Alger, Algérie : documents algériens
Série sociale : emigration
L'émigration des musulmans algériens en France

4 pages, 1 carte - n°30 - 8 avril 1950

 

mise sur site le 16-06-2005
Nota : corrections succintes
Carte : régions d'émigration des Musulmans vers la France
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HISTORIQUE

-----------Datant du début du XXè siècle, l'émigration des Musulmans algériens vers la France est, hisoriquement, le premier mouvement de population amenant des Maghrébins d'Algérie à s'installer pacifiquement, en groupements le plus souvent compacts et pour une durée plus ou moins longue, en un territoire non inclus dans le " dar-el-Islam ".
-----------Jusqu'à la fin du XIX"' siècle, hormis, d'une part, des colporteurs fréquentant les grandes villes et les stations thermales oit ils écoulaient leur habituelle pacotille (tapis, bijoux, peaux de chèvres) et, d'autre part, des convoyeurs de troupeaux circulant entre Alger, Marseille et la Camargue, il semble que les travailleurs algériens n'aient, pour ainsi dire, jamais eu l'occasion de séjourner en France.
-----------Dès l'année 1899, cependant, M. Ait Mehdi, membre de la délégation kabyle aux Délégations Financières d'Algérie, signalait les services que pourraient rendre, à l'industrie métropolitaine, " ces montagnards travailleurs et intelligents " que sont les Berbères de Grande Kabylie.
-----------L'émigration algérienne devait attendre le début du XX"''' siècle pour se manifester nettement. Jusqu'à cette époque, la pression démographique résultant de la paix française, ne se fait pas sentir avec trop d'acuité. On peut dire que les Kabyles commerçants des centres urbains et les Kabyles ouvriees agricoles clés plaines, permettaient à leurs familles restées au village natal, .de connaître une ai-sauce reliitive.

L'EMIGRATION AU DEBUT DU XX"" SIECLE
LA GUERRE 1914-1918

-----------À cette cpoque, quelques ouvriers de Mekla, de Port-Gueydon et de la Petite Kabylie franchirent la :Méditerranée et allèrent s'employer dans le Midi de la France. Revenus chez eux, ils contèrent ce qu'ils avaient vu et, gagnés par l'exemple, attirés surtout par les salaires élevés dont témoignaient es pécules que les premiers émigrés avaient amassés, d'autres travailleurs tentèrent l'aventure à leur tour
-----------L'exemple était donné, un problème nouveau allait se poser : l'organisation de l'émigration que ni es autorités algériennes, ni les autorités métropolitaines n'ont encore résolu de façon satisfaisante.
-----------En 1912, une enquête officielle estimait de 4 à 5.000 le nombre des Algériens employés en France. La situation était la suivante : dans la région marseillaise, 2.000 Kabyles pouvaient être dénombrés, occupés à des besognes pénibles dans les raffineries, savonneries et docks; 1.500 Algériens travaillaient dans les mines et les usines métallurgiques du Pas-de-Calais; à Paris, la Raffinerie Say, la Compagnie des Omnibus, les chantiers du Métropolitain en employaient quelques centaines. A Marseille, c'est l'usineMorcl et l'rom qui eut l'initiative de faire appel à la main-d'oeuvre algérienne.
Plusieurs événements d'inégale importance accentuèrent une tendance qui commençait à peine à se manifester.
-----------Un arrêté du Gouverneur général de l'Algérie, en date du 18 juin 1913, confirmé par la loi du 5 juillet 1914. supprima le " permis de voyage " créé par le décret ,du 16 mai 1879, pour les inditênes d'Algérie se rendant en France. -----------Ainsi disparut le principal obstacle administratif au développe-ment de l'émigration algérienne.
-----------La guerre, enfin, devait sensiblement modifier les données du problème.
-----------Les besoins de la Défense Nationale, la nécessité de remplacer, dans les usines, la main-d'oeuvre française mobilisée, donnèrent à l'émigration nord-africaine une impulsion nouvelle.
-----------Un décret du 14 septembre 1916 créa, au Ministère de la Guerre, un " Service des travailleurs coloniaux chargé d'organiser le recrutement de la main-d'oeuvre indigène en Indochine. Chine et Afrique du Nord ".
-----------L'Etat, qui jusqu'alors était resté étranger ou hostile à toute intervention dans les mouvements migratoires, devint à la fois, recruteur, importateur, placeur et contrôleur de main-d'œuvre coloniale.
-----------Plus de 78.000 travailleurs algériens furent ainsi recrutés par " réquisition " et envoyés en France entre 1915 et 1918.
-----------Ces travailleurs, munis d'un contrat de travail, s'engageaient pour une période d'une année. Le plus grand nombre était employé dans les établissements publics ou privés fabriquant du matériel ou des munitions dans les ateliers de l'Intendance, dans les transports, les mines, les usines à gaz, les services de voirie des villes, et, surtout, dans les travaux de terrassement à l'arrière et au front. Les salaires perçus par les travailleurs algériens étaient identiques à ceux des Européens de la même profession et de la même catégorie.

L'EMIGRATION ALGERIENNE AU LENDEMAIN DE LA GUERRE (1919-1924)

-----------" La France a gardé pour elle sa gloire, ses morts, ses ruines. " (CLEMENCEAU.)

-----------La guerre avait dépeuplé et appauvri la France. Ses effets sur la population et, la société accentuèrent la marche du pays dans la voie où il s'était déjà engagé avant la guerre : diminution de la population des campagnes, concentration dans les agglomérations urbaines, proportion croissante d'étrangers...
-----------En 1919, il ne restait dans la Métropole que quelques milliers de Nord-Africains, mais les besoins de l'industrie française, les travaux de reconstruction des régions dévastées, les salaires élevés attirèrent à nouveau les Algériens. La seule année de 1924 en vit entrer 71.028
C'est donc entre 1920 et 1929 que se situa le premier grand flux. Au total, en 1924. 100.000 Algériens et 10.000 Marocains sont installés en France.
-----------Ces départs croissants vers la Métropole inquiétèrent entrepreneurs et colons d'Algérie et du Maroc. Leurs plaintes amenèrent le Gouvernement général et le Protectorat à prendre, à la même époque, des mesures restrictives. Diverses circulaires du Gouverneur général établirent un régime d'émigration contrôlée caractérisé par l'exigence d'un contrat de travail, d'un certificat médical d'aptitude au travail et d'absence de maladies contagieuses, d'une carte d'identité avec photographie. Sur production de ces pièces, les travailleurs reçurent un certificat d'embarquement.
-----------Les intéressés formèrent un recours en Conseil d'Etat, fondé sur la Loi du 15 juillet 1914 réglementant le régime de l'indigénat. L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat, le 15 juin 1926, conclut à l'excès de pouvoir et annula les décisions prises par le Gouverneur général, estimant " qu'en raison de l'importance des atteintes qu'elles portaient à la liberté individuelle des indigènes algériens, les dispositions attaquées ne pouvaient être édictées valablement que par le Chef de l'Etat dans l'exercice du pouvoir législatif qui lui appartient pour l'Algérie ".
-----------Durant cette période il est manifeste que l'attraction métropolitaine joue encore un rôle plus grand que la pression démographique algérienne (le nombre des Musulmans sujets français est cependant passé de 4.072.100 en 1901 à 4.830.800 en 1921). La règlementation restrictive de l'émigration provoquée par des interventions algériennes en est un indice certain.

L'EMIGRATION DE 1924 A 1936

-----------Les campagnes de la presse algérienne, relatives à la mort, à fond de cale du " Sidi-Ferruch ", d'émigrants clandestins amenèrent une révision de la législation.
-----------Les dispositions des circulaires annulées furent reprises par le décret du 9 août 1926, puis par le décret du 4 avril 1928 " réglementant la venue en France des travailleurs indigènes algériens ". Ce décret subordonna les départs à la production d'une carte d'identité, d'un extrait du casier judiciaire vierge de condamnations graves, d'un certificat médical avec contre-visite au départ. d'un reçu du versement d'un cautionnement d'un billet de passage. d'un pécule de 150 francs.
-----------Le cautionnement représentait le prix du voyage de retour. Ces diverses prescriptions ne mirent pas, en fait, un obstacle à l'émigration qui se poursuivit comme par le passé.
-----------Les mesures restrictives de 1924 eurent toutefois pour résultat de faire décroître temporairement les départs. Ceux-ci tombèrent de 71.028 en 1929, à 29.753 en 1935. L'émigration "officielle freinée "demeura néanmoins importante (39.000 départs contre 25.000 retours en 1928) jusqu'à l'intervention d'un agent régulateur impitoyable : la crise économique.
-----------Dès 1930, la crise économique ralentit l'émigration : le nombre des retours vers l'Algérie dépasse celui des départs vers la France. De 1930 à 1935, le mouvement d'émigration va sérieusement diminuer. En effet, le chômage frappe, en premier lieu, les masses nord-africaines qui comprennent une majorité d'ouvriers non qualifiés. Les chiffres officiels de la main-d'oeuvre nord-africaine en France tombent de 65.000 en 1932, à 56.000 en 1933, à 50.000 en 1934 et à 32.000 en 1936. Le nombre des départs se maintient de 1932 à 1931 autour d'une moyenne de 14.500, celui des retours étant sensiblement égal.

 

L'EMIGRATION DE 1936 A 1940

-----------Le 17 juillet 1936, à la demande des élus musulmans, le décret du 4 août 1926 est abrogé. Un décret du 17 juillet 1936 marque le retour à la libre circulation. Il ne maintient que l'obligation relative à la carte d'identité. Cette mesure provoque l'arrivée en France de plusieurs milliers de travailleurs que l'économie française, en pleine crise, ne peut absorber.

-----------Pour cette raison, ainsi que pour un motif d'ordre sanitaire (constatation de cas de variole et de typhus en France), deux arrêtés du Gouverneur général, des 9 décembre 1936 et 20 janvier 1937, rétablissent, l'un le cautionnement, l'autre le contrôle sanitaire. Ces mesures n'empêchent qu'en 1936 et 1937 les arrivées sont nettement supérieures aux retours (27.200 et 46.562 contre 11.222 et 25.622). En 1938, dernière année dont nous connaissions les chiffres des retours, ceux-ci dépassent légèrement les arrivées (36.063 contre 34.019) : les industries de l'Est (houillères et métallurgie) semblent donner leur préférence aux ouvriers tchécoslovaques et polonais. En 1939, le nombre des arrivées n'atteindra que le chiffre de 23.820 pour décroître, en 1940, jusqu'à 17.563. Le ralentissement de l'émigration et l'augmentation des retours doivent être attribués à la crainte de la guerre.
-----------Cette période est caractérisée par le fait que les causes de la réglementation sont, cette fois, d'origine métropolitaine : chômage et problème sanitaire. L'Algérie ne risque plus de manquer de main-d'oeuvre. L'accroissement démographique de la population musulmane s'accentue. Le recensement de 1936 dénombre 6.160.700 musulmans contre 4.890.800 en 1921.
-----------Le fait que les travailleurs algériens se rendent en France malgré le chômage qui y sévit prouve bien que la pression démographique algérienne joue dés-il-mais un rôle plus grand que la simple attraction métropolitaine, cause déterminante ,de l'émigration à son origine. Les rapports préfectoraux mentionnent que le phénomène migratoire gagne les tribus arabes voisines de la Kabylie.

L'EMIGRATION DE 1940 A 1945

-----------I,a guerre va changer les caractères de l'émigration. Elle entraine la suspension du régime de l'émigration libre. Durant cette période les départs ont lieu sous contrôle militaire. Les travailleurs ne partent qu'en convois organisés.
-----------En janvier 1940, le Ministère du Travail demanda l'envoi dans la Métropole de contingents de plu-sieurs milliers de travailleurs groupés en formations paramilitaires.
-----------Les événements de juin 1940 arrêtèrent temporairement l'immigration. L'exode, puis l'arrêt des industries désagrégèrent la colonie nord-africaine de la région parisienne. Au cours du second semestre de 1940, plus de 13.000 Nord-Africains (dont les éléments du Nord et de l'Est. repliés sur la capitale) furent rapatriés.
-----------Mais les Allemands ne tardèrent pas à faire appel à la main-d'oeuvre nord-africaine. Ils comptaient pouvoir l'employer dans les services de l'organisation Todt chargée de la construction du " mur de l'Atlantique " et libérer, par contre-coup, un certain nombre d'ouvriers français susceptibles d'être utilisés en Allemagne (S.T.O.). Malgré la complicité (ou la lâcheté) de quelques rares hauts fonctionnaires acquis à la politique de collaboration, les départs massifs purent être empêchés. Il n'y , eut guère plus de 16.000 départs " organisés " de fin 1940 au débarquement allié du 8 novembre 1942.
-----------Du mois de novembre 1942 à la fin de 1945, l'émigration fut suspendue. Durant cette période l'Algérie s'est trouvée avoir sur son territoire plus des 2/3 des émigrants habituels à employer et à nourrir. Elle y parvint très difficilement et l'on peut dire que la Kabylie ne put vivre que grâce au marché noir de l'huile.

L'EMIGRATION DE 1945 A NOS JOURS


-----------Au lendemain de la Libération, une des préoccupations du Gouvernement fut de fournir à 'éco?
nomie française la main-d'oeuvre qui lui était indispensable tant pour les tâches immédiates que pour sa reconstruction dans le cadre du plan de modernisation et d'équipement.
-----------Aussi le Ministère du Travail s'attacha-t-il à introduire dans la Métropole des travailleurs nord-africains et italiens.
-----------Si la France avait besoin de main-d'oeuvre, inversement l'Algérie surpeuplée (la population musulmane était évaluée à 7 millions 1/2 d'habitants) avait besoin de débouchés. L'émigration vers la France devenait bien une nécessité démographique. Allait-elle être organisée ou, au contraire, les tratailleurs musulmans pourraient-ils se rendre librement en France ?
-----------Les tentatives de réglementation de l'émigration et de normalisation du séjour et de l'emploi des travailleurs algériens en France se heurtèrent au rétablissement, en 1946, de la liberté totale des dé-placements qui fut confirmée par l'article 2 de la loi du 20 septembre 1947 portant statut organique de l'Algérie d'après lequel :
-----------"L'égalité effective est proclamée entre tous les citoyens français... Aucune mesure, règle, ou loi (l'exception, ne demeure applicable sur le territoire des départements algériens. "
-----------Le rétablissement de la liberté des passages par avion puis par bateau, au début de l'été de 1946, déclencha une émigration massive qui s'étendit à toutes les régions pauvres de l'Algérie (Kabylie, Aures, Dahra, Trara) (carte). -----------Les bureaux des compagnies de navigation furent assiégés par une foule de gens décidés à partir à n'importe quel prix. Il en fut de même des compagnies aériennes (plus de 20.000 départs par avion en 1947).
-----------L' Administration tenta de remédier aux dangers d'une immigration massive et anarchique. Tout en laissant entière la liberté des passages. elle essaya de parfaire son organisation des départs contrôlés.
-----------La remise d'un contrat de travail à tous les travailleurs, au moment de leur départ pour la France, paraissait être un moyen de les amener à choisir la voie de l'émigration contrôlée.
-----------Mais ni les employeurs métropolitains, ni les travailleurs algériens, comme le montre le tableau ci-dessous ne semblent disposés à recourir aux services techniques chargés des départs contrôlés.

Emigrants voyageant
librement
Contrats de travail expédiés
par la Métropole
Emigrants ayant eu recours
aux services de la main-d'oeuvre
1946
33.055
 
1.874
1947
65.461
1.010
773
1948
80.669
108
45(aucune demande de juin à décembre)
1949
83.333
300
124

-----------Les lois économiques sont présentement les seules régulatrices ,du mouvement migratoire : En 1948, on comptait déjà 55.000 retours pour plus de 80.000 départs, et en 1949, le total des retours a dépassé 75.000, celui des départs se chiffrant à environ 83.000. L'émigration effective pour cette dernière année a donc été de 8.000 individus.
-----------Le développement du chômage en France et plusieurs bonnes récoltes successives en Algérie sont certes pour beaucoup à l'origine de l'augmentation des rentrées. I1 est nécessaire que les mesures in-dispensables soient prises pour préserver les Français-Musulmans d'une concurrence étrangère sur le marché du travail métropolitain. Si une intervention étatique est souhaitable en matière d'émigration, il nous semble que c'est bien à la limitation de l'émigration étrangère non qualifiée qu'elle doit s'appliquer.
-----------Quant à la valorisation et à la normalisation de l'émigration des travailleurs nord-africains, elle s'effectuera d'elle-même dans la mesure où le Gouvernement favorisera les initiatives sociales et techniques privées susceptibles de créer un " climat " tout autre que celui des formules étatiques.

Jean-Jacques RAGER
Docteur ès-lettres de l'Université d'Alger