-Alger,
les yaouleds.
|
15 Ko
|
------Constantine
a peu ou point de moustiques, mais comme compensation à ce privilège,
elle est envahie par les yaouleds qui sont aussi bien obstinés...
et bien importuns. ------Ce n'est pas que les yaouleds soient une spécialité constantinoise ; toute l'Algérie en est pourvue, seulement j'ai remarqué davantage ces petits crampons du vieux rocher et c'est pourquoi je tiens à parler d'eux. ------Ils ont des endroits de prédilection : la gare, les cafés, les marchés, mais on en rencontre en somme un peu partout, et il ne faut pas trop médire d'eux ! on prend si bien l'habitude de trouver à chaque pas ces jeunes commissionnaires, c'est si commode de les avoir à sa disposition que, de retour en France, on les regrette... et beaucoup. Je parle par expérience. ------Ce qui n'empêche pas de leur dire quelques sottises à l'occasion, et de les secouer d'importance quand ils sont par trop empressés. ------On est à peine descendu du train qu'ils commencent à débiter leur rôle : " Ti vas à l'hôtel, dis Monsieur, j'y porte ta valise... donne Madame ". ------On a beau répondre non, non, des non qui, en se répétant deviennent exaspérés, c'est inutile. Avec une patiente persévérance, ils continuent leurs litanies en riant de la bouche et des yeux ; très souvent, par lassitude, on leur cède. C'est ce qu'ils escomptent. Alors, sans plus rien ajouter, ils se chargent de vos colis, et docilement, vous suivent. ------Les Constantinois se débarrassent d'eux aisément. Ils connaissent leur monde, les petits monstres ! ils ne s'y trompent pas. Au parler rude, au frémissement d'une canne ou d'un parapluie manié par leur victime en expectative, ils savent immédiatement qu'il n'y a pas à insister et ils vont plus loin chercher fortune. ------Vous pensez bien que les étrangers sont, pour eux, des morceaux de choix. Ils les flairent, ils les devinent avec une science impeccable et, si un regard bienveillant, amusé, répond à leurs premières offres de service, l'affaire est conclue, les yaouleds ne lâchent plus leur proie. ------Au café, ils ont toutes sortes d'audaces. Les plus snobs d'entre eux se contentent de faire le tour des tables en jetant un coup d'oeil dédaigneux sur les chaussures des consommateurs. Ceux-ci distraits, plongés souvent dans la lecture de leur journal, ne s'inquiètent point de ces rondes intéressées, mais, s'ils lèvent la tête, ils rencontrent toujours à point une petite figure soucieuse dont le menton se redresse subito en un brusque mouvement d'interrogation : " Cirrrrer M'sieu ? " ------Si c'est non, le yaouled résigné attend philosophiquement que la chance lui vienne, mais s'il interprète comme affirmatif le plus léger signe, il se précipite, cherche fébrilement ses brosses, son cirage et s'empare des pieds de son client avec une frénésie triomphante ! II frotte ! Il frotte ! non sans lancer de droite et de gauche des regards furtifs : regards d'orgueil pour les camarades encore en chômage, regards d'envie pour ceux qui, plus heureux, ont déjà expédié une paire de chaussures et se dépêchent d'en commencer une autre. ------Tous les yaouleds ne sont pas discrets comme le type snob dont je parle. Il en est qui n'ont aucune notion de savoir-vivre. A tout prix il leur faut remplir leur office, que le client veuille ou ne veuille pas, et les débats sont parfois longs, difficiles et amusants ... pour les spectateurs ! On a des traditions chez les petits cireurs, et on les observe en suivant toujours dans leur métier le même ordre méthodique : un coup de brosse ;l'étal du cirage ; second coup de brosse et l'entrée en scène d'un morceau de drap, de velours côtelé chez les plus riches pour bien faire reluire ... le premier pied est terminé. Pan ! le dos de la brosse heurte vigoureusement le couvercle de la caisse, cela veut dire que l'on en est au deuxième acte. Le client docile, au courant de cette invitation que les étrangers, d'ailleurs, arrivent très vite à comprendre, donne son autre pied, subit pour lui le même cérémonial et, l'épilogue venu, offre dix centimes au yaouled qui s'en va content. ------Pour trois sous, le bas du pantalon y gagne d'être brossé à son tour. Ce n'est pas très cher ... C'était ainsi, du moins avant la guerre, mais, depuis, tout a tellement augmenté ! ------Quelquefois, il se forme des associations pour aller plus vite ou bien il y a des rixes et ce sont les jambes du patient qui en pâtissent : deux yaouleds pour une paire de pieds, c'est beaucoup, surtout quand ils ne s'entendent pas et que l'un tire à droite, l'autre à gauche ... et vivement. Rien de tel, alors, pour rétablir l'ordre, qu'un jet d'eau de Seltz, lancé par un garçon de café ... dans le tas ! On crie, on. se secoue, on rit et l'histoire recommence avec des variantes. -----Les mêmes
petits bonshommes qui sont aux genoux des Constantinois à l'heure
du café ou de l'apéritif, s'instituent dès le matin
les gardiens vigilants des marchés. Leur boîte, dans cette
circonstance, est remplacée par un couffin plus ou moins grand,
plus ou moins beau, dont ils attachent les anses avec une ficelle et qu'ils
brandissent énergiquement. Ils ont des endroits d'observation :
l'intersection des squares, le trottoir de l'hôtel des postes, le
péristyle du marché, le coin de la rue Caraman, l'entrée
du quartier Arabe... Ils ont l'air d'être les points terminus d'une
quantité de fils d'araignées et leur intention de happer
les ménagères au passage, comme des mouches, n'est pas douteux. Mme DOUVRELEUR
|