-Giuseppe Ventini (ou Joseph
Vantini) dont l'origine est assez incertaine et l'histoire diversement
racontée, surtout dans la première partie de sa vie, est
né vers 1808 sur l'île d'Elbe. Il raconte que très
jeune en 1814 il a vu Napoléon
mais ne garde aucun souvenir de ses proches; Pauline Borghèse,
soeur de l'empereur venue lui rendre visite, séduite par l'intelligence
de l'enfant, aurait proposé de prendre à sa charge ses études
dans un collège de Florence; d'autres sources indiquent que c'est
sa famille qui aurait eu ce dessein.
A cette époque la Méditerranée était infestée
de corsaires. Le bateau qui cinglait toutes voiles au vent vers les côtes
toscanes et à bord duquel avait pris place l'enfant âgé
d'environ sept ans, fut attaqué et arraisonné par des marins
barbaresques; Joseph fut fait prisonnier et débarqué à
Tunis où ses geôliers le livrèrent au bey. On aurait
alors pu penser qu'il serait destiné, comme d'autres d'ailleurs
à devenir eunuque, mais le sort en décida autrement. Résidant
au Palais il fut remarqué par un chirurgien français qui,
fortement impressionné par sa vivacité intellectuelle, usa
de son influence auprès du bey afin de permettre à l'enfant
d'échapper à un si funeste sort; il obtint du souverain
la promesse de diriger le jeune garçon vers l'école des
Mamelouks ( Troupes d'élite,
membres d'une milice formée d'esclaves ou de captifs au service
des califes musulmans et de l'empire ottoman.) que certains
rejoignaient dès l'âge de treize ans.
Résidant dans le sérail, on lui fit alors embrasser d'autorité
la religion musulmane et Joseph comme par enchantement devint Yousouf.
Il ne tarda pas grâce à son esprit vif à se faire
remarquer par ses maîtres; jusqu'à l'âge de douze ans
il suivit donc l'enseignement difficile de la rigoureuse école
coranique; il apprit l'arabe, l'espagnol, le français, le turc,
langues qu'il parla, semble-t-il couramment, ainsi que la maîtrise
de l'art de la guerre; peu à peu on loua son adresse, sa folle
témérité et son courage hors du commun. Avant d'atteindre
ses vingt ans il fut nommé bey de camp, distinction équivalente
à celle de général français; respecté
et admiré par le peuple, ce chef des mamelouks du souverain tunisien
s'illustra dans de nombreuses campagnes et combats auxquels il participa
hors de Tunisie.
De tragiques retrouvailles
À son retour à Tunis en 1830 Yousouf retrouve la
compagne de jeux de son enfance, la princesse Kabboura mariée
à un prince; une tendre complicité et une passion
brûlante unissent les deux jeunes gens; un eunuque les ayant
surpris, Yousouf prend la décision de le suivre dans les
jardins du palais, de l'attendre en embuscade et de l'assassiner.
Victime de sa folle imprudence il est alors forcé de chercher
son salut dans la fuite et prépare son évasion du
pays.
Il quitte le sérail en concevant, avec la complicité
du consul général de France, un stratagème
lui permettant d'échapper à une inévitable
arrestation. Un accord intervenu entre le commandant d'un brick
l'Adonis et le représentant français en Tunisie, permet
à Yousouf d'embarquer et d'arriver le 14 juin 1830 tout près
d'Alger, à Sidi-Ferruch, où l'escadre préparait
les premières missions de la conquête.
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Il entra au service de la France et toute incertitude
sur les évènements passés de sa vie disparaît;
sa connaissance des langues apprises à Tunis et plus particulièrement
l'arabe et le turc feront de lui un auxiliaire précieux et un interprète
de tout premier choix; il obtint et donna à ses supérieurs
de précieux renseignements sur les moeurs, la tactique, les armes
des Arabes; plusieurs missions périlleuses dont il s'acquitta avec
zèle et intelligence auprès des chefs de plusieurs tribus
éloignées lui ouvrirent la carrière des armes.
Après la prise d'Alger le général Clauzel le nomma
agha puis, en décembre 1830, capitaine à titre provisoire
au premier escadron des Chasseurs algériens. Il se fit rapidement
remarquer par ses qualités de guerrier, de stratège pour
son courage à toute épreuve et une rare intelligence; son
grade de capitaine lui fut définitivement acquis en mai 1831. L'un
de ses plus grands faits d'armes resta la conquête de la ville de
Bône en mars 1832. En effet, le duc de Rovigo avait confié
à Yousouf la mission de se rendre dans cette ville afin de s'y
livrer à une étude sur les moyens susceptibles d'être
employés pour s'emparer de la place. Les résultats furent
favorables car les notables souhaitaient une aide de la France. C'est
ainsi qu'une expédition fut décidée afin d'éviter
que la ville ne tombe aux mains de Ben Aïssa, représentant
du bey de Constantine. En janvier une goélette, la Béarnaise,
quitta Alger pour Bône avec à son bord les capitaines d'Armandy
et Yousouf ainsi qu'une petite troupe.
Les contacts pris avec Ibrahim, bey de Bône, pour livrer la ville
aux Français s'étaient révélés infructueux
et gênaient les desseins des deux hommes; en outre Ben Aïssa
ayant appris la présence des Français dans la place sommait
les assiégés de se rendre; devant le peu d'empressement
d'Ibrahim à collaborer, ils conçurent le projet de s'introduire
dans la citadelle avant que les assiégeants ne s'en aperçoivent;
ce qui fut fait. Lorque le pavillon français fut arboré,
Ben Aïssa lança une violente attaque contre la ville qui échoua;
il envisagea alors de corrompre quelques militaires de la garnison, chargés
d'assassiner les deux officiers, de massacrer les soldats et de s'emparer
de la citadelle; ces derniers avisés du complot rassemblèrent
les conjurés et Yousouf leur dit: " Vous avez résolu
de livrer la Casbah à l'ennemi; vous êtes des traîtres
et des lâches; je sais que certains d'entre vous ont décidé
de se défaire de moi et que c'est la nuit prochaine qu'ils ont
choisie pour mettre à exécution leur infâme projet.
Les coupables me sont connus; qu'ils frappent d'avance ceux qui ne craindront
pas de porter la main sur leur chef; Jacoud, Mouna, vous restez impassibles;
voici le moment propice de mettre une partie de votre projet à
exécution: frappez, je vous attends. Vous ne me donnez pas le signal
de l'attaque, alors moi je commence ", et de deux coups de pistolet
il leur fracassa le crâne.
Quelques mois plus tard Ibrahim voulut reprendre la ville à la
tête d'une troupe de 12 000 à 15 000 hommes, Yousouf fit
une sortie dont lui seul avait le secret et le battit définitivement.
Ses faits d'armes et sa brillante conduite lui valurent en avril 1833
le grade de chef d'escadron du troisième régiment de chasseurs
d'Afrique et pendant trois ans d'un séjour ininterrompu à
Bône, il montra maintes fois son courage, son habileté et
son audace à mener une attaque. Il fit subir aux soldats du bey
de Constantine, qui avaient ravagé le territoire des Eulma alliés
de la France, une cinglante et cuisante défaite. Près de
200 ennemis tués et 40 000 têtes de bétail capturées.
Yousouf fut nommé
gouverneur général de l'Algérie. bey de Constantine
mais ce titre ne fut jamais qu'honorifique. Il quitta Bône en mai
1837 pour regagner Paris durant un an. De retour en Algérie, le
maréchal Bugeaud demanda, en 1842, qu'il soit promu au grade de
colonel et commandant de tous les spahis car, disait-il: " il
était bien peu d'officiers de cavalerie légère qu'on
puisse lui comparer et que jamais on n'avait montré plus d'élan,
plus d'activité d'esprit et de corps ".
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En 1843, sous les ordres du duc d'Aumale
il participa à la prise de la smala d'Abd el-Kader puis, en 1844
à la bataille d'Isly à la frontière marocaine contre
les troupes du sultan du Maroc Moulay Abd-er-Rahman et sous le commandement
du général Bugeaud. Par la suite il obtint la reddition
des tribus kabyles et s'empara en 1852 de la ville de Laghouat.
Après un court séjour en Crimée il devint gouverneur
de la ville d'Alger de 1855 à 1865 et nommé général
en 1856. Il participa aux opérations de Kabylie et à l'expédition
du Djurdjura.
En 1865 Napoléon III nomma Mac-Mahon gouverneur général
de l'Algérie; mais l'homme peu enclin à partager les honneurs
posa comme condition, avant d'accepter son poste, que Yousouf soit affecté
en métropole. Le 8 mai 1865 le héros emblématique
quitta Alger salué sur le port par une foule enthousiaste où
Européens, Arabes, Kabyles, Noirs, civils et militaires se mêlaient,
animés par la même ferveur.
Nommé commandant de la division de Montpellier en 1865, il s'éteignit
à Cannes le 16 mars 1866; quelques jours après, ramené
à Alger, l'armée et la Population lui firent des funérailles
nationales et selon ses voeux il fut enterré dans les jardins de
sa villa, où il reposera jusqu'en 1909, avant d'être inhumé
au cimetière de Saint-Eugène à la périphérie
de la capitale; il avait été élevé au grade
de commandeur de la Légion d'honneur en 1843, grand officier en
1852, grand-croix en 1860. En 1845, il avait abjuré le mahométisme,
s'était reconverti à la religion chrétienne et avait
épousé une nièce du général Guilleminot;
il aimait profondément l'Algérie et ne la quitta qu'à
regret.
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Mais n'est-ce pas le capitaine Pélissier
qui détenait une partie de vérité sur le cheminement
exceptionnel de Yousouf lorsqu'il disait: " On a donné
à Joseph plusieurs grades dans l'armée, c'est une faute;
on l'a fait capitaine et chef d'escadron: c'était lui mettre des
lisières que sa structure ne comporte pas, le turban lui allait
infiniment mieux; c'était l'étouffer sous un habit étranger,
il fallait lui laisser le sien. Qu'est-il arrivé ? Lorsqu'il était
chef d'escadron pour nous, il est resté bey pour les Turcs à
Bône qui lui rendaient des honneurs inconnus, qui lui baisaient
les mains. C'est que, malgré nous et malgré nos formes,
il est resté lui et c'est là le seul rôle que puisse
nous donner cet homme tout entier. On pouvait le grandir par la dénomination,
si l'on ne pouvait le grandir par le grade. On l'eut appelé bey,
cheik, gouverneur: c'eut été un commandement à siéger
au milieu des Arabes qu'il fallait demander pour lui; avec son courage
éprouvé, sa connaissance de la langue du pays, il était
dans les conditions du succès et c'est le succès que nous
devions chercher. Aujourd'hui que Joseph est arrivé à l'apogée
de l'avancement nous ne pouvons plus y rien changer. Nous l'avons fait
général et nous avons par conséquent récompensé
amplement ses services. Depuis il a épousé une Française,
une jeune personne appartenant à une des meilleures familles de
la capitale et il est maintenant dans les meilleures conditions pour devenir
nôtre et par conséquent se faire naturaliser français
".
Dans "La guerre en Afrique" qu'il publie en 1850,
Yousouf écrit:
« Depuis 20 ans, je combats sous le drapeau de la France, je
lui ai consacré mon épée et ma vie! J'ose espérer
que ce dévouement et les quelques services que j'ai rendus
à mon pays me donnent le droit de traiter à mon tour
cette question si controversée de la guerre d'Afrique ». |
La vie de cet homme étonnant, habile,
intelligent et rusé ne fut qu'une succession d'aventures aux multiples
facettes, et aux rebondissements souvent surprenants, voire rocambolesques
: captif du bey de Tunis alors qu'il n'était qu'un enfant, amoureux
d'une princesse, fuyant le pays pour débarquer en Algérie
en 1830, interprète de l'armée française, chef des
spahis, couvert de gloire grâce à ses exploits guerriers,
général, on a dit de lui qu'il fut un homme exceptionnel,
au destin hors du commun, audacieux, courageux, téméraire,
dévoué envers ceux dont il avait reçu les bienfaits
et fidèle dans ses affections et ses amitiés. Mais cette
vie trépidante recèle, à n'en point douter, des périodes
moins brillantes peut-être, moins connues certainement; et si des
ombres subsistent encore sur l'épopée, elles aussi concourent
à apporter ce charme et ce mystère qui entourent très
souvent les héros et participent au mythe et à la légende.
Yousouf fut de ceux-là.
Sources :
- Archives militaires, Yusuf, par E. Balme, l'Algérie de 1830 à
1840,
- Annuaire encyclopédique, documents officiels, Annales algériennes.
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