La construction
de la base navale de Mers el-Kébir
- deuxième partie
Philippe Lasterle
Les temps des adaptations (1936-1939)
Le site et les raisons
de l'intérêt de la Marine
Ironie du sort, c'est au moment de quitter
le ministère de la Marine, où il est resté de février
1934 à juin 1936, que François Piétri, l'un des artisans
du vote de la loi d'utilité publique et des crédits par
les délégations financières, voit aboutir le projet.
Ses successeurs, Alphonse Gasnier-Duparc (juin 1936-juin 1937) et César
Campinchi (juin 1937- juin 1940) vont, avec le nouveau chef d'état-major
général, (CEMG), le vice- amiral Darlan, hériter
du dossier et mener les négociations dans la droite ligne de la
politique menée par le ministère de la Marine jusque-là.
Il convient désormais, d'orienter les travaux dans le sens le plus
favorable aux intérêts de la flotte. Le site de Mers e1-
Kébir est, en effet, depuis longtemps, considéré
par la Marine comme exceptionnel. C'est, cependant, le contexte international
es années d'avant-guerre , marquées par la montée
des tensions en Méditerranée, qui va le replacer au cur
des préoccupations de la Rue Royale. Pour différentes raisons,
la Marine est amenée, en 1938, à choisir Mers el-Kébir
pour y installer une base navale. Le projet de port de commerce annexe
du port d'Oran va en faire les frais.
Quelles sont les raisons qui militent en faveur de l'installation à
Mers el-Kébir d'une base navale? Elles tiennent, d'abord, au site
même. En dépit de l'absence d'eau douce et de l'isolement
de la rade de l'arrière-pays, qui ont amené les Français,
lors de leur installation en Oranie dans les années 1840, à
lui préférer Oran comme emplacement du futur port à
construire, Mers el-Kébir constitue le leur havre naturel du littoral
algéro-tunisien, à tout le moins contre les vents de nord-ouest
très fréquents dans la région. Dès 1852, un
ingénieur hydrographe participant à la conquête, M.
Lieussou, notait que c'est " la meilleure rade militaire de l'Algérie.
La sûreté l'étendue de son mouillage, sa situation
géographique aux portes d'Oran, en face de Gibraltar, lui donnent
une haute valeur stratégique ". Il ajoutait de manière
prémonitoire, qu'on ne " peut agrandir et améliorer
la rade qu'au moyen d'un grand développement de jetées,
fondées sur des profondeurs d'eau qui s'élèvent jusqu'à
33 mètres ". Il considérait d'ailleurs que "
la dépense énorme [...1 deviendra nécessaire 1...1
car elle donnerait à la France, en regard de Gibraltar, un bon
port de refuge, d'agression et de réparation " (2SHM
III B132 4-115, extrait du rapport Lieussou (1852), cité in anonyme,
La base navale de Mers el-Kébir, 1962, p. 1.).
Tâchons de comprendre pourquoi sa situation géographique
privilégiée redonne, dans les années 1930, à
la rade cette importance qu'on lui reconnaissait très tôt,
sans toutefois la mettre en valeur? Au centre du littoral nord-africain,
la baie est placée sur le trajet normal des bâtiments suivant
la route Gibraltar-Suez, tandis que Toulon est trop au nord de celle-ci.
Bien sûr, il y a Bizerte, mais le port tunisien est trop à
l'est pour constituer le pivot de la défense de l'Afrique du Nord.
Le futur triangle Mers el-Kébir - Bizerte-Toulon permettrait à
la Marine de contrôler la Méditerranée occidentale,
espace hautement convoité. En outre, la proximité du port
commercial d'Oran est un indéniable atout qui résout le
handicap de son enclavement. De plus, sur le plan défensif, la
rade présente un avantage certain. Le djebel Murdjadjo (509 m)
forme une demi-ellipse de 4 km sur 1,5 km enserrant la baie. Ce "
cirque naturel " permet, en effet, d'envisager l'installation
de batteries côtières et de DCA. Enfin, dernier atout et
non des moindres, la qualité du sous-sol (calcaires dolomites)
a permis l'ouverture de carrières qui peuvent fournir en quantité
les enrochements nécessaires aux travaux et laisse entrevoir la
possibilité d'établir des installations souterraines. D'autre
part, et c'est la seconde raison du renouveau de l'intérêt
du ministère de la Marine pour le site, la conjoncture renforce
sa position stratégique. La montée des tensions en Méditerranée
à partir de 1936, met en lumière la précarité
des communications maritimes entre l'Afrique du Nord et la métropole.
Cette nouvelle donne convainc Durand-Viel, puis Darlan, de modifier le
dispositif naval français en Méditerranée occidentale.
Les leçons de l'amiral Castex sont retenues: en cas de conflit,
il faut pouvoir mobiliser les abondantes ressources humaines (le 19e Corps)
et matérielles (blé, vin, etc.) d'Afrique du Nord au profit
de la métropole, dans les plus brefs délais. La maîtrise
de l'axe Alger-Marseille est vitale. Or, au cours de la guerre d'Espagne,
la présence de la Regia Marina aux Baléares démontre
la menace que l'Italie fait peser et, de ce fait, confirme la nécessité
de " disposer d'une base dans le sud-ouest de la Méditerranée
occidentale " ( SABATIER DE
LACHADENEDE (MA.), L'activité de la Marine française en
liaison avec la guerre d'Espagne (1936-1939),Revue historique des Armées,
1990 (2), pp. 78-86.). Quant aux ambitions proclamées
par Mussolini de faire de cette dernière un " lac fasciste
", son hostilité résolue à l'encontre de la
France après Munich (PALAYRET
Q. M.), Les relations franco-italiennes sur le théâtre méditerranéen
(1938-1939), Revue historique des Armées, 1999 (4), pp. 89-107.)
et ses revendications irrédentistes sur la Tunisie, la Corse et
Nice, mettent en évidence l'urgence qu'il y a à renforcer
le dispositif naval français en Afrique du Nord. Or, la base de
Bizerte, confrontée à de graves insuffisances (saturation,
ensablement, hinterland étroit, lacunes de la défense de
côte, etc.), est de plus en plus vulnérable aux raids aériens
italiens du fait de sa proximité des côtes italiennes (Louis
(Olivier), De Bizerte à Mers el-Kébir: les bases navales
d'Afrique du Nord de l'entre-deux-guerres, Revue historique des Armées,
1999 (4), pp. 31-45.).
Dès 1932, le vice-amiral Bréart de Boisanger, préfet
maritime de la IVe Région, considère que " l'arsenal
(de Bizerte) n'a plus la valeur qu'il avait avant le développement
de l'aviation ". Et d'ajouter que " le seul fait d'être
hors de portée normale de l'aviation italienne donne à Mers
el-Kébir une importance de premier ordre " (SHM,
1BB3171, lettre du vice-amiral Bréart de Boisanger, préfet
maritime de la IV' région, au ministre de la Défense nationale,
9 mars 1932, 50 cab., Bizerte. - - SHM, III BB2 4-35, lettre du vice-amiral
Vindry, inspecteur général des forces maritimes en Méditerranée,
au CEMG, EMG 4, 25 mai 1932, travaux du port d'Oran/Mers el-Kébir
(1930-1935).). En février de l'année suivante,
l'amiral Durand-Viel confie au ministre Georges Leygues, que " dans
tout conflit méditerranéen, Oran est appelé à
jouer un rôle de tout premier plan du fait de sa position géographique,
qui l'éloigne des attaques aériennes probables et de sa
proximité avec le détroit de Gibraltar " (
SHM, 1BB2158, rapport du CEMG au ministre de la Marine au sujet du projet
du port de relâche de Mers el-Kébir, le 24 février
1933, 125 EMG 4.). Trois années plus tard, il rappelle
la même évidence à François Piétri.
" La menace aérienne qui, dans certains cas de conflit,
risque de rendre très précaire l'utilisation de Toulon et
de Bizerte nous fait, lui écrit-il, une impérieuse nécessité
de posséder dans l'ouest de la Méditerranée un port,
où nos forces navales trouveront un meilleur abri et les approvisionnements
essentiels " ( SHM, III BB2
4-35, rapport du vice-amiral Durand-Niel au ministre de la Marine, 6 mars
1936, 160 EMG 4, travaux du port d'Oran/Mers el-Kébir (1930-1935).).
Enfin, dernier motif du regain d'intérêt du ministère
de la Marine pour la rade, à l'heure où le mazout a remplacé
le charbon pour alimenter les chaudières des bâtiments, Mers
el-Kébir est proche de la route atlantique par laquelle transite
une grande partie du pétrole américain. Ainsi, "
l'avantage de Mers el-Kébir sur l'ensemble des points d'appui à
la disposition de la flotte est qu'elle (aurait) la possibilité
de ravitailler tant des forces navales méditerranéennes
(lre escadre) qu'atlantiques (2e escadre). Dakar, située trop au
sud, (obligerait) les bâtiments à un détour important
" ( Louis (Olivier), Les bases
navales françaises d'Afrique du Nord de l'entre-deux-guerres, mémoire
de maîtrise sous la direction de Jacques Frémeaux, Université
Paris IV-Sorbonne, 1997, p. 169.).
Pour toutes ces raisons, Darlan du dispositif naval français en
juge " indispensable, pour la sauvegarde et l'utilisation de nos
possessions africaines de créer un mouillage fermé sur la
côte méditerranéenne d'Afrique à proximité
de Gibraltar ". Casablanca, située, il est vrai, sur la
route atlantique, reste de toutefois " insuffisant pour assurer
avec ravitaillement, voire en base navale de sécurité le
trafic maritime considérable, qui s'établirait entre
l'Afrique et la France " ("
SHM, 3DD2 1279, note du vice-amiral Durand-Viel, CEMG, sur le projet d'extension
du port d'Oran vers l'ouest, 432-EMG 4, 23 juin 1936, Mers el-Kébir
(1933-1940).). Et Dakar est trop méridionale.En conséquence,
la Marine opère un début de basculement vers l'ouest du
dispositif naval français en Méditerranée. La question
qui se pose maintenant à la rue Royale est la suivante : comment,
à partir d'un simple - projet existant et dans un contexte qui
désormais l'impose, transformer un port de relâche en véritable
base ravitaillement, voire en base navale de plein exercice ? Cette mutation
vas'opérer en deux étapes, à l'instigationdu contre-amiral
Motet, nouveau commandant de la Marine en Algérie.
La " navalisation
" du projet : les rapports Balensi et Cordonnier
" Établi pour des bâtiments
de 10 000 tonnes, le projet (est) devenu en 1936 tout à fait insuffisant
pour les unités de 25 000 tonnes, dont l'entrée en service
(est) prochaine " ( MOTET
(C. A.), La création du port de Mers el-Kébir, souvenirs
inédits, octobre 1954, p. 2, in SHM 3DD21279, EMG 4, 23 juin 1936,
Mers el-Kébir (1933-1940).), juge le contre-amiral Motet.
Dans une longue lettre adressée au vice-amiral Bléry, préfet
maritime, il expose les raisons pour lesquelles il est amené à
réfléchir à des modifications à apporter au
projet initial. " Lorsque le projet a été établi,
écrit-il, il s'agissait, pour la Marine, de profiter de la création
du port destiné au commerce, pour y abriter un certain nombre de
nos bâtiments. Nous avons donc été, alors, dans l'obligation
de nous accommoder, dans une certaine mesure, du projet et d'accepter
les inconvénients (13 L'entassement
des bâtiments dans la partie occidentale de la rade est favorable
à des attaques aériennes et navales.). Or, la
diminution de l'activité du port d'Oran rend désormais inutile,
pour le trafic commercial la construction du port prévu à
Mers el-Kébir et la Chambre de Commerce n'en envisage plus l'utilisation.
On peut donc admettre aujourd'hui que le port sera, sinon définitivement,
du moins pour longtemps utilisé par la seule marine de guerre
" (SHM 3DD2 1279, lettre du contre-amiral
Motet au préfet maritime de la IV' région sur l'adaptation
du futur port de Mers el-Kébir aux besoins des escadres, 206-EMG
4, 7 décembre 1936, op. cit.).
Avant le début des travaux, prévu en janvier 1937, une
rectification des tracés s'impose. En conséquence, il prie
le capitaine de corvette Leteux, de son état-major, " d'examiner
les possibilités d'un agrandissement du futur port " .
En novembre 1936, à partir des conclusions de ce dernier, Motet
propose au CEMG, en accord avec le vice-amiral Robert (inspecteur général
des forces maritimes de Méditerranée), le déplacement
de 250 m vers le sud-est de la jetée extérieure en l'établissant
sur la ligne des fonds de 30 m, la suppression de la passe nord, le raccordement
direct de la jetée à la presqu'île et donc la suppression
de l'épi. " Le nouveau tracé f...1 permettrait d'amarrer
dans le futur port, neuf bâtiments de plus grand tonnage (250 m
de long), tous ayant le cap vers la sortie, c'est-à-dire dans d'excellentes
conditions pour un appareillage rapide! " , explique-t-il.
La rectification du tracé primitif de la jetée Nord, afin
d'assurer une meilleure protection contre la houle de nord- est, une meilleure
accessibilité et surtout une plus grande superficie du plan d'eau,
est validée par le directeur des Travaux publics, des chemins de
fer et des mines de l'Algérie, Balensi. Celui-ci considère,
d'ailleurs, le projet réalisable sans surcroît de dépenses
( SHM 3DD2 1279,1ettre du directeur
des travaux publics, des chemins de fer et des mines à M. le C.
A. commandant la Marine à Alger, 5 décembre 1936, Mers el-Kébir,
(1933-1940).). Le nouveau tracé, désormais baptisé
du nom de Balensi, permet en effet d'accroître la dimension du plan
d'eau, de faciliter l'amarrage des grands bâtiments, tout cela sans
retard supplémentaire, ni augmentation des coûts pour la
Marine ! Il est adressé au service des Travaux maritimes du ministère
pour approbation, accompagné d'une lettre de Motet insistant sur
le caractère d'urgence du projet remanié (18
SHM 3DD2 1279, lettre du contre-amiral Motet au préfet maritime
de la IVè région sur l'adaptation du futur port de Mers
el-Kébir aux besoins des escadres, 210-EMG 4, 13 décembre
1936, op. cit.). Balensi se rend, par ailleurs, à Paris,
afin de défendre le nouveau tracé auprès du vice-amiral
Morris. Les propositions sont validées par le ministère
de la Marine le 21 décembre (SHM
3DD2 1279, lettre du ministre de la Marine au contre-amiral commandant
la Marine en Algérie au sujet de la rectification du tracé
primitif des jetées, 787-EMG 4, op. dt). Les travaux
de la jetée Nord peuvent donc commencer sur de nouvelles bases.
" La pose de la première pierre de la maçonnerie
(est) faite en février 1937, par le ministre de la Marine, Gasnier-Duparc,
lors de son second voyage en Afrique du Nord " (MOTET
(C. A.), La création du port de Mers el-Kébir, op. cit.,
p. 4.).
La seconde étape de la modification du projet initial intervient
en 1937. Motet attire, à plusieurs reprises, l'attention du ministère
de la Marine sur la nécessité de prévoir dans le
nouveau port, que l'on n'appelle pas encore base, des installations permettant
le ravitaillement d'une escadre en eau, vivres et combustibles liquides
(mazout, gas-oil), ainsi que des infrastructures permettant réparations
et entretiens en temps de guerre et de paix. En somme, cela revient à
transformer le port en base. " Une décision rapide s'imposait
" . Déjà, l'année précédente
le vice-amiral Darlan, alors directeur du cabinet militaire du ministre,
avait rédigé une note en ce sens à l'attention du
préfet maritime (SHM 3DD2 1279, lettre
du ministre de la Marine au préfet maritime de la IV' région,
D.T.M.-EMG 4, 19 octobre 1936, op. cit.). En outre, au même
moment, le
capitaine de vaisseau Collinet, chef du 3e bureau, considère comme
nécessaire la construction d'une forme de radoub à Mers
el-Kébir, car " située dans une rade calme, sans marée,
relativement peu menacée et facile à défendre ",
elle " serait la première qui s'offrirait à un cuirassé
ayant quitté Brest " (SHM
III BB2 4-35, note sur le port de Mers el-Kébir pour M. le C. V.
chef du 4e bureau, 110-EMG 3, 1er février 1937.) pour
se rendre à Dakar ou Casablanca.
Conséquence de cette évolution, le 28 avril 1937, une dépêche
ministérielle secrète prescrit à Motet de réunir
une commission d'étude chargée d'élaborer l'avant-projet
de l'installation d'une base d'appui pour la Marine à Mers el-Kébir.
Cette dernière se réunit à Oran les 4 et 5 mai, puis
à Bizerte le 14 et enfin à Bône le 15. Présidée
par le contre-amiral Motet, elle procède à plusieurs auditions,
dont celles de l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées
Vergniaud et de l'ingénieur de 1ère classe des Ponts et
Chaussées Antoine. Pour les membres de la commission, les travaux
à réaliser sont classés par degré d'urgence.
L'acquisition des terrains, la poursuite des jetées et la construction
de parcs souterrains à combustible sont considérées
comme urgence numéro un (SHM
3DD2304, P-V de la commission d'étude, 15 juin 1937, ingénieur
des Travaux maritimes Cordonnier, D.T.M. à EMG 4, base navale de
Mers el-Kébir, Direction centrale des travaux maritimes et immobiliers.).
Un nouveau rapport très volumineux (129 pages), établi en
mai de l'année suivante par l'ingénieur des Travaux maritimes
Cordonnier, préconise la construction de quais pour l'amarrage
de croiseurs, de torpilleurs et de sous-marins, de deux môles obliques
orientés vers la passe et pouvant recevoir chacun deux grands bâtiments,
d'ateliers de réparations et de magasins de ravitaillement, ainsi
qu'un grand bassin de radoub (SHM III
BB2 4-35, rapport Cordonnier, ingénieur en chef de 2e classe des
T.M., sur l'installation d'une base d'appui de la Marine à Mers
el-Kébir, D.T.M. d'Algérie à EMG 4, 3 mai 1938.).
Pour Motet, qui transmet le rapport pour approbation, accompagné
d'une lettre, " il serait illogique de ne pas voir grand "
. Cependant, conscient des impératifs budgétaires, "
pour restreindre les dépenses immédiates ", il
reprend les conclusions de la commission et propose de " procéder
par étapes en classant les travaux à entreprendre en trois
groupes : premier, deuxième et troisième urgence "
.
Dans le même temps, le programme vital de stockage et de distribution
des combustibles liquides, mis en place en mars 1938, envisage la construction
à Mers el-Kébir d'un parc de réserve souterrain (mazout,
huiles de graissage), d'un parc de service et d'une centrale de pompage.
Quant au programme de grands travaux d'aménagement des bases, approuvé
par le ministre le 10 juin 1938, il fixe un crédit prévisionnel
de 100 millions de francs pour la " création d'une base marine
dans le port de commerce en construction ", étalés
sur cinq ans et affectés principalement à l'achat de terrains,
et à la construction d'un grand bassin de radoub (SHM
1BB2 223, plan quinquennal de grands travaux d'aménagement des
bases, 314-EMG 4, 9 juin 1938, Équipements nationaux, EMG 4.).
C'est très largement insuffisant. C'est pourquoi, en octobre, "
le (nouveau) programme financier dépasse largement les premiers
crédits proposés (Louis,
op. cit., p. 167.). C'est désormais 2,2 milliards de
francs (1,25 milliard pour la base de ravitaillement et 950 millions pour
le complexe industriel) que la Marine estime devoir dépenser (SHM
1BB2 162, note adressée au contre-amiral, chef de la section d'Études
générales de l'EMG, au sujet du programme financier pour
la réalisation rapide de la base navale de Mers el-Kébir,
28 octobre 1938, 599EMG 4.). La base navale de Mers el-Kébir
est devenue un objectif prioritaire du CEMG dans le dispositif des bases
d'outre-mer et, en particulier, méditerranéennes. Darlan
considère même, en novembre, qu'en cas de retard dans la
réalisation des aménagements des bases métropolitaines
et coloniales, " les travaux de Mers el-Kébir devraient
avoir priorité sur ceux concernant Brest " (SHM
1BB2 213, conférence des services d'Action du 29 novembre 1938,
EMG Service Études Générales.).
Conséquence logique de cette mainmise de la rue Royale sur Mers
el- Kébir, le 24 mars 1939, le ministre Campinchi prend un arrêté
" définissant les travaux d'installation d'une base navale
à Mers el-Kébir ". Celui-ci n'est pas publié
au Journal Officiel en raison de son caractère secret. L'article
2 dresse une liste des travaux à effectuer, sans toutefois donner
d'ordre de priorité: prolongement de la jetée Nord, construction
d'une jetée Est reliant Oran à la base, aménagement
d'un canal reliant Oran à la base, exécution de terre-pleins
destinés à recevoir les ateliers et installations industrielles,
création de môles, de darses et de quais, construction de
bassins de radoub destinés à recevoir les bâtiments
de ligne, réalisation d'installations souterraines, amenée
souterraine de la voie de chemin de fer, installations à terre
des services d'intérêt général et des dispositifs
de ravitaillement, réalisation d'une ligne d'ouvrages de défense
et de batteries côtières sur les crêtes et, enfin,
construction de bâtiments de servitude.
Sanctionnant cette évolution inéluctable vers la militarisation
complète de la rade, le décret-loi du 12 avril 1939, portant
création de la base navale de Mers el-Kébir, classe le "
cirque de Mers el-Kébir " comme " place de guerre de
la 1ère série ". Une somme de 300 millions de francs
est mise à la disposition de la Marine au titre du chapitre if
du budget de l'exercice 1939. C'en est fini de l'ambiguïté
de la rade. Elle est définitivement affectée à la
Marine de guerre. Il convient désormais, que le contre-amiral Richard,
commandant la Marine en Algérie, hâte les travaux de la jetée
Nord, passe les marchés en vue de la construction de la jetée
Est et poursuive les expropriations (
SHM, 3DD2 304, lettre du ministre de la Marine au contre-amiral commandant
la Marine en Algérie au sujet du décret-loi du 12 avril
1939, 46-EMG 4, 8 mai 1939, base navale de Mers el-Kébir, Direction
centrale des travaux maritimes et immobiliers.). Pour Darlan,
les 170 millions de crédits disponibles sur le chapitre des Travaux
maritimes doivent être affectés à la base algérienne,
afin de " clore d'urgence le plan d'eau en commençant la
jetée Est " ( SHM, 3DD2304,
conférences des services d'Action du 12 avril 1939, op. cit.).
À l'été 1939, par une note rédigée
à l'attention de Darlan, le capitaine de vaisseau Auphan, chef
par intérim de la Section d'études générales
de l'EMG, rappelle que, s'il n'est encore pas question de faire de Mers
el-Kébir un sixième arsenal (colonial) du temps de paix,
la base " doit être, en premier lieu, et de toute urgence,
un mouillage protégé permettant à la flotte de stationner
aussi loin que possible des bases aériennes ennemies, tout en contrôlant
la Méditerranée occidentale, un peu comme Scapa Flow "
contrôlait " la mer du Nord dans la dernière guerre
". Et de considérer qu'il " importe donc de hâter
au maximum la construction des jetées et des installations de l'arrière
nécessaires à une flotte en temps de guerre " ( SHM,
1BB2 213, note d'EMG section d'Études Générales au
capitaine de vaisseau Auphan sur le compte d'investissement 1940, juillet
1939.).
La comparaison avec Scapa Flow éclaire sur les intentions réelles
du ministère de la Marine (Notons
que depuis le 1er juin 1939, le littoral algérien constitue la
Vè région maritime.).
La mue du projet est donc totale. Le décret du 12 avril 1939 sanctionne
le passage d'un port de désengorgement commercial, affectant marginalement
les intérêts de la Marine, à une base navale exclusivement
militaire, appelée à tenir une place centrale dans le dispositif
naval français à la veille du conflit. À condition
que les travaux puissent être menés à leur terme...
Or la guerre éclate alors que les réalisations sont encore
embryonnaires. De surcroît, l'article 4 du décret prévoyait
sa ratification par les deux assemblées, mais le Parlement, en
raison des événements de 1940, ne l'approuvera pas. Seule
la Commission de la marine militaire de la Chambre des députés
donne son aval à la première tranche, à savoir la
fermeture du plan d'eau, mais refuse, au cours de sa séance du
27 février 1940, d'approuver sans réserves le projet de
loi de ratification du décret, au motif que " les servitudes
financières et politiques qui en résultent sont considérables
et méritent également discussion " ( Rapport
de la Commission de la Marine militaire de la Chambre des députés,
op. cit.).
Le temps des réalisations
(1937-1945)
Des réalisations embryonnaires
Jetée du nord
|
La mise en uvre des travaux de la première
tranche débute dès février 1937. Trois types de problèmes
concrets, cause de sérieux ralentissements, sont à résoudre:
le financement des travaux, l'acquisition des terrains et la passation
des marchés. En ce qui concerne le financement, le principal obstacle
vient du désengagement de la Chambre de commerce. Alors que pour
l'exercice budgétaire 1939, celle- ci devait financer 16 millions
de francs de travaux, contre 85 millions à la charge des Délégations
Financières, en février 1939, elle fait savoir qu'elle renonce
à participer au financement des travaux, prenant acte de l'altération
du projet initial et de l'exclusion de facto de toute activité
commerciale, consécutive à la militarisation de la rade.
Pour les représentants consulaires, la modification du projet primitif
(disparition des cales de réparation, suppression de la possibilité
de recourir aux carrières, etc.) rend caduques les dispositions
financières de la loi du 15 juillet 1934, qui stipulaient que la
Chambre de commerce concourrait pour moitié aux frais induits par
les réalisations. " La Chambre de commerce estime n'avoir
plus à participer à la construction des ouvrages et, en
conséquence, déclare se dégager de sa contribution
forfaitaire de 16 millions ", considère son président
( SHM, 3DD2304, observations de la Chambre
de commerce d'Oran lors de la conférence mixte à la DTM
de la Ne région, 27 février 1939, base navale de Mers el-Kébir,
Direction centrale des travaux maritimes et immobiliers.) .
C'est ainsi qu'après avoir versé un acompte de 3 millions
de francs, l'institution consulaire ne versera pas les 13 millions restant
dus. C'est pourquoi des " difficultés sérieuses se
présentent pour le financement des travaux de construction de la
jetée ", regrette le contre-amiral Richard. Ce désistement
l'amène à prier le ministre de demander 15 millions de francs
de plus au budget (SHM, 3DD2304, lettre
du contre-amiral Richard, commandant la Marine en Algérie, au ministre
de la Marine (TM1-TM2-EMG 4- Int. 4 - Art. 1 - CN1) au sujet de la demande
de dotation pour l'exercice 1939, 29 mars 1939, po. cit.) .
Les travaux de la jetée Nord, priorité des priorités,
sont donc retardés et le programme intensif d'exécution
envisagé est repoussé. La Marine, placée devant le
fait accompli, doit se substituer à la Chambre de commerce défaillante.
En avril, elle décide de prendre à sa charge les 13 millions
de francs.
La somme est versée au Gouvernement général afin
que les services techniques de la Colonie puissent continuer les travaux
(SHM, 1BB2213, conférences des
services d'Action du 29 avril 1939, op. cit. SHM, 3DD2304, lettre du ministre
de la Marine au ministre de l'Intérieur (Direction des affaires
algériennes) au sujet du port de Mers el-Kébir, 268-EMG
4, 26 avril 1939, op. cit.).
Vue générale de
l'avancée des travaux vers 1940 (fonds photographique du
SHM)).
|
Le deuxième obstacle provient de l'acquisition
des terrains, préalable indispensable à tous travaux. La
Marine ne dispose que de parcelles littorales de faible superficie, dont
un terrain baptisé " parc à charbon ".
Il faut donc recourir à des moyens juridiques permettant d'aller
vite. Les terrains domaniaux affectés à l'administration
des Ponts et Chaussées, des Douanes ou des Eaux et Forêts
peuvent être rétrocédés, à la suite
de pourparlers directs entre la Marine et les services affectataires ou
concessionnaires et, dans certains cas, le paiement d'indemnités
importantes. Ceux appartenant à la Guerre (tel la zone du fort
de Mers el-Kébir) sont remis à la Marine sans problème.
D'autres peuvent être concédés par la colonie ou les
communes concernées (Saint-André, Roseville, Sainte-Clotilde,
Mers el- Kébir). D'autres, enfin, peuvent être utilisés
en servitude. Mais ceux qui posent le plus de problèmes sont les
parcelles appartenant à des particuliers.
Dès le mois de janvier 1937, la rue Royale prie le vice-amiral
Bléry, préfet maritime de Bizerte, de demander au gouverneur
général de mettre à disposition de la Marine les
terrains dont la cession a été approuvée par la conférence
mixte du 8 août 1931, en échange de l'abandon du parc à
charbon ( SHM, III B132 4-35, lettre
du ministre de la Marine au vice-amiral préfet maritime de la IV'
région, EMG1, 21 janvier 1937). Le mois suivant, il
prévient le ministre qu'il est urgent d'acheter les terrains car
la spéculation foncière risque d'augmenter considérablement
le prix des parcelles (SHM, III BB2
4-35, lettre du vice-amiral Bléry au ministre de la Marine, 264-EMG
4, 2 février 1937, op. cit.). En réponse, Campinchi
lui prescrit d'élaborer au plus vite un plan d'acquisition (SHM,
III BB2 4-35, lettre du ministre de la Marine au vice-amiral préfet
maritime de la IV' région, 249- EMG 4, 28 avril 1937, op. cit.)
qui est mis au point, le 16 septembre, par l'ingénieur des Travaux
maritimes Cordonnier. Dans son rapport, ce dernier met en évidence
la longueur des procédures, due à la multiplicité
des statuts juridiques des parcelles, à leur difficile estimation
et surtout aux nombreuses expropriations nécessaires (SHM,
III BB2 4-35, plan d'acquisition rectificatif n° 8, DTM du port de
Bizerte, 16 septembre 1937, op. cit.)
Darlan, à la lecture du rapport, définit des ordres de priorité
pour les acquisitions (fort, polygone exceptionnel, etc.) et, surtout,
prescrit de " mener les études avec la plus grande discrétion
et la plus grande rapidité, de façon à éviter
la spéculation et de telle sorte qu'on puisse, si la situation
des crédits le permet, procéder dans les plus brefs délais
à l'acquisition des terrains " ( SHM,
III BB2 4-35, note du CEMG à M. l'inspecteur général,
chef du SCTM, au sujet des terrains à affecter à la Marine
à Mers el-Kébir, 510-EMG 4, 20 septembre 1937, op. cit.).
Hélas ! les procédures traînent. Les solutions à
l'amiable, recherchées le plus souvent, n'aboutissent pas toujours.
Elles nécessitent parfois la réunion d'une commission arbitrale
et sont à l'origine de plusieurs recours devant les juridictions
civiles d'Oran. Un contentieux va, à cet égard, traîner
jusqu'après la guerre. C'est pourquoi un second rapport de 129
pages, élaboré par Cordonnier, préconise " d'échelonner
les occupations aux besoins réels ", afin de " limiter
considérablement la portée des engagements financiers à
la charge de la Marine "
(SHM, III BB2 4-35, rapport Cordonnier
sur l'installation d'une base d'appui de la Marine à Mers el-Kébir,
DTM de la IV' région, 3 mai 1938, op. cit.). Ces dernières
sont estimées, en se fondant sur les estimations des services du
cadastre du Gouvernement
général de l'Algérie, à 55/60 millions de
francs étalés entre 1939 et 1943. Les dépenses de
première urgence, à la charge des Travaux maritimes, sont
évaluées pour 1939 à 26 millions de francs. Bref,
le retard dans les travaux trouve, ici, une autre explication. Enfin,
les procédures de passation des marchés imposent de respecter
certains règlements et sont une autre raison de la lenteur des
réalisations. C'est le gouvernement général qui,
en 1937, passe les premiers marchés, pour la construction des ouvrages
de protection du port et de la jetée Nord, auprès d'entreprises
déjà installées à Mers el- Kébir. Leur
accès aux carrières leur permet de disposer des matériaux
nécessaires à l'enrochement et à la fabrication du
béton. Le consortium Schneider-Hersent-Daydé-Grands Travaux
de Marseille et la Cie de Dragages et d'Entreprises Maritimes (DEM) sont
retenus par la direction des Travaux publics de l'Algérie, car
les deux entreprises présentent des devis raisonnables et garantissent
un délai d'exécution de 4 ans (SHM,
III BB2 4-35, lettre du gouverneur général à M. le
ministre de la Marine, DTP de l'Algérie, 17 avril 1937, op. cit.).
Finalement, le marché de la jetée Nord est passé
le 8 juin 1937. Il est estimé à 450 millions de francs.
Le groupement DEM doit exécuter la majeure partie de la jetée
proprement dite, tandis que le consortium est chargé de la construction
du brise-lames et d'une partie de l'infrastructure de la jetée.
Au lendemain de la signature du contrat, le ministre demande au gouverneur
général de lui faire parvenir tous les trimestres une situation
des travaux en cours ( SHM, III B132
4-35, Lettre du ministre de la Marine à M. le gouverneur général
de l'Algérie (DTP), 500- EMG4, 14 septembre 1937, op. cit.).
En janvier 1939, c'est au tour de la Marine de se lancer dans l'opération.
Elle, qui s'est substituée à la Chambre de commerce d'Oran
pour la construction de la jetée Est et des quais du port industriel,
prie la DTM d'Oran de publier l'avis d'ouverture du concours et le projet
de devis programme. Les propositions doivent être remises le 10
août au plus tard, avant que la commission locale de jugement de
concours, présidée par l'ingénieur des Travaux Maritimes
Heuze, débute l'instruction des dossiers. À l'issue de quatre
réunions (28 août, 13 et 16 novembre, 6 décembre),
la commission retient le " projet Chagnaud " ( Présenté
par un consortium d'entreprises nommé GETMAN, rassemblant la Société
Algérienne des entreprises Léon Chagnaud et Fils, l'entreprise
des Grands Travaux Hydrauliques et la Société Française
d'entreprises de Dragages et des Travaux Publics.) pour des
raisons techniques, de délai d'exécution et de coût
( SHM, 3DD2 1279, rapport de l'ITM Pavin,
directeur des Travaux maritimes en Algérie au sujet de l'installation
de la base navale de Mers el-Kébir en Algérie, 14 décembre
1939, Mers el-Kébir (1933-1940).). Le marché,
estimé à 520 millions de francs, est passé le 22
février 1940.
La guerre ralentit les
travaux mais ne les stoppe pas
À quel stade d'avancement en sont
les différents chantiers lorsque sont signés les armistices
franco-italien et franco-allemand? Le conflit a, bien évidemment,
ralenti la cadence des constructions sans, toutefois, les interrompre.
À l'été 1940, les travaux de la jetée Est
n'en sont encore qu'au stade des commandes et du transport de matériel,
tandis que ceux de la jetée Nord continuent d'avancer à
cadence réduite. Un premier tronçon, de 900 mètres
de long, est terminé et les soubassements en enrochements sont
très avancés sur le reste de la longueur ( SHM,
3DD2304, note d'information générale, " La base navale
de Mers el-Kébir - ses caractéristiques - sa réalisation
", ITM Heuze, chef du service des Travaux maritimes de Mers el-Kébir
et ITM Pavin, directeur des Travaux maritimes en Algérie, 4 mai
1940, p. 11, base navale de Mers el-Kébir, DCTMI.).
Les travaux du brise-lames seront arrêtés en 1942. Notons,
d'ailleurs, que les attaques anglaises des 3 et 6 juillet 1940 semblent,
d'après un rapport du 25 juillet, n'avoir " pratiquement
provoqué aucun dégât sérieux, ni aux ouvrages,
ni au matériel des entreprises et n'ont amené aucune perte
dans le personnel de ces dernières " (SHM,
3DD2304, lettre de l'ITM Pavin à M. le ministre de la Marine (EMG
4 - TM 1 - TM 2) sur la situation financière au 15 juillet 1940
du service des Travaux maritimes en Algérie, 25 juillet, 1057-TM,
op. cit.).
Les deux cuirassés "
Strasbourg " et " Dunkerque " amarrés à
la jetée Nord en avril 1940, (fonds photographique du SHM).
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Il faut, malgré tout, que les entreprises
s'adaptent aux nouvelles circonstances. Le maintien des anciennes cadences
de travail est impossible en raison, d'une part, des difficultés
de ravitaillement en ciment, en combustibles, en camions et en pièces
de rechange, d'autre part, de l'incertitude sur les possibilités
de verser des acomptes aux entreprises (Lettre
de l'ITM Pavin, 25 juillet 1940, op. cit.) et, enfin, de la
difficulté de trouver en quantité suffisante de la main-d'oeuvre
qualifiée (SHM, TTA 98, Enseignements
de la guerre, fascicule xlv " Ports, bases, ravitaillement, entretien
des forces navales ", FMF 3.). En conséquence,
les expropriations sont suspendues, tandis qu'un nouveau régime
de construction des jetées entre en vigueur le 15 juillet 1940.
L'Amirauté fixe, en effet, depuis Vichy, à 42 heures hebdomadaires
le plafond de la durée de travail des 2 000 ouvriers. Pour le contre-amiral
Fénard, nouveau commandant de la Marine en Algérie, il reste
" nécessaire de poursuivre à un rythme réduit
les travaux en cours pour les deux jetées ", qui sont, de
surcroît, " susceptibles de combattre le chômage "
(SHM, 3DD2 304, lettre du contre-amiral
Fénard, commandant la Marine en Algérie, au secrétaire
d'État de la Marine, 324-EMG 4, 31 juillet 1940, base navale de
Mers el-Kébir, DCTMI.), d'occuper les hommes et de maintenir
l'ordre ! Pour cela, l'ingénieur des Travaux maritimes Pavin demande
la possibilité d'importer du ciment des usines de la zone libre
(SHM, 3DD2 304, lettre de l'ITM Pavin au secrétaire d'État
de la Marine (FMF 4 - SCTM), 1211-TM, 31 août 1940, op. cit.).
Fin 1940, un contentieux oppose la Marine et l'Algérie au sujet
de la répartition des charges de construction de la jetée
Nord. Alors que le marché est estimé à 450 millions
de francs, le gouvernement général veut s'en tenir aux propositions
faites en mars 1939 de contribuer à hauteur de 273 millions (SHM,
3DD2 304, lettre du contre-amiral Jarry, commandant la Marine à
Oran, au secrétaire d'État à la Marine, 344-EM 4,
23 décembre 1940, op. cit.). Au 31 décembre 1940,
223 millions de francs ont déjà été dépensés
par l'Algérie (contre 101 millions par la Marine), toutefois il
reste encore pour près de 100 millions de travaux à effectuer,
que la colonie ne veut pas financer. Un compromis est trouvé le
31 janvier 1941. L'hôtel de Helder, nouveau siège du secrétariat
d'État à la Marine, accepte de prendre à sa charge
la construction du brise- lames, tandis que l'Algérie s'engage
à terminer les travaux de la jetée
(SHM, 3DD2 304, procès-verbaux
des réunions des 29 et 31 janvier tenues à Oran, 401-FMF
4, 23 mai 1941, op. cit.)
La jetée Est en juillet
1941 (fonds photographique du SHM).
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Puis, le ler juillet 1942, d'un commun accord,
la gestion des travaux de la jetée Nord, suivie par la direction
des Travaux publics, est reprise par les services de la direction des
Travaux maritimes de l'Algérie.
Enfin, il convient de rappeler que, pour pallier le déficit en
eau de la région oranaise, le gouvernement général
et la municipalité d'Oran ont élaboré un projet de
construction d'un aqueduc de 200 km, assurant l'approvisionnement de la
ville à partir des eaux du barrage de Béni-Bandel. La Marine
s'y est associée à hauteur de 28 millions de francs, car
sa réalisation permettrait à la base de Mers el-Kébir
de recevoir près de 12000 m3 d'eau par jour. Le marché,
adjugé au début de l'année 1940 à la Société
Commerciale et Minière pour l'Afrique du Nord (SOCAMAN), est estimé
à 200 millions de francs. L'aqueduc est entré en service
au début de l'année 1943 (SHM,
3DD2 2304, note d'information générale, op. cit.).
En novembre 1942, au moment du débarquement allié en Afrique
du Nord, les travaux sont interrompus. " L'utilisation intensive
des ouvrages de la zone Nord (exclut) toute continuation " (PAVIN,
Les grands ouvrages maritimes de Mers el-Kébir, art. cit., p. 10.
52) à partir de début 1943. La jetée Nord
est pratiquement terminée. La moitié des infrastructures
du brise-lames est en place. Quant aux travaux de la zone Est (jetée,
quais, terre-pleins, équipement des carrières, etc.), ils
sont assez avancés. Les bâtiments peuvent bénéficier
d'une longueur de quai de 1 600 mètres, d'engins de levage, de
remorqueurs, de chalands, de grues flottantes... Ainsi, " d'emblée,
Mers el-Kébir et principalement sa partie nord (devient) une base
navale en plein exercice ". L'escadre anglaise y mouille au complet
en 1943. À l'automne, le président Roosevelt, en route pour
Téhéran, à bord du cuirassé de 50 000 tonnes
" Iowa ", fait escale dans la base, qui est le seul port d'Afrique
du Nord à pouvoir accueillir un bâtiment de 270 m de long
et 12 m de tirant d'eau! Durant l'année 1944, elle sert de lieu
de rassemblement des navires alliés en vue du débarquement
de Provence. Le matériel lourd (locomotives, avions, tanks, etc.)
y est déchargé en quantité grâce à ses
pontons matures de 120 et 400 tonnes.
Ainsi, on l'aura compris, les travaux ont tardé à être
mis en uvre, pour des raisons techniques (procédures d'expropriation
et de passation de marché) et financières, mais, paradoxalement,
la guerre ne les a pas interrompus. Toutefois, la jetée Est restant
inachevée, le plan d'eau n'est pas entièrement abrité.
Cela n'empêche pas la base en construction de compter au nombre
des bases de préparation des débarquements alliés
à venir.
Conclusion
La base navale de Mers el-Kébir, lieu
de l'attaque anglaise des 3 et 6 juillet 1940, a bien été
le grand projet de la Rue Royale dans les années 1930. L'action
du ministère et de l'état-major général de
la Marine en faveur de l'adoption de la loi d'utilité publique
de juillet 1934, tout comme son rôle dans les négociations
budgétaires ultérieures, a été déterminante.
A partir de 1936, du fait de la montée des tensions en Méditerranée
et des insuffisances de Bizerte, la Marine a fait sien le projet, initialement
commercial, et lancé des travaux d'envergure qui ne seront terminés
qu'après la guerre, dans le contexte international de la guerre
froide. Tous les ministres et les deux CEMG se sont investis sans compter
dans l'affaire pour le voir aboutir. La guerre en 1939 ne le leur permettra
pas.
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