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-CAMUS la voix des silences
pnha n°62, nov.1995
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-----«Méditerranée, oh ! Mer Méditerranée ! Seuls, nus, sans secrets, tes fils attendent la mort La mort qui les rendra purs enfin»
-----Les derniers vers d'un poème de jeunesse, écrit en 1933 alors qu'Albert Camus n'a que vingt ans, témoigne de la prédominance de cette "perle latine aux liliales lueurs". A l'instar d'un marin ou d'un Ulysse en permanent exil, il puise sa force et sa mémoire dans
cette patrie liquide qui unit les hommes par ses paysages, ses caractères, ses habitudes et ses comportements.
-----Né le 17 novembre 1913 à Mondovi, Albert Camus vivra en Algérie jusqu'à l'âge de 27 ans. Là est le berceau de sa pensée ; ici subsistent les racines et la sève de ses textes. Lui même le reconnaîtra en 1958, 2 ans avant sa mort, dans une préface de "L'envers et l'endroit" son premier livre écrit à 23 ans, " si j'ai beaucoup marché depuis ce livre, je n'ai pas tellement progressé". Tout est dit.

UNE PASSION POUR ALGER

-----Alger, Tipasa ....ces deux lieux marquants de la vie et de l'oeuvre de Camus ont en commun la Méditerranée.
-----La première, à l'instar de Vénus, naît dans les brumes matinales au coeur de cette eau laiteuse à laquelle elle retourne chaque jour dans les torpeurs du soir, épuisée de lumière ; elle "s'ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure".
-----De ses premières années passées au quartier pauvre de Belcourt jusqu'à ses études secondaires et son hébergement dans les beaux quartiers du centre ville, Camus garde ce souvenir ému, cette jubilation, car "ce qu'on peut aimer à Alger, c'est ce dont tout le monde vit : la mer, au tournant de chaque rue, un certain poids de soleil..."
-----Comment peut-on souffrir de la pauvreté quand les bonheurs simples mais irremplaçables sont à quelques encablures du petit appartement sombre de la rue de Lyon où l'on vit à 6, dans un troispièces sans commodités ?
-----C'est ici que Camus habitera jusqu'à l'âge de 17 ans, dans la proximité d'une grand-mère autoritaire, de deux oncles laborieux et taciturnes, de son grand frère aîné et d'une mère illettrée, devenue aphasique en apprenant la mort de son époux, frappé à Saint-Brieuc dans les premiers spasmes de la guerre de 14. Le jeune Albert vit dans le silence ; tout au plus échange-t-il des regards qui le déchirent parfois d'incertitude. Dès qu'il a franchi la porte de l'appartement familial, le voila confronté à l'exubérance de ce quartier, bruyant et chaleureux, encombré de charretons et de gosses courant entre les tombereaux et les tramways qui égrènent leurs clochettes d'alarme ; on s'interpelle à gorge déployée avec des mots d'italien, de maltais, d'espagnol et d'arabe qui s'entrechoquent comme les verres d'anisette sur le zinc des cafés de Belcourt.
-----Entre le silence de la mère et le brasillement de la rue, il y a un tel contraste que l'un et l'autre pourraient sembler inconciliables. Pas pour Camus qui en tirera enseignement quand, plus tard, il formalisera (dans "l'homme révolté") ce qu'il appelera "la notion de contrepoids" et qu'il définit comme "cet esprit qui mesure la vie, celui-là même qui anime la longue tradition de ce qu'on peut appeler la présence solaire et où, depuis les grecs, la nature a toujours été équilibrée au devenir".
-----La nature et l'homme, le silence et sa bourrasque, la vague et son ressac... ainsi va la vie, au rythme immuable de ce balancier qui, tour à tour, fait poids ou contrepoids. "Dans la misère commune, la vieille exigence renaît alors ; la nature à nouveau se dresse devant l'histoire". Inutile de la fuir, de l'ignorer ou de tenter de l'assujettir à nos volontés. Elle s'impose.

LES DIEUX DE TIPASA

-----Dès qu'il le peut, Camus s'engouffre dans le gros autocar poussif qui relie Alger à Tipasa, ce somptueux champ de ruines distant de 65 kilomètres d'Alger ; c'est un bonheur intense, une joie sans pareil que de se retrouver "devant la mer, dans le vent, face au soleil, enfin libéré de ces villes scellés comme des tombeaux". Il quitte la rue principale de cet ancien comptoir phénicien devenu colonie latine puis romaine, pour rejoindre le port où quelques pêcheurs remaillent leurs filets. Il emprunte le petit escalier de pierre et s'enfonce dans cette campagne où s'épanouissent des bougainvillées incarnats, des tamaris aux discrètes fleurs roses, des oliviers aux reflets de bronze. Bientôt, il entend le clapotis de la mer dont les baisers avides s'estompent sur les ruines qui dégringolent jusque dans l'eau. Des colonnes s'élancent vers le ciel ; dans l'amphithéâtre flânent, indolents, quelques moutons broutant une herbe rare. Des petites fleurs rouges ou jaunes jaillissent entre les pierres grêlées par le temps et le sel. Dans ce bruissement de vie, l'air s'appesantit comme pour fixer le temps. Les noces de la vie sont là, toutes entières célébrées dans la pérennité de l'eau, de la lumière et de l'histoire dont atteste la cité qui, dans son éternel printemps, est "habitée par les Dieux et les Dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuivrée d'argent, le ciel d'un bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. A peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s'ébranle d'un rythme sûr et pesant pour aller s'accroupir dans la mer".
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Camus aime s'accorder un long temps de communion avec ce lieu ; c'est un prélude à la mer "roulant ses chiens blancs à une vingtaine de mètres", à la baignade. Bientôt, il rejoint, en contrebas, la plage de Matarés et plonge dans l'eau avec une vigueur d'impatient amoureux. Comme Meursault, " Il nage régulièrement et les muscles de son dos rythmer son mouvement". Cette fusion dans l'eau c'est l'union la plus intime qui soit avec cette mer des origines, avec tous ceux qui y trouvent, comme lui, la source du bonheur, les ressources du coeur et de la vie.

ORAN DU TRISTE EXIL
-----Comment, dès lors, pourrait-il apprécier Oran, cette ville qui, à deux périodes de son existence, sera celle de l'exil intérieur ; il n'y voit qu'un "lieu neutre" dont le pire des malheurs est de tourner le dos à la mer. Ça n'est pas par hasard si Camus lui fait inoculer " la peste" et si c'est d'une "mer soulevée et toujours invisible" que monte "une odeur d'algues et de sel". Un peu comme si la ville perdait tous ses repères, hors la présence de la mer. Elle n'est plus alors que "déserte, blanchie de poussière, saturée d'odeurs marines, toute sonore de cris du vent gémissant alors comme une île malheureuse". Fermée pendant l'épidémie, Oran se recroqueville, suffoque...
-----Cependant, on retrouve dans ses "Carnets" de l'époque quelques descriptions beaucoup plus aimables de la ville espagnole et de ses alentours ! Notamment de ses plages, car accorder sa respiration au rythme de l'eau... c'est une nécessité pour Camus ; c'est une pulsation vitale, le choc alterné de ce balancier qui frappe les coups du destin et empêche tout choix définitif dès lors que l'envers vaut l'endroit, que le bonheur voisine le tragique, la lumière s'oppose aux ténèbres, que le royaume suit l'exil ou le précède, qu'entre oui et non la vérité se compose à chaque moment.
-----De tous les sites, Tipasa restera un lieu unique. Il est celui des "Noces" ; celui de l'exemple grec dans lequel Camus se retrouve. Comme il le confie au faîte de la célébrité : "plus j'avance et plus je suis étonné par la quantité des choses toujours vraies et neuves que les grecs ont formulé" et d'ajouter : "comme les grecs, je crois à la nature". Et cette nature se modèle depuis des siècles et pour des millénaires encre dans cette patrie, ce territoire d'union. Là où une mer donne son nom à cette terre cosmopolite qui la prolonge.

LA RENCONTRE AVORTÉE

-----En 1937, lors de la conférence inaugurale de la Maison de la Culture d'Alger, le jeune Camus (il n'a alors que 24 ans) exprime un concept auquel il restera attaché : "ce qu'il y a de plus essentiel dans le génie méditerranéen jaillit peutêtre de cette rencontre unique dans l'homme et dans la géographie, née entre l'Orient et l'Occident."
-----Mahmoud Benkritly, un intellectuel algérien de 83 ans vivant à Mostaganem fut un des proches de Camus avec lequel il travailla à "Alger Républicain" ; il a toujours conservé une grande et respectueuse affection pour le journaliste qu'il était alors, pour le philosophe qu'il devint et pour l'ami fidèle qu'il resta.
-----Cependant, il regrette que "Camus, comme la plupart des Français d'Algérie, n'ait pas compris le drame de cette terre dont le premier acte s'est joué à Sétif en 1945. Les arabes d'Algérie étaient aussi des Méditerranéens, mais ils n'appartenaient pas à cette "Grèce en haillons" dont parle Camus dans son courageux reportage sur la "Misère en kabylie" réalisé en 1939. Ils avaient leur culture, leur tradition, leur religion et aspirer à recouvrer leur dignité. Peuple ignoré sur sa terre d'origine, le peuple berbère ne se reconnaissait plus dans le prisme français. Et ce fut la déchirure tragique...
-----Camus la pressent dès 1955, quand il décide de retourner à Tipasa pour y retrouver ces " évangiles de pierre, de ciel et d'eau".
-----Terrorisme, événements, pacification... une guerre qui n'ose pas dire son nom meurtrit l'Algérie.
-----Il pleut sur Tipasa. Une pluie qui délave les chants d'oiseaux, l'azur du ciel, les parfums des absinthes et des giroflées. Les grenadiers dénudés pleurent sur l'asphalte noir. Dans les rues de la "cité oubliée", Camus traverse "des champs couverts d'arbres amers". Il entend au loin la mer dont la plainte étouffe les sanglots du vent et remarque que les ruines sont désormais ceintes de barbelés. La mer s'est retirée ; elle même s'est retranchée dans ses frontières. "Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte ; Il avait fallu se mettre en règle avec la nuit : la beauté du jour n'était qu'un souvenir".

RETOUR À L'INNOCENCE

-----Le temps de l'exil et du silence étaient venus. Le balancier était au sombre de sa vie. La Méditerranée le privait désormais d'une de ses rives.
-----Le 2 janvier 1960, Albert Camus meurt dans un accident de la route. Dans sa sacoche on découvre un manuscrit auquel il travaillait : " Le premier homme"... Ce texte écrit en 1960, il en avait le projet de longue date ; il en parle dans ses "carnets" dès octobre 1953, donnant par là même, la clé du titre... "Recherche d'un père ou le père inconnu, la pauvreté n'a pas de passé".
-----Il fallut sept ans à Camus pour offrir une voix aux silences, pour donner la sienne à ce père inconnu, mort à la bataille de la Marne, pour évoquer ce quotidien rude aux plaisirs simples et aux espoirs féconds. Ce livre est une fresque des quartiers pauvres d'Alger dans les années 20, un témoignage émouvant, âcre et pourtant heureux de cet univers dont "la misère est une forteresse sans pontlevis" ; c'est aussi un retour à cette innocence de l'enfance riche en exemples et principes qui jalonneront sa vie et son oeuvre.
-----Ce dernier texte de Camus fait miroir au premier livre écrit alors qu'il n'avait que 23 ans "l'envers et l'endroit" dans lequel on retrouve les mêmes thèmes, personnages et événements.