Alger, Algérie : documents algériens
Série sociale : emigration
L'émigration des musulmans algériens en France
(voir historique : documents n°30)
ASPECTS ALGERIENS DU PROBLEME
8 pages, 1 carte - n°34 - 31 décembre 1950

---------Inéluctable, l'émigration des Musulmans algériens vers la France a des conséquences heureuses pour l'économie algérienne. Elle pose, certes, tant pour la Métropole que pour l'Algérie de délicats problèmes sociaux et sanitaires. Mais ceux-ci, ne l'oublions pas, ne sont que les reflets de problèmes humains et techniques plus larges auxquels il convient de donner des solutions.
---------Au moment où les industriels français repensent les problèmes du plein emploi. de la qualification professionnelle, du logement et de la vie des Français-Musulmans dans nos cités techniques, au moment où les Français-Musulmans (dont soi-disant on ne pouvait rien tirer) deviennent, dans certaines branches d'activité, des ouvriers spécialisés ou des ouvriers professionnels, nous pensons qu'il appartient à l'Algérie de trouver sa part de solutions neuves, hardies, réfléchies et " à l'échelle du grand problème humain qui la préoccupe."

mise sur site le 29-06-2005
Carte : régions d'émigration des Musulmans vers la France
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1. - LES DIFFERENTES CAUSES DE L'EMIGRATION.

---------Si le problème de l'immigration se pose par rapport au milieu démographique et économique métropolitain, il se pose d'une façon différente et d'une manière beaucoup plus urgente par l'apport au milieu démographique et économique algérien. L'émigration est devenue une nécessité démographique et économique algérienne absolue.

---------1)Causes démographiques et économiques de l'exode
---------La population de l'Algérie, comme celle de tous les pays musulmans, croît à un rythme rapide grâce à une très forte natalité qui donne, chaque année, un important excédent de naissances sur les décès. malgré une mortalité infantile, elle aussi, très élevée. Evaluée à 2.307.400 habitants, en 1856, la population musulmane atteint 4.890.800 habitants, en 1921, 5.548.200 en 1931, 6.160.700 en 1936 et 7 millions 626 mille (y compris les 60.000 Marocains et Tunisiens) au dernier recensement d'octobre 1948.
---------En dehors des Territoires du Sud qui groupent environ un huitième des Musulmans, 6.500.000 vit ent clans l'Algérie du Nord, essentiellement sur la bande littorale, avec les points d'accumulation que constituent l'Algérois et la Mitidja, la Kabylie dans la région de Tizi-Ouzou, l'Oranie avec les centres d'Oran. Sidi-Bel-Abbès, Tlemcen, Mascara, Aïn-Témouchent, et dans le Constantinois, les environs de Constantine, Bône et %Philippeville. Cette cristallisation, sauf pour la Kabylie restée un véritable réservoir naturel d'hommes, est le résultat du mouvement qui, au XX""' siècle, a vu les Musulmans quitter les Communes Mixtes pour les grands centres européens (les communes de plein exercice), où la de-mande de main-d'oeuvre était très grande.
---------Le milieu social islamique encourageant la natalité par l'ensemble des croyances, des moeurs, des institutions familiales, des circonstances économiques qu'il crée et la France ayant, par ailleurs, favorisé l'accroissement de la natalité en empêchant les guerres de tribu à tribu, en introduisant un contrôle sanitaire et en mettant en valeur les richesses naturelles du pays, l'accroissement annuel des populations musulmanes est actuellement d'environ 120.000 individus par an. Les spécialistes des questions démographiques estiment qu'en 1976 la population musulmane de l'Algérie plafonnera entre un minimum de 10.2 millions et un maximum de 13 millions.
---------L'accroissement démographique pose donc automatiquement des problèmes d'ordre économique.
---------En étudiant les rapports qui existent entre richesses et populations en Afrique du Nord, on m'aperçoit que l'Algérie en particulier, n'arrive plus à nourrir les populations habitant sur son sol. Il y a rupture d'équilibre et l'on constate que c'est dans les régions où ces rapports sont les plus tendus que pré-domine l'émigration. Alors qu'en Tunisie et surtout au Maroc, apparaît une marge réelle entre les riches-ses existantes et les richesses possibles, cette marge est dans les territoires comme la Kabylie, pratique-ment inexistante. En Tunisie et au Maroc, le problème économique l'emporte sur le problème démographique. En Algérie le problème démographique pose le problème économique, mais aussi le paralyse. Les conditions naturelles de l'Algérie en font, contrairement à ce que les observateurs superficiels pourraient croire, un pays pauvre dans l'ensemble. Les terres fertiles et bien irriguées ne représentent qu'une infime partie de sa superficie dont la quasi totalité est constituée de montagnes à relief accentué, de hauts plateaux secs à cultures extensives de faible rendement et de steppes qui servent de parcours à un élevage transhumant. Sur 21 millions d'hectares, l'Algérie en a déjà 6 inutilisables. Les 15 millions restant se ré-partissent comme suit : 5,5 de parcours ; 3 de bois, forêts et broussailles ; 6,5 labourables (31 % du total) dont un peu plus de 4 régulièrement en culture (le reste constituant la jachère). Les surfaces cultivables sont donc relativement restreintes : 19 % contre 88 % pour la Métropole en tenant compte des Territoires du Sud. Grande comme 35 départements français, l'Algérie du Nord ne dispose que de produits agricoles cultivés sur une surface parfois de médiocre qualité égale à celle de 10 départements français et elle doit nourrir une population croissante dépassant déjà celle de 17 départements métropolitains.
---------La situation économique générale du pays est fondée sur les ressources de l'agriculture. Or, les conditions d'occupation du sol, les techniques agraires et rendementss'agit de propriétaires européens ou de musulmans. diffèrent profondément selon qu'il
---------En 1939 et 1945, les rendements à l'hectare ont été les suivants

 
1 9 3 9
1 9 4 5
 
récolte abondante
très mauvaise récolte
 
EUROPEENS
MUSULMANS
EUROPEENS
MUSULMANS
Blé dur
10,1
5,4
3,3
1,1
Blé tendre
10,2
7.2
2,8
1,0
Orge
12,7
8,1
3,1
0,9

---------La faiblesse des rendements des propriétaires musulmans a des répercussions importantes sur la production générale de l'Algérie, la céréaliculture étant une culture essentiellement musulmane (72%).
---------Notons par ailleurs que si les terres à céréales ont augmenté de 2 millions 860.000 Ha. en 1901, à 3.100.000 Ha. en 1930, elles ont diminué depuis cette date devant les progrès des cultures riches (vigne. agrumes et autres fruits et légumes) et n'atteignaient plus, en 1946, que 2.100.000 Ha. situés dans les hautes plaines de l'intérieur.
---------Ainsi, au moment où précisément la pression démographique devenait plus pesante et plus apparente, les emblavures diminuaient, sans augmentation correspondante des rendements à l'hectare. La rupture d'équilibre entre le peuplement et les possibilités immédiates et directes de ravitaillement se faisait plus évidente. Dès 1935, les Pouvoirs Publics doivent lutter contre la famine en prélevant 100.000 quintaux de blé sur le " stock de sécurité ( Rappelons qu'à partir de cette époque la réglementation restrictive de l'émigration n'est plus le fait d'initiatives politiques algériennes.) pour le ravitaillement des populations indigènes nécessiteuses ."
---------La sécheresse exceptionnelle des années de guerre ne fera qu'accroître la gravité de la situation et le très mauvaise récolte de 1945 conduira à une véritable famine.
---------Chaque année, par suite du simple accroissement de la population, 200.000 quintaux supplémentaires de céréales sont indispensables. La population musulmane vivant essentiellement de ces dernières, on calcule qu'en 1871, chaque habitant disposait de 5 Q par an ; en 1900, il ne disposait que de 1 Q ; en 1940 de 2 Q 1/2 et, aujourd'hui, avec une bonne récolte, il n'a plus que 2 Q pour se nourrir. Le déséquilibre entre les ressources et la population se traduit naturellement par un niveau de vie très bas de le plus grande partie de la population et par un important chômage.
---------Comment. en attendant de trouver des remèdes africains, employer et nourrir ces masses musulmanes en voie de prolétarisation ? L'émigration vers la France se présente comme une des rares solutions immédiates possible.
---------Cette émigration a été, depuis fort longtemps déjà, précédée de mouvements migratoires internes qui amenaient et amènent encore, en particulier la main-d'oeuvre kabyle et oranaise vers la Mitidja et les autres régions de cultures essentiellement européennes.
---------La viticulture continue, certes, de nos jours à distribuer les plus importants salaires de l'agriculture algérienne (Le vignoble algérien comptant 330 mille hectares et la culture de la vigne nécessitant un ouvrier par hectare pendant 360 jours. on peut admettre que le montant annuel des salaires versés est de 29 milliards 700 millions (250 fr par jour, par ouvrier) mais elle ne peut plus absorber la masse des sans-travail. Ceux-ci se tournent alors vers les villes susceptibles d'offrir des débouchés divers de par leur activité commerciale et industrielle. Le pouvoir d'absorption des industries nouvelles demeurant limité (35.000 ouvriers ont pu être employés de-puis la mise en route du plan d'industrialisation) le Français musulman se résout bien vite au grand départ vers les cités industrielles de France où, en période de prospérité économique, il percevra des salaires plus élevés que ceux pratiqués en Algérie, bénéficiera des allocations familiales et de la sécurité sociale dans des conditions avantageuses.

---------2° Causes psychologiques de l'émigration :

---------Il est difficile de séparer les causes économiques des causes psychologiques. Certains auteurs ont toutefois tenté d'expliquer l'émigration des Musulmans algériens vers la France en la mettant au compte " de la tendance naturelle au nomadisme des populations algériennes ". C'est là une erreur. Les émigrants se recrutent, en effet, presqu'exclusivement parmi les éléments sédentaires de la population algérienne (Kabyles, Chaouïas et Berbères arabisés d'Oranie). Qu'il s'agisse des Kabyles ou des Arabes l'origine des départs ne peut s'expliquer par un atavisme nomade. Le Français musulman ne se déplace pas pour le seul plaisir de voir du pays ; il est attiré, en France, par les salaires élevés qu'il compte y toucher. A l'attrait du gain s'ajoute celui d'une existence meilleure. Les travailleurs qui désirent partir sa-vent, en outre, qu'ils jouiront, en France, d'une situation morale supérieure à celle qui leur est faite en Algérie : ils seront plus indépendants et échapperont au complexe d'infériorité qu'ils éprouvent dans leur pays d'origine par rapport à l'Européen. Comme l'écrit très justement Monsieur P. DEMONDION dans sa remarquable étude sur l'Emigration de la Commune Mixte de Fort-National (L'émigration de la commune mixte de Fort-National, par Pierre DEMONDION, docteur en Droit, lauréat de la Facultè de Paris 1950 - Monographie en dépôt chez R. VEZIN, 48, rue de la Santé, Paris.) : " L'Egalité qu'ils recherchent et la Fraternité qu'ils espèrent, ils pensent les trouver beaucoup plus facilement en France que dans la Commune Mixte ".
---------A ces raisons générales s'ajoutent parfois des motifs plus précis. Dans certaines régions francophones les jeunes s'expatrient pour échapper à la sujétion des contraintes familiales et dans l'espoir d'épouser des métropolitaines. Parfois aussi les chefs de famille emmènent leurs enfants en vue de leur donner une instruction meilleure. Et puis, il y a l'orgueil kabyle : chaque famille insiste pour le départ d'un de ses membres.

II.-LES PRINCIPALES ZONES D'EMIGRATION.

---------Les émigrants se répartissent assez inégalement., quant à leur origine, entre les diverses parties de l'Algérie. Le centre essentiel de l'émigration est la Kabylie ; des émigrants viennent également de l'Aurès, d'un certain nombre d'ilôts berbères des Babors (El-Milia) ou d'Oranie (Mazouna, Nédroma, Laila-Marnia' exceptionnellement de douars arabes sédentaires (régions de Sétif et des Maâdis). Il semble toutefois que le phénomène migratoire soit en progression dans ces dernières régions. Les Territoires du Sud fournissent également un petit contingent d'émigrants.
---------La carte, ci-jointe, donnant un aperçu quantitatif de l'émigration assez précis et des plus parlant (Principales régions d'émigration des Musulmans vers la France. Enquête à la date de juin 1949.) nous ne nous livrerons pas à une étude statistique et économique détaillée (Pour cette dernière. cf. Les Musulmans Algériens en France et dans les Pays Islamiques (chapitre IIL. par .Jean-la alae ksrsa. Société d'Editions " Les Belles Lettres ", 95. boulevard Raspail, Paris.).
---------On peut évaluer à environ 180.000 le total des Français Musulmans se trouvant sur le territoire métropolitain. Trente mille d'entre eux résident en France depuis de nombreuses années et échappent actuellement au contrôle statistique algérien. Sur les 150.000 émigrants recensés, 78.000 proviennent du département de Constantine, 52.000 de celui d'Alger, 17.000 de celui d'Oran et 3.000 des Territoires . du Shd. Ces chiffres ne sont, bien entendu, que des ordres de grandeur.
---------Le principal foyer d'émigration du département d'Alger se trouve dans l'arrondissement de Tizi-Ouzou. Cet arrondissement, d'une superficie de 370.000 hectares, compte environ 38.000 émigrants sur une population musulmane de 574.366 habitants. L'émigration représente un pourcentage de 4,8% de la population musulmane dans la Commune Mixte d'Azcefoun, de 12% dans celle du Djurdjura, de 6,6% dans la Commune Mixte de Dra-El-Mizan, de 8,5% dans celle du Haut-Sebaou, de 2,7% dans celle de la Mizrana et de 9,5 % dans celle de Fort-National (Etude précitée de M. Pierre DEMONDION.). Cette dernière d'une superficie de 34.000 hectares (dont 20.000 de terres utiles) compte 82.833 habitants, soit une densité de 245 au kilomètre carré (contre 236, en 1936). En 1948, la récolte de céréales de la Commune Mixte a atteint environ 2.000 quintaux. dont 80% d'orge, ce qui représente quelques jours de vivres.
---------L'émigration y est donc inéluctable.

---------En 1949. elle se présentait dans les ex douars (83 Centres Municipaux actuels) de la façon suivante:

 
Population totale
En France
Pourcentage
Béni-Aïssa
9.627
1.120
11,6
Béni-Douala
7.008
930
13,2
Béni-Mahmoud
8.249
970
11,7
Béni-Khelifi
6.633
390
5,9
Béni-Yenni
8.429
560
6,6
Ir'Alen
1.254
20
1,5
Iraten ,'
13.661
1.150
8,4
Kouriet
9.774
1.270
12,9
Ouadhias
6.844
850
12,4
Ouamalou
11.354
680
5,9
Total
82.333
7.940
9.5

---------Le nombre des émigrants de la Commune Mixte se chiffrait en :
1910 de 500 à 600
1925 de 3.000 à 4.000
1938 de 5.000 à 6.000
1949 8.000
---------Le propre des Musulmans de Fort-National est d'aller, dans leurs migrations, souvent plus loin que leurs compatriotes des autres régions d'Algérie. Le pourcentage des commerçants et des ouvriers spécialisés est, dans cette Commune Mixte, plus élevé qu'ailleurs. Le nombre des écoles également : une classe pour 45 élèves et pour un peu plus de 800 habitants.
---------Si les arrondissements d'Alger, d'Aumale et d' Orléansville comptent respectivement 3.700, 3.600 et 1.800 départs. ceux de Miliana. Médéa et Blida ne sont, par contre, que fort peu sujets à l'émigration.
---------Comme nous l'avons déjà écrit, c'est dans le département de Constantine que l'émigration est la plus importante.
---------L'arrondissement de Bougie dont la population musulmane est de 551.515 habitants compte plus de 30.300 émigrants essentiellement originaires des Communes Mixtes de La Soumman, d'Akbou, du Guergour et d'Oued-Marsa.
---------L'Arrondissement de Sétif (460.441 habitants Musulmans) voit s'expatrier environ 26.000 individus provenant. par ordre d'importance, des Communes Mixtes des Bibans, Maadid, M'Sila, Rhira et Takitount.
---------Dans l'arrondissement de Batna (407.461 habitants musulmans - 7.500 départs) l'émigration affecte surtout les Communes Mixtes du Bélezma et de l'Aurès (3.500 et 1.600 départs). Si le niveau de vie de l'Aurès est très bas il n'en est pas moins vrai que les motifs qui y poussent à l'émigration sont souvent le désir d'acheter de la terre, de rembourser des dettes et de se remettre à flot pour pouvoir ensuite s'installer au pays. Les Communes Mixtes d'Aïn-Touta, Aïn-El-Ksar. Khenchela et Barika, fournissent un contingent d'émigrés relativement faible.
---------L'émigration est insignifiante dans l'arrondissement de Bône et elle n'intéresse guère, dans celui de Philippeville, que la commune mixte de Collo. Les douars montagneux de cette dernière vivaient de l'extraction des souches de bruyères utilisées pour l'industrie de la pipe. La mévente des pipes a entraîné par contre-coup le chômage parmi les dessoucheurs dont mille environ sont partis en France.
---------A peu près nuls dans l'arrondissement de Guelma, de nombreux départs sont, pour l'arrondisse-ment de Constantine, enregistrés dans la commune mixte d'El-Milia (4.000 environ). Celle-ci évalue, en outre. à environ 7.000 le nombre de ses administrés occupés dans diverses communes d'Algérie.
---------Si un grand nombre de travailleurs de l'arrondissement de Constantine trouvent à s'employer dans les mines du Kouif, de l'Ouenza et de Boukhada, il convient toutefois de noter que la ville de Cons-tantine même compterait environ 5.000 émigrants partis en métropole.

 

--------Pour le département d'Oran, l'arrondissement Cie Tlemcen fournit à lui seul un contingent de près de 9.000 émigrants essentiellement originaires des communes mixtes de Marnia et de Nédrorna. Les émigrants berbères arabophones des douars montagneux de ces communes mixtes ont des tradilions migratoires différentes de celles des Kabyles. Notons au passage que l'arrondissement de Tlemcen est de tous ceux d'Algérie celui que voit partir en France le plus grand nombre de. familles musulmanes (femmes et enfants). L'émigration est peu importante dans l'arrondissement de Mostaganem sauf pour les communes mixtes de Renault (2.000 départs) et d'Ammi-Moussa (1.300 départs). Faible dans l'arrondissement de Sidi-Bel-Abbès, elle est insignifiante dans ceux de Tiaret, de Mascara et d'Oran.
---------Très particulière et variable selon les régions des Territoires du Sud, l'émigration atteint son maximum dans celui de Touggourt (plus de 2.200 départs). Signalons qu'une centaine de Mozabites ont émigré temporairement ou définitivement en France. -La sécheresse qui décime les troupeaux d'ovins influe énormément sur l'amplitude du mouvement migratoire.

III. - CARACTERES GENERAUX DE L'EMIGRATION.

---------L'émigration des travailleurs algériens en France a un caractère essentiellement temporaire, son acuité varie selon les saisons ; elle ne porte que sur l'élément mâle de la population ; l'absence de visite médicale et de formation professionnelle la rend anarchique.

---------1)Durée et variation de l'émigration selon les saisons.

---------La durée de l'émigration est assez inégale. Elle varie selon les régions. Dans la Commune Mixte des Bibans, la durée moyenne de l'absence est de l'nrdre de deux ans. Dans celle des Rhira, chez les Berbères arabophones de Lalla-Marnia, de Nédroma et de Mazouna la plupart des émigrants reviennent chaque année pour la moisson, puis repartent. Dans ces dernières régions l'émigration est maxima en automne (après la moisson' et au printemps (après les labours) ; elle est minima en hiver et en été.
---------En Grande et en Petite Kabylie l'absence dure de une à quatre années. L'émigration y atteint son maximum au printemps et en été, car la température, plus clémente à cette époque de l'année, permet au Kabyle de mieux s'adapter au climat métropolitain. Le Kabyle réserve le reste de l'année à ses travaux agricoles et aux traditionnelles cueillettes de figues et d'olives.
---------La durée de l'absence varie également avec le degré d'enrichissement de l'émigrant. Celui qui possède un métier quelque peu spécialisé revient moins souvent que le simple manoeuvre.
---------Ce dernier rentre au pays tous les deux ans, ou tous les ans s'il le peut, pour se reposer des fatigues de l'année. Quant à l'émigrant qui n'a pas réussi il revient au plus vite à son village. Notons que beaucoup de retours s'effectuent pour le Ramadan, l'Aïd-el-Kébir et à l'occasion de fêtes religieuses locales (taams, ouadas, zerdas).
---------Bien que les émigrants soient pour la plupart mariés et pères de famille, les retours définitifs au pays d'origine sont rares. Souvent l'attrait de la Métropole est trop fort, souvent aussi les gains de l'ouvrier émigré ont été employés en totalité à l'alimentation journalière de sa famille et n'ont pu constituer un pécule assurant l'existence de cette dernière pour l'avenir. L'émigrant algérien apparaît donc comme un travaileur qui va s'installer en France pour une longue période, coupée de retours fréquents au pays d'origine, où il reviendra finir ses jours.
---------On décèle toutefois, depuis quelques années, une tendance des émigrants à s'installer définitivement en France avec leur épouse. Si quelques rares départs avec femme et enfants sont déjà signalés en 1936-37. c'est à partir de 1948 que le phénomène devient sensible. On peut actuellement estimer à environ 900 le nombre des familles musulmanes installées en France. La Commune Mixte de Nédroma en compte à elle seule 56 et la petite commune de plein exercice d'Eugène Etienne-Hennaya a vu partir sur un total de 450 émigrants, 40 femmes et une centaine d'enfants.
---------Ce phénomène social a pris de l'importance du fait des allocations familiales et de la Sécurité Sociale accordées aux familles algériennes résidant dans la Métropole. A ces raisons s'ajoutent naturellement l'attrait de la vie en famille évitant à la fois les frais d'un double ménage et les retours onéreux vers la terre natale, auxquels la majorité des ouvriers s'astreint volontairement.
---------Si les départs de famillles venaient à s'accentuer ils entraîneraient une modification profonde du caractère de l'émigration.

---------2)Age et caractéristiques des émigrants.

---------L'émigration des Français-Musulmans vers la Métropole est essentiellement masculine. La répartition par âge s'effectue, pour la Commune Mixte de Fort-National de la façon suivante :
---------18 à 20ans : l0%
---------20 à 25 ans : 20 %
---------25 à 35ans : 30%
---------35 à 45 ans : 25 %
---------45 à 55 ans : 10 %
---------au-dessus de 55 ans = 5 %
---------La plupart des émigrés ont entre 20 et 40 ans. Ils arrivent donc en France dans la pleine force de l'âge et représentent de ce fait une puissance de travail. intégrale. Peu de travaileurs émigrent après leur 55è année.
---------Les qualités physiques et morales varient quelque peu selon les groupes ethniques. Le Kabyle des régions scolarisées est indéniablement le plus préparé à s'adapter au travail industriel et au genre de vie occidental. L'intensification de la scolarisation et l'orientation de cette dernière vers le professionnel pourraient rapidement valoriser la main-d'oeuvre des autres régions d'émigration et, par contre-coup. en-traîner la diminution du nombre des chômeurs ( Beaucoup de Nord-Africains sont réduits au chômage parce que inadaptés à la technique industrielle occidentale lui néessite un minimum de connaissances théoriques et pratiques.). Les qualités physiques des individus diffèrent selon les régions. Les Sahariens, moins robustes que les Berbères des montagnes supportent très mal le climat métropolitain.

IV.-REPERCUSSIONS DE L`EMIGRATION SUR LA SITUATION ECONOMIQUE, SOCIALE ET SANITAIRE DE L'ALGERIEN.

---------Le départ massif de l'élément masculin français-musulman ne s'effectue pas sans provoquer directement. (par le fait du départ) ou, par contre-coup (au retour après un contact plus ou moins prolongé avec la Métropole, des modifications dans la situation économique, sociale et sanitaire de l'Algérie.

---------1)Répercussions économiques.

---------Sous l'angle économique l'émigration se traduit, d'une part, par un départ de main-d'oeuvre et, d'autre part. par des envois de fonds de la Métropole vers l'Algérie.

a) Le départ de main-d'oeuvre.

---------Comme nous l'avons déjà souligné dans l'historique de l'émigration (Cf. Document Algérien Ne 30 du 8 avril 1950.), celle-ci, e partir de 1935, ne géne plus ni les exploitations industrielles ni les exploitations agricoles algériennes. Au contraire, elle diminue le nombre de bouches à nourrir sur une terre pauvre et surpeuplée. Elle modère, dans une certaine mesure, l'installation, dans les villes. d'un véritable prolétariat rural.
---------Désormais, écrit M. L. CHEVALIER., " la grande nouveauté est l'aspect plus fortement démographique de ce phénomène migratoire " ( Cf. Le problème démographique nord-africain (p. 141) par L. Chevalierx. Presses Universitaires de France 1947) Nous sommes loin de l'époque où les rapports administratifs algériens mentionnaient que l'Afrique du Nord, menacée de se voir dépossédée d'une partie de ses travailleurs, ne pouvait continuer à subir le renforcement de leur émigration . L'émigration est devenue pour l'Algérie une soupape de sécurité.

b) Les envois de fonds.

---------La répercussion économique la plus importante de l'émigration est, sans aucun doute, l'envoi considérable de fonds effectués par les Français-Musulmans qui travaillent dans la Métropole. Ceux-ci prélèvent une fraction importante de leurs gains pour l'adresser à leurs familles, et les mouvements de capitaux nui résultent de ces envois atteignent une ampleur telle qu'ils constituent un élément très appréciable de la balance des comptes entre l'Algérie et ra Métropole.
---------En 1913,. le seul bureau de poste de Fort-National avait payé à des familles kabyles un miilion trois cent dix mille francs de mandats émanant de la métropole. En 1948, la Commune Mixte de Fort-National e reçu plus de 700 millions de francs de mandats émanant de la Métropole (Les allocations familiales étant payées par les Caisses Algériennes ne sont pas comprises dans ce chiffre.). A ce chiffre il convient naturellement d'ajouter les sommes que les émigrants rapportent sur eux à leur retour ou confient à des parents et amis qui rentrent au pays.
---------On peut évaluer à plus de huit milliards de francs le total des fonds envoyés ou amenés en Algerie par les Français-Musulmans employés en France.
---------Les envois varieitt naturellement selon les catégories professionnelles et selon la régularité du travail des émigrants. On peut estimer de 100 à 200.000 francs les expéditions faites par les commerçants. et de 20 à 80.000 celles effectuées par les ouvriers. Ainsi, les manoeuvres spécialisés du Centre Municipal d'Ifigha-Ait-Issaad (1) (CommuneMixte du Haut-Sébaou) employés chez Citroën, Renault, dans les raffineries de sucre et les mines, envoient à leurs familles jusqu'à 100.000 francs par an (Pour le détail des sommes expédiées en Algérie. cf. Thesee précitée de M.J-J. RAGER, p. 139 à 148.). Les calculs des moyennes mandatées par émigré appartenant à groupe ethnique précis font ressortir que les gens de l'arrondissement de Tlemcen, c'est-à-dire les émigrants partis avec femme et enfants, expédient 54.000 francs par an au membre de leur famille chargé de gérer leurs biens, tandis que les Kabyles de l'arrondissement de Tizi-Ouzou, partis seuls, n'envoient que 40.000 francs. Cette différence de moyenne annuelle s'explique aisément du fait que les ouvriers émigrés avec leurs familles ont des frais généraux moindres, jottissent d'une situation solidement établie, sont souvent logés par l'employeur, perçoivent les allocations familiales au taux métropolitain et bénéficient des avantages de la Sécurité Sociale.

---------2)Répercussions sociales et sanitaires.

---------L'émigration e des conséquences sociales importantes dans le domaine familial et sur les genres de vie. Elle peut avoir des répercussions graves dans l'évolution de la situation sanitaire des populations mnusulmanes.
a) Conséquences sociales.
---------Partant généralement seul, il arrive fréquemment que le Français-Musulman épouse une métropolitaine. On estime actuellement à près de 6.000 le nombre des mariages mixtes. Environ 400 de ces ménages sont venus s'installer en Algérie. On évalue. d'autre part, à plus de 12.000 le nombre des femmes musulmanes abandonnées et il est permis de penser qu'une vingtaine de milliers d'émigrants tendent à se fixer (II serait souhaitable que le prochain recensement métropolitain s'efforce d'obtenir des précisions sur ces questions.) définitivement en France.
---------L'émigration accélère également l'évolution des moeurs : le costume s'occidentalise, les vieilles superstitions telle celle de "l'enfant endormi" disparaissent : souvent aussi l'autorité du vieux père de famille est battue en bréche, l'idée de l'indispensable scolarisation progresse, le médecin remplace le marabout, le mariage forcé recule. Certes, souvent, l'émigrant de retour au pays retrouve ses anciennes formes de pensée et est repris par la conscience collective du douar. Mais il n'en est pas moins vrai que dans les régions où l'émigration est une habitude solidement établie, les modifications du genre de vie ne feront que s'accentuer.
---------Si l'argent envoyé de France contribue essentiellement à nourrir tes familles restées vu pays, certains émigrants, après avoir payé leurs dettes, achètent souvent un lopin de terre et augmentent leur cheptel.
---------L'habitat se modifie également mais très lentement. Certains commerçants de Fort-National ont construit des habitations confortables où ils pourraient, si les femmes étaient éduquées, vivre d'une façon moins primitive. L'apparition de placards, buffets, matelas dans les demeures est signalée en divers endroits. il est souvent difficile de,faire dans ces transformations la part de l'influence de l'émigration et celle de l'enseignement. Notons toutefois que beaucoup de Kabyles souhaitent la construction d'éco--le professionnelles. de routes et l'adduction d'eau " tout comme en France . disent-ils.
---------Par ailleurs, tout le monde s'accorde à reconnaître que si l'émigrant rentre au pays plus " revendicatif " qu'avant son départ, il n'en est pas moins devenu plus sociable. Très sensible aux égards dont il a pu être l'objet en France, il supporte mal d'être traité différemment à son retour en Algérie. Il demeurera toujours " celui qui a été en 'France "et jouira d'un prestige certain auprès de ses coreligionnaires.
---------Si socialement l'émigration constitue un exutoire pour les classes paupérisées d'Algérie, elle ne semble cependant pas avoir pour résultat la limitation de l'accroissement démographique. Il conviendrait toutefois d'examiner si le nombre des enfants ne décroît pas dans les familles occupant un certain rang social (Une étude sur la fécondité différentielle des Musulmans selon le niveau social est actuellement en cours.).

b) Conséquences sanitaires.
---------La répercussion de l'émigration sur l'état sanitaire des populations musulrnsnes de l'Algérie est une question sur laquelle les avis divergent. Sans aller jusqu'à dire que l'émigration en France est à l'origine de la tuberculose et de la syphilis, il faut toutefois admettre qu'elle exerce une influence sur le développement de ces maladies qu'il convient de combattre en France par une politique du logement de la main-d'oeuvre algérienne, et en Algérie par la création de maisons de repos (Le régime métropolitain de Sécurité Sociale permet aux Français-Musulmans d'étre soignés dans les sanatoria. Plus de 800 d'entre eux étaient hospitalisée en 1948.), car, comme le fait connaître le nouveau timbre anti-tuberculeux : " Pas de guérison sans repos ".
---------Quant au développement de l'alcoolisme en Algérie, il n'est pas douteux que sa progression aans les campagnes a souvent pour cause l'habitude prise par l'émigrant en France de consommer du vin ou des liqueurs.
---------Les conséquences psychiatriques et médico-sociales du développement de ce fléau sont graves (Cf. L'alcoolisme nord-africain, par Mme le Docteur ZANGERLIN-COLET , dans Études anti-alcooliques. Octobre-déembre 1947 14 bis, rue d'Alger, Nantes.).

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---------Inéluctable, l'émigration des Musulmans algériens vers la France a des conséquences heureuses pour l'économie algérienne. Elle pose, certes, tant pour la Métropole que pour l'Algérie de délicats problèmes sociaux et sanitaires. Mais ceux-ci, ne l'oublions pas, ne sont que les reflets de problèmes humains et techniques plus larges auxquels il convient de donner des solutions.
---------Au moment où les industriels français repensent les problèmes du plein emploi. de la qualification professionnelle, du logement et de la vie des Français-Musulmans dans nos cités techniques, au moment où les Français-Musulmans (dont soi-disant on ne pouvait rien tirer) deviennent, dans certaines branches d'activité, des ouvriers spécialisés ou des ouvriers professionnels, nous pensons qu'il appartient à l'Algérie de trouver sa part de solutions neuves, hardies, réfléchies et " à l'échelle du grand problème humain qui la préoccupe."
---------Bref, il s'agit de ne pas rester enlisés dans les formules desséchantes d'un bréviaire administratif désuet et de concevoir, pour l'appliquer. une politique de création continue.

Jean-Jacques RAGER
Docteur-ès-Lettres de l'Université d'Alger