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-----Alger,
janvier 1956 : Camus expose son projet de trêve civile. Un appel à
l'intelligence des hommes. -----La rébellion nationaliste algérienne, à l'automne de 1955, allait entamer sa deuxième année. Les Européens d'Algérie, qu'on allait bientôt, nul ne sait pourquoi ni comment, nommer "Pieds-Noirs", étaient solidement ancrés dans la conviction de leur bon droit. François Mitterand n'avait-il pas proclamé "l'Algérie c'est la France" et Pierre MendésFrance lui-même, alors qu'il était Président du Conseil, n'avait-il pas parlé des trois départements français d'Algérie ? -----Le souvenir de leur participation massive à la libération de la France était encore tout frais à leur mémoire. Les ignobles massacres d' El Halia, le 20 août (c'était hier) avaient fait trente-cinq morts, dont dix enfants, et quatorze blessés, dont huit enfants, tous civils, sans compter les mutilations préalables. Cela ne pouvait que creuser irrémédiablement, c'était l'objectif des chefs du FLN qui les avaient ordonnés, le fossé qui séparait les communautés. Et le manichéisme de certaine presse parisienne, qui cédait parfois à la facilité en amalgamant la trentaine de milliers de colons, en effet privilégiés, et le million de Pieds-Noirs pas plus riches et parfois plus pauvres que leurs concitoyens de la Métropole, les crispait dans leurs certitudes. Déjà l'on percevait chez certains les germes du contre- terrorisme. BRUA ET ROBLES -----C'est dans cette atmosphère d'hostilité soupçonneuse que l'on vit naître quelques tentatives de regroupements des libéraux, ceux du moins qui s'efforçaient de ne pas perdre leur lucidité. A Alger, parallèlement à d'autres initiatives, quelques amis d'Albert Camus s'associèrent à des musulmans... -----Au cours d'une de nos réunions dans le bureau de Simounet, je proposai de demander à Camus de nous aider à faire connaître notre mouvement. Le 7 décembre, il me donna un accord de principe. Mais, à cause des prochaines élection législatives... il fut ensuite d'accord sur la date du 21 janvier, ajoutant : " Vu les jolis poulets que je reçois là-bas, j'irai en armure du XVe". Le 12 janvier, alerté par Edmond Brua qui a entendu parler d'une confé rence, il m'écrit : "il faut annoncer une manifestation de groupe, où je prendrai la parole en même temps que les représentants des autres tendances et confessions. Je ne suis pas le prophète de ce royaume en ruines. C'est une action collective qui aura du sens et de l'efficacité". -----Il serait trop long de décrire l'atmosphère enfiévrée qui régnait dans les dernières journées et toutes les difficultés rencontrées... -----Camus était arrivé le 18 janvier. II s'enfermait au Saint-Georges, pour écrire le texte de son intervention qui, m'avait-il dit en débarquant de l'avion, "développerait ce qu'il avait déjà écrit dans l'Express". Il se libérait en fin d'après-midi. Les trois soirs suivants (la réunion avait été reportée au 22) il put donc assister à notre concertation quotidienne au Cercle du Progrès, puis à deux réunions élargies. Il y eut d'abord celle du Théâtre Mahieddine, où une cinquantaine de sympathisants nous attendaient. L'abbé Tissot représentait l'Eglise catholique, le pasteur Capieu l'Eglise réformée. Les Ulémas et la synagogue avaient préféré s'abstenir. -----Camus exposa les grandes lignes de son projet de trêve civile, qui fut accueilli favorablement. Dans l'autre réunion un instituteur algérien ami de Roblès (que nous venions d'intégrer à notre groupe), déclara textuellement : "J'ai été blessé en 1944 à Cassino. Si la France était de nouveau menacée, j'irais de nouveau combattre pour elle, mais sous mon uniforme algérien". Un commerçant algérien fut plus violent. Sa diatribe pouvait se résumer ainsi : la trêve civile, on s'en fout. Indépendance immédiate, absolue, sans conditions. Camus ne cachait pas son irritation ; En sortant, il dit à Miquel : "C'est foutu. Ils ne veulent pas qu'on se déculotte, non ?". Mais il avait pris conscience de la dégradation de la situation. AVEC DEUX GORILLES -----Nous devions aussi veiller à sa sécurité. Une embuscade dans les parages déserts du Saint-Georges était facile à organiser. -----Le samedi soir, alors qu'il devait diner en ville, il accepta difficilement ma suggestion : il m'appellerait vers la fin du repas, je descendrais le prendre et il passerait la nuit chez moi à El Biar. J'ai attendu son appel. Il vint, tard dans la nuit, mais du Saint-Georges où ses amis l'avaient reconduit. Sa " castillanerie" n'avait pas supporté l'idée d'une dérobade devant un danger qu'il jugeait imaginaire. La réunion était annoncée pour seize heures. A quatorze heures, nous étions tous à pied d'oeuvre, pour ne pas dire sur pied de guerre. Trois filtrages successifs nous permirent d'identifier nos invités. A quinze heures, la grande salle et les deux salles annexes étaient combles. Les nouveaux arrivants allaient devoir s'entasser dans le petit hall et le large escalier qui menait à l'étage. Les deux communautés composaient en parties égales cette foule où petits bourgeois et intellectuels dominaient visiblement. Les femmes européennes étaient nombreuses, les musulmanes beaucoup plus rares. Les coutumes ancestrales commandaient. Quant à la classe ouvrière, elle boudait musulmane, elle était peu évoluée, européenne, oubliant ses choix politiques antérieurs, elle avait rallié le camp des inconditionnels de l'Algérie Française. -----Deux costauds endimanchés accompagnaient Camus. "Mes gorilles" nous dit-il avec un sourire narquois à l'endroit de nos craintes. UN APPEL À LA PAIX -----Sur la petite estrade basse installée au fond de la grande salle, Roblès présidait, assisté de Mainsonseul et d' Ouzegane. Un Père blanc, le Père Cuoq, représentait l'Eglise catholique, le pasteur Capieu, l'Eglise réformée. Le docteur Khaldi figurait là en tant que musulman. Une chaise vide attendait Ferhat Abbas ; il arriva alors que Camus parlait depuis un moment. Interrompu par des applaudissements apparemment sans cause, celui-ci se retourna. Il vit Abbas. Les deux hommes se donnèrent une longue accolade, sous les vivats frénétiques de l'assistance saisie par l'émotion et un espoir fou : tout serait-il encore possible ? -----Il faut relire le texte prophétique de Camus, publié dans ses chroniques algériennes (Actuelles III). Son analyse des origines de la rébellion, sa lucide définition des forces, des sentiments et des passions en présence, les tragiques perspectives qu'il annonce si de part et d'autre ne se fait pas jour une volonté de rapprochement, seul moyen d'aboutir à une solution juste et humaine, les avertissements qu'il lance à chaque communauté, font de ce beau morceau littéraire un acte d'accusation politique. -----Pendant une demi-heure, Camus lut cet appel à l'intelligence des hommes, et à leur réconciliation. Recueillies dans un silence tendu, ses paroles étaient souvent interrompues par des applaudissements dont l'intensité et la durée témoignaient de l'approbation de l'auditoire. Mais de violentes clameurs montant de la rue s'opposaient à la ferveur pathétique que Camus sentait dans la salle. Quelques centaines de jeunes gens , par le mot d'ordre d' "Algérie Française" vouaient Mendés-France et Camus au poteau. Ils ignoraient tout du sens et du but de notre manifestation... ----Mendès-France
avait, dix huit mois auparavant, ouvert la voie à l'indépendance
de la Tunisie qui conduirait à celle du Maroc. Il s'attaquait maintenant
à l'Algérie, on n'allait pas le laisser faire. Cette haine
atteignait Camus de plein fouet. Des pierres venaient frapper les fenêtres
et il fallut en hâte rabattre les volets. La tension montait dans
la salle surchauffée. Debout à côté de l'estrade,
je ne regardais plus que Camus et je le voyais blêmir. Charles Poncet |