Alger et sa rue Michelet...
ou : « de l'hôtel Excelsior au plateau Saulière via les Facultés »
Si le cœur d'Alger vous était conté
La tâche est difficile, les mots ne recouvrent pas grand-chose ; bref, quand j'aurai raconté que le cceur d'Alger allait des facultés à la grande poste et, perpendiculairement, du Forum au plateau des Glières, cette intersection donnant la place Charles-Péguy, nous ne serons pas très avancés. Donc, il faut se souvenir autrement, dire la faune, la flore, les jours de paix, les bonnes adresses, les statues, les jours de honte, de révolte, de colère, de désespoir, de sang, jusqu'à l'infarctus de 1962. Dire les noms, tiens. Michelet, lsly, Clemenceau, Laferrière.
Marie Elbe
Historia Magazine, la guerre d'Algérie, n°212/19, 26 janvier 1972
mise sur site le 22-12-2003

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---------La tâche est difficile, les mots ne recouvrent pas grand-chose ; bref, quand j'aurai raconté que le coeur d'Alger allait des facultés à la grande poste et, perpendiculairement, du Forum au plateau des Glières, cette intersection donnant la place Charles-Péguy, nous ne serons pas très avancés. Donc, il faut se souvenir autrement, dire la faune, la flore, les jours de paix, les bonnes adresses, les statues, les jours de honte, de révolte, de colère, de désespoir, de sang, jusqu'à l'infarctus de 1962. Dire les noms, tiens. Michelet, lsly, Clemenceau, Laferrière. Quand on se plantait sur un trottoir de la place Charles-Péguy, et qu'on regardait le port, là-bas, au-delà des palmes, l'œil passait d'abord sur Jeanne d'Arc et sur Viviani. Devant ces statues, on était posé, très exactement au coeur d'Alger. À gauche, la rue d'Isly finissait sur l'apothéose néo-orientale de la grande poste, haute et profonde comme la caverne d'Ali Baba. À droite, la rue Michelet commençait par un lycée de jeunes tilles du nom de Delacroix, et par l'université, qui couvait ses tempêtes. Revenons à Jeanne d'Arc, bien cambrée sur son cheval, tenant les rênes d'une main,
de l'autre son épée. À la longue, nous ne la voyions plus, à force d'habitude. Elle regardait vers le monument aux morts, le Forum, les jardins, les arbres, le ciel. Elle vit donc monter les foules ivres du 13 mai, descendre les gendarmes de retour des barricades, offrant son profil gauche à la reddition de Lagaillarde et, plus tard, son profil droit à ce genre de tir aux lapins qu'on appela fusillade de la rue d'Isly. Jusqu'au jour où - indépendance oblige - des zigotos l'affublèrent d'un voile de Mauresque (un seul œil dans le triangle) et d'une bannière vert Islam (oh ! que Péguy n'aurait pas aimé ça!).Alors, Jeanne a fait comme nous. Je ne sais pas dans quel coin de France on l'a rapatriée. Qu'on me pardonne cette lacune, nous
étions beaucoup dans son cas. Comment garder toutes les adresses ?
---------Derrière Jeanne d'Arc, Viviani. Un buste barbu. René Viviani, pied-noir de Sidi-Bel-Abbès, un des chefs du parti socialiste, trois fois ministre, je crois, et une fois président du Conseil. Mort en 1925, sans se douter, le pauvre grand homme, qu'une poubelle renversée viendrait le coiffer, un jour, en plein coeur d'Alger. Toujours l'indépendance! Voilà pour les statues. Il y a bien celle de Bugeaud, place d'Isly, entre la Xe région militaire, la brasserie Novelty, le Milk-Bar, et le mont-de-piété, minuscule périmètre qui entendit le fracas de la première bombe sur Alger et sentit passer le souffle du bazooka. Mais ce n'est déjà plus le centre.

L'Otomatic, puis la Cafeteria

---------L'Otomatic. Pourquoi l'Otomatic ? Parce que ce bar a commencé sa carrière, il y a belle lurette - les années 30 - par un coup d'éclat. Le progrès ! Dans les murs de marbre noir, des niches protégées par du verre et qui exposaient des sandwiches de luxe, des cakes ou des babas. Il suffisait de glisser une pièce dans une fente, près de la niche, pour que la vitre montât, lentement, solennellement, sous l'oeil de l'étudiant.C'était automatique. Mais on préféra l'orthographe "choc": Otomatic. Passé les premiers émerveillements, le système en vint à fonctionner de moins en moins solennellement et de plus en plus " à la resquille ". Devant cette hémorragie de sandwiches, pour un bénéfice dérisoire, la direction fit marche arrière. On arrêta le progrès ! Suppression des vitrines et retour à l'addition
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Avant de devenir le P.C. des étudiants activistes, l'Otomatic avait été celui des étudiants tout court. Les studieux, les fumistes, les dragueurs, les binoclardes et les déesses. Précisons plus de déesses que de binoclardes. Àl'Otomatic, on regardait passer les " petites cailles ", nom donné aux gamines bien roulées, bronzées à point, le rire blanc et la chevelure au vent. Les" grandes " du lycée Delacroix, à deux pas, ou les " première année ", à la fac, au-dessus. Sous un bras, leurs bouquins, et, inévitablement, à partir de mai, dans l'autre main, un sac de bain. Ces sacs de bain faisaient tellement partie de la silhouette des femmes d'Alger qu'un jour le F.L.N. s'en servira pour y glisser des bombes, au bras de jeunes Parques, recrues des réseaux terroristes. Les Djamila ou les N'fissa, choisies pour leur beauté, d'après la subtile formule de Yacef Saadi : " Si belles que les patrouilles les regarderont dans les yeux, oubliant de regarder ce qu'elles ont dans les mains. " ---------C'est ainsi que l'Otomatic volera en éclats et qu'en face la Cafeteria sautera deux fois de suite.
---------La Cafeteria, c'était moins étudiant. Plus récent. Plus luxueux aussi. Un antre en miroirs roses, banquettes bleues, grilles en fer forgé et doré, guéridons en faux érable. Un goût épouvantable, tape à œil, mais du confort. Dans les premiers temps, le personnel de l'Otomatic regarda la Cafeteria d'un œil oblique. Les étudiants désertaient le vieil " Otom ", pour aller humer la nouveauté, l'odeur des milk-shake, mesurer la hauteur et la saveur d'un tas de glaces aux noms américains, les " Banana's " truc, et les " Miami's " machin, avec des coulées de framboise, des volutes de Chantilly, des traînées de chocolat et des semis d'amandes grillées. Bien sûr, la Cafeteria...
---------Ils revinrent finalement à leurs premières amours, la terrasse de l'Otom et le Cuba-Libre de José, barman à œil de feu, au menton bleu, détenteur de secrets, engrangeur de messages. Au bout du compte, il n'avait pas son pareil pour doser le Bacardi et le " neutraliser" au coca-cola. Bref, le roi du Cuba-Libre ! De temps en temps, on tournait la tête négligemment, pour voir ce qui se passait à la Cafeteria. Il s'y passait que tout allait bien, que la clientèle se modelait : fonctionnaires, employés de bureau, midinettes de la rue Michelet et ceux qui aimaient les glaces.

Aux " Facs ", Lespagnol

---------Toujours sur le trottoir d'en face, la brasserie de Facultés. On appelait ça " les Facs ". Patron : Lespagnol. Grand, sec, le cheveu noir et plat, la paupière en berne, la démarche impassible. Au comptoir comme à la dunette. L'oeil et l'oreille à tout. Clientèle mêlée : étudiants, gens du bled qui " descendaient " pour la journée et qui déjeunaient là, entre deux courses, les habitués, les vieux copains du patron et les vieux copains du fils du patron, Jean Lespagnol, un physique de jeune premier américain, avec des épaules et des hanches de superman. L'avantage des " Facs ", c'était leur position stratégique, face aux grandes portes du lycée Delacroix et aux grilles de l'université. À la sortie des cours, il n'y avait qu'à regarder, pour le simple coup d'oeil, sans avoir à se tordre le cou. Montherlant, quand il séjourna à Alger, fut spectateur assidu aux " Facs ". Il en déduisit qu'il reste encore des paradis, et que les jeunes Algéroises avaient " des cheveux de tempête et des genoux comme de petits soleils ".

---------L'université d'Alger. Construite en 1909. Elle groupait lettres, droit et sciences. C'est à la " tac " de droit que Lagaillarde installera son P.C. au moment des barricades, établissant ce qu'on a appelé le " périmètre du camp retranché des facultés ". C'était, au coeur d'Alger, un quartier Latin exotique. En 1962, l'O.A.S. incendiera la bibliothèque de l'université.

------Vers la place Charles-Péguy, vers la poste, vers le cœur proprement dit : le Coq-Hardi. Terrasse vitrée, plantes vertes, le sourire de Lucien Richardoz. Le patron. Un petit homme à cheveux gris, complet gris, yeux gris. À 13 heures, le Coq-Hardi drainait tous les journalistes de la Dépêche quotidienne devant des anisettes bien " tassées " et des soucoupes d'olives bien salées. " Lucien ", c'était leur copain et le copain de Jacques Chevallier, le maire. Il savait des tas de trucs, siégeait à la municipalité, alliait le bon sens au goût de la " rigolade " et ne disait jamais que ce qu'il voulait bien
dire. Le Coq-Hardi changeait de clientèle vers 16 heures. L'heure des vieilles dames. Un défilé de toques et de voilettes, de bouquets surannés, de couples en bout de course. Tous les habitués du Laferrière, au temps où le Coq-Hardi s'appelait ainsi, avec moins de néon et moins de percolateurs. La brasserie de bon ton, le rendez-vous de papa.

 

 

Face au Coq-Hardi, : le Bristol

------À 17 heures, on appelait Lucien " M. Richardoz " et, galant, il passait de table en table, s'inclinant, s'enquérant des bonnes vieilles santés, écoutant la litanie des bons vieux souvenirs, l'oeil un peu distrait, le sourire un peu figé. Le Coq-Hardi aussi vola en éclats. Un jour d'avril, a las cinco de la tarde. Petite bombe pas plus grosse qu'un poudrier, posée par une gamine pas plus délurée qu'une autre. Elle but sagement sa tasse de thé, avant de déposer tranquillement son petit paquet sur le guéridon, ses gants sur le petit paquet et de filer. Passez muscade ! En face du Coq Hardi, le Bristol, le bar des play-boys, une faune plus ambiguë, une gérante aux pattes courtes, aux cheveux platinés, qui tenait la barre sans mollir, tirée à quatre épingles, des escarpins qui sortaient toujours de leur boîte, des robes aux imprimés vertigineux, les bras cliquetants de bracelets et un gros rire à la bonne franquette. On l'appelait Gaby. Le Bristol ne sauta pas. A la vérité, il était difficile pour une gamine de venir s'y attabler sans attirer immédiatement les regards de Gaby et de ses habitués. C'était un bar fermé.

-Un kilo de tomates par pulsation

-----Bien, mais alors? Passé les Coq-Hardi, Facs, Cafeteria, Otomatic -et autres Bristol, le cœur d'Alger? Ces enseignes-là formaient les relais, entre les relais, il y avait la rue. Belle procession.
------"Descendre la rue Michelet ", c'était aller au-devant du soleil et de la mer. Le cœur d'Alger battit pour ça, pendant longtemps. Pour des joies descendues du ciel, comme par enchantement. Chaque matin, le frémissement de l'air, la dentelle d'ombre et de soleil sur les trottoirs, la fraîcheur persistante de l'eau sur les pavés balayés à grands jets, dès l'aube. Et la grande symphonie des odeurs proches, le café, la bière, l'anisette, les fleurs des étalages, les coquillages, le pain, l'encens des boutiques indiennes, la bouffée douceâtre des parfumeries. Toutes les portes étaient ouvertes et, dans le soleil, tous les parfums se mélangeaient. Au passage des Mauresques, le musc, le henné, l'ambre. De plus loin venait s'épuiser, jusqu'au centre de la ville, l'odeur du port. La vinasse, le goudron et de petites senteurs d'oranges.
------La ville, d'emblée, évaluait ces privilèges. Elle vivait au présent et, dans ce présent, à la minute même que le ciel prodiguait. Son cœur se détraqua quand se fit, dans le sang, le procès du passé et quand il fallut bien se dire que l'avenir risquait d'aller se morfondre ailleurs.
------Ceux qui ne connaissent pas grand-chose au drame s'imagineront que la ville a commencé à vivre au moment même où elle s'est sentie condamnée à mort un certain 6 février 1956. Au rythme d'un kilo de tomates par pulsation. Non, de la rue Michelet à la grande poste, il était arrivé qu'on se conduisît autrement. Qu'on pleurât, par exemple, en des temps plus reculés, parce que c'était Montoire, au nom sinistre dans une France enchaînée. Cette voix qui sortait des haut-parleurs braqués devant la grande poste, le temps estompe ce qu'elle disait. Mais demeure le silence dans lequel tombèrent les derniers mots. Autre grand battement de cœur, autre vaste marée de visages et de clameurs les Américains. " Franklin arrive ! " " Les vendanges se feront en novembre ", etc.
------Au carrefour Charles-Péguy, en file indienne, les six premiers Américains capturés par les troupes vichystes, sur les hauteurs de la ville. Six Américains au casque hérissé de branchages, à la figure peinte en vert, au grand pas nonchalant, déambulant au milieu de la chaussée, rue Michelet, sous bonne escorte, sous les regards ahuris de la foule. Soudain, une voix lança, avec un accent pied-noir à couper au couteau
------- C'est comme ça, des Américains?
------Des houles de rire, des gens au milieu de la chaussée, les sentinelles débordées et, dans une belle impunité, une fraternisation bruyante, joviale, presque irrésistible. Attirés par la foule, englobés par la foule, les premiers G.I. d'Alger se volatilisèrent comme par enchantement.

Les pieds-noirs à l'Ours-Blanc

------Peu de temps après, l'Otomatic, la brasserie des Facs, le Laferrière-Coq Hardi étaient réquisitionnés comme boîtes à soldats. Le cœur d'Alger s'était vidé de ses étudiants. Les effectifs de l'université baissant d'un tiers au profit de ceux de l'armée. L'air se mit à sentir la savonnette, le tabac blond, la menthe de chewing-gum. ------Au cœur d'Alger, c'était la kermesse, la grande fiesta. Foyers de G.I., bourrés de bière, de rhum, de steaks, de pâtisseries, de pain blanc comme le lait, léger comme de la mousseline et fade comme l'hostie. Pour ces enfants gâtés, le paradis, c'était la beauté des filles et l'éclat du ciel. Mais pour les pieds-noirs, ce paradis-là devenait un enfer. Les hordes de lycéens qui n'avaient pas encore l'âge de faire la guerre, mais déjà celui de faire l'amour, se sentirent menacés sur leur propre territoire : le périmètre des facultés, l'Otomatic... Ils firent alors remonter le cœur d'Alger vers le haut de la rue Michelet, à la terrasse du Victor-Hugo, chez les Russes de l'Ours-Blanc, blancs eux aussi et qui débitaient le gigot de chameau aux sons des balalaïkas. Les Stawsky !
------Et, en particulier, Édouard Stawsky, un Russe blanc-pied-noir.
------Dans les murs, des aquariums, avec des poissons noirs comme la fumée, et, sur les murs, blancs sur fond de banquise bleuâtre, peints au Ripolin, des ours errants, méditatifs. Dans le décor polaire, les ventilateurs tournaient à plein tube, le beurre fondait dans les raviers et des dames russes traversaient la salle comme on traversait un salon de Saint-Pétersbourg, le buste légèrement ployé et saluant en inclinant leurs vieilles petites têtes emmanchées d'un long cou. Leurs survivantes et leurs descendantes allaient devoir refaire leurs valises, en 1962, en pleurant l'Algérie française.
Mais, déjà, la ville était perdue, saccagée, agonisante, et, des " barricades " à la fin, son cœur avait beaucoup trop battu, souffert, espéré, désespéré, à travers des foules dont on réglait les houles, commandait les tempêtes pour des vertiges tricolores. Trop de larmes et trop de sang. Les jardins se turent, les rues se vidèrent. Des bateaux s'en allèrent. L'heure de l'arrachement et de la greffe venait de sonner pour tous.

Marie ELBE