Le
Musée national des Beaux-Arts d'Alger
Dialogue avec M. Jean Alazard, conservateur.
Neuf fois sur dix, les
gens que vous rencontrez vous parlent de choses banales, de leurs petites
affaires dont ils vous accablent, et c'est le supplice quotidien : un
raseur par jour. Mais le terme de la décade arrive, qui vous
récompense de vos peines, des fatigues que vous endurez, dans
l'espoir ininterrompu de cette belle après-midi, et vous voilà
ravi, périodiquement lesté d'optimisme dans la mesure
voulue pour le laps de temps à venir. Envisagée de la
sorte, la vie tend à devenir possible et supportable.
Or, depuis que nous avons rencontré M. Alazard, l'estimé
professeur d'histoire de la Faculté d'Alger, aujourd'hui conservateur
du Musée national de notre ville, vous pouvez être assuré
que nous n'enfilons pas la venelle à son approche. Un homme fort
cultivé, mais simple, plaisant, aimable au superlatif, d'une
serviabilité éprouvée, tel il se présente
en gros aux yeux de ses relations.
Sachant son culte pour les beaux-arts, nous n'avons pas eu seulement
le désir de contempler son uvre dans les nouveaux bâtiments
si clairs, si vastes, pour tout dire si attirants, qui s'étagent
au flanc de la colline du Hamma, à deux pas de la villa Abd-el-Tif,
nous avons tenu à avoir une explication de ses goûts, de
ses préférences, un aperçu de ses idées,
et bien entendu, nous lui avons posé quelques questions. Parler
de son Musée ? Dans le regard du maître, il y a ce comment
donc ! qui vous pénètre d'aise.
- Notre collection ne manque pas de diversité. Elle contient
d'abord, comme il est naturel, quelques uvres historiques venues
rappeler ce que fut l'Algérie depuis 1830 : des estampes anciennes,
quelques portraits curieux, dont celui d'Abd-el-Kader dessiné
à bord du Minos, des toiles qui racontent l'évolution
urbaine d'Alger depuis l'époque où Morel-Fatio peignait
la mosquée de la Pêcherie, entourée de remparts
sévères, et, enfin, cette uvre de François
Barry, d'un pittoresque si amusant, que le Musée de Versailles
a donnée au Musée d'Alger : l'Inauguration de la statue
du duc d'Orléans sur la place du Gouvernement.
Il faut s'attendre, d'autre part, à trouver à Alger un
ensemble permettant d'étudier l'histoire de la peinture exotique;
les toiles " orientalistes " y sont, en effet, assez nombreuses.
- A tout seigneur...
- Parfaitement, Delacroix, que M. Raymond Escholier a justement appelé
" le premier pèlerin du Moghreb ", est représenté
d'une façon honorable au Musée d'Alger. Un dessin vigoureux
pour la décoration de la Chambre des Députés, une
aquarelle datant du voyage au Maroc et représentant deux Juives
en costume de fête, une petite toile où un lion au repos
est peint en beaux tons fauves et, enfin, le célèbre Giaour
poursuivant les ravisseurs de sa maîtresse, inspiré du
poème de Byron, telles sont les uvres qui donnent l'idée
du talent de Delacroix. Il faut y ajouter une esquisse traitée
avec un admirable brio où le peintre jeta les lignes et les tons
essentiels d'un tableau auquel il songeait : le Sacrifice de Noé
et de ses fils après le Déluge ; dans le fond de cette
esquisse apparaissent les remparts de Meknès, souvenir impressionnant
de son voyage en Barbarie.
De Decamp, notons une aquarelle haute en couleurs, Arabes d'Asie Mineure,
et de Chassériau, un nombre important de croquis (cinq) dessinés
au cours du voyage fait par le peintre à Constantine et à
Alger : figures de Maures, têtes féminines au regard nostalgique,
esquisses vivantes pour le portrait du khalifat Ali-Hamed, du Musée
de Versailles ; cela suffit à caractériser l'orientalisme
si personnel de Théodore Chassériau.
Quelques dessins directs révèlent le talent de Fromentin
et, mieux encore, deux toiles caractéristiques, Paysage algérien
et Souvenir d'Algérie, cette dernière peinte dans les
environs d'Alger; l'une et l'autre reflètent heureusement les
préoccupations de l'auteur d'un été dans le Sahara
qui l'excluent des spectacles de violence. L'influence de Corot et des
paysagistes contemporains de Corot y apparaît avec évidence
; les tons vifs s'atténuent dans les gris et s'associent à
des demi-teintes. L'artiste essaie d'analyser les effets de transparence
d'atmosphère et de donner une certaine distinction aux scènes
orientales, distinction de tons, de composition et d'attitudes.
L'art du peintre Dehodencq est, on le sait, entièrement différent.
A Tanger, celui-ci s'intéresse aux spectacles de la rue, à
l'humanité vivante. Fiancée juive et des dessins pleins
de verve et d'animation le situent dans l'histoire de l'orientalisme.
Il y a en lui des souvenirs romantiques, mais la préoccupation
du caractère ethnique des visages marocains l'emporte et il fait,
en les peignant avec une extrême acuité d'analyse, uvre
de réaliste.
L'impressionnisme est représenté, dans cette brève
histoire de l'orientalisme, par Albert Lebourg dont le séjour
à Alger (1872-1877) ne manque pas d'intérêt. L'intérieur
de la Mosquée Sidi Abd-er-Rhaman et la Vue de l'Amirauté
sont des notations d'un curieux modernisme. Les études de lumière
et d'atmosphère commencent alors à passionner les peintres
; un peu plus tard, Renoir peint l'Algérie avec des tons dignes
des Vénitiens ; une de ses esquisses, d'une vie charmante, rappelle,
par son éclat et sa vérité les belles pages des
carnets de Delacroix.
N'oublions pas en passant certains petits maîtres " orientalistes
" du 19ème siècle, comme Gustave Guillaumet. Castagnary,
lui-même, reconnaissait à celui-ci des qualités;
elles apparaissent dans une de ses meilleures toiles, la Place de Bou-Saâda,
qui est une fine étude d'atmosphère.
- Guillaumet est, en somme, parmi les précurseurs du mouvement
moderne.
- Oui, si l'on veut. Mais il n'est peut-être pas le plus important...
Les éléments ne manquent pas pour juger ce mouvement :
depuis Albert Besnard et Etienne Dinet, il n'est guère d'orientaliste
connu qui ne soit représenté au Musée d'Alger.
- C'est assez naturel. Cependant, y a-t-il une définition de
l'orientalisme ?
- Depuis vingt-cinq ou trente ans, l'orientalisme se renouvelle sans
cesse ; les paysages d'Afrique ou d'Asie deviennent des thèmes
d'observation précise au même titre que ceux de France.
Une importante institution, la Villa Abd-el-Tif, a particulièrement
contribué au développement de ces tendances exotiques.
Elle n'est pas encore très connue, mais elle a déjà
rendu les plus grands services. C'est en 1907 que fut décidée
la création d'un centre où les peintres de la Métropole
pourraient venir tout à leur aise étudier le pays qui
avait tant séduit Delacroix et Chassériau. Une belle résidence
s'offrait, une villa mauresque enfouie dans une magnifique verdure,
à quelques minutes du Jardin d'Essai, qui est resté cher
à la mémoire de tant d'artistes.
Il est remarquable de constater que les pensionnaires de cette villa
ont été choisis avec le plus grand éclectisme ;
les salles du Musée d'Alger, où sont réunies certaines
de leurs uvres, reflètent le mouvement pictural contemporain
dans sa complexité et sa variété. Il est intéressant
de voir figurer, dans la liste de ces pensionnaires, quelques-uns des
représentants connus de la jeune peinture, de ce que l'on appelle
volontiers aujourd'hui " l'art vivant ".
Il faut, d'ailleurs, penser non seulement à ceux qui ont été
les pensionnaires de la Villa Abd-el-Tif, mais aussi aux peintres ayant
vécu ou vivant dans son orbite, à la naissante école
algérienne, intéressante à plus d'un titre, enfin
aux artistes indigènes dont les travaux apportent la note originale.
Toutes ces tendances donnent beaucoup de variété à
l'orientation contemporaine ; c'est un fait notable, d'ailleurs, que
le voyage en Afrique du Nord devienne classique autant que celui d'Italie
ou d'Espagne. Certains aiment, dans les ports algériens, ce mélange
étonnant de couleurs vibrantes et de spectacles vulgaires, fait
justement pour séduire ceux qui ont le sens du mouvement et du
caractère ; d'autres recherchent le style et non le pittoresque
; songeons enfin que les problèmes de la lumière passionnent
les artistes aujourd'hui plus encore qu'au temps de Delacroix et de
Fromentin. On comprend, dès lors, le grand intérêt
que peuvent avoir les notations orientales d'un Maurice Denis, par exemple.
On a aussi, à Alger, les principaux éléments d'une
histoire de l'orientalisme et s'il y a encore quelques lacunes importantes,
il faut bien espérer qu'elles ne tarderont pas à disparaître.
- Du côté de la sculpture...
- J'allais précisément vous en parler. Ce qu'il est également
possible d'étudier avec profit en ce mouvement, c'est l'histoire
de la sculpture moderne. Laissons de côté la galerie de
moulages qui a été constituée avec quelques-unes
des pièces importantes du Louvre et du Trocadéro, et considérons
surtout les originaux qui ont été acquis au cours des
années 1929 et 1930. De Barye, deux bronzes, Tigre dévorant
une Gazelle et Panthère saisissant un Cerf, aussi purs et d'une
aussi belle patine que ceux de la collection Zoumalov. Une curieuse
étude de Dalou et plusieurs bronzes de Rodin, dont le buste d'Eugène
Guillaume, celui de Jean-Paul Laurent, l'Age d'Airain et la Méditation,
d'une ligne admirable : autant d'uvres qui ont une large puissance
éducative.
On comprend aisément l'intérêt que peut avoir un
ensemble important de sculptures modernes, non loin de l'Apollon et
de la Vénus de Cherchell. Or la statuaire française contemporaine
est d'une belle vitalité et il valait la peine d'en réunir
les uvres les plus marquantes, L'Héraklès archer
et le buste du docteur Koeberlé représentent, dans ce
qu'il eut de plus vigoureux et de plus personnel, le talent de Bourdelle.
La Vénus d'Aristide Maillol, dans la noblesse de ses lignes,
rappelle certaines uvres antiques qui ornent les Musées
archéologiques de l'Afrique du Nord. De Charles Despiau on conserve,
à Alger, plusieurs sculpture importantes et c'est un des artistes
qu'on y peut étudier le plus aisément ; son talent y apparaît
dans toute sa variété; le buste de Mlle Simon, ceux de
Lièvre et de Léopold Lévy montrent cet extraordinaire
don de la vie qui caractérise son talent. L'Athlète et
la Bacchante ont, dans leur attitude, cette simplicité et cette
noblesse plastiques qui apparente l'artiste aux grands sculpteurs de
la Renaissance.
Vous avez vu les uvres de vingt autres sculpteurs. Il n'est pas
nécessaire que je vous les énumère. Toutes les
tendances intéressantes sont représentées.
- Sans oublier les jeunes. C'est très bien. Parmi leur aînés,
il m'a été agréable de noter la présence
d'un Landowski ; ce beau Berger, dont la facture, tout à fait
éloigné de l'antique, s'apparente, si je ne m'abuse, à
celle de Rodin.
- En un mot, des artistes qui gardent, dans la science des lignes et
des volumes, cet amour du style et de la simplicité caractérisant
la sculpture française contemporaine et lui donnent une place
à part, si éclatante dans l'art européen.
- Vous ne vous êtes, du reste, pas borné à réunir
un ensemble de peintures et de sculptures donnant au Musée d'Alger
sa physionomie particulière. Vous avez voulu évoquer,
par quelques toiles, l'art dis siècles précédents.
- C'est cela. Une Vénus pleurant la mort d'Adonis, de l'École
de Fontainebleau; un Saint François de Paule, d'Alonzo Cano ;
une réplique de l'Institution de l'Eucharistie, de Poussin ;
un beau dessin de Carle Vanloo (don du comte Charles de Polignac) ;
un de Lafosse, le Serment d'Amour, de l'École de Fragonard...
Ce ne sont pas, à vrai dire, des uvres de ces périodes
que l'on vient chercher au Musée d'Alger. On comprend davantage
que la galerie de peinture moderne y soit très développée
et qu'à côté de l'histoire de l'orientalisme, on
puisse évoquer celle de l'art du 19ème siècle.
Aussi bien a-t-on réuni, à côté des Delacroix
et des Chassériau, quelques tableaux par lesquels se marque l'évolution
de la peinture française. Les Bûcherons, de Georges Michel
; un coin de forêt, de Théodore Rousseau, d'une pâte
puissante, montrent comment a évolué le sentiment de la
nature pendant une grande partie du 19ème siècle.
De Constantin Guys, il faut citer une jeune femme du second Empire,
vue de profil, en pied, racée et élégante. Fantin-Latour
est représenté par le beau portrait de Ricada, qu'il est
possible d'étudier avec précision, puisqu'il est accompagné
d'une des esquisses au crayon. Il diffère, dans sa technique,
du portrait de Mme Bamberger, de Gustave Ricard, très poussé,
classique dans sa ligne et dans ses tons : beau morceau de peinture,
celui-ci aussi, consciencieux et vivant. A cette uvre de Ricard
s'ajoute la Femme au lévrier, de Monticelli, pour donner une
idée de ce que fut l'école marseillaise. De son côté,
l'école lyonnaise est, elle aussi, représentée
par quelques toiles.
Il n'est guère, à côté de cela, de nom important
de l'impressionnisme qui ne figure - et dignement - au Musée
d'Alger; la salle qui est consacrée aux impressionnistes est,
sans aucun doute, une des plus intéressantes. Les deux ancêtres,
Jongkind et Eugène Boudin, apportent chacun des notes de clarté
et de lumière. Les Rochers de Belle-Isle sont une uvre
marquante d'une des séries les plus justement célèbres
de Claude Monet. Le Pont de Muret, de Sisley, est en harmonies distinguées
; quant à la Femme à la fenêtre, de Pissarro, qui
se détache sur un fond de verdure, elle est d'un art direct et
riche de vérité. Ajoutons les Meules de foin, une des
toiles les plus sincères de Guillaumin; un Port de Rouen, d'une
atmosphère diffuse ; un délicieux paysage de Renoir et
enfin un Maximilien Luce, le Faucheur, qui a une patine scintillante
; c'est là un ensemble du mouvement impressionniste.
- Il ne manque guère pour être complet que Manet, l'admirable
devancier ; Degas, Caillebotte, Seurat, Signac...
- Très juste, mais doucement, doucement... Nous avons aussi Les
jeunes filles au piano, de Berthe Morisot, étude de lumière
d'un joli raffinement, dont l'esprit se rapproche de celui de l'impressionnisme
; de même dans Le paysage de Bretagne, de Gauguin, passe le souvenir
de Pissaro, et enfin le profil féminin peint par Henry-Edmond
Gross montre, autant que la petite toile de Luce, ce qu'est la technique
du néo-impressionnisme.
Il est également possible d'étudier, à Alger, quelques-unes
des tendances caractéristiques de la peinture contemporaine;
celle-ci n'y est peut-être pas représentée d'une
façon aussi complète qu'on pourrait le désirer
: il y a cependant peu de musées en France qui en offrent un
tableau aussi intéressant . Un Carrière, des Cottets et
un Lucien Simon évoquent, en même temps qu'un René
Ménard, une époque artistique qui nous semble déjà
lointaine. A côté d'eux, un Xavier Roussel garde beaucoup
d'éclat et de fraîcheur. De Maurice Denis, il faut citer
une grande esquisse pour la décoration du théâtre
des Champs-Elysées. N'oublions pas, d'autre part, la collection
de dessins de sculpteurs, et l'ensemble d'estampes et de gravures modernes,
dont, chacun mis à part, Rodin et Toulouse-Lautrec ne sont pas
le moindre attrait.
Ainsi l'on voit se constituer, et ce sera notre conclusion, en un pays
qui prend peu à peu conscience de son essor artistique, une galerie
d'uvres qui résume, dans ses grandes lignes, l'histoire
d'un siècle d'art français.
Il n'est pas besoin d'ajouter que tous nos vux accompagnent M.
Alazard dans la continuation de son heureuse entreprise.
Fernand Gouyou.