La tragédie de Mers el-Kébir :
l'autopsie d'un inégal face-à-face
Philippe Lasterle
Philippe Lasterle, Chargé de recherches au Service historique de la Marine, Vincennes. *

Extrait de la revue du Cercle algérianiste, n°109 , mars 2005 , avec l'autorisation de la direction de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 11-10-2010
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La tragédie de Mers el-Kébir :
l'autopsie d'un inégal face-à-face
Philippe Lasterle

Pouvait-on éviter Mers el-Kébir? Poser la question revient souvent à instruire le procès de l'amiral Gensoul, commandant l'escadre française, ou à réécrire l'histoire, rarement à tenter de démonter l'engrenage qui a conduit à l'inévitable ('L'ouvrage d'Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan et intitulé Mers el-Kébir (1940) ou la rupture franco-britannique (Paris, Economica, 1994), revient toutefois, assez longuement sur les causes de l'agression britannique.). Or, elle mérite d'être posée. En effet, outre qu'il scelle le destin de 1297 marins, le drame de Mers el-Kébir (3 et 6 juillet 1940) a des répercussions considérables aussi bien sur les relations franco-françaises, franco-britanniques que franco-allemandes. De plus, il détermine en grande partie, l'attitude de la Marine à l'égard de la Grande-Bretagne, de la France libre, du gouvernement de Vichy, voire de l'occupant allemand. Pour répondre à la question, nous avons décidé de revenir sur les deux principaux protagonistes du drame: Winston Churchill et l'amiral Gensoul, (de loin le moins connu des deux), afin de mesurer le rôle joué par chacun d'eux, et plus particulièrement par l'amiral Gensoul (LASTERLE (Philippe), Marcel Gensoul (1880-1973), un amiral dans la tourmente, Revue Historique des Armées, n° 2, 2000, p. 71-91.).

Churchill contre ses amiraux
L'Angleterre seule...

Depuis que la France, en contradiction avec l'engagement pris le 28 mars 1940, a signé l'armistice, l'Angleterre est seule face à l'Axe. Quant à la marine française, principal atout de Vichy dans les négociations de Wiesbaden, elle est une épée de Damoclès au- dessus d'Albion. Qu'importe que les dirigeants français réitèrent leurs assurances que la flotte ne sera pas livrée à Londres, on doute des capacités des marins à résister à un coup de force allemand.

Si, le 16 juin, Churchill se résout, non sans ambiguïté, à accepter que la France engage les négociations, c'est à la condition sine qua non que la flotte se replie dans les ports anglais. Or, l'amiral Darlan s'y refuse.

L'insistance anglaise à ne pas prendre acte des assurances données exaspère les Français. Les relations entre les amirautés se dégradent. La confiance, ébranlée par les circonstances du rembarquement de Dunkerque et de l'évacuation des ports de la Manche et de l'Atlantique, s'étiole (3 LASTERLE (Philippe), Autopsie d'un exode maritime: l'évacuation des ports par la marine (juin 1940) ", in La campagne de 1940, Christine Levisse-Touzé (dir.), Tallandier, Paris, 2001, p. 261-288.). Un dialogue de sourds s'instaure. Ainsi, le 22 juin, jour où les clauses navales ambiguës de l'armistice franco-allemand sont connues à Londres, le War cabinet interdit aux navires français réfugiés dans les ports anglais d'appareiller pour l'Afrique du Nord. Pis, le lendemain, l'ambassadeur et l'attaché naval de Sa Majesté quittent Bordeaux. La rupture est consommée.

La fronde des amiraux

Pour Londres, l'équation de la marine française se pose en termes simples. La récupérer, c'est continuer la guerre avec des chances de survie. La voir passer aux mains ennemies, c'est un arrêt de mort. Si le constat est unanime, les points de vue divergent sur la manière de la " neutraliser ". L'opération " catapult " va donc être imposée par Churchill à ses ministres et amiraux. Les réticences du cabinet sont le premier obstacle que Churchill doit surmonter. Prime Minister depuis peu, sa position est fragile au sein de la coalition gouvernementale, où il n'est qu'un primus inter pares, ainsi qu'aux communes. Le clan des appeasers, derrière Halifax et Chamberlain, favorable à une paix de compromis avec le Reich, reste influent. Le 26 juin, en son absence, le cabinet admet, à défaut de ralliement, un désarmement de la flotte française dans les ports coloniaux. Mais le Premier ministre y est opposé. Le 27, il reprend l'initiative et impose au War Cabinet sa solution: ralliement ou destruction. La date de l'opération " catapult " est fixée au 3 juillet.

Il faut encore passer outre l'opposition des amiraux qui, dès qu'ils ont connaissance du projet, expriment leurs réserves voire leur dégoût. Somerville, qui doit exécuter la besogne, essaye jusqu'au bout d'éviter le pire. North et Cunningham mettent en garde contre ses conséquences. Quant à Poud, First Sea Lord, il insiste pendant la rédaction de l'ultimatum pour que l'option Antilles soit ajoutée et que, si Gensoul propose de désarmer sur place, sa suggestion soit retenue. C'est au final l'ascendant de Churchill qui a raison des velléités des uns et des autres. La détérioration des relations contribue à créer un climat de méfiance qui mène les plus réticents à se rallier à une option par laquelle Churchill entend faire d'une pierre deux coups : empêcher la Kriegsmarine de s'emparer du fleuron de la marine française et s'affirmer comme le chef de la nation en guerre.

Gensoul et l'impossible négociation
L'échec de la mission North

La Force de Raid, composée des cuirassés Dunkerque, Strasbourg, Provence et Bretagne, du transport d'hydravions Commandant Teste et de six contre-torpilleurs, est stationnée dans la base de Mers el-Kébir depuis le 28 avril. À sa tête, se trouve le vice-amiral d'escadre Gensoul. De religion protestante, il est l'un des plus brillants officiers de sa génération et surtout le plus anglophile des marins français. Il a en particulier, durant la drôle de guerre, participé à des opérations franco- britanniques dans l'Atlantique Nord, au cours desquelles il a même commandé des bâtiments de la Royal Navy, il n'a par conséquent, aucun a priori défavorable à l'encontre des marins de Sa Majesté. Bien au contraire. Cependant, Gensoul rappelle à North qu'il n'obéit qu'au gouvernement de la République, celui légalement constitué du maréchal Pétain, et l'assure qu'il ne livrera pas son escadre aux Allemands. Il a, en effet, reçu de Darlan des instructions claires de sabordage en cas de coup de force de la Kriegsmarine.

La mission North a échoué. Le 26 juin, Gensoul apprend de l'Amirauté que les conditions d'armistice, entrées en vigueur la veille, sont honorables pour la marine et qu'elles doivent être remplies quelle que soit l'attitude britannique. En dépit des mises en garde de Darlan, il juge improbable un coup de force de la Royal Navy.

Pourtant, à l'aube du 3 juillet, un destroyer de la Force H, qui a appareillé de Gibraltar aux ordres de l'amiral Somerville, se présente à l'entrée de la rade à 8 heures. À son bord, le capitaine de vaisseau Holland, dépêché pour conférer avec Gensoul. Tenant l'envoi d'un capitaine de vaisseau pour une marque de désinvolture à son égard, l'amiral refuse de le recevoir et charge le lieutenant de vaisseau Dufay, anglophone et ami de Holland, d'aller à sa rencontre. À son retour, à 8 h45, il prend connaissance de l'objet de la mission. Holland veut lui remettre un pli en mains propres. Gensoul renvoie Dufay le chercher. Il s'agit d'une mise en demeure de rallier la Royal Navy, ou d'appareiller vers un port britannique avec équipages réduits et sous contrôle anglais ou, enfin, de conduire les bâtiments aux Antilles, voire aux États-Unis, sous contrôle anglais afin d'y être désarmés. Si aucune des trois fair offers n'est acceptée, l'amiral devra saborder ses navires. À défaut, dans un délai de 6 heures, ils seront coulés. Résolu à ne rien céder sous la menace, il ordonne à ses commandants de prendre les dispositions de combat. Puis il adresse un message à Nérac, pour rendre compte du contenu de l'ultimatum sans toutefois mentionner l'option Antilles. Comment mesurer la portée de l'omission? La polémique, encore vive, est difficile à trancher. Une telle solution dérogeait aux clauses de l'armistice. L'amiral de la flotte et le gouvernement l'auraient sans doute repoussée. Surtout, l'essentiel est ailleurs et Churchill a déjà pris sa décision !

Les pourparlers de la dernière chance

Vers 10 heures, Gensoul renvoie Dufay informer Holland de son rejet de l'ultimatum et fait réarmer les batteries de côte et de DCA. Puis, il réunit ses contre-amiraux et leur fait part de sa résolution à ne rien négocier sous la menace. Enfin, à 11 heures, il envoie une dernière fois Dufay, accompagné du capitaine de vaisseau Danbé, son chef d'état- major, redire à Holland la détermination française à se défendre. Soucieux de ne pas provoquer le premier coup de canon, il essaie, dans l'attente des instructions de l'Amirauté, de gagner du temps. Mais à 12 heures, Somerville l'informe qu'à Alexandrie le vice-amiral Godfroy a accepté un désarmement avec équipages réduits et qu'il ne permettra pas à l'escadre d'appareiller. La tension monte. À 13 h 30, Gensoul adresse un deuxième message à Nérac pour informer Darlan de la situation. La réponse, rédigée par le vice-amiral Le Luc (directeur de cabinet de Darlan), ne lui parviendra qu'à 17h18. Le Luc approuve sa réaction et l'avertit, malheureusement en clair, de l'arrivée de renforts. À 14 heures, alors que des mines obstruent la passe, Gensoul ordonne le branle-bas de combat. L'affrontement est imminent. À 45 minutes de l'expiration de l'ultimatum, conscient de la détermination de Somerville, il abat sa dernière carte et accepte de recevoir Holland, qu'une vedette dépose à bord du Dunkerque à 16 heures. À la recherche d'une porte de sortie acceptable par les deux parties, le Français propose un gentleman's agreement: désarmer sa flotte sur place ( Déposition de l'amiral Gensoul devant la Commission parlementaire chargée d'enquêter sur les événements survenus en France de 1933 à 1945, 28 juin 1949, in Assemblée nationale, rapport n° 2344, tome vi, Paris, p. 1897-1916, p. 1905. En 1949, l'amiral Gensoul est auditionné par une commission parlementaire dans laquelle siègent, entre autres personnalités, Lucie Aubrac, Louis Marin, Michel Clémenceau (fils de Georges), Émile Khan, Charles Serre et Jean Albert Sorel. C'est au cours de cette audition qu'il va, près de dix ans après les faits, enfin pouvoir s'expliquer. L'intégralité de sa déposition, d'une durée d'un heure trente, est consignée dans le tome vi du rapport parlementaire n° 2344 de l'Assemblée nationale, qui est librement consultable.). Holland considère l'offre comme la base d'un accord mais doit en référer à Somerville

La canonnade fratricide

Hélas ! Les discussions sont brutalement rompues à 17h20, alors que les négociateurs sont sur le point d'aboutir à un compromis in extremis. Churchill, sachant que des renforts rallient Oran, exige d'en finir. Somerville s'exécute la mort dans l'âme. Gensoul doit se résoudre au combat dans la plus mauvaise position: au mouillage, dans un piège. Il s'y est mal préparé, misant trop sur la négociation et le sens de l'honneur britannique. Ce sera un carnage. À 17h56, les premières salves atteignant la jetée, il donne le signal d'appareillage général et d'ouverture du feu. À 18 h 15, il fait suspendre le feu. Seul le Strasbourg a réussi à sortir du guet-apens, escorté de cinq contre-torpilleurs. La nuit tombe. On compte les morts.

Gensoul pouvait-il éviter le pire? Marin discipliné et servant la République française, il lui était difficile de désobéir à Darlan. Rallier la Royal navy ou appareiller pour la Martinique impliquait la rupture de l'armistice. Seule alternative, le sabordage. L'honneur du pavillon lui interdisait de la choisir. Certains diront qu'à Alexandrie, Godfroy a accepté un compromis. La comparaison est non seulement inopportune - dans le port égyptien, les bâtiments français et anglais sont coque contre coque - mais elle prouve surtout que pour négocier il faut être deux. Ce que Cunningham a fait en désobéissant à Churchill, Somerville n'a pas su (ou pu) le faire. Enfin, face à un ultimatum inacceptable, Gensoul a avancé la seule option possible : le désarmement de son escadre sur place. Churchill l'a finalement refusée. En fait, au matin du 3 juillet, les dés sont jetés depuis longtemps. C'est au cours des journées cruciales qui s'étalent du 16 au 25 juin qu'on pouvait éviter Mers el- Kébir. Les Français n'ont, alors, pas su convaincre leurs alliés que la flotte ne serait pas livrée. Ces derniers n'ont pas su les entendre... jusqu'au sabordage de Toulon, en novembre 1942.

Pour en revenir à l'un des protagonistes centraux du drame, l'amiral Gensoul, il est clair que Mers el- Kébir a fait basculer son destin (5Après-guerre, il ne sera, toutefois, pas jugé pour la perte de son escadre.). Après le 3 juillet 1940, son image s'est figée pour la postérité. Il est injustement devenu, et restera ad vitam aeternam, " l'homme de Mers el-Kébir ". Il ne fera d'ailleurs rien pour se débarrasser de cette réputation, n'écrira ni souvenirs pour dire sa vérité, ni plaidoyer pro domo. Désireux de tourner le dos à ce lourd passé, il laissera dire et surtout écrire les autres. Pouvait-il, lui l'ami des Anglais, rouvrir la cicatrice franco-britannique? Il choisit plutôt le silence et accepta ce destin: celui d'un marin anglophile, placé à la tête de la flotte de l'Atlantique par Darlan, devenu victime expiatoire d'une crise franco-anglaise lourde de conséquences, dont la rade d'Oran aura été le théâtre.