-La
création d'Orléansville
Il y a eu
cent soixante-dix ans en 2003, qu'Orléansville renaissait sous
une nouvelle appellation, après avoir disparu des cartes durant
pratiquement treize siècles. C'est grâce à l'historique
du " Camp d'El Esnam, archives militaires du 26 avril au 31 mai 1843
" et au livre de R. Pontie, médecin des armées, que
j'ai pu écrire les lignes qui suivent. Pour ceux qui ont connu,
aimé cette ville, célèbre en Algérie pour
sa température estivale de véritable four, mais aussi pour
ses vergers et la verdure qui la ceinturaient, les " colonisateurs
" auront complètement transformé le paysage originel.
Le maréchal Bugeaud, parti de Miliana le 23 avril
1843, avec un convoi considérable de quatre cents mulets de bâts,
cent trente arabas (carrioles), six bataillons et trois cents cavaliers,
met trois jours pour atteindre le lieu qu'il a choisi, au confluent de
l'oued Tsigaout et du Chéliff, pour y édifier un nouveau
centre. Sitôt arrivé, il est rejoint par le général
Gentil, commandant la subdivision de Mostaganem, qui convoyait après
quatre jours de marche, 70 arabas et 1 000 mulets chargés.
Ils amenaient vivres, munitions naturellement mais surtout un important
matériel pour édifier une ville. Le maréchal Soult,
ministre de la Guerre, informé par Bugeaud de cette nouvelle implantation,
décida le 16 mai 1843, vingt jours après sa création,
d'attribuer au nouveau centre le nom d'Orléansville, en mémoire
du fils aîné du roi disparu dans un stupide accident.
La décision de créer la nouvelle cité en ce lieu,
fut prise par Bugeaud pour restreindre la zone d'influence de l'émir
Abd el- Kader, surveiller les monts de l'Ouarsenis et du Dahra. Le plan
du Maréchal englobait aussi l'occupation de Ténès,
l'empêchant ainsi d'être ravitaillé en armes et munitions
par nos " amis " Anglais. Après avoir reçu "
l'aman " des tribus avoisinantes, Bugeaud nomme Hadj Ahmed Ben-Bouali,
agha de l'Ouarsenis; Si Saïah ben Ahmed, caïd des
Medjadjas et désigne le colonel Cavaignac, commandant des Zouaves,
comme chef de la nouvelle subdivision.
Dès le 28, le Maréchal repart en direction de Ténès
après avoir renvoyé à Mostaganem le général
Gentil avec une solide escorte, le bataillon de tirailleurs de la province
d'Oran et le 2e bataillon de la Légion étrangère.
Le 2" bataillon du 6e léger, destiné à rester
au camp d'El Esnam, reçut l'ordre de l'accompagner jusqu'à
Oued Sly puis de regagner son affectation.
Le même jour, escorté par le bataillon de tirailleurs et
celui du 53è de ligne, le convoi de transport repartait vers
Miliana.
Le colonel Cavaignac répartit sans délai les tâches
de déblaiement et de défrichement de l'emplacement du nouveau
centre et de ses environs.
-- - En priorité la construction de l'hôpital, lequel en
attendant fut installé sous 14 grandes tentes arabes " en
tissu de palmier nain et laine " qui abriteront aussi les approvisionnements,
vivres, vins, etc... La liste du matériel remplit quatre pages
et demie, depuis les centaines de quintaux de biscuits en passant par
le pain, les légumes secs, la viande salée. Les quantités
de légumes sont plus modestes, à peine quelques unités
par homme. Suit une énumération depuis la forge, les outils
divers (pioches, faux, faucilles), les moulins et le matériel de
boulangerie etc... Je ne vous infligerai pas la fastidieuse liste des
munitions diverses, poudre, boulets, cartouches... Le lieutenant Goyeaux,
de la Légion étrangère fut désigné
comme commandant de la place et le sergent-major Guyot, des Zouaves, comme
adjudant.
On découvre " parmi les broussailles
de jujubiers, une assez grande quantité de pierres provenant des
débris d'un établissement dont l'origine paraît remonter
jusqu'aux Romains ". Des citernes, dont deux assez vastes et
en bon état sont mises à jour. Elles seront utilisées
pour conserver le vin et abriter les hommes aux heures les plus chaudes
de la journée.
" Dans un rayon aussi éloigné que peut s'étendre
la vue, on n'aperçoit aucun bois pouvant servir aux constructions
ou fournir du combustible nécessaire pour les " aliments "...
La campagne des environs est généralement nue et peu cultivée
". Dès le 29, les troupes furent employées aux travaux
et tous les hommes disponibles affectés au commandant Tripier,
du Génie, le matin de 5 h 15 jusqu'à 9 heures et le soir
de 12 h 15 jusqu'à 16 heures. Une partie d'entre eux fut chargée
d'établir une enceinte pour enfermer le troupeau à l'endroit
qu'on lui avait affecté. D'autres fouillèrent sur les indications
des Arabes, originaires du lieu, qui avaient suivi les troupes depuis
Miliana. Le génie établit deux fours de campagne. Des terrains,
en bordure du Chéliff, à cinq minutes du camp, furent affectés
à chaque compagnie, escadron ou détachement et mis en culture,
de façon qu'ils puissent être irrigués à partir
du fleuve.
Afin d'avoir du combustible pour les cuisines, des équipes furent
constituées pour arracher les racines de jujubiers. On découvrit
ainsi que cette ressource suffirait pour les besoins du camp; cette "
forêt souterraine " comme la désignait le colonel Cavaignac.
Des officiers aussi participèrent et, suivant leur goût,
leur inclination, dirigèrent les travaux nécessaires. Le
commandant Perragay, du bataillon de Zouaves surveilla les plantations.
Le capitaine d'état-major Berthaut fit la topographie des environs,
un autre s'occupa des fouilles. Une commission supérieure d'administration
fut mise en place, composée du commandant de la place des chefs
du Génie, de l'Artillerie, du Bureau arabe, du surintendant et
du médecin-chef de l'hôpital; un employé
des Finances, M. Dutarte, en fut le secrétaire. Elle se réunissait
une fois par semaine. Elle décida de la création des rues,
de places et monuments, délivra les autorisations d'ouverture des
débits de boissons, de la concession de terrains et la fixation
des impôts par tribu fut aussi dans ses compétences.
Tous les jeudis le colonel Cavaignac recevait dans une baraque en planches
hâtivement construite par le génie. On la pourvut d'un mobilier
sommaire, quelques chaises et trois ou quatre tables, pour tous les officiers
de la garnison. Au milieu de cette pépinière de futurs généraux,
le commandant Perragay se faisait remarquer par sa taille, son air martial
et sa tenue sévère. Le colonel le nommait le " père
aux aguets ", parce que c'est toujours lui qui donnait l'éveil
à ses zouaves à l'approche de l'ennemi.
Lorsque les problèmes les plus urgents furent résolus, l'attention
de Cavaignac se porta sur les malades. Persuadé, après avoir
pris l'avis des officiers de santé, que la tristesse et l'éloignement
de la patrie influençaient leur état et aggravaient leur
maladie, il fit construire par le génie une salle de spectacle
en planches assez grande pour loger une partie de la garnison. Le capitaine
Adam, des zouaves, fut chargé de l'installation et de la direction
du théâtre. Cock, officier de la Légion étrangère,
artiste à ses heures, voulut bien réaliser peinture et décors.
Deux fois par semaine un certain nombre de soldats, à tour de rôle,
assistaient au spectacle.
Tous les officiers ainsi que les principaux habitants civils prirent des
abonnements mensuels. Les loges étaient toutes occupées;
dans sa loge, la plus grande qui était au centre de l'hémicycle,
le colonel Cavaignac recevait les officiers supérieurs. Il fallait
voir le succès quand Moreau, sergent au 6è léger,
jouant dans " La rue de la lune " disait qu'Abdelkader était
un bon enfant mais qu'il fallait savoir le prendre; ou lorsqu'un robuste
caporal des zouaves, Brouzic, tenait le rôle de " La meunière
de Marly ". Plus tard, de jolies actrices vinrent remplacer ces volontaires
inexpérimentés. Adelina Gardon, que l'on surnommait la "
Dejazet d'Afrique ", devint la coqueluche de la jeune cité.
Lorsque la saison des pluies arrivait, le Chéliff grossissait et
interrompait tous convois vers Ténès, port nécessaire
à la survie d'Orléansville. Le commandant Tripier, du génie,
chargea le capitaine Renou de construire un pont sur l'oued pour abolir
cette difficulté. En quelques mois celui-ci réalisa un ouvrage
en bois, dit " à l'américaine ", de 120 m de long,
s'appuyant sur chaque rive édifiée en partie en madriers,
l'autre en maçonnerie. Les trois arches reposaient sur de solides
pilotis. Le colonel Cavaignac voyant que ce pont faisait l'admiration
de la population arabe, décida d'en faire l'inauguration en invitant
les populations de la subdivision. Le capitaine Richard, chef du Bureau
arabe, se mit à l'ouvrage et, au jour dit, plus de 15000 Arabes,
hommes, femmes, enfants, répondirent à son appel. Il y avait
( J'ai rectifié des noms mal
orthographiés par l'auteur, dans la mesure du possible.)
les Ouled Kosseir, Gharaba, Cherroyas (?), conduits par les caïds
Djillali et Ben Batache; puis le brave Hadj Bouzid et ses fidèles
Ouled Fares, les Heumis, conduits par leur farouche caïd Ben Fogrol
(?), les Sbehas et encore les Sindjet, Beni Ouessan, Chouchaoua, Beni
Boukhanous, Ouled Souleyman, Beni-Hindel, Gherious, Gralhias, Statas (Ces
trois dernières tribus me sont inconnues.), Ouled Sidi
Yahia sous les ordres de Hadj Ahmed, enfin les Medjadjas, avec l'intrépide
Bou Chakor (l'homme à la hache).
Devant cette foule admirative l'infanterie et la cavalerie manoeuvrèrent
accompagnées des coups de l'artillerie. Cavaignac et son état-major,
rutilants et nombreux, furent acclamés par des youyous lorsqu'il
passa devant le front des troupes, face aux indigènes, accompagné
par les fanfares et musiques des régiments. Cet événement
fut couronné par une fantasia de nos Goums et Spahis suivie d'une
course de cavaliers. Cinquante y prirent part et c'est le jeune fils de
l'Agha des Sindjet qui reçut des mains du colonel une couronne
de laurier et une bourse de 200 F.
On se préoccupa aussi des ruines romaines qui parsemaient l'emplacement
de la nouvelle ville. Il restait, hors les colonnes encore debout, des
citernes bien conservées. Elles furent utilisées par la
troupe pour s'abriter aux heures chaudes de la journée, du méchant
soleil.
Un débat contradictoire s'instaura, se basant sur des ouvrages
écrits par des géographes connus ou les traductions d'auteurs
étrangers anciens (L'itinéraire
d'Antonin, Ibn Kançal, etc.), pour savoir si le lieu
que l'on occupait était bien l'ancienne cité romaine de
Castellum Tingitanum. Certains géographes la situait en effet à
dix lieues à l'ouest d'El Esnam. Les avis étaient partagés,
seules les fouilles entreprises pourraient le prouver. Celles-ci étaient
faites par des centaines d'Arabes, contrôlés par le génie
sous les ordres du colonel. Une découverte vint les départager:
le tombeau de l'évêque Reparatus, mort en l'an 427 de la
réunion à l'empire de la province d'Afrique. L'inscription
faisait partie d'une importante mosaïque en marbre (Qui
fut réimplantée dans l'église Saint-Pierre-Saint-Paul
de la ville.) du meilleur effet. Mgr Dupuch, en l'apprenant,
vint avec plusieurs membres du clergé, reconnaître le lieu
et la bénir. Il revint par la suite pour ramener à Alger
les ossements trouvés dans le sarcophage ce qui donna lieu à
une cérémonie.
Le Chéliff coule entre deux berges abruptes et profondes dans lesquelles
nichent des ibis noirs. Lors des crues les terres végétales
dont elles sont formées s'écroulent avec fracas. Les terrains
vaseux dans lesquels coule le fleuve sont très dangereux. C'est
à un de ces endroits qu'un jeune officier du 53è d'infanterie
perdit la vie. Il accompagnait en promenade l'actrice, Mlle Adelina. Celle-
ci tenait une fleur qui tomba, voulant la ramasser, le jeune homme glissa
et disparut. Malgré des secours attirés par les cris de
la jeune femme, vite arrivés sur les lieux, l'officier était
mort lorsqu'on le sortit du fleuve.
Il existe sur cette rivière, la plus grande de l'Algérie,
une légende racontée par les talebs. La famille de Sidi
Laribi, une des plus nobles et des plus anciennes du Maghreb, avait une
fille du nom de Bayah. Partie puiser de l'eau à une source, elle
ne revint pas. On la retrouva poignardée près de la source.
Sidi Laribi jura de ne plus s'y approvisionner; et comme c'était
le seul point d'eau proche de leur campement, la tribu partit à
la recherche d'un endroit favorable pour s'y ravitailler et abreuver ses
troupeaux. Après de longs jours de marche, épuisé
par la fatigue et la douleur, il se prosterna et adressa au Prophète
une ardente prière. Bientôt des nuées s'amoncelèrent,
lézardées par de violents éclairs et l'eau sortit
de terre en plusieurs endroits (5Ce
lieu s'appelle Sbayn el Ayoun: " Les 70 Sources) et une
voix lui dit qu'il avait été entendu et de repartir dans
ses terres. Il enfourcha son cheval, la tribu s'ébranla et les
sources réunies suivirent et formèrent un fleuve. C'est
ainsi que le Chéliff prit naissance.
Sur la route de Miliana, à l'est, il existait, à 2 km, un
marais infect où proliféraient joncs, cactus et caroubiers
gigantesques. Mais lorsque les vents venaient de cette direction, ils
empestaient la ville naissante. Le colonel chargea le lieutenant- colonel
Buisson, du 53è , de diriger les travaux de d'assèchement.
Il y découvrit deux bassins parfaitement conservés et plusieurs
sources abondantes. On y planta vigne, orangers, grenadiers et autres
arbres fruitiers qui vont faire de cet endroit un jardin délicieux.
Mais d'autre part, il y avait toujours les opérations de pacification
avec les batailles, atrocités et expéditions punitives,
ainsi appelées par les Français et razzias par les Arabes.
Elles permettaient d'approvisionner l'armée en fourrage pour sa
cavalerie, les troupeaux destinés à améliorer l'ordinaire
du soldat et les céréales, orge pour les chevaux et blé
panifiable découvert dans les " montmoras " ( Silo
enterré en forme de bouteille.). Cet afflux incita le
colonel à créer un nouvel établissement de 80 hectares
sur l'autre rive du fleuve où furent entreposés les prises,
réserves et troupeaux. Comme au printemps poussait un fourrage
naturel très dense et riche en graminées diverses, cet emplacement
fut dénommé par les habitants de la cité, "
La Ferme " et ce nom lui resta jusqu'à la fin...
Je ne vais pas parler des combats meurtriers, de part et d'autre, des
convois vers Ténès
par la route, artère vitale pour les deux cités. Sur celle-ci
des postes de surveillance et de garde espacés frirent édifiés
pour la rendre moins dangereuse et diminuer ainsi les escortes importantes,
dégarnissant ainsi les bataillons qui pouvaient être employés
à d'autres tâches (comme faucher les fourrages par exemple
!).
C'est ainsi que, peu à peu, des relais s'établirent:
---- À Kirba, col séparant les deux vallées, Oued
Ouahran vers le Chéliff et Oued Allala vers la mer. Sur le flanc
sud du col on découvrit une carrière de gypse et, à
chaque voyage on en ramenait vers les cités, gourmandes du plâtre
que l'on en tirait.
---- À Trois-Palmiers (futur Chassériau) au pied de la colline
et aux Heumis, près de la zaouïa de Sidi-Maamar où
bientôt de courageux colons s'établirent sur des terres acquises
aux indigènes ( Où se
situa la ferme Beaufils.).
Les colons, dont certains, les plus aventureux et courageux, suivaient
l'armée dans ses conquêtes, en s'établissant dans
le nouveau centre. Il y avait parmi eux, un peu de tout (il faut le reconnaître),
des commerçants qui s'empressaient de solliciter un terrain pour
édifier leur commerce, travaillant avec la troupe. D'autres préféraient
des terres agricoles et produisaient légumes, produits laitiers,
fruitiers etc... Mais il y avait aussi un e frange de mauvais garçons
que le commandement renvoyaient en métropole.
Certains (Pontie par exemple) avaient une certaine vision réaliste
du développement de la colonie. Ils préconisaient le mélange
de races par mariages comme fit le peuple gallo-romain. Il terminait en
disant: " L'Algérie ne nous appartiendra qu.e lorsque l'élément
arabe sera confondu avec l'élément européen ".
Quant au développement économique: " La plaine du
Chéliff est une des étendues la plus riche du nord de l'Afrique,
elle peut être arrosée dans presque toute son étendue.
La construction d'un barrage sur le Haut-Chéliff aurait
pour résultat de réaliser son développement agricole.
Les ruines nombreuses trouvées sur les deux rives attestent que
le grand peuple (les Romains) avait su apprécier tout ce qu'avait
d'avantageux la belle situation de cette plaine ".
J'ai essayé de retracer la naissance de notre ancienne cité
d'Orléansville, tirée du néant par l'intelligente
prévoyance du maréchal Bugeaud. Il fut soutenu dans cette
oeuvre par les deux premiers commandants de la subdivision, esprits éclairés
et audacieux, les colonels Cavaignac et Saint-Arnaud. Il est curieux de
constater que si la cité mémorisa le premier en donnant
son nom à une rue (pas la plus importante), le second, créateur
de la pépinière et du plan de la ville (entre autre réalisation)
n'eut pas le même honneur.
Par le cours chaotique de l'histoire et les soubresauts de la nature,
Orléansville redevint El Esnam après notre départ.
À la suite du second séisme qui ravagea la ville vingt-six
ans après celui de 1954, les autorités, influencées
par les croyances et les Ulémas, décidèrent que ce
nom était maudit. La nouvelle cité, légèrement
déplacée, porte le nom du fleuve: Ch'liff.
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