Robert
Soule, pied-noir né le 06 décembre 1926 à Chéragas
près d'Alger, compte plus de quarante ans de journalisme. Petit-fils
d'un montagnard de la Haute -Ariège parti à 20 ans à
la découverte de " l'Afrique", comme on disait alors,
fils d'instituteurs du bled qui ont mené en Algérie toute
leur carrière, Robert Soule est resté fidèle à
sa terre natale qu'il n'a quitté, comme tant d'autres, qu'au moment
de l'indépendance. Robert Soule a fait ses études à
Alger: lycée Bugeaud puis faculté de droit. Après
un bref séjour au barreau de Paris comme avocat stagiaire, il choisit
le journalisme, entre à "l'Echo d'Alger" en 1950 et devient
un proche collaborateur d'Alain de Sérigny.
-----Venu arrêter
le commandant de Saint-Marc, le chef des gendarmes pleurait. Dans son
livre "Lazareff et ses hommes", Robert Soule évoque le
drame de l'Algérie française.
-----A 25 ans il
est nommé grand reporter et quand commence la rébellion
dans l'Aures, en 1954, il est désigné pour couvrir l'évènement.
C'est là, devant la sous-préfecture de Batna qu'il rencontre
par hasard Pierre Lazareff, numéro 1 de la presse française.
-----Une grande amitié va naître
entre le jeune journaliste et son prestigieux aîné qui l'engagera
bientôt à "France Soir", le journal le plus puissant
de l'époque.
-----Successivement chef des informations,
rédacteur en chef, directeur de l'information. Robert Soude gravira
tous les degrés de responsabilité à "France
Soir". II vient de publier un livre dont toute la presse a parlé
"Lazareff et ses hommes" chez Grasset. (1)
-----De cet ouvrage, nous reproduisons le
chapitre consacré à la lin du putsch d'avril 1961 et à
la grande figure du commandant Helie Denoix de Saint Marc, qui commandait
alors le premier régiment étranger de parachutistes et qui
est un ami personnel de Robert Soule.
-----Pour les partisans de l'Algérie
française, l'échec du putsch des généraux
sonnait comme un glas. En un élan désespéré,
l'armée s'était dressée contre de Gaulle et elle
avait perdu. Après quatre jours d'une rébellion mal préparée,
vite isolée. boudée par le contingent, incomprise de la
métropole, tout s'était effondré en une nuit, le
25 avril 1961. Le général Challe, numéro un de la
révolte, avait lui même décidé d'arrêter
le mouvement, déclenchant la fureur des jeunes officiers résolus
à aller jusqu'au bout, quoi qu'il arrive.
-----Challe choisissait la prison pour assumer
la responsabilité totale de l'opération manquée.
Avec lui, le commandant de Saint-Marc, chef du 1er régiment étranger
des parachutistes, fer de lance de la révolte.
-----A Paris, l'alerte avait été
chaude. On avait craint, comme en 1958, le débarquement des parachutistes
et on saluait la fin du putsch avec un immense soulagement. Au journal,
Pierre Lazareff retrouvait sont assurance. Quand après une coupure
de quatre jours, le téléphone fut rétabli entre Paris
et Alger, son premier souci fut de demander :
«Que s'est - il passé pour Saint-Marc ? Tout le monde m'a
dit que ce type était formidable et on le retrouve à la
tête des mutins...»
-----Tous les journalistes s'interrogeaient
de la même manière. Les faits reprochés au commandant
Hélie Denoix de Saint-Marc étaient graves. En l'absence
de son colonel, parti en permission, cet officier avait mis son régiment
à la disposition du général Challe pour investir
Alger la nuit de la révolte. Unité de choc et d'élite,
le fer régiment étranger de parachutistes avait ainsi versé
dans la sédition. Aucun des journalistes qui avaient connu Hélie
de Saint-Marc, alors capitaine,ne s'expliquait sa présence au premier
rang de la révolte. Chef de cabinet du général Massu
pendant la bataille d'Alger, et à ce titre chargé des relations
de la I0e division parachutiste avec la presse (2), le jeune officier
était apparu à tous comme un modèle d'équilibre
et de loyauté. Tout à l'opposé de ceux qu'il appelait
luimême les "excités d'Alger".
-----I1 était certes partisan d'une
Algérie moderne dans le cadre français et l'expliquait volontiers,
quand on l'interrogeait, avec une grande conviction mais sans violence
ni sectarisme. Toujours souriant, attentif, le capitaine de Saint-Marc
n'évoquait jamais son passé. Par réserve naturelle,
ce fils d'un bâtonnier de l'ordre des avocats de Bordeaux détestait
se mettre en avant et, à plus forte raison, parler de son exceptionnelle
carrière de baroudeur : à 18 ans la résistance, à
20 ans la déportation, à 22 ans la libération de
Buchewald, à moitié mort, et puis la guerre, sous l'uniforme
cette fois, trois séjours opérationnels en Indochine et,
depuis 1955, le djebel algérien. Au total, à 35 ans, treize
citations et la rosette d'officier de la légion d'honneur.
-----Très vite, on allait découvrir
que l'homme de guerre était aussi homme de réflexion. Dans
les camps de déportation, il avait rencontré des camarades
de toutes origines et de toutes convictions, des communistes notamment
qui s'étaient attachés, sans succès, à gagner
à leur cause ce jeune patriote. Hélie de Saint-Marc n'avait
jamais oublié le grand brassage concentrationnaire et la solidarité
fraternelle qui unissait dans la même épreuve des hommes
si profondément différents.
-----Porte-parole de la 10e division parachutiste,
il ne pratiquait ni la langue de bois ni les confidences orientées.
II disait ce qu'il pouvait dire, mais tout ce qu'il disait était
vrai. Voilà pourquoi les correspondants de presse français
et étrangers lui accordaient grand crédit. Quant à
son "coup de tête" d'avril 1961 (certains disent "coup
de folie"), il demeurait pour eux totalement inexplicable.
------En cet après-midi ensoleillé
du 25 avril 1961, les journalistes se pressaient nombreux pour rencontrer
le commandant de Saint-Marc, à l'entrée du camp de Zeralda,
prés d'Alger, où le 1er R.E.P. avait sa base arrière.
Le commandant vivait là ses dernières heures de liberté
et le régiment dissous allait disparaître.
-----De Gaulle reprenait d'une main de fer
le contrôle de cette Algérie qui, pendant quatre interminables
journées, lui avaient échappé. L'heure était
venue des règlements de comptes et les comptes se réglaient
rudement. Le ler R.E.P., frappé pour cause de rébellion,
devait avoir évacué la base de Zeralda
le soir même. Destinations : le cachot et le tribunal pour les officiers,
le dépôt de Sidi Bel Abbés pour les légionnaires
qui, après enquête, seraient dispersés dans d'autres
unités.
-----Une tension lourde d'hostilité
pesait sur Zeralda encerclée par des forces de gendarmerie, en
disposition de combat. Quoique désarmés, les légionnaires
impressionnaient encore. D'où ce dispositif de haute surveillance
: barrages routiers, hélicoptères volant à basse
altitude, automitrailleuses postées aux carrefours. On entendait
de temps à autre sauter les derniers stocks de munitions désormais
inutiles. On voyait s'élever au -dessus des pins la fumée
des archives détruites.
-----Au poste de garde où veillait
une sentinelle intraitable, les reporters parlementaient depuis un long
moment. Enfin le commandant de Saint-Marc s'approcha d'eux. Tenue camouflée,
nu - tête, il semblait épuisé. Les yeux brûlés
par les nuits sans sommeil, les traits tirés par la fatigue mais
toujours calme et maître de soi. Il serra machinalement les mains
qui se tendaient et d'une voix grave dit simplement
« Nous ne sommes pas des nazis. Dites -
le, écrivez -le, faites - le savoir s'il vous plait.»
----Les questions
fusaient de toutes parts, qui se résumaient en une seule : comment
cet officier limpide avait-il pu se révolter contre l'Etat alors
qu'il ressemblait si peu à un prétorien de la sédition
?
- Terminé pour moi.»
-----Coupant court à tout commentaire,
le commandant de Saint - Marc avait tourné les talons, laissant
les journalistes à leur perplexité.
-----Hélie de Saint - Marc, en cet
après - midi de fièvre, n'avait aucune envie de s'épancher.
-----L'instant du départ était
arrivé. Section par section, les légionnaires, ployant sous
la charge de leurs équipements, embarquaient dans les camions.
Au moment où la longue file de quarante véhicules couleur
sable s'ébranla, un chant partit en tête de colonne, le refrain
d'Edith Piaf:" Non, rien de rien... Non
je ne regrette rien..." Gagnant de camion en camion,
ce fut bientôt un choeur grondant, repris par huit cent légionnaires,
aux vingt accents divers, qui montait comme un adieu à leur commandant.
Groupés au bord du chemin, les civils de Zeralda applaudissaient
en sanglotant et lançaient des fleurs à ces légionnaires
qui pleuraient aussi et dont certains arrachaient leurs décorations.
-----Le convoi s'était éloigné.
Les dernières strophes se perdaient dans la pinède
« C'est payé, balayé,
oublié... Je me fous du passé...»
-----Le silence se fit. Très pâle,
le commandant de Saint-Marc regarda venir à lui le colonel de gendarmerie
désigné pour le prendre en charge. Il le fixa et, à
cet instant s'aperçut que le colonel venu l'arrêter avait
les larmes aux yeux.
« Allons-y, dit simplement Saint-Marc.
-----Il salua une dernière fois ses
adjoints, embrassa le lieutenant Chiron, son vieux compagnon d'armes,
et monta seul dans une 203 noire pour bien montrer qu'il revendiquait
la responsabilité exclusive de tout ce qui s'était passé.
-----Direction Alger, puis Paris, où
le haut tribunal militaire le condamnera quelques semaines plus tard à
dix ans de détention criminelle, tout en lui accordant le bénéfice
des circonstances atténuantes.
-----Le commandant de Saint-Marc fut touché
par les brassées de témoignages d'amitié venant de
tous les horizons : des prêtres, des syndicalistes, des déportés
communistes, des journalistes d'opposition, mais à aucun moment
il ne chercha à émouvoir ses juges. Il se contenta de lire
une brève déclaration, rédigée en prison,
où il évoquait les déchirements de l'année
et son angoisse devant l'abandon des population algériennes.
-----Ce fut seulement plus tard, beaucoup
plus tard, ayant refait sa vie avec courage et réussite (3), qu'Hélie
de Saint-Marc se confia à quelques proches.
-----Me recevant chez lui, à Lyon.
au printemps 1987, il m'expliqua, d'une voix ferme où perçait
l'émotion, dans quelles conditions, après vingt ans d'une
vie consacrée au devoir, il avait choisi pour la première
fois la désobéissance, quelques heures avant le putsch.
« En fin de matinée, le 23 avril 1961, l'un de mes officiers
demanda à me parler confidentiellement. II m'annonça que
le général Challe, arrivé clandestinement à
Alger, souhaitait me voir. Ayant servi sous les ordres du général
Challe alors qu'il commandait en chef les forces d'Algérie, je
lui accordais grande confiance, mais j'ignorais tout de l'opération
qui se préparait. J'allai donc rencontrer le général
à Alger, à la villa où il s'était installé.
Il m'exposa son plan, seul moyen pour lui de sauver l'Algérie
française. II m'assura que son mouvement ne serait ni un coup
d'état faciste, ni un revanche raciste. Les civils activistes
seraient tenus à l'écart et les musulmans protégés
de tout débordement. I1 avait besoin du régiment et me
demandait de l'aider. Ma réponse devait être immédiate.
De fait, je réfléchis très vite. Il y a dans la
vie, poursuivit Hélie de Saint-Marc, des tournants où
le destin bascule en quelques minutes. J'entrevis l'échec possible,
j'imaginai les réactions hostiles de la métropole, les
incompréhensions. Mais d'autres images se superposaient. L'Indochine.
Ta Long nu Tonkin, 1949, les villageois abandonnés qui s'accrochaient
à nos camions, les coups de crosse sur leurs mains agrippées
pour leur faire lâcher prise, notre départ et le bain de
sang qui s'ensuivit dès l'arrivée du Vietminh. L'Indochine
encore, Haiphong, 1954, les parachutistes vietnamiens qu'il avait fallu
désarmer et qu'on n'osait plus regarder en face. Et puis Alger,
mai 1958, les scènes de fraternisation, sur l'esplanade du Forum.
J'ai pleuré, je n'ai pas honte de le dire, en découvrant
musulmans et européens, séparés depuis des années,
dresser leurs mains unies vers le ciel.
-----En un éclair, j'ai pensé
aux engagements trahis, aux mensonges, aux promesses non tenues, au
cruel chemin de croix d'Indochine qui allait se renouveler, au reniement
qu'aucun soldat ne peul accepter. Et je me suis entendu répondre
à mon ancien chef
- A vos ordres, mon général.
-----Les journalistes, mêmes amis,
n'avaient rien compris, en avril 1961. Ni coup de tête, ni coup
de folie. la révolte du commandant de Saint-Marc avait la ferveur
fulgurante et désespérée d'un coup de coeur. Sans
calcul et sans grande illusion.
-----Quand je lui demandai si aujourd'hui
il ne regrettait pas cette décision qui avait durement marqué
sa vie, Hélie de Saint-Marc me répondit sans hésiter
- Non. J'ai payé cher, mais je n'ai pas de regret.
----- Comme chantaient ses légionnaires,
vingt- cinq ans plus tôt, en quittant Zeralda.
(1) "Lazareff et ses hommes", chez Grasset, 410 pages, 140 F.
(2) En,fëvrier 1957. le ministre résidant Robert Lat oste
avait appelé à Alger la l0e division parachutiste du général
Massu pour briser la vague d'attentats terroristes déclenchés
par la F.L.N. Le capitaine de Saint-Marc, tout récemment nominé
chef de cabinet du général Massu, avait notamment en charge
les relations avec la presse.
(3) Le commandant de Saint-Marc a été libéré
le 24 décembre 1966 après cinq ans et demi de détention.
Il a été réintégré dans ses droits
civils et miluaires en vertu des lois d'amnistie, puis prornu en 1978
au grade de commandeur de la légion d'honneur au titre de "déporté
et résistant".
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