La création d'Orléansville
Luc Tricou (†), président d'honneur de A.F.N.collections
extraits du numéro 107, septembre 2004 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 10-9-2010...ici, le 8-6-2011

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-La création d'Orléansville


Il y a eu cent soixante-dix ans en 2003, qu'Orléansville renaissait sous une nouvelle appellation, après avoir disparu des cartes durant pratiquement treize siècles. C'est grâce à l'historique du " Camp d'El Esnam, archives militaires du 26 avril au 31 mai 1843 " et au livre de R. Pontie, médecin des armées, que j'ai pu écrire les lignes qui suivent. Pour ceux qui ont connu, aimé cette ville, célèbre en Algérie pour sa température estivale de véritable four, mais aussi pour ses vergers et la verdure qui la ceinturaient, les " colonisateurs " auront complètement transformé le paysage originel.

Le maréchal Bugeaud, parti de Miliana le 23 avril 1843, avec un convoi considérable de quatre cents mulets de bâts, cent trente arabas (carrioles), six bataillons et trois cents cavaliers, met trois jours pour atteindre le lieu qu'il a choisi, au confluent de l'oued Tsigaout et du Chéliff, pour y édifier un nouveau centre. Sitôt arrivé, il est rejoint par le général Gentil, commandant la subdivision de Mostaganem, qui convoyait après quatre jours de marche, 70 arabas et 1 000 mulets chargés.

Ils amenaient vivres, munitions naturellement mais surtout un important matériel pour édifier une ville. Le maréchal Soult, ministre de la Guerre, informé par Bugeaud de cette nouvelle implantation, décida le 16 mai 1843, vingt jours après sa création, d'attribuer au nouveau centre le nom d'Orléansville, en mémoire du fils aîné du roi disparu dans un stupide accident.

La décision de créer la nouvelle cité en ce lieu, fut prise par Bugeaud pour restreindre la zone d'influence de l'émir Abd el- Kader, surveiller les monts de l'Ouarsenis et du Dahra. Le plan du Maréchal englobait aussi l'occupation de Ténès, l'empêchant ainsi d'être ravitaillé en armes et munitions par nos " amis " Anglais. Après avoir reçu " l'aman " des tribus avoisinantes, Bugeaud nomme Hadj Ahmed Ben-Bouali, agha de l'Ouarsenis; Si Saïah ben Ahmed, caïd des
Medjadjas et désigne le colonel Cavaignac, commandant des Zouaves, comme chef de la nouvelle subdivision.

Dès le 28, le Maréchal repart en direction de Ténès après avoir renvoyé à Mostaganem le général Gentil avec une solide escorte, le bataillon de tirailleurs de la province d'Oran et le 2e bataillon de la Légion étrangère. Le 2" bataillon du 6e léger, destiné à rester au camp d'El Esnam, reçut l'ordre de l'accompagner jusqu'à Oued Sly puis de regagner son affectation.

Le même jour, escorté par le bataillon de tirailleurs et celui du 53è de ligne, le convoi de transport repartait vers Miliana.

Le colonel Cavaignac répartit sans délai les tâches de déblaiement et de défrichement de l'emplacement du nouveau centre et de ses environs.

-- - En priorité la construction de l'hôpital, lequel en attendant fut installé sous 14 grandes tentes arabes " en tissu de palmier nain et laine " qui abriteront aussi les approvisionnements, vivres, vins, etc... La liste du matériel remplit quatre pages et demie, depuis les centaines de quintaux de biscuits en passant par le pain, les légumes secs, la viande salée. Les quantités de légumes sont plus modestes, à peine quelques unités par homme. Suit une énumération depuis la forge, les outils divers (pioches, faux, faucilles), les moulins et le matériel de boulangerie etc... Je ne vous infligerai pas la fastidieuse liste des munitions diverses, poudre, boulets, cartouches... Le lieutenant Goyeaux, de la Légion étrangère fut désigné comme commandant de la place et le sergent-major Guyot, des Zouaves, comme adjudant.

On découvre " parmi les broussailles de jujubiers, une assez grande quantité de pierres provenant des débris d'un établissement dont l'origine paraît remonter jusqu'aux Romains ". Des citernes, dont deux assez vastes et en bon état sont mises à jour. Elles seront utilisées pour conserver le vin et abriter les hommes aux heures les plus chaudes de la journée.

" Dans un rayon aussi éloigné que peut s'étendre la vue, on n'aperçoit aucun bois pouvant servir aux constructions ou fournir du combustible nécessaire pour les " aliments "... La campagne des environs est généralement nue et peu cultivée ". Dès le 29, les troupes furent employées aux travaux et tous les hommes disponibles affectés au commandant Tripier, du Génie, le matin de 5 h 15 jusqu'à 9 heures et le soir de 12 h 15 jusqu'à 16 heures. Une partie d'entre eux fut chargée d'établir une enceinte pour enfermer le troupeau à l'endroit qu'on lui avait affecté. D'autres fouillèrent sur les indications des Arabes, originaires du lieu, qui avaient suivi les troupes depuis Miliana. Le génie établit deux fours de campagne. Des terrains, en bordure du Chéliff, à cinq minutes du camp, furent affectés à chaque compagnie, escadron ou détachement et mis en culture, de façon qu'ils puissent être irrigués à partir du fleuve.

Afin d'avoir du combustible pour les cuisines, des équipes furent constituées pour arracher les racines de jujubiers. On découvrit ainsi que cette ressource suffirait pour les besoins du camp; cette " forêt souterraine " comme la désignait le colonel Cavaignac.

Des officiers aussi participèrent et, suivant leur goût, leur inclination, dirigèrent les travaux nécessaires. Le commandant Perragay, du bataillon de Zouaves surveilla les plantations. Le capitaine d'état-major Berthaut fit la topographie des environs, un autre s'occupa des fouilles. Une commission supérieure d'administration fut mise en place, composée du commandant de la place des chefs du Génie, de l'Artillerie, du Bureau arabe, du surintendant et du médecin-
chef de l'hôpital; un employé des Finances, M. Dutarte, en fut le secrétaire. Elle se réunissait une fois par semaine. Elle décida de la création des rues, de places et monuments, délivra les autorisations d'ouverture des débits de boissons, de la concession de terrains et la fixation des impôts par tribu fut aussi dans ses compétences.

Tous les jeudis le colonel Cavaignac recevait dans une baraque en planches hâtivement construite par le génie. On la pourvut d'un mobilier sommaire, quelques chaises et trois ou quatre tables, pour tous les officiers de la garnison. Au milieu de cette pépinière de futurs généraux, le commandant Perragay se faisait remarquer par sa taille, son air martial et sa tenue sévère. Le colonel le nommait le " père aux aguets ", parce que c'est toujours lui qui donnait l'éveil à ses zouaves à l'approche de l'ennemi.

Lorsque les problèmes les plus urgents furent résolus, l'attention de Cavaignac se porta sur les malades. Persuadé, après avoir pris l'avis des officiers de santé, que la tristesse et l'éloignement de la patrie influençaient leur état et aggravaient leur maladie, il fit construire par le génie une salle de spectacle en planches assez grande pour loger une partie de la garnison. Le capitaine Adam, des zouaves, fut chargé de l'installation et de la direction du théâtre. Cock, officier de la Légion étrangère, artiste à ses heures, voulut bien réaliser peinture et décors. Deux fois par semaine un certain nombre de soldats, à tour de rôle, assistaient au spectacle.

Tous les officiers ainsi que les principaux habitants civils prirent des abonnements mensuels. Les loges étaient toutes occupées; dans sa loge, la plus grande qui était au centre de l'hémicycle, le colonel Cavaignac recevait les officiers supérieurs. Il fallait voir le succès quand Moreau, sergent au 6è léger, jouant dans " La rue de la lune " disait qu'Abdelkader était un bon enfant mais qu'il fallait savoir le prendre; ou lorsqu'un robuste caporal des zouaves, Brouzic, tenait le rôle de " La meunière de Marly ". Plus tard, de jolies actrices vinrent remplacer ces volontaires inexpérimentés. Adelina Gardon, que l'on surnommait la " Dejazet d'Afrique ", devint la coqueluche de la jeune cité.

Lorsque la saison des pluies arrivait, le Chéliff grossissait et interrompait tous convois vers Ténès, port nécessaire à la survie d'Orléansville. Le commandant Tripier, du génie, chargea le capitaine Renou de construire un pont sur l'oued pour abolir cette difficulté. En quelques mois celui-ci réalisa un ouvrage en bois, dit " à l'américaine ", de 120 m de long, s'appuyant sur chaque rive édifiée en partie en madriers, l'autre en maçonnerie. Les trois arches reposaient sur de solides pilotis. Le colonel Cavaignac voyant que ce pont faisait l'admiration de la population arabe, décida d'en faire l'inauguration en invitant les populations de la subdivision. Le capitaine Richard, chef du Bureau arabe, se mit à l'ouvrage et, au jour dit, plus de 15000 Arabes, hommes, femmes, enfants, répondirent à son appel. Il y avait ( J'ai rectifié des noms mal orthographiés par l'auteur, dans la mesure du possible.) les Ouled Kosseir, Gharaba, Cherroyas (?), conduits par les caïds Djillali et Ben Batache; puis le brave Hadj Bouzid et ses fidèles Ouled Fares, les Heumis, conduits par leur farouche caïd Ben Fogrol (?), les Sbehas et encore les Sindjet, Beni Ouessan, Chouchaoua, Beni Boukhanous, Ouled Souleyman, Beni-Hindel, Gherious, Gralhias, Statas (Ces trois dernières tribus me sont inconnues.), Ouled Sidi Yahia sous les ordres de Hadj Ahmed, enfin les Medjadjas, avec l'intrépide Bou Chakor (l'homme à la hache).

Devant cette foule admirative l'infanterie et la cavalerie manoeuvrèrent accompagnées des coups de l'artillerie. Cavaignac et son état-major, rutilants et nombreux, furent acclamés par des youyous lorsqu'il passa devant le front des troupes, face aux indigènes, accompagné par les fanfares et musiques des régiments. Cet événement fut couronné par une fantasia de nos Goums et Spahis suivie d'une course de cavaliers. Cinquante y prirent part et c'est le jeune fils de l'Agha des Sindjet qui reçut des mains du colonel une couronne de laurier et une bourse de 200 F.

On se préoccupa aussi des ruines romaines qui parsemaient l'emplacement de la nouvelle ville. Il restait, hors les colonnes encore debout, des citernes bien conservées. Elles furent utilisées par la troupe pour s'abriter aux heures chaudes de la journée, du méchant soleil.

Un débat contradictoire s'instaura, se basant sur des ouvrages écrits par des géographes connus ou les traductions d'auteurs étrangers anciens (L'itinéraire d'Antonin, Ibn Kançal, etc.), pour savoir si le lieu que l'on occupait était bien l'ancienne cité romaine de Castellum Tingitanum. Certains géographes la situait en effet à dix lieues à l'ouest d'El Esnam. Les avis étaient partagés, seules les fouilles entreprises pourraient le prouver. Celles-ci étaient faites par des centaines d'Arabes, contrôlés par le génie sous les ordres du colonel. Une découverte vint les départager: le tombeau de l'évêque Reparatus, mort en l'an 427 de la réunion à l'empire de la province d'Afrique. L'inscription faisait partie d'une importante mosaïque en marbre (
Qui fut réimplantée dans l'église Saint-Pierre-Saint-Paul de la ville.) du meilleur effet. Mgr Dupuch, en l'apprenant, vint avec plusieurs membres du clergé, reconnaître le lieu et la bénir. Il revint par la suite pour ramener à Alger les ossements trouvés dans le sarcophage ce qui donna lieu à une cérémonie.

Le Chéliff coule entre deux berges abruptes et profondes dans lesquelles nichent des ibis noirs. Lors des crues les terres végétales dont elles sont formées s'écroulent avec fracas. Les terrains vaseux dans lesquels coule le fleuve sont très dangereux. C'est à un de ces endroits qu'un jeune officier du 53è d'infanterie perdit la vie. Il accompagnait en promenade l'actrice, Mlle Adelina. Celle- ci tenait une fleur qui tomba, voulant la ramasser, le jeune homme glissa et disparut. Malgré des secours attirés par les cris de la jeune femme, vite arrivés sur les lieux, l'officier était mort lorsqu'on le sortit du fleuve.

Il existe sur cette rivière, la plus grande de l'Algérie, une légende racontée par les talebs. La famille de Sidi Laribi, une des plus nobles et des plus anciennes du Maghreb, avait une fille du nom de Bayah. Partie puiser de l'eau à une source, elle ne revint pas. On la retrouva poignardée près de la source. Sidi Laribi jura de ne plus s'y approvisionner; et comme c'était le seul point d'eau proche de leur campement, la tribu partit à la recherche d'un endroit favorable pour s'y ravitailler et abreuver ses troupeaux. Après de longs jours de marche, épuisé par la fatigue et la douleur, il se prosterna et adressa au Prophète une ardente prière. Bientôt des nuées s'amoncelèrent, lézardées par de violents éclairs et l'eau sortit de terre en plusieurs endroits (5Ce lieu s'appelle Sbayn el Ayoun: " Les 70 Sources) et une voix lui dit qu'il avait été entendu et de repartir dans ses terres. Il enfourcha son cheval, la tribu s'ébranla et les sources réunies suivirent et formèrent un fleuve. C'est ainsi que le Chéliff prit naissance.

Sur la route de Miliana, à l'est, il existait, à 2 km, un marais infect où proliféraient joncs, cactus et caroubiers gigantesques. Mais lorsque les vents venaient de cette direction, ils empestaient la ville naissante. Le colonel chargea le lieutenant- colonel Buisson, du 53è , de diriger les travaux de d'assèchement. Il y découvrit deux bassins parfaitement conservés et plusieurs sources abondantes. On y planta vigne, orangers, grenadiers et autres arbres fruitiers qui vont faire de cet endroit un jardin délicieux.

Mais d'autre part, il y avait toujours les opérations de pacification avec les batailles, atrocités et expéditions punitives, ainsi appelées par les Français et razzias par les Arabes. Elles permettaient d'approvisionner l'armée en fourrage pour sa cavalerie, les troupeaux destinés à améliorer l'ordinaire du soldat et les céréales, orge pour les chevaux et blé panifiable découvert dans les " montmoras " ( Silo enterré en forme de bouteille.). Cet afflux incita le colonel à créer un nouvel établissement de 80 hectares sur l'autre rive du fleuve où furent entreposés les prises, réserves et troupeaux. Comme au printemps poussait un fourrage naturel très dense et riche en graminées diverses, cet emplacement fut dénommé par les habitants de la cité, " La Ferme " et ce nom lui resta jusqu'à la fin...

Je ne vais pas parler des combats meurtriers, de part et d'autre, des convois vers Ténès par la route, artère vitale pour les deux cités. Sur celle-ci des postes de surveillance et de garde espacés frirent édifiés pour la rendre moins dangereuse et diminuer ainsi les escortes importantes, dégarnissant ainsi les bataillons qui pouvaient être employés à d'autres tâches (comme faucher les fourrages par exemple !).

C'est ainsi que, peu à peu, des relais s'établirent:
---- À Kirba, col séparant les deux vallées, Oued Ouahran vers le Chéliff et Oued Allala vers la mer. Sur le flanc sud du col on découvrit une carrière de gypse et, à chaque voyage on en ramenait vers les cités, gourmandes du plâtre que l'on en tirait.
---- À Trois-Palmiers (futur Chassériau) au pied de la colline et aux Heumis, près de la zaouïa de Sidi-Maamar où bientôt de courageux colons s'établirent sur des terres acquises aux indigènes ( Où se situa la ferme Beaufils.).

Les colons, dont certains, les plus aventureux et courageux, suivaient l'armée dans ses conquêtes, en s'établissant dans le nouveau centre. Il y avait parmi eux, un peu de tout (il faut le reconnaître), des commerçants qui s'empressaient de solliciter un terrain pour édifier leur commerce, travaillant avec la troupe. D'autres préféraient des terres agricoles et produisaient légumes, produits laitiers, fruitiers etc... Mais il y avait aussi un e frange de mauvais garçons que le commandement renvoyaient en métropole.

Certains (Pontie par exemple) avaient une certaine vision réaliste du développement de la colonie. Ils préconisaient le mélange de races par mariages comme fit le peuple gallo-romain. Il terminait en disant: " L'Algérie ne nous appartiendra qu.e lorsque l'élément arabe sera confondu avec l'élément européen ".

Quant au développement économique: " La plaine du Chéliff est une des étendues la plus riche du nord de l'Afrique, elle peut être arrosée dans presque toute son étendue. La construction d'un barrage sur le Haut-Chéliff aurait pour résultat de réaliser son développement agricole. Les ruines nombreuses trouvées sur les deux rives attestent que le grand peuple (les Romains) avait su apprécier tout ce qu'avait d'avantageux la belle situation de cette plaine ".

J'ai essayé de retracer la naissance de notre ancienne cité d'Orléansville, tirée du néant par l'intelligente prévoyance du maréchal Bugeaud. Il fut soutenu dans cette oeuvre par les deux premiers commandants de la subdivision, esprits éclairés et audacieux, les colonels Cavaignac et Saint-Arnaud. Il est curieux de constater que si la cité mémorisa le premier en donnant son nom à une rue (pas la plus importante), le second, créateur de la pépinière et du plan de la ville (entre autre réalisation) n'eut pas le même honneur.

Par le cours chaotique de l'histoire et les soubresauts de la nature, Orléansville redevint El Esnam après notre départ. À la suite du second séisme qui ravagea la ville vingt-six ans après celui de 1954, les autorités, influencées par les croyances et les Ulémas, décidèrent que ce nom était maudit. La nouvelle cité, légèrement déplacée, porte le nom du fleuve: Ch'liff.