sur le gibier. Cela prouve aussi
que Flatters, à ce moment, n'a aucune appréhension sur ce
déplacement vers le puits et qu'il a pris deux décisions
extrêmement graves: laisser plus de la moitié de la mission
stationnée au camp, sans monture; emmener avec lui la plupart de
ses tirailleurs sous-armés et donc incapables de se défendre.
Beaucoup sont tués et certains qui se replient arrivent au camp
à 16 heures. L'alerte est donc donnée. Le lieutenant de
Dianous rassemble les tirailleurs survivants, vérifie leur armement,
fait abattre les tentes et met le camp en état
de défense. Il part vers 16h 30 pour une contre-attaque. Une marche
rapide lui permet en une heure d'arriver sur les collines qui dominent
le puits et d'y apercevoir l'armée touarègue. De Dianous,
avec une vingtaine de tirailleurs juge qu'il ne peut rien tenter sous
peine d'être massacré lui-même. Il donne l'ordre de
repli et la petite troupe regagne le camp alors que la nuit tombe, vers
19 heures.
Les Touaregs quant à eux, ont une vingtaine de morts et rassemblent
à quelques distances les cadavres de Flatters et de ses compagnons.
Ils ne les enterrent pas. Ils se contentent de les dépouiller et
de recouvrir les corps de bois; ils y mettent le feu. Deux tirailleurs
prisonniers sont égorgés.
Le lieutenant de Dianous n'a pas osé attaquer; à un contre
vingt et malgré la puissance de feu des fusils Gras, il n'aurait
pas pu résister dans son camp retranché. On discute longuement
de ce qu'il faut faire : repartir à pied vers Ouargla.
Ils sont quatre Français: le lieutenant de Dianous; le maréchal
des logis Joseph Pobéguin; les soldats Brame et Marjolet. Avec
eux il reste 52 tirailleurs et chameliers. Une colonne de 56 personnes
se forme; les armes, l'argent, les vivres et l'eau sont répartis.
Chaque homme porte 20 à 30 kg de charge.
Le départ est donné à 23 heures. Le cap est au nord-est.
La première halte a lieu le 17 février à 10 heures,
40 km ont été parcourus auxquels s'ajouteront 25 km l'après-midi!
18 février: la colonne poursuit sa route au même rythme et
le bivouac du soir est établi près d'une petite rivière
en eau.
19 février: les quatre chameliers qui avaient disparu le jour du
drame sont retrouvés.
20 février: deux nouveaux chameliers arrivent ce qui porte l'effectif
de la colonne à 60.
21 février: la marche se poursuit; depuis quatre jours ils ont
parcouru environ 200 km. Une grande partie de l'après midi est
consacrée au repos.
22 février: les vivres sont presque épuisés et les
hommes savent qu'ils ont devant eux l'impitoyable Plateau de l'Amadror
à traverser. On trouve quatre chameaux qui, aussitôt bâtés,
allègeront les hommes. Ils avançent sans trêve, mangeant
de l'herbe. On se nourrit des quatre chiens sloughi qui suivent la mission
depuis son départ.
24 février: deux hommes s'écroulent et meurent.
26 février: la colonne marche toute la nuit alors qu'un homme disparaît.
27 février: arrivée près d'une guelta avec de l'eau,
on égorge un chameau que l'on mange.
28 février: des Touaregs apparaissent mais restent à distance.
Ils observent les mouvements de la troupe. Un homme de la colonne s'enfuit
et les rejoint.
1er mars: marche toute la journée.
2 mars: au puits de Tiski, des onagres (ânes sauvages) s'approchent.
Un est tué et mangé.
3 mars : un deuxième onagre est tué puis mangé.
5 mars: des Touaregs sont visibles; ils s'approchent et deux vieilles
chamelles sont achetées. Un homme de la colonne reste en otage.
6 mars: la colonne se remet en marche suivie par les deux Touaregs; elle
arrive à un camp occupé à l'aller. Tous les débris
épars, os, peaux de chameaux sont ramassés, autant de miettes
pour couper la faim.
7 mars : la retraite se poursuit. Un chameau est égorgé
et mangé à midi. Des Touaregs arrivent de nouveau, ils vendent
des dattes.
8 mars : le départ n'est donné qu'à 10 heures mais
la fatigue est telle que les pauses s'allongent de plus en plus. Sept
Touaregs arrivent à nouveau, ils jurent sur le Coran que leurs
intentions sont pacifiques. Cinq hommes de la colonne partent avec eux.
On se remet en marche mais une soixantaine de Touaregs suit. Que signifie
cette troupe dont le nombre s'accroît de plus en plus et où
sont les cinq hommes partis le matin?
9 mars: la marche reprend le matin toujours plus difficile.
Les Touaregs vendent de nouveau des dattes et chacun se met à en
manger sauf les Chambaa qui n'ont pas confiance dans leurs ennemis de
toujours. Il se peut qu'un indice ait freiné leur élan:
couleur? odeur? aspect?
Le drame va se nouer rapidement. Ceux qui ont mangé des dattes
sont pris de vertiges : ils errent comme ivres à travers le camp
et parlent de manière incohérente. Les Français avaient
fait cuire ces dattes dans de l'eau ce qui a accru l'effet du poison.
Le plus grand désordre règne partout; certains hommes se
sauvent; ils ne reviendront pas. Les dattes ont été empoisonnées
par les Touaregs avec une plante de la famille des solanées, la
Bettina, poison violent pour les hommes. Un état de surexcitation
nerveuse précède une grande prostration avec la bouche en
feu, la gorge desséchée; hallucinations, cécité,
surdité et incapacité à se tenir debout.
10 mars : tout le monde se trouve un peu en meilleur état sauf
les Français. De Dianous envoie quelques parlementaires vers les
Touaregs; ils sont attaqués, blessés ou tués. La
colonne se remet en route vers la source d'Amguid où la mission
a séjourné à l'aller. Les Touaregs la précèdent
et occupent tous les environs. De Dianous décide que, malgré
leur faiblesse, ils livreront bataille. C'est pendant le trajet vers cette
source que l'ingénieur Santini, disparaît. Il est mort d'épuisement
ou assassiné? On ne le saura jamais.
Les Touaregs ont pris position sur les hauteurs qui dominent la source.
Les tirailleurs ouvrent le feu et repoussent trois assauts des attaquants.
Le soldat Brame s'avance seul au devant et tombe frappé d'un coup
de lance. Le soldat Marjolet agit de même et meurt. Le lieutenant
de Dianous est blessé par une balle; une seconde l'achève.
Ce combat nous coûte quatre morts dont trois Français et
six blessés. La puissance de feu des tirailleurs a fait une trentaine
de morts chez les Touaregs et autant de blessés.
Les survivants ne sont plus que 34. Reste le maréchal des logis
Pobéguin, seul Français.
Les survivants marchent toute la nuit; ils savent qu'un point d'eau rencontré
à l'aller n'est pas très loin; mais il est à sec.
11 mars: un tirailleur, blessé le 26 février meurt. Au puits
de Djemaat Merghem, on se ravitaille en eau. Un chameau est tué
et aussitôt mangé.
12 mars: les hommes épuisés se remettent en marche. Désormais
c'est Pobéguin qui commande la retraite.
14 mars: le point d'eau de Tilmas Iraouen est atteint. Un nouveau chameau
est égorgé et mangé. Il n'en reste plus que deux.
17 mars: arrivée au point d'eau de Tilmas en Mra. Les vivres sont
épuisés. Un cadavre de chameau est découvert. Récupéré
et dépecé, il est mangé.
19 mars: l'avant-dernier chameau est tué et mangé.
20 mars: les restes de la petite colonne s'accordent un jour de repos.
Un tirailleur s'éloigne. On entend quelques coups de feu et le
cadavre est ramené et mangé par les survivants.
24 mars: ils ne sont plus que 24. Ils mangent des insectes et des lézards.
25 mars : seuls quinze hommes se remettent en marche, les neuf autres,
trop affaiblis restent au puits. Ils ne peuvent plus avancer. Les premiers
parcourent 9 km et s'arrêtent. Dans la nuit, on entend des coups
de feu.
26 mars: Pobéguin envoie deux hommes au puits pour essayer de savoir
ce qui s'est passé. Ils reviennent et leur rapport est horrible.
Deux tirailleurs sont morts de faim. A la suite d'une discussion, un tirailleur
en a tué un autre. Les survivants mangent la chair des assassinés.
Quelques hommes partent alors pour assouvir leur vengeance; ils tuent
le tirailleur assassin.
27 mars: les survivants se regroupent auprès de Pobéguin;
ils ramènent quelques litres d'eau et de la chair humaine qui est
aussitôt mangée par tous y compris par Pobéguin. Au
cours d'un aller-retour vers le puits, deux tirailleurs sont tués
et mangés.
28 mars: après trois jours d'arrêt, la colonne des ombres
se remet en route. Elle retrouve un tirailleur presque mourant; il est
abattu et mangé.
Une terrible tempête de sable se lève alors et assaille les
hommes qui n'en peuvent plus. Pobéguin lui-même revient au
puits d'Hassi el-Hadjadj. Un tirailleur le tue de plusieurs balles de
revolver; on le dépèce et on le mange. La colonne ne compte
plus que 18 hommes.
2 avril: dix hommes encore en état de marche se mettent en route
vers le nord. Ils rencontrent un berger qui les conduit chez son maître.
Ils ne sont plus que huit. Deux ont disparu pendant la nuit.
4 avril: le maître se rend à Hassi el-Hadjadj où il
arrive le 5 avril. Il trouve deux hommes encore en vie. A cinq jours près,
il aurait sauvé Pobéguin qui aurait pu lui raconter, avec
beaucoup de précisions, cette effroyable retraite. Il trouve les
restes de Pobéguin : des os des mains et des pieds, des lunettes,
un burnous, un revolver avec encore deux cartouches, deux fusils Gras.
Tout est rassemblé et emporté.
7 avril: en rentrant à son campement, le maître trouve 14
méharistes envoyés par Ouargla. Ils ont parcouru 624 km
en 7 jours ! Un renfort de 300 cavaliers contribue à sauver définitivement
les quelques survivants.
La tragédie est terminée.
La France apprend avec stupéfaction ce drame par l'agence Havas.
Une querelle s'engage. Etait-il nécessaire d'engager une seconde
mission?
Les seules occasions de se souvenir officiellement des deux missions seront
la messe célébrée en l'église de Saint-Sulpice
le 26 avril 1881 et les débats à la Chambre des députés
en juillet 1881. Puis le silence s'installe.
Monument
en mémoire de
Joseph Pobéguin, membre de
la mission Flatters, Cléguérec.
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Un monument en français et en arabe portant tous les noms des participants
est érigé à Ouargla (il a été détruit
après l'indépendance de l'Algérie).
Une plaque, à la mémoire du capitaine Masson a été
apposée à Rambouillet. Un médaillon en souvenir de
Jules Roche est placé dans la salle principale de l'hôtel
de ville d'Eyguières. Un monument concernant Joseph Pobéguin
est érigé à Cléguérec (Morbihan). Le
colonel Flatters est honoré à la fois à Paris où
il est né, et à Laval où il a fait ses études
secondaires. La ville de Paris lui attribue une rue et un monument est
élevé dans le parc Montsouris. A Laval, une rue lui est
dédiée et une plaque commémorative est apposée
dans la salle des fêtes du lycée.
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