Le port du voile en Algérie
Georges-Pierre Hourant
Une polémique
s'est déclenchée en France au sujet du port récent
du voile dans les établissements scolaires par de jeunes musulmanes,
souvent issues de l'émigration maghrébine. Cette polémique,
liée à la notion de laïcité, prend des allures
byzantines; ne serait-il pas plus utile d'éclairer notre réflexion
par des considérations historiques sur les coutumes vestimentaires
des musulmanes en Algérie, notamment à l'époque française?
Notons d'abord qu'il n'était pas question à cette époque
de " foulard islamique " mais de haïk. Qu'est-ce que le
haik et de quand date-il ?
Le voile en Algérie
à la période française
Le port du voile, pratiqué
en Orient antérieurement à l'islam, est très rare
en Occident. Le peplum des Grecques et des Romaines était un vêtement
de cérémonie, qui laissait les cheveux libres. Si saint
Paul recommande le voile aux chrétiennes, c'est dans des situations
particulières comme la prière; Tertullien, qui vécut
à Carthage au He siècle, les exhorte lui aussi à
le porter, mais il est connu pour son intransigeance, qui fit de lui un
hérétique (1LAFFFITE (Robert),
" Le tchador ", l'algérianiste n° 68, décembre
1994, p. 120.). Quant aux habitudes de pudeur et de décence
propres pendant longtemps aux femmes européennes, elles se limitaient
au besoin d'avoir la tête couverte. En fait, à l'époque
moderne, le port systématique, en public, d'un voile couvrant le
corps entier des femmes est bien un usage propre aux musulmans, inspiré
par leur religion, même s'il peut exister des interprétations
diverses du Coran à cet égard (
Le passage du Coran le plus cité au sujet du voile est le suivant:
" 0 toi, Prophète! Dis à tes épouses et à
tes filles et aux femmes des croyants, de laisser tomber jusqu'en bas
leurs robes de dessus. Il sera plus facile ainsi (d'obtenir) qu'elles
ne soient pas reconnues et qu'elles ne soient point offensées ",
sourate 33, verset 59, traduction Montet, 1929, p. 569-570.).
Cet usage apparaît comme lié à une conception spécifique
de la famille (polygamie possible, usage de la répudiation, régime
successoral avantageant l'homme, mariage des filles impubères autorisé
par le rite malékite algérien...). Le voile s'est donc répandu
en Algérie avec la conquête arabe et les Français
l'y ont trouvé en 1830.
Voici comment Pierre Boyer ( BOYER (Pierre),
La vie quotidienne à Alger à la veille de l'intervention
française, Hachette, 1963, p. 157.) décrit le
costume des femmes algériennes au temps de la Régence: "
Pour sortir, la musulmane se masque d'abord le bas du visage à
la hauteur des yeux à l'aide d'une sorte de mouchoir carré,
ovale ou triangulaire, qu'elle noue sur la nuque. Puis, elle pose sur
ses épaules une pièce de drap que l'on agrafe sur le devant,
destinée à renforcer l'opacité des vêtements,
souvent fort légers. Elle s'enveloppe ensuite dans un immense voile
de laine très fine, de soie ou de coton... (qui) recouvre la tête
jusqu'au ras des yeux et descend à mi-cuisse. C'est tout un art
que de s'en draper... Le grand haïk blanc n'est pas encore d'usage
". A la période française, on retrouve pour le
visage l'usage du mouchoir, en général triangulaire, tandis
que le voile précédent, s'il subsiste encore, sera de plus
en plus supplanté par le haïk à proprement parler,
qui descend, lui, jusqu'aux pieds. Cependant, il existe de nombreuses
variations individuelles: le mouchoir par exemple, peut être uni,
brodé ou bordé de dentelles. Et il y a surtout les variantes
régionales. Ainsi, blanc dans l'Algérois et l'Oranais, le
haïk était noir dans le Constantinois, en signe de deuil,
selon certains historiens, depuis l'assassinat du bey en 1792. Dans certaines
régions (Tlemcen, Laghouat...), il était orné de
rayures de soie; en Kabylie, les haïks, faits avec un tissu plus
lourd, possédaient souvent des décorations géométriques;
dans les Aurès, le haf, analogue au haïk, était
en général de couleur noire ou indigo (FÉRY
(Raymond), " La condition sociale de la femme chez les Berbères
de l'Aurès ", l'algérianiste n° 21, mars 1983,).
Certaines femmes, surtout en Oranie, se masquaient à moitié
la face avec leur voile, dissimulant ainsi l'un de leurs yeux, pour se
protéger, disait-on, du mauvais sort; à l'inverse, les femmes
du Sud se couvraient la tête, mais non le visage; sans parler de
celles qui, notamment en Kabylie, se couvraient la tête sans porter
le haïk. Ainsi, grâce à toutes ces variations (dont
la liste n'est pas close...), la signification religieuse du voile s'était
en partie estompée et il pouvait passer surtout pour une coutume
vestimentaire propre à des communautés régionales.
C'est bien ainsi qu'il était perçu par les Européens
qui, le plus souvent, ne retenaient que son aspect pittoresque. Dans beaucoup
de tableaux, dans beaucoup d'affiches publicitaires de voyage, la mauresque
élégamment drapée dans son haïk d'un blanc immaculé
devenait un élément incontournable dans la beauté
du décor algérien, au même titre que la mer, le ciel
bleu ou les palmiers. Pour nombre d'écrivains ou de poètes,
orientalistes ou non, le vêtement arabe drapé semblait plus
esthétique que le vêtement européen cousu; et il est
arrivé à plus d'un, en se promenant dans les rues, de regretter
que le haïk dérobât à ses regards la beauté
seulement devinée de telle jeune silhouette...
Marché indigène
du vendredi
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En ce qui concerne les établissements scolaires, le problème
pendant longtemps ne s'était pas posé, puisqu'il n'était
pas dans la culture musulmane d'envoyer les filles à l'école;
même les ouvroirs où on leur enseignait couture et broderie,
eurent au début peu de succès. Pourtant, un décret
de 1944 étend à l'Algérie l'obligation scolaire pour
les enfants de 6 à 13 ans (instituée en métropole
en 1882). Parallèlement, un revirement se produit dans l'opinion
musulmane et les filles se mettent à affluer vers les écoles,
qui deviennent de moins en moins différentes de celles des garçons;
malgré le manque de locaux, 60000 jeunes musulmanes étaient
déjà scolarisées en 1954 et pas seulement dans les
medersas; en 1959-1961, " le taux de scolarisation féminine
atteint 39 % en Kabylie, près des trois quarts à Alger et
Oran " (GOINARD (Pierre), Algérie,
l'ceuvre française, Robert Laffont, 1984, p. 252.).
Pour celles qui fréquentent l'école française, il
n'est pas question de porter le voile en classe, non seulement en raison
de leur âge (jeune dans la plupart des cas) et de l'absence de mixité
(celle-ci date, en France, des années 1970), mais aussi sans doute
par suite de ce même respect instinctif des usages qui conduit par
exemple un Européen à retirer ses chaussures quand il entre
dans une mosquée.
Cependant, ce début de scolarisation et la cohabitation croissante
des deux communautés, notamment dans les villes où les femmes
musulmanes connaissent et envient le genre de vie des Européennes,
a entraîné une évolution de la société
arabe. Si, dans les années 1880, certains notables qui voilaient
leurs filles dès 11 ans, calomniaient les " filles déchues
" qui fréquentaient l'école française (les mêmes
critiquaient aussi les " porteurs de chapeau "), d'autres
au contraire, dès les années 1930, " donnaient en
exemple l'oeuvre de Kemal Ataturk, moderniste et lai- ciste et célébraient
l'émancipation féminine en Orient " (AGERON
(Ch. R.), Histoire de l'Algérie contemporaine, PUF, 1979, p. 316.
7 - BERNARD (Augustin), L'Algérie, Larousse, 1931, p. 68.).
Or, Ataturk justement, venait d'interdire le port du voile en Turquie
dans les lieux publics (et même de substituer, par la loi, le chapeau
au fez). Ainsi, comme l'écrivait Augustin Bernard en 1931 (BERNARD
(Augustin), L'Algérie, Larousse, 1931, p. 68.), "
le grand mouvement qui s'est produit ces dernières années...
en Turquie et en Égypte, dans le sens de la laïcisation du
droit, de la modernisation de l'Islam, de l'affranchissement de la femme,
commence à gagner l'Algérie... l'école peut en préparer
l'avènement ".
Le voile et la
révolution du 13 mai 1958
Si ce " grand mouvement " avait
une chance de se réaliser en Algérie, les événements
de mai 1958, qui virent le triomphe de l'idée d'intégration,
auraient pu l'accélérer. Le 16 mai, sur le Forum d'Alger,
se produit l'immense manifestation de fraternisation franco- musulmane
que l'on sait. À cette occasion, des femmes voilées arrachent
leurs haïks, tandis qu'un jeune couple musulman, habillé à
l'européenne, apparaît au balcon du Gouvernement général
et s'écrie : " Nous sommes l'Algérie de demain "
(BROMBERGER (M. et S.), Les 13 complots
du 13 mai, Fayard, 1959, p. 259.). À cette date, le
voile était donc souvent devenu, au moins dans les villes, un signe
d'arriération et d'asservissement de la femme. Bien sûr,
il est de bon ton, de nos jours, de traiter de naïfs ceux qui ont
cru à l'importance de ces scènes de dévoilement et
de fraternisation. Or, elles ne sont pas seulement symboliques; elles
étaient dans la logique du rapprochement croissant des communautés
dont nous venons de parler, notamment grâce à la scolarisation
des filles musulmanes et elles eurent un prolongement. Écoutons
le témoignage de cette institutrice de Baraki, près d'Alger
( Cité par C. Conybeare-Grezel,
l'algérianiste n° 14, mai 1981, p. 34 et 35.): en
septembre 1958, ses élèves musulmanes lui disent: "
Nous ne nous voilerons jamais "; en 1959, elles confectionnent
jupes et chemisiers; en 1962 encore, elle est fière de les voir
" coquettes dans leurs vêtements ".
Cette transformation progressive des mentalités était due
non seulement à l'école, mais aussi à l'armée
et à la politique d'intégration, tant que celle-ci reçut
un commencement d'application. Une ordonnance du 4 février 1959
interdit le mariage des filles impubères, abolit la répudiation
et institue le mariage civil et le libre consentement des époux;
certaines de ces mesures avaient été appliquées en
Kabylie dès 1930, " avecl'assentiment des populations jeunes,
féminines, citadines et des intellectuels " (Voir
la communication de Diane Simbron " La politique d'émancipation
du gouvernement français à l'égard des femmes algériennes
pendant la guerre d'Algérie ", colloque " Hommes et femmes
en guerre d'Algérie ", Autrement, 2003, p. 226 à 242.).
Si l'on ajoute que le droit de vote était accordé aux femmes
algériennes en 1958, on constate que se dessine une véritable
révolution " qui les extirpe de leur condition de mineures
". Rebiha Kebtani, élue député-maire de Sétif
en 1959, déclare dans une interview à l'Aurore: "
Mon engagement politique date du 13 mai 1958... Je me suis occupée
de convaincre d'autres jeunes femmes de ne pas suivre les ordres du F.L.N.
qui avait organisé une grève scolaire et de laisser tomber
le voile ". De son côté, la secrétaire d'État
Nefissa Sid Cara, préside le " Mouvement de Solidarité
Féminine " créé après le 13 mai par Mmes
Salan et Massu, qui se donne pour mission " le rapprochement entre
les femmes des deux communautés et l'instruction des femmes musulmanes
dans le cadre de l'Algérie française ". Dans le
même temps, le 5e Bureau de l'armée informe les femmes des
mesures prises en leur faveur, améliore leur scolarisation et diffuse
un film de 27 minutes intitulé " Le voile qui tombe... ".
Mais le temps est un facteur essentiel pour enraciner les réformes
et l'on sait comment fut très vite délaissée l'intégration
au profit d'une politique diamétralement opposée...
Le voile en Algérie
après 1962
Abandonnée par la France en 1962,
l'Algérie pouvait-elle faire autre chose que revenir progressivement
à son identité islamique, la seule connue avant 1830? Déjà,
aux yeux de certains historiens " le combat du F.L.N. pour l'indépendance
n'était qu'une version modernisée de la bonne vieille guerre
sainte musulmane " ( PÉRONCEL-HUGOZ
(Jean-Pierre), article " Le djihad algérien ", La Nouvelle
revue d'Histoire n° 4, janvier février 2003, p. 56-57.).
En tout cas, dès 1956, le F.L.N. avait ordonné la grève
scolaire; puis il dénonce dans son journal El-Moudjahid (ce mot
signifie " le combattant de la foi ") les scènes de dévoilement
des femmes sur le Forum d'Alger; il fait de l'ordonnance du 4 février
1959, un des thèmes de sa propagande anti-française. Certes,
il y aura des déclarations en faveur de la libération de
la femme, comme celle de Ben Bella en 1963, qui affirme qu'il s'agit d'un
" préalable à toute espèce de socialisme ";
certes une partie des mesures juridiques adoptées par la France
en faveur des musulmanes perdure jusqu'en 1973; certes un grand nombre
de femmes continuent dans les villes, à se libérer des contraintes
vestimentaires. Mais en 1984, le Code de la famille algérien, voté
par le F.L.N., reprend la plupart des institutions de la charia, rétablit
la répudiation et réduit fortement les droits de la femme.
Lorsque le F.I.S. triomphe aux élections municipales de 1990, il
lui suffit, dans les villes qu'il administre, de compléter ces
mesures par des interdictions (alcool, cigarettes, musique, cravate...)
et par l'obligation du voile réclamée par 100000 femmes
défilant à Alger cette année-là.
Au demeurant, le voile qu'elles revendiquent et qu'elles portent est moins
le haïk traditionnel qu'un vêtement nouveau, récemment
entré dans les moeurs algériennes, ce qui montre bien sans
doute la volonté des islamistes d'afficher leurs convictions spécifiques,
qu'il s'agisse des hommes (avec le port de la robe et de la barbe) ou
des femmes. Ce vêtement nouveau, c'est le hidjab, grand foulard
souvent blanc, recouvrant les cheveux et les épaules mais laissant
le visage à découvert et posé par-dessus une longue
robe de couleur sombre descendant jusqu'aux pieds.
Quelles que soient les raisons pour lesquelles les Algériennes
le portent " pour avoir la paix dans la rue ou au travail, par
conviction religieuse, par coquetterie, pour cacher sa misère,
par acceptation de la pression familiale et sociale " (MESSAOUDI
(Khalida), Une algérienne debout, J'ai lu, 1996, p. 139.),
ce voile est considéré par la leader féministe kabyle
Khalida Messaoudi comme " notre étoile jaune ". Elle
constate aussi avec surprise qu'il fait son entrée en force dans
les lycées d'Alger: si, dans ses classes, une de ses élèves
sur cinq seulement le portait en 1987, elles seront plus de la moitié
à le faire à la rentrée suivante.
Selon les médias, l'influence islamiste en Algérie aurait
reculé ces dernières années. Mais en Algérie
et même en France, la question essentielle reste posée: l'islam
peut-il se " moderniser " comme on dit et faire évoluer
sa conception de la condition féminine, y compris sur le port du
voile? En conclusion de cette étude, il apparaît en tout
cas que, s'il avait une chance de le faire, c'était bien à
l'époque où la France était présente en Algérie.
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