---------La tâche
est difficile, les mots ne recouvrent pas grand-chose ; bref, quand j'aurai
raconté que le coeur d'Alger allait des facultés à
la grande poste et, perpendiculairement, du Forum au plateau des Glières,
cette intersection donnant la place Charles-Péguy, nous ne serons
pas très avancés. Donc, il faut se souvenir autrement, dire
la faune, la flore, les jours de paix, les bonnes adresses, les statues,
les jours de honte, de révolte, de colère, de désespoir,
de sang, jusqu'à l'infarctus de 1962. Dire les noms, tiens. Michelet,
lsly, Clemenceau, Laferrière. Quand on se plantait sur un trottoir
de la place Charles-Péguy, et qu'on regardait le port, là-bas,
au-delà des palmes, l'il passait d'abord sur Jeanne d'Arc
et sur Viviani. Devant ces statues, on était posé, très
exactement au coeur d'Alger. À gauche, la rue d'Isly finissait
sur l'apothéose néo-orientale de la grande poste, haute
et profonde comme la caverne d'Ali Baba. À droite, la rue Michelet
commençait par un lycée de jeunes tilles du nom de Delacroix,
et par l'université, qui couvait ses tempêtes. Revenons à
Jeanne d'Arc, bien cambrée sur son cheval, tenant les rênes
d'une main,
de l'autre son épée. À la longue, nous ne la voyions
plus, à force d'habitude. Elle regardait vers le monument aux morts,
le Forum, les jardins, les arbres, le ciel. Elle vit donc monter les foules
ivres du 13 mai, descendre les gendarmes de retour des barricades, offrant
son profil gauche à la reddition de Lagaillarde et, plus tard,
son profil droit à ce genre de tir aux lapins qu'on appela fusillade
de la rue d'Isly. Jusqu'au jour où - indépendance oblige
- des zigotos l'affublèrent d'un voile de Mauresque (un seul il
dans le triangle) et d'une bannière vert Islam (oh ! que Péguy
n'aurait pas aimé ça!).Alors, Jeanne a fait comme nous.
Je ne sais pas dans quel coin de France on l'a rapatriée. Qu'on
me pardonne cette lacune, nous étions beaucoup
dans son cas. Comment garder toutes les adresses ?
---------Derrière
Jeanne d'Arc, Viviani. Un buste barbu. René Viviani, pied-noir
de Sidi-Bel-Abbès, un des chefs du parti socialiste, trois fois
ministre, je crois, et une fois président du Conseil. Mort en 1925,
sans se douter, le pauvre grand homme, qu'une poubelle renversée
viendrait le coiffer, un jour, en plein coeur d'Alger. Toujours l'indépendance!
Voilà pour les statues. Il y a bien celle de Bugeaud, place d'Isly,
entre la Xe région militaire, la brasserie Novelty, le Milk-Bar,
et le mont-de-piété, minuscule périmètre qui
entendit le fracas de la première bombe sur Alger et sentit passer
le souffle du bazooka. Mais ce n'est déjà plus le centre.
L'Otomatic, puis la
Cafeteria
---------L'Otomatic.
Pourquoi l'Otomatic ? Parce que ce bar a commencé sa carrière,
il y a belle lurette - les années 30 - par un coup d'éclat.
Le progrès ! Dans les murs de marbre noir, des niches protégées
par du verre et qui exposaient des sandwiches de luxe, des cakes ou des
babas. Il suffisait de glisser une pièce dans une fente, près
de la niche, pour que la vitre montât, lentement, solennellement,
sous l'oeil de l'étudiant.C'était automatique. Mais on préféra
l'orthographe "choc": Otomatic. Passé les premiers émerveillements,
le système en vint à fonctionner de moins en moins solennellement
et de plus en plus " à la resquille ". Devant cette hémorragie
de sandwiches, pour un bénéfice dérisoire, la direction
fit marche arrière. On arrêta le progrès ! Suppression
des vitrines et retour à l'addition
---------Avant de devenir le P.C. des étudiants
activistes, l'Otomatic avait été celui des étudiants
tout court. Les studieux, les fumistes, les dragueurs, les binoclardes
et les déesses. Précisons plus de déesses que de
binoclardes. Àl'Otomatic, on regardait passer les " petites
cailles ", nom donné aux gamines bien roulées, bronzées
à point, le rire blanc et la chevelure au vent. Les" grandes
" du lycée Delacroix, à deux pas, ou les " première
année ", à la fac, au-dessus. Sous un bras, leurs bouquins,
et, inévitablement, à partir de mai, dans l'autre main,
un sac de bain. Ces sacs de bain faisaient tellement partie de la silhouette
des femmes d'Alger qu'un jour le F.L.N. s'en servira pour y glisser des
bombes, au bras de jeunes Parques, recrues des réseaux terroristes.
Les Djamila ou les N'fissa, choisies pour leur beauté, d'après
la subtile formule de Yacef Saadi : " Si
belles que les patrouilles les regarderont dans les yeux, oubliant de
regarder ce qu'elles ont dans les mains. " ---------C'est
ainsi que l'Otomatic volera en éclats et qu'en face la Cafeteria
sautera deux fois de suite.
---------La
Cafeteria, c'était moins étudiant. Plus récent. Plus
luxueux aussi. Un antre en miroirs roses, banquettes bleues, grilles en
fer forgé et doré, guéridons en faux érable.
Un goût épouvantable, tape à il, mais du confort.
Dans les premiers temps, le personnel de l'Otomatic regarda la Cafeteria
d'un il oblique. Les étudiants désertaient le vieil
" Otom ", pour aller humer la nouveauté, l'odeur des
milk-shake, mesurer la hauteur et la saveur d'un tas de glaces aux noms
américains, les " Banana's " truc, et les " Miami's
" machin, avec des coulées de framboise, des volutes de Chantilly,
des traînées de chocolat et des semis d'amandes grillées.
Bien sûr, la Cafeteria...
---------Ils
revinrent finalement à leurs premières amours, la terrasse
de l'Otom et le Cuba-Libre de José, barman à il de
feu, au menton bleu, détenteur de secrets, engrangeur de messages.
Au bout du compte, il n'avait pas son pareil pour doser le Bacardi et
le " neutraliser" au coca-cola.
Bref, le roi du Cuba-Libre ! De temps en temps, on tournait la tête
négligemment, pour voir ce qui se passait à la Cafeteria.
Il s'y passait que tout allait bien, que la clientèle se modelait
: fonctionnaires, employés de bureau, midinettes de la rue Michelet
et ceux qui aimaient les glaces.
Aux " Facs ",
Lespagnol
---------Toujours
sur le trottoir d'en face, la brasserie de Facultés. On appelait
ça " les Facs ". Patron : Lespagnol. Grand, sec, le cheveu
noir et plat, la paupière en berne, la démarche impassible.
Au comptoir comme à la dunette. L'oeil et l'oreille à tout.
Clientèle mêlée : étudiants, gens du bled qui
" descendaient " pour la journée et qui déjeunaient
là, entre deux courses, les habitués, les vieux copains
du patron et les vieux copains du fils du patron, Jean Lespagnol, un physique
de jeune premier américain, avec des épaules et des hanches
de superman. L'avantage des " Facs ", c'était leur position
stratégique, face aux grandes portes du lycée Delacroix
et aux grilles de l'université. À la sortie des cours, il
n'y avait qu'à regarder, pour le simple coup
d'oeil, sans avoir à se tordre le cou. Montherlant, quand il séjourna
à Alger, fut spectateur assidu aux " Facs ". Il en déduisit
qu'il reste encore des paradis, et que les jeunes Algéroises avaient
" des cheveux de tempête et des genoux
comme de petits soleils ".
---------L'université
d'Alger. Construite en 1909. Elle groupait lettres, droit et sciences.
C'est à la " tac " de droit que Lagaillarde installera
son P.C. au moment des barricades, établissant ce qu'on a appelé
le " périmètre du camp retranché des facultés
". C'était, au coeur d'Alger, un quartier Latin exotique.
En 1962, l'O.A.S. incendiera la bibliothèque de l'université. |
------Vers
la place Charles-Péguy, vers la poste, vers le cur proprement
dit : le Coq-Hardi. Terrasse vitrée, plantes vertes, le
sourire de Lucien Richardoz. Le patron. Un petit homme à cheveux
gris, complet gris, yeux gris. À 13 heures, le Coq-Hardi drainait
tous les journalistes de la Dépêche quotidienne devant des
anisettes bien " tassées
" et des soucoupes d'olives bien salées. "
Lucien ", c'était leur copain et le copain de Jacques
Chevallier, le maire. Il savait des tas de trucs, siégeait à
la municipalité, alliait le bon sens au goût de la "
rigolade " et ne disait jamais que ce qu'il voulait bien
dire. Le Coq-Hardi changeait de clientèle vers 16 heures. L'heure
des vieilles dames. Un défilé de toques et de voilettes,
de bouquets surannés, de couples en bout de course. Tous les habitués
du Laferrière, au temps où le Coq-Hardi s'appelait ainsi,
avec moins de néon et moins de percolateurs. La brasserie de bon
ton, le rendez-vous de papa.
|
|
Face au Coq-Hardi, :
le Bristol
------À
17 heures, on appelait Lucien " M. Richardoz " et, galant, il
passait de table en table, s'inclinant, s'enquérant des bonnes
vieilles santés, écoutant la litanie des bons vieux souvenirs,
l'oeil un peu distrait, le sourire un peu figé. Le Coq-Hardi aussi
vola en éclats. Un jour d'avril, a las cinco de la tarde. Petite
bombe pas plus grosse qu'un poudrier, posée par une gamine pas
plus délurée qu'une autre. Elle but sagement sa tasse de
thé, avant de déposer tranquillement son petit paquet sur
le guéridon, ses gants sur le petit paquet et de filer. Passez
muscade ! En face du Coq Hardi, le Bristol, le bar des play-boys, une
faune plus ambiguë, une gérante aux pattes courtes, aux cheveux
platinés, qui tenait la barre sans mollir, tirée à
quatre épingles, des escarpins qui sortaient toujours de leur boîte,
des robes aux imprimés vertigineux, les bras cliquetants de bracelets
et un gros rire à la bonne franquette. On l'appelait Gaby. Le Bristol
ne sauta pas. A la vérité, il était difficile pour
une gamine de venir s'y attabler sans attirer immédiatement les
regards de Gaby et de ses habitués. C'était un bar fermé.
-Un
kilo de tomates par pulsation
-----Bien,
mais alors? Passé les Coq-Hardi, Facs, Cafeteria, Otomatic -et
autres Bristol, le cur d'Alger? Ces enseignes-là formaient
les relais, entre les relais, il y avait la rue. Belle procession.
------"Descendre
la rue Michelet ", c'était
aller au-devant du soleil et de la mer. Le cur d'Alger battit pour
ça, pendant longtemps. Pour des joies descendues du ciel, comme
par enchantement. Chaque matin, le frémissement de l'air, la dentelle
d'ombre et de soleil sur les trottoirs, la fraîcheur persistante
de l'eau sur les pavés balayés à grands jets, dès
l'aube. Et la grande symphonie des odeurs proches, le café, la
bière, l'anisette, les fleurs des étalages, les coquillages,
le pain, l'encens des boutiques indiennes, la bouffée douceâtre
des parfumeries. Toutes les portes étaient ouvertes et, dans le
soleil, tous les parfums se mélangeaient. Au passage des Mauresques,
le musc, le henné, l'ambre. De plus loin venait s'épuiser,
jusqu'au centre de la ville, l'odeur du port. La vinasse, le goudron et
de petites senteurs d'oranges.
------La ville,
d'emblée, évaluait ces privilèges. Elle vivait au
présent et, dans ce présent, à la minute même
que le ciel prodiguait. Son cur se détraqua quand se fit,
dans le sang, le procès du passé et quand il fallut bien
se dire que l'avenir risquait d'aller se morfondre ailleurs.
------Ceux
qui ne connaissent pas grand-chose au drame s'imagineront que la ville
a commencé à vivre au moment même où elle s'est
sentie condamnée à mort un certain 6 février 1956.
Au rythme d'un kilo de tomates par pulsation. Non, de la rue Michelet
à la grande poste, il était arrivé qu'on se conduisît
autrement. Qu'on pleurât, par exemple, en des temps plus reculés,
parce que c'était Montoire, au nom sinistre dans une France enchaînée.
Cette voix qui sortait des haut-parleurs braqués devant la grande
poste, le temps estompe ce qu'elle disait. Mais demeure le silence dans
lequel tombèrent les derniers mots. Autre grand battement de cur,
autre vaste marée de visages et de clameurs les Américains.
" Franklin arrive ! " " Les vendanges se feront en novembre
", etc.
------Au carrefour
Charles-Péguy, en file indienne, les six premiers Américains
capturés par les troupes vichystes, sur les hauteurs de la ville.
Six Américains au casque hérissé de branchages, à
la figure peinte en vert, au grand pas nonchalant, déambulant au
milieu de la chaussée, rue Michelet, sous bonne escorte, sous les
regards ahuris de la foule. Soudain, une voix lança, avec un accent
pied-noir à couper au couteau
------- C'est
comme ça, des Américains?
------Des
houles de rire, des gens au milieu de la chaussée, les sentinelles
débordées et, dans une belle impunité, une fraternisation
bruyante, joviale, presque irrésistible. Attirés par la
foule, englobés par la foule, les premiers G.I. d'Alger se volatilisèrent
comme par enchantement.
Les pieds-noirs à
l'Ours-Blanc
------Peu
de temps après, l'Otomatic, la brasserie des Facs, le Laferrière-Coq
Hardi étaient réquisitionnés comme boîtes à
soldats. Le cur d'Alger s'était vidé de ses étudiants.
Les effectifs de l'université baissant d'un tiers au profit de
ceux de l'armée. L'air se mit à sentir la savonnette, le
tabac blond, la menthe de chewing-gum. ------Au
cur d'Alger, c'était la kermesse, la grande fiesta. Foyers
de G.I., bourrés de bière, de rhum, de steaks, de pâtisseries,
de pain blanc comme le lait, léger comme de la mousseline et fade
comme l'hostie. Pour ces enfants gâtés, le paradis, c'était
la beauté des filles et l'éclat du ciel. Mais pour les pieds-noirs,
ce paradis-là devenait un enfer. Les hordes de lycéens qui
n'avaient pas encore l'âge de faire la guerre, mais déjà
celui de faire l'amour, se sentirent menacés sur leur propre territoire
: le périmètre des facultés, l'Otomatic... Ils firent
alors remonter le cur d'Alger vers le haut de la rue Michelet, à
la terrasse du Victor-Hugo, chez les Russes de l'Ours-Blanc, blancs eux
aussi et qui débitaient le gigot de chameau aux sons des balalaïkas.
Les Stawsky !
------Et,
en particulier, Édouard Stawsky, un Russe blanc-pied-noir.
------Dans
les murs, des aquariums, avec des poissons noirs comme la fumée,
et, sur les murs, blancs sur fond de banquise bleuâtre, peints au
Ripolin, des ours errants, méditatifs. Dans le décor polaire,
les ventilateurs tournaient à plein tube, le beurre fondait dans
les raviers et des dames russes traversaient la salle comme on traversait
un salon de Saint-Pétersbourg, le buste légèrement
ployé et saluant en inclinant leurs vieilles petites têtes
emmanchées d'un long cou. Leurs survivantes et leurs descendantes
allaient devoir refaire leurs valises, en 1962, en pleurant l'Algérie
française.
Mais, déjà, la ville était perdue, saccagée,
agonisante, et, des " barricades " à la fin, son cur
avait beaucoup trop battu, souffert, espéré, désespéré,
à travers des foules dont on réglait les houles, commandait
les tempêtes pour des vertiges tricolores. Trop de larmes et trop
de sang. Les jardins se turent, les rues se vidèrent. Des bateaux
s'en allèrent. L'heure de l'arrachement et de la greffe venait
de sonner pour tous.
Marie ELBE
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