-Le BOULEVERSANT RECIT DE LA FIN DU PUTSCH EN 1961
PNHA, n°33 mars 1993
sur site le 6/01/2001
--------Épiphanie : j'ai tiré les rois à défaut de tirer la reine.

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Robert Soule, pied-noir né le 06 décembre 1926 à Chéragas près d'Alger, compte plus de quarante ans de journalisme. Petit-fils d'un montagnard de la Haute -Ariège parti à 20 ans à la découverte de " l'Afrique", comme on disait alors, fils d'instituteurs du bled qui ont mené en Algérie toute leur carrière, Robert Soule est resté fidèle à sa terre natale qu'il n'a quitté, comme tant d'autres, qu'au moment de l'indépendance. Robert Soule a fait ses études à Alger: lycée Bugeaud puis faculté de droit. Après un bref séjour au barreau de Paris comme avocat stagiaire, il choisit le journalisme, entre à "l'Echo d'Alger" en 1950 et devient un proche collaborateur d'Alain de Sérigny.

-----Venu arrêter le commandant de Saint-Marc, le chef des gendarmes pleurait. Dans son livre "Lazareff et ses hommes", Robert Soule évoque le drame de l'Algérie française.

-----A 25 ans il est nommé grand reporter et quand commence la rébellion dans l'Aures, en 1954, il est désigné pour couvrir l'évènement. C'est là, devant la sous-préfecture de Batna qu'il rencontre par hasard Pierre Lazareff, numéro 1 de la presse française.
-----Une grande amitié va naître entre le jeune journaliste et son prestigieux aîné qui l'engagera bientôt à "France Soir", le journal le plus puissant de l'époque.
-----Successivement chef des informations, rédacteur en chef, directeur de l'information. Robert Soude gravira tous les degrés de responsabilité à "France Soir". II vient de publier un livre dont toute la presse a parlé "Lazareff et ses hommes" chez Grasset. (1)
-----De cet ouvrage, nous reproduisons le chapitre consacré à la lin du putsch d'avril 1961 et à la grande figure du commandant Helie Denoix de Saint Marc, qui commandait alors le premier régiment étranger de parachutistes et qui est un ami personnel de Robert Soule.


-----Pour les partisans de l'Algérie française, l'échec du putsch des généraux sonnait comme un glas. En un élan désespéré, l'armée s'était dressée contre de Gaulle et elle avait perdu. Après quatre jours d'une rébellion mal préparée, vite isolée. boudée par le contingent, incomprise de la métropole, tout s'était effondré en une nuit, le 25 avril 1961. Le général Challe, numéro un de la révolte, avait lui même décidé d'arrêter le mouvement, déclenchant la fureur des jeunes officiers résolus à aller jusqu'au bout, quoi qu'il arrive.
-----Challe choisissait la prison pour assumer la responsabilité totale de l'opération manquée. Avec lui, le commandant de Saint-Marc, chef du 1er régiment étranger des parachutistes, fer de lance de la révolte.
-----A Paris, l'alerte avait été chaude. On avait craint, comme en 1958, le débarquement des parachutistes et on saluait la fin du putsch avec un immense soulagement. Au journal, Pierre Lazareff retrouvait sont assurance. Quand après une coupure de quatre jours, le téléphone fut rétabli entre Paris et Alger, son premier souci fut de demander :
«Que s'est - il passé pour Saint-Marc ? Tout le monde m'a dit que ce type était formidable et on le retrouve à la tête des mutins...»
-----Tous les journalistes s'interrogeaient de la même manière. Les faits reprochés au commandant Hélie Denoix de Saint-Marc étaient graves. En l'absence de son colonel, parti en permission, cet officier avait mis son régiment à la disposition du général Challe pour investir Alger la nuit de la révolte. Unité de choc et d'élite, le fer régiment étranger de parachutistes avait ainsi versé dans la sédition. Aucun des journalistes qui avaient connu Hélie de Saint-Marc, alors capitaine,ne s'expliquait sa présence au premier rang de la révolte. Chef de cabinet du général Massu pendant la bataille d'Alger, et à ce titre chargé des relations de la I0e division parachutiste avec la presse (2), le jeune officier était apparu à tous comme un modèle d'équilibre et de loyauté. Tout à l'opposé de ceux qu'il appelait luimême les "excités d'Alger".
-----I1 était certes partisan d'une Algérie moderne dans le cadre français et l'expliquait volontiers, quand on l'interrogeait, avec une grande conviction mais sans violence ni sectarisme. Toujours souriant, attentif, le capitaine de Saint-Marc n'évoquait jamais son passé. Par réserve naturelle, ce fils d'un bâtonnier de l'ordre des avocats de Bordeaux détestait se mettre en avant et, à plus forte raison, parler de son exceptionnelle carrière de baroudeur : à 18 ans la résistance, à 20 ans la déportation, à 22 ans la libération de Buchewald, à moitié mort, et puis la guerre, sous l'uniforme cette fois, trois séjours opérationnels en Indochine et, depuis 1955, le djebel algérien. Au total, à 35 ans, treize citations et la rosette d'officier de la légion d'honneur.
-----Très vite, on allait découvrir que l'homme de guerre était aussi homme de réflexion. Dans les camps de déportation, il avait rencontré des camarades de toutes origines et de toutes convictions, des communistes notamment qui s'étaient attachés, sans succès, à gagner à leur cause ce jeune patriote. Hélie de Saint-Marc n'avait jamais oublié le grand brassage concentrationnaire et la solidarité fraternelle qui unissait dans la même épreuve des hommes si profondément différents.
-----Porte-parole de la 10e division parachutiste, il ne pratiquait ni la langue de bois ni les confidences orientées. II disait ce qu'il pouvait dire, mais tout ce qu'il disait était vrai. Voilà pourquoi les correspondants de presse français et étrangers lui accordaient grand crédit. Quant à son "coup de tête" d'avril 1961 (certains disent "coup de folie"), il demeurait pour eux totalement inexplicable.
------En cet après-midi ensoleillé du 25 avril 1961, les journalistes se pressaient nombreux pour rencontrer le commandant de Saint-Marc, à l'entrée du camp de Zeralda, prés d'Alger, où le 1er R.E.P. avait sa base arrière. Le commandant vivait là ses dernières heures de liberté et le régiment dissous allait disparaître.
-----De Gaulle reprenait d'une main de fer le contrôle de cette Algérie qui, pendant quatre interminables journées, lui avaient échappé. L'heure était venue des règlements de comptes et les comptes se réglaient rudement. Le ler R.E.P., frappé pour cause de rébellion, devait avoir évacué la base de Zeralda le soir même. Destinations : le cachot et le tribunal pour les officiers, le dépôt de Sidi Bel Abbés pour les légionnaires qui, après enquête, seraient dispersés dans d'autres unités.
-----Une tension lourde d'hostilité pesait sur Zeralda encerclée par des forces de gendarmerie, en disposition de combat. Quoique désarmés, les légionnaires impressionnaient encore. D'où ce dispositif de haute surveillance : barrages routiers, hélicoptères volant à basse altitude, automitrailleuses postées aux carrefours. On entendait de temps à autre sauter les derniers stocks de munitions désormais inutiles. On voyait s'élever au -dessus des pins la fumée des archives détruites.
-----Au poste de garde où veillait une sentinelle intraitable, les reporters parlementaient depuis un long moment. Enfin le commandant de Saint-Marc s'approcha d'eux. Tenue camouflée, nu - tête, il semblait épuisé. Les yeux brûlés par les nuits sans sommeil, les traits tirés par la fatigue mais toujours calme et maître de soi. Il serra machinalement les mains qui se tendaient et d'une voix grave dit simplement
« Nous ne sommes pas des nazis. Dites - le, écrivez -le, faites - le savoir s'il vous plait.»

----Les questions fusaient de toutes parts, qui se résumaient en une seule : comment cet officier limpide avait-il pu se révolter contre l'Etat alors qu'il ressemblait si peu à un prétorien de la sédition ?
- Terminé pour moi.»
-----Coupant court à tout commentaire, le commandant de Saint - Marc avait tourné les talons, laissant les journalistes à leur perplexité.
-----Hélie de Saint - Marc, en cet après - midi de fièvre, n'avait aucune envie de s'épancher.
-----L'instant du départ était arrivé. Section par section, les légionnaires, ployant sous la charge de leurs équipements, embarquaient dans les camions. Au moment où la longue file de quarante véhicules couleur sable s'ébranla, un chant partit en tête de colonne, le refrain d'Edith Piaf:" Non, rien de rien... Non je ne regrette rien..." Gagnant de camion en camion, ce fut bientôt un choeur grondant, repris par huit cent légionnaires, aux vingt accents divers, qui montait comme un adieu à leur commandant. Groupés au bord du chemin, les civils de Zeralda applaudissaient en sanglotant et lançaient des fleurs à ces légionnaires qui pleuraient aussi et dont certains arrachaient leurs décorations.
-----Le convoi s'était éloigné. Les dernières strophes se perdaient dans la pinède
« C'est payé, balayé, oublié... Je me fous du passé..
-----Le silence se fit. Très pâle, le commandant de Saint-Marc regarda venir à lui le colonel de gendarmerie désigné pour le prendre en charge. Il le fixa et, à cet instant s'aperçut que le colonel venu l'arrêter avait les larmes aux yeux.
« Allons-y, dit simplement Saint-Marc.
-----Il salua une dernière fois ses adjoints, embrassa le lieutenant Chiron, son vieux compagnon d'armes, et monta seul dans une 203 noire pour bien montrer qu'il revendiquait la responsabilité exclusive de tout ce qui s'était passé.
-----Direction Alger, puis Paris, où le haut tribunal militaire le condamnera quelques semaines plus tard à dix ans de détention criminelle, tout en lui accordant le bénéfice des circonstances atténuantes.
-----Le commandant de Saint-Marc fut touché par les brassées de témoignages d'amitié venant de tous les horizons : des prêtres, des syndicalistes, des déportés communistes, des journalistes d'opposition, mais à aucun moment il ne chercha à émouvoir ses juges. Il se contenta de lire une brève déclaration, rédigée en prison, où il évoquait les déchirements de l'année et son angoisse devant l'abandon des population algériennes.
-----Ce fut seulement plus tard, beaucoup plus tard, ayant refait sa vie avec courage et réussite (3), qu'Hélie de Saint-Marc se confia à quelques proches.
-----Me recevant chez lui, à Lyon. au printemps 1987, il m'expliqua, d'une voix ferme où perçait l'émotion, dans quelles conditions, après vingt ans d'une vie consacrée au devoir, il avait choisi pour la première fois la désobéissance, quelques heures avant le putsch.


« En fin de matinée, le 23 avril 1961, l'un de mes officiers demanda à me parler confidentiellement. II m'annonça que le général Challe, arrivé clandestinement à Alger, souhaitait me voir. Ayant servi sous les ordres du général Challe alors qu'il commandait en chef les forces d'Algérie, je lui accordais grande confiance, mais j'ignorais tout de l'opération qui se préparait. J'allai donc rencontrer le général à Alger, à la villa où il s'était installé. Il m'exposa son plan, seul moyen pour lui de sauver l'Algérie française. II m'assura que son mouvement ne serait ni un coup d'état faciste, ni un revanche raciste. Les civils activistes seraient tenus à l'écart et les musulmans protégés de tout débordement. I1 avait besoin du régiment et me demandait de l'aider. Ma réponse devait être immédiate.
De fait, je réfléchis très vite. Il y a dans la vie, poursuivit Hélie de Saint-Marc, des tournants où le destin bascule en quelques minutes. J'entrevis l'échec possible, j'imaginai les réactions hostiles de la métropole, les incompréhensions. Mais d'autres images se superposaient. L'Indochine. Ta Long nu Tonkin, 1949, les villageois abandonnés qui s'accrochaient à nos camions, les coups de crosse sur leurs mains agrippées pour leur faire lâcher prise, notre départ et le bain de sang qui s'ensuivit dès l'arrivée du Vietminh. L'Indochine encore, Haiphong, 1954, les parachutistes vietnamiens qu'il avait fallu désarmer et qu'on n'osait plus regarder en face. Et puis Alger, mai 1958, les scènes de fraternisation, sur l'esplanade du Forum. J'ai pleuré, je n'ai pas honte de le dire, en découvrant musulmans et européens, séparés depuis des années, dresser leurs mains unies vers le ciel.
-----En un éclair, j'ai pensé aux engagements trahis, aux mensonges, aux promesses non tenues, au cruel chemin de croix d'Indochine qui allait se renouveler, au reniement qu'aucun soldat ne peul accepter. Et je me suis entendu répondre à mon ancien chef
- A vos ordres, mon général.


-----Les journalistes, mêmes amis, n'avaient rien compris, en avril 1961. Ni coup de tête, ni coup de folie. la révolte du commandant de Saint-Marc avait la ferveur fulgurante et désespérée d'un coup de coeur. Sans calcul et sans grande illusion.
-----Quand je lui demandai si aujourd'hui il ne regrettait pas cette décision qui avait durement marqué sa vie, Hélie de Saint-Marc me répondit sans hésiter
- Non. J'ai payé cher, mais je n'ai pas de regret.
----- Comme chantaient ses légionnaires, vingt- cinq ans plus tôt, en quittant Zeralda.

(1) "Lazareff et ses hommes", chez Grasset, 410 pages, 140 F.

(2) En,fëvrier 1957. le ministre résidant Robert Lat oste avait appelé à Alger la l0e division parachutiste du général Massu pour briser la vague d'attentats terroristes déclenchés par la F.L.N. Le capitaine de Saint-Marc, tout récemment nominé chef de cabinet du général Massu, avait notamment en charge les relations avec la presse.

(3) Le commandant de Saint-Marc a été libéré le 24 décembre 1966 après cinq ans et demi de détention. Il a été réintégré dans ses droits civils et miluaires en vertu des lois d'amnistie, puis prornu en 1978 au grade de commandeur de la légion d'honneur au titre de "déporté et résistant".