-----Le Professeur
Félix Lagrot nous a quitté le 18 novembre dernier (note
du site : nov 1998), presque centenaire.
-----Né
à Alger en 1899 de familles installées en ALGÉRIE
depuis 1843 et 1844 à
Dély- Ibrahim, Blida,
Berrouaghia et
Alger, d'ascendances bourguignonne, varoise, et même
hongroise, il a vu les Fées de la Colonisation penchées
sur son berceau. Après avoir fréquenté le "Petit
Lycée", futur Lycée Gauthier, puis le "Grand
Lycée", devenu le Lycée Bugeaud, il poursuit
ses études de médecine à la jeune Faculté
d'Alger. Il participe à la fin de la grande guerre comme Médecin-auxiliaire
dans la Rhénanie occupée. En 1924, il présente une
thèse remarquée qui l'amène à fréquenter,
à Paris, entre autres, le Museum d'Histoire Naturelle, où
il s'intéresse - pour la vie- à l'anthropologie préhistorique.
Sa carrière débute à Alger en chirurgie infantile,
dans le Service du Professeur Joseph Curtillet, comme externe, interne,
puis Chef de Clinique, chef de laboratoire. Aide d'anatomie, il assume
le protectorat de son maître le Professeur E. Leblanc. Parallèlement
à ces activités, il assure le remplacement de médecins
dans le bled, devenant pour un temps médecin de colonisation sur
les hauts plateaux, en particulier à Chellalah où une épidémie
de typhus frappait plusieurs dizaines de milliers de nomades vers 1925
: irremplaçable expérience, par laquelle il acquiert très
jeune à la fois l'immense respect de l'oeuvre accomplie par la
France dans ces terres arides, et le sentiment très vif de participer
à un travail de pionnier, pour une province, la sienne, où
il y avait tant à faire...
-----Titulaire
du prix David-Weill pour sa thèse, il effectue une tournée
avec le Dr René Lavernhe en Citroën B14 en 1924 dans l'Europe
d'après-guerre, opérant à Milan,Vienne, et dans d'autres
capitales : ses pas le mènent jusqu'aux îles Féroé
où il rencontre le grand Charcot sur le "Pourquoi pas ?".
L'amorce d'un goût prononcé pour les grands voyages...
-----C'est
ensuite le long cheminement d'un chirurgien acharné au travail,
auteur de plusieurs centaines de publications scientifiques.
-----Conférencier
d'Internat pendant dix-sept ans, il forme des élèves aux
brillants résultats, qui lui conservèrent toujours plus
tard leur amitié ; mais ses premières candidatures au chirurgicat
des Hôpitaux d'Alger sont une série d'échecs, sans
espoir de succès devant des juries toujours défavorables.
Il s'y obstine - et, toujours admissible cependant, il obtient, dès
ses débuts, un service de chirurgie de garde, puis de chirurgien
adjoint, où il développe et confirme sa pratique chirurgicale,
jusqu'à sa titularisation, beaucoup plus tard. Les années
de préparation répétée à ce concours,
à Alger, à Lyon, à Paris, sont pour lui une épreuve
profitable, en l'obligeant à un long et fertile apprentissage de
son métier. En 1939-1940, on le retrouve médecin capitaine
d'une ambulance chirurgicale en Tunisie ; en Novembre 1942, au débarquement
des Alliés à Alger, il entre dans l'Armée de l'Air,
au Maroc puis en Angleterre où il rejoint d'abord le groupe Chasseur
"Lorraine", puis la R.A.E à l'Hôpital des Brûlés
à Ely, près de Cambridge : il y découvre la chirurgie
plastique anglo-saxonne, source d'une nouvelle vocation, d'un nouvel "esprit
chirurgical" minutieux et précis.
-----Après
un séjour dans une formation de bombardiers dans le Yorkshire,
il peut, en juin 1944, débarquer en Normandie, avec son équipe
médicale de F.F.L. recrutée à Londres, et fonde un
Hôpital pour les blessés civils de Normandie, à Caen,
puis à Bayeux. Là fut utilisée pour la première
fois la Pénicilline en France. Félix Lagrot présente
celle-ci à la séance d'ouverture de l'Académie de
Chirurgie à Paris, le 4 octobre 1944 : à ce titre, il
peut être considéré comme celui qui a introduit cet
antibiotique dans notre pays.
-----De retour
à Alger, il reste l'assistant de son Maître le Professeur
Henri Duboucher, son vrai Patron, son modèle respecté, jusqu'en
1946 au concours du Chirurgicat des Hôpitaux d'Alger, où
il est enfin reçu, et pourvu d'un Service à l'Hôpital
Parnet, qu'il assure jusqu'en 1958, ayant été agrégé
en 1952.
-----Il a
la joie d'y constituer une fidèle équipe, et y vit la plus
belle époque chirurgicale de sa carrière, avec la quasi
création, en Algérie, de la chirurgie plastique apprise
en Angleterre ; le "rasoir rabot" qu'il lui faut inventer ;
le traitement des brûlés ; la chirurgie digestive et le traitement
du kyste hydatique, pathologie très répandue en Afrique
du Nord. On pourrait aussi évoquer la chirurgie thoracique et pulmonaire,
et la jeune chirurgie cardiaque.
-----En 1956,
la "guerre d'Algérie" lui amène une clientèle
très spécifique : celle des indigènes
mutilés par les terroristes FLN, qui leur coupaient le nez, les
lèvres, les oreilles, parce qu'ils fumaient du tabac français.
Le Service de l'Hôpital Parnet les répare.
-----A la
demande du Gouverneur Jacques Soustelle, un film (rigoureusement technique)
pour l'ONU, des articles médicaux en furent tirés, des communications
présentées devant les Congrès européens et
les Facultés de France.
-----Ce fut
l'origine des premières condamnations à mort, par le FLN,
de ce Toubib gênant. Nommé titulaire en 1958, il occupe la
chaire de chirurgie infantile jusqu'à son départ d'Alger
en juin 1962, lorsque le FLN le "condamne à mort" une
fois de plus pour son action résistante et "parce qu'il tuait
les enfants arabes" dans son Service...
-----L'exode
le mène à Toulouse où, suivant ses mots, "nous
avons appris l'austère grandeur des recommencements, l'aride fierté
de l'effort gratuit... Nous avons parcouru la voie doulou
reuse jusqu'au lumineux dépassement du désespoir".
-----Son activité
se poursuit à l'Hôpital jusqu'en 1969, et en clinique privée
jusqu'en 1975. Et encore jusqu'en 1985, il continue à opérer
des confrères atteints de cancers professionnels des mains, venus
de France et d'Europe, tous devenus des amis fidèles. Il opère
ainsi dans diverses villes d'Europe et d'Afrique, jusqu'en Pologne, et
surtout à Rome et en Italie, pays resté affectivement un
peu le sien.
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-----Cette
activité est pour lui l'occasion de nombreux voyages, pour des
conférences, des congrès, et il visite ainsi un grand nombre
de pays d' Europe, le Moyen Orient, l'Égypte, l'Iran. Il aimait
particulièrement l'Inde où il fait dix voyages, l'Himalaya,
la traversée en trekking au pied de l'Annapurna, dont il a connu
toutes les régions, le Népal, le Sikkim, l'Assam, le Bhoutan,
le Ladakh, le Pakistan, devenant par ailleurs un connaisseur très
approfondi des civilisations de ce sous-continent : Président des
"Amis de l'Orient" à Toulouse, il produit de nombreuses
conférences devant tous les publics. ..
-----Mais
la Méditerranée reste pour lui la Mère du monde :
la Grèce lui était chère, Rome était sa seconde
patrie, dont l'histoire chrétienne des premiers siècles
le passionnait ; ses séjours répétés dans
l'Espagne Catalane, où les plages étaient dorées
et les amis nombreux, sont le dernier lien charnel avec la province perdue...
Algérianiste au sens vrai et profond du terme, il évoquait
Tipaza, le môle du Rowing Club d'Alger comme le centre lumineux
de ses souvenirs, ce qui n'excluait pas un amour passionné pour
le Sahara où des périples répétés l'avaient
amené au Hoggar, autour des grands Ergs, au Maroc, en Tunisie,
dans le massif montagneux et hostile de l'Aurès. Cet intellectuel
est un grand sportif : nageur accompli, il trace encore son mile nautique
tous les matins d'été à l'âge de 80 ans, en
un crawl impeccable, non sans avoir pénétré dans
l'eau par un plongeon en saut périlleux ! Il avait pratiqué
le ski à Chréa dès son plus jeune âge, alors
qu'il était des premiers scouts d'Algérie... A 86 ans, il
pratique encore le ski nautique, et les habitués du môle
du Rowing Club d'Alger ont gardé en mémoire sa séance
quotidienne d'Hébertisme sur "les blocs" par tous les
temps, comme les tours du port au petit matin à la rame, sur les
"huit
barrés" du club... Sa retraite lui permet de cultiver encore
davantage son goût des lettres, particulièrement de la fin
du XIXème siècle et du début du XXème, et
des arts, surtout de l'art roman, de la Renaissance italienne et de l'art
indien. De nombreuses conférences sur le passé romain de
l'Afrique du Nord, sur le pétrole français du Sahara, sur
ses voyages asiatiques, font partager ce goût à des auditoires
variés. Il avait connu et fréquenté à Alger
tout ce que cette ville bouillonnante comptait d'artistes et d'universitaires,
ami des peintres Rochegrosse, Aubry, De Buzon, Cauvy, Launois, Fernez,
Le Poitevin et., des sculpteurs Alaphilippe et Greck, de l'architecte
Claro, du conservateur Alazard et de bien d'autres, sans parler du brillant
milieu littéraire qu'il cotoyait dans la librairie d'Edmond Charlot...
-----Profondément
français, charnellement algérien, pionnier de tradition
et de tempérament, il représente le type même de cet
"Homme Pieds Noirs" que l'Histoire a - assassiné... Très
impliqué dans la vie associative Pieds Noirs, il anime l'Association
des médecins repliés, écrit de nombreux articles
dans "l'Algérianiste", dans les "Échos d'El
Biar" et dans bien d'autres publications. Sa fidélité
à l'Algérie Française et sa révolte devant
l'imposture qui nous en a chassés ne se sont démenties à
aucun moment, et ont été la cause, comme pour d'autres,
de maints ostracismes et vexations...
-----Sa plus
grande fierté, son réconfort dans les amertumes de l'exil,
ont été la fidélité de ses collaborateurs
tous devenus d'éminents chirurgiens, cette famille hospitalo-universitaire
dont l'amitié chaleureuse l'a entouré jusqu'aux derniers
jours, comme l'a entouré la famille Pieds-Noirs qui a reconnu en
lui, un des siens...
-----Félix
Lagrot est un des fondateurs de la Société Française
de Chirurgie Plastique en 1952, Société
qu'il présida deux fois, comme il préside le Collège
international des chirurgiens en 1967 : il était Officier de la
Légion d'Honneur et de l'Ordre National du Mérite, médaillé
du Service de Santé de l'Armée de l'Air, de la Santé
Publique, Officier des Palmes Académiques ; il a été
récemment honoré par une distinction de la ville de Toulouse,
et le Centre de Grands Brûlés de cette cité porte
son nom.
M. L.
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