Vivre à Mostaganem
LES quartiers périphériques s'étageaient sur plus
de 4 km, le long des flancs d'un plateau côtier que dominaient,
jusqu'à 104 mètres d'altitude, les quartiers hauts du Fort
de l'Est, des Citronniers, de Raisinville, de Saint Jules et Beymouth.
Bon nombre des maisons de ces quartiers, avaient des cours intérieures,
à l'orientale. Elles étaient basses et descendaient, en
pentes douces vers la coeur de la ville nouvelle, puis au-delà,
jusqu'au port. Elles étaient occupées, en majorité,
par une population modeste d'Arabes et d'Espagnols qui vivaient en bonne
entente et faisaient même preuve de la plus grande solidarité,
dans les moments difficiles.
Les familles plus fortunées logeaient en centre ville qui s'étendait
de part et d'autre d'un axe de 300 à 400 m: l'avenue du ler de
Ligne qui était, avec le marché couvert, la place Thiers
et la place Gambetta, la partie la plus animée. L'avenue du ter
de Ligne allait de l'église qui dominait la place de la République,
jusqu'à l'hôtel de ville en bordure du jardin public, devant
lequel était édifiée, sur un socle imposant, une
statue de bronze.
Cette statue a, fort heureusement, suivi les Français d'Afrique
du Nord, que je me refuse à nommer " rapatriés ".
Elle est aujourd'hui en France, à Montpellier, dans une cour de
la caserne de l'E.A.I. rue Lepic et reçoit, au moins une fois par
an, l'hommage des Mostaganémois. Elle représente un zouave
en position d'assaut qui pointe vers la ville, comme pour la défendre,
son fusil Lebel prolongé d'une baïonnette. À ses pieds
l'un de ses compagnons blessé tend un bras vers lui et semble dire,
dans un dernier adieu " Je meurs pour la France ". L'hôtel
de ville était l'un des monuments les plus récents, puisqu'il
avait été édifié en 1927, l'année de
ma naissance.
Notre famille, logeait au quatrième étage d'un immeuble
situé rue Aristide-Briand et les propriétaires, M. et Mme
Pinéda, qui nous avaient pris sous leur protection, nous laissaient
libre accès à une grande terrasse donnant sur la place Dubarail
d'un côté et sur la caserne du 2e régiment de Tirailleurs
algériens de l'autre. Nous vivions à l'heure militaire,
comme les soldats, au rythme des sonneries du réveil à 6
heures jusqu'à l'extinction des feux à 22 heures.
À Mosta, la fraîcheur du soir attirait dans l'avenue du ler
de Ligne, sous les " arcades " et les platanes de la place de
l'église, bon nombre de promeneurs, en majorité jeunes gens
et jeunes filles qui se retrouvaient pour " tchatcher " comme
on disait là-bas. Les conversations étaient très
animées, chacun cherchant, avec force gestes, à faire admettre
son point de vue à son voisin, dans un français coloré
" aïoua dit! ", émaillé de mots espagnols,
arabes et... " pataouètes " avec un accent pied-noir
des plus marqués : l'accent d'Oranie.
Le point de ralliement de notre groupe de copains était le pilier
de coin de la pâtisserie Lesauvage. Les garçons rasés
de frais, les cheveux enduits de " gomina " ou de brillantine
" Roja " mettaient leur plus belle chemise, un pantalon au pli
impeccable, des chaussures bien cirées. Nous disions qu'ils étaient
" pinchos ". Les filles, toujours bien coiffées, leurs
longs cheveux ornés de rubans, faisaient tourner les têtes
des garçons excités et des filles jalouses. Elles s'arrangeaient
pour nous laisser deviner sous leurs robes légères, des
formes attrayantes. Lorsque l'on arrivait au bout de la promenade qui
formait un long tunnel de fraîcheur au pied des immeubles, sous
les " arcades " ou sous les platanes, on faisait demi-tour et
on repartait dans l'autre sens, c'était la coutume. On appelait
cela " faire le boulevard ". Ces échanges verbaux remplaçaient
l'émetteur local, en diffusant les dernières nouvelles de
Radio- Trottoir. Combien d'amitiés - et plus si affinités
- se formèrent ou se brisèrent au cours de ces discussions.
Il y avait peu de jeunes musulmans parmi ces promeneurs du soir, cela
pour plusieurs raisons : tout d'abord cette coutume de la promenade du
soir, probablement venue d'Espagne, n'entrait pas dans les habitudes des
Arabes qui restaient volontairement cantonnés dans leurs demeures,
dans les cafés maures ou encore échangeaient leurs idées
par petits groupes, sans sortir de leur quartier de Tijditt, Beymouth
ou Raisinville.
Les différentes communautés vivaient côte à
côte, en bonne entente, mais séparées, pour ce qui
est de la vie de famille. Les mariages mixtes entre musulmans ou musulmanes
et les autres communautés européennes, chrétiennes
ou juives étaient rares. Pourquoi ?
La polygamie autorisée par le Coran qui admet qu'un homme puisse
avoir jusqu'à quatre épouses ou plus selon ses moyens, associée
au statut mineur des femmes, constituait un obstacle majeur aux unions
mixtes. L'exemple vient du prophète Mohammed lui-même, qui
eut simultanément plusieurs épouses, dont la plus célèbre
fut Aïcha. Si une révolte contre l'Islam doit éclater
un jour, elle viendra des femmes, de ces femmes soumises au seul bon vouloir
d'un mari parfois tyrannique qui possède le pouvoir de les répudier,
sans autre forme de procès.
Ensuite et quoi qu'il en soit, les filles de Mostaganem si belles et si
fraîches, dans leurs robes légères, répugnaient
à envisager de partager leur vie et leur couche avec les maîtresses
de leur mari, de vivre en recluses, de se couvrir le visage pour sortir,
de jeûner durant le mois du Ramadan et de supporter la Chari'a allant,
dans certains pays, jusqu'à la lapidation de la femme infidèle.
Elles ne se bouchaient pas les oreilles aux appels à la prière
du muezzin renouvelés cinq fois dans la journée, mais elles
ne participaient pas à ce mode de vie et refusaient l'aliénation
de leur liberté, trop fières pour s'accommoder d'un statut
mineur, limité pour la majorité des femmes musulmanes à
la procréation. Cette différence fondamentale des religions
faisait qu'il y avait peu de musulmans, mêlés à la
foule des promeneurs du soir.
Un peu plus bas, sur la rive gauche de l'oued, le matin très tôt,
c'était le marché couvert qui prenait le relais, peuplé
d'une foule bruyante et colorée qui grouillait, aux alentours des
trois ponts et à l'intérieur du marché où
l'on trouvait des commerces de légumes, de viandes, les charcuteries
Rousti et Rodénas d'où s'échappaient les effluves
de boudin à l'oignon, fraîchement cuit, qui parfumaient tout
le marché, rivalisant avec les odeurs d'épices, de fruits
et légumes, d'olives, de thym et de lauriers.
Dans les rues avoisinantes, surtout le samedi, jour de marché ambulant,
un petit peuple marchandait dans de petites boutiques qui sentaient bon
les épices et la savonnette, à petit prix. L'on y trouvait
toutes sortes de marchandises : de l'huile au détail, du sucre
en gros pains coniques que le marchand cassait en morceaux, à la
demande, des anchois, des sardines et de la morue salées, des pois
chiches, des haricots et des lentilles... Il serait trop long de tout
énumérer.
Sur la place Thiers, des marchands forains proposaient des tissus, des
vêtements à bas prix, des chaussures, de la quincaillerie
et, toujours dans le même coin sous un arbre trônait "
Balili " le marchand d'olives et de salaisons.
Assis sur un tabouret bas, Balili ressemblait à un Bouddha ventripotent
animé de bras qui paraissaient trop courts pour atteindre les baquets,
tonneaux et autres caisses disposés autour de lui. Il arrivait
le premier, dans une charrette tirée par un bourricot et s'installait
au milieu de ses tonneaux d'olives de toutes sortes: vertes, cassées,
coupées ou entières, noires, à la grecque ou au sel.
Balili servait ses clients en plongeant dans l'un ou l'autre baril, avec
une dextérité étonnante, de longues louches en bois,
percées de trous, qu'il déversait, après essorage,
dans des sacs en papier. Dans une caisse ronde, des sardines salées
bien rangées en cercles concentriques attendaient d'être
vendues à la pièce. Balili avait une clientèle nombreuse
et variée car il avait les meilleurs produits du marché.
Il faisait tout, remplissait les sachets, pesait, encaissait, rendait
la monnaie et disait " Bon poids Madame, bon poids Monsieur
" laissant à tous ses bons clients, l'impression qu'ils avaient
fait une bonne affaire.
Tôt le matin devant l'entrée du marché, des montagnes
jaunes et vertes de melons et de pastèques parfumés, amenés
dans des charrettes tirées par des ânes ou des chevaux, étaient
empilées par des marchands arabes qui criaient : " Doux les
melons, à la coupe, goûtez madame, si ç'it pas doux
ti prends pas ". Malgré toutes ces précautions, il
arrivait que l'acheteur peu attentif se laissât refiler un melon
" calabaza " qui avait plus le goût de concombre que de
melon. C'était le bon temps !
Comme dans tous les pays, il y avait des riches et des pauvres, mais Arabes
et Pieds-Noirs de toutes confessions, nous formions une seule société.
Lorsqu'une différenciation était nécessaire dans
les conversations les grands avaient coutume de parler d'indigènes
qu'ils distinguaient des Européens ou plus simplement d'Arabes
et de Français, sans aucune idée raciste. Chez les enfants
de notre âge, c'était tout simplement nos amis, ou la bande
rivale des Arabes comme ils aimaient à se nommer eux-mêmes.
Ils nous appelaient bien les " Roumis " eux!
Autour du marché couvert, le samedi, hommes des villes et hommes
des champs se côtoyaient dans un brouhaha cacophonique de conversations
d'affaires et de marchandages parfois très animés. On distinguait
aisément les hommes des villes vêtus à l'européenne,
avec pantalon et veste en coutil bleu, des hommes des champs qui portaient
saroual, burnous et turban. Ces derniers s'encombraient le plus souvent
d'une longue badine qu'ils appelaient " matraque " (mot tiré
de l'arabe) et qui leur servait de cravache pour le bourricot laissé
dans le parc à l'entrée de la ville et accessoirement de
canne, de porte- balluchon ou d'arme de défense. Je me souviens
d'avoir assisté à une bagarre entre habitants de douars
rivaux, au cours de laquelle les antagonistes se servaient de ces matraques
comme d'une arme efficace ce qui permettait de mieux comprendre l'utilité
des turbans et des chéchias pour se protéger la tête.
Très souvent, le dimanche en été, nous nous rendions
en famille, parfois avec mes cousines qui avaient mon âge, à
la plage de la Salamandre appelée aussi la Punta (la Pointe) située
à environ 3 km du centre ville. Il nous arrivait de pousser jusqu'à
la crique pour profiter d'une source d'eau fraîche, voire même
jusqu'aux Sablettes, encore plus loin. Nous partions très tôt
le matin, avant la grosse chaleur et nous passions, sans nous arrêter,
devant les cafés restaurants Les Flots Bleus et Aux Rochers. Chacun
portait qui un cabacète (panier à pique- nique) sous le
bras, qui des roseaux pour la pêche dressés fièrement
sur l'épaule, qui la tente, qui le sac des maillots ou un melon.
C'était un véritable défilé coloré
et bruyant.
La Salamandre c'était la plage
de Mostaganem, avec ses maisons et ses villas qui s'étalaient des
falaises jusqu'à la crique Alquier où coulait une eau de
source appréciée des baigneurs. Cette charmante plage portait
le nom d'un bateau qui s'échoua au large, au siècle dernier.
Mais les pêcheurs continuaient à l'appeler " la Punta
" à cause de cette pointe qui la caractérisait et qui
avait été le nom donné par les premiers arrivants.
Port de pêche avec sa jetée, mais aussi longue
plage avec ses cabanons sur pilotis, hameau paisible, avec sa place et
son école, et remarquable par ses maisons basses, blanches et ocres.
Pour les Mostaganémois, c'était le lieu du bonheur et de
la détente.Louis Abadie,
Mostaganem de ma jeunesse, 1935-1962, éd. Gandini, 1999.
L' eau de la Méditerranée était claire et nous paraissait
très froide dès qu'elle descendait au-dessous de 20°.
Nous faisions des concours de plongeons du haut des rochers en "
tapant des pantchas " (plongeons sur le ventre) et en nageant sous
l'eau le plus loin possible ou encore, en allant chercher au fond des
cailloux ou des oursins.
Pour nous sécher, nous nous roulions dans le sable blanc. Nous
jouions au ballon ou au tas de sable, un jeu que nous avions inventé.
Ce jeu consistait à retrouver un bout de roseau de 20 cm, enfoui
verticalement dans un gros tas de sable sec. On enlevait le sable, à
tour de rôle, avec le tranchant de la main et le jeu consistait
à ne pas laisser basculer le roseau dès qu'il apparaissait
sinon il fallait le ramasser avec la bouche en retirant tout autour le
sable avec le menton.
À ce moment-là il y avait toujours un gros malin pour vous
enfoncer la tête dans le sable, au moment où vous peiniez
pour vous efforcer d'en avaler le moins possible, avant d'atteindre le
roseau pour le saisir du bout des lèvres. Il s'ensuivait des poursuites
effrénées sur le sable brûlant, qui se terminaient
toujours dans l'eau où la victime tentait de " faire boire
la tasse " à son agresseur.
Le repas froid était pris en commun sous un vieux parasol décoloré
ou sous une tente de fortune faite d'une couverture tendue sur des roseaux
qui servaient de mâts.
Le repas commençait souvent par un plateau d'oursins qu'il fallait
ouvrir avec une vieille paire de ciseaux rouillés et une friture
de poissons pêchés le matin même, vidés dans
l'eau de mer et frits dans une poêle sur un feu de brindilles ramassées
dans les rochers ou derrière la plage.
Antoine n'avait pas son pareil pour ramasser les oursins. Il avait fabriqué
pour décoller des rochers ces hérissons de mer, un crochet
à trois dents qui ressemblait à une main de squelette avec
les doigts recourbés, fixé au bout d'un manche à
balai.
Pour Pâques, il était de tradition d'aller manger la "
mouna " qui est une sorte de grosse brioche et des " mantecaos
" qui sont des sablés à base de farine, de sucre et
d'huile (- N.D.L.R.: ou au saindoux).,
passés au four et saupoudrés de cannelle.
Les autres jours nos repas ordinaires étaient à base de
haricots, de pois cassés avec du lard, des grosses soupes précédées
d'un hors-d'oeuvre de salaisons et suivies d'une corbeille de fruits de
saison. Le festin du dimanche midi était composé, le plus
souvent d'une somptueuse paella au poulet et à la viande ornée
de nombreuses gambas encore vivantes - avant leur cuisson bien sûr
!
Pour changer, nous avions droit, toutes les trois ou quatre semaines à
un somptueux couscous, avec plusieurs viandes dont l'incontournable collier
de mouton. Ce plat étant très long à préparer
car il fallait rouler et cuire à la vapeur, plusieurs fois, la
semoule de blé dur, était remplacé par le plat le
plus réputé dans notre famille, je veux parler de la sauce
aux olives qui accompagnait une volaille ou n'importe quelle viande achetée
le matin même au marché couvert.
Nous achetions peu de vin dans des bouteilles d'un litre consignées.
Je trouvais ce vin trop fort. Il faut dire que le " clos Rivoli "
et plus tard le " souaflia " ne titraient pas moins de 13°.
Lorsqu'elle estimait que j'avais besoin d'un fortifiant ma mère
versait dans un litre de vin une petite bouteille de " quintonine
". J'acceptais volontiers, parce que c'était bon, de boire
tous les matins, un demi verre additionné d'un jaune d'oeuf et
d'une cuillerée de sucre en poudre.
Ce que je détestais par contre, c'était la purge de cheval
qu'elle m'obligeait à avaler, deux fois par an, au début
du printemps et à la fin de l'automne, en prétendant qu'il
fallait se nettoyer l'intérieur du corps. J'avais bien essayé
une fois ou deux de faire profiter de ce nettoyage le tuyau d'évacuation
de l'évier, mais en vain. Ma mère restait près de
moi jusqu'à ce que j'aie bu le calice jusqu'à la lie. Ce
jour-là pas question de sortir ou de me livrer à mes jeux
favoris, puisque la journée entière était réservée
au nettoyage intérieur de mon corps et à l'expulsion des
toxines accumulées, rendues liquides par la purge et pressées
d'être évacuées.
Le dimanche matin, mon père se rendait la plupart du temps au marché
couvert, pour y acheter des oranges, des pâtés en croûte,
à la charcuterie Rousti ou un gâteau, en passant par la pâtisserie
Lesauvage, sous les arcades, près de la place Dubarail. Je me faisais
une joie de
l'accompagner dans cette promenade dominicale et de l'aider à ramener
ces achats qu'il complétait d'ailleurs, le plus souvent, par un
melon jaune ou une grosse pastèque verte.
Parfois, tôt le matin, il me demandait de me rendre en face de la
mairie chez un marchand sommairement installé dans une baraque
en planche, pour y acheter des " rollos ", des "
churros " - espèces de pâtisseries fines et longues
faites de farine et d'eau, cuites dans de l'huile et saupoudrées
de sucre - que je ramenais pour le petit déjeuner. J'aimais bien
aussi acheter chez ce même marchand de la " calentica
" - espèce de grosse tarte à base de farine de pois
chiches - que l'on trouve encore dans la vieille ville de Nice sous le
nom de socca. C'était délicieux et peu coûteux.
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