Les transports maritimes à Alger, en Algérie
Nos paquebots.
Texte de Pierre Dimech (avec son aimable autorisation, il est de mon quartier, alors, c'est dire !)
Extrait de "Si jamais je t'oublie Algérie", les Presses littéraires.En vente chez l'auteur.
sur site le 29-05-2003

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------Ils nous ont porté une dernière fois dans le pêle-mêle de nos valises et de nos larmes, au cours de l'été noir de 1962. Croisière fantasmagorique pour étranges « vacances »... Qui dure encore seize ans après.
------Pour la plupart d'entre nous, c'est de leur bastingage que nous avons vu se fondre derrière l'horizon, avec les collines de notre terre, un pan entier de notre existence, noyant notre âme d'enfants dans leur sillage bouillonnant. À Marseille, à Port-Vendres, on les a quittés sans un regard, le front bas comme si eux aussi été responsables de l'incompréhensible malheur qui nous frappait, convoyeurs du Destin préfigurant la barque de l'Au-delà.

------Et pourtant, comme nous, ils étaient des victimes. Il n'avait pas survivre longtemps à notre exode. En quelques années, ils disparurent presque tous vers d'autres horizons, pour terminer leur existence sur des chantiers de démolition.

------Maintenant que le temps passé, nombre d'entre nous n'a pas résisté à l'appel de leur souvenir et de la fantastique puissance des vocations qu'ils contenaient, et se sont rendus sur nos ports méditerranéens, plus spécialement à Marseille, pour les revoir. Et devant le vide des bassins ou pis encore, devant les piètres silhouettes de leurs successeurs, moins paquebots que garages flottants, ils ont compris aura avec eux c'est tout un monde qui avait chaviré. Eux disparus, l'horizon de la Terre aimée à un peu plus reculé.

------Je ne les ai pas nommés, mais chacun aura reconnu le sien, car quel Algérois, quel Oranais, quel Bônois n'avait pas son navire favori : « le ville d'Oran », « le ville d'Alger », « Kairouan », « ville de Tunis » et autres « Sidi-Ferruch »...

------Nous vivions sur nos ports, fasciné par leur spectacle toujours recommencé. Même « ceux du bled » les connaissaient bien pour les avoir vus à chaque voyage qu'ils effectuaient dans les grandes villes pour leur travail. Qui donc a résisté un jour au plaisir de s'attarder sur la rampe du boulevard Carnot, à Alger, pour contempler le grand spectacle qui s'offrait en permanence sur cette scène immense ? Et puis il y avait les vacances, grands départs à cadences doublées, ravivant les luttes de prestige entre les compagnies dans une atmosphère fébrile de « course », à grands coups de sirènes mugissantes, toutes amarres activement larguées, dans un grand ballet de remorqueurs, a fin de prendre de précieuses minutes aux concurrents. Comment ne pas évoquer, d'autre part, les jours de départs solitaires au cours des grandes tempêtes d'équinoxe, tandis que, du haut des boulevards, courbée sous le vent, battue par la pluie, une foule stoïque de spectateurs suspendait son souffle ou poussait des « Ho ! », des « Ah ! » lorsque, dès la passe franchie l'étrave du paquebot plongeait dans l'écume des vagues qui déferlaient sur le pont et que l'arrière se soulevait laissant parfois entrevoir une des hélices battant dans le vide dans un bruit d'enfer !... Alors, les cris fusaient : « regarde comme il prend la lame de travers ! Qu'Il est beau comme cela ! »... « Il », oui, avec une majuscule, car ce n'était pas un objet « objet inanimé », étant avoir une âme, qui en aurait, en se posant la question, douté ? Chacun de ses paquebots avait, avec sa silhouette, un « physique » qui l'individualisait ; lorsque deux étaient identiques, comme par exemple le « ville de Marseille » et le « ville de Tunis », ne disait-on pas qu'ils étaient des jumeaux ? Cette silhouette indiquait aussi leur tempérament : lorsque le « Kairouan » se profilait, racé, étrave tranchante, superstructure
compacte et fine cheminée aérodynamique, on comprenait vite dans l'impression de « glissement » sur l'eau qu'il donnait, qu'il était le plus rapide, véritable coursier des mers. Et qui n'a jamais été fasciné par la noblesse du « ville d'Oran », réplique méditerranéenne du « Normandie », puissante cheminée vers l'avant, navire majestueux entre tous, d'où sortait, au moment des manoeuvres, une sirène grondante ? Cela tenait à un subtil équilibre des masses. Ainsi le « le ville d'Alger », qui avait été avant-guerre le « jumeau » du « ville d'Oran », se distinguait désormais par de petites modifications au niveau du pont supérieur (ou pont des embarcations) et dans le volume de la cheminée.
------Il est manifeste que tous ces navires « courrier de France » ont peuplé le monde de la littérature algérianiste et son prolongement quotidien, la presse algérienne. Que dire alors du domaine pictural ? De génération en génération des peintres de l'Algérie ont fixé sur leur toile ses silhouettes si familières. Faisons ici référence au plus illustre d'entre eux, Marquet.

------Ils étaient aussi la vivante image d'une France dynamique, ouverte sur l'horizon. Ils étaient le lien naturel entre l'Europe et l'Afrique, et Marseille leur devait tout. Aujourd'hui, le spectacle de la Joliette vide et d'une cruelle éloquence ; ces bassins qui furent la porte de l'Algérie Française constitue à mon sens, le plus fantastique « Mémorial » que l'on puisse imaginer, et dans le grand silence figé des gares maritimes, piqué seulement du ronronnement des vedettes du château d'If, on peut voir se reformer en surimpression l'armada des grandes coques noires et des cheminées rouges, et réentendre le murmure immense des passagers, dans un grand tourbillon de mouchoirs agités, orchestrant le fantastique ballet des mouettes évoluant au-dessus des sillages qui commençaient à creuser l'eau frissonnante sous l'action du mistral...

------Et si, alors qu'au début de cette méditation image de l'arrivée hagarde s'imposait avec une force tragique, on en est arrivé à évoquer celle, onirique, d'un lumineux retour, n'est-ce pas parce que, quoi que nous fassions, ou que nous soyons, nous sommes restés des hommes de Mer ?