La construction de la
base navale de Mers el-Kébir (1928-1945)
Retour sur la genèse d'un grand projet de la Rue Royale (première
partie)
Philippe Lasterle *
Mers el-Kébir est associé,
dans la mémoire nationale, à la tragédie du 3 juillet
1940. Celle-ci donne, effectivement, à la rade d'Oran son baptême
du feu. Pour d'autres, ce nom évoque, avant tout, une épopée
qui s'est terminée le 31 janvier 1968, date de l'évacuation
par les Français de la " base de souveraineté française
" conservée dans l'Algérie indépendante, en
vertu des accords d'Évian de mars 1962. Nous nous proposons, quant
à nous, de revenir sur la préhistoire de la base, en d'autres
termes sur sa genèse: Mers el- Kébir avant Mers el-Kébir.
Nous allons ainsi essayer ( Une partie
des archives de la Marine concernant les premiers temps de la base, a
souffert des destructions provoquées par le dernier conflit. C'est
pourquoi l'écriture de l'histoire du projet de construction d'un
port de relâche, puis d'une base navale à Mers el-Kébir,
se révèle malaisée.) d'analyser le processus
par lequel le projet primitif purement civil et commercial, né
en 1928, dans l'esprit des membres de la chambre de commerce d'Oran, de
la nécessité de désengorger le port de commerce d'Oran
et mis au point par la direction des Travaux Publics de l'Algérie,
a été " détourné " par la Rue Royale.
En effet, à partir de 1936, la Marine s'approprie le projet pour
le transformer, dans un contexte de montée des tensions en Méditerranée
occidentale, en une réalisation essentiellement militaire, financée
pour partie par le gouvernement général de l'Algérie.
Afin d'évoquer cette mainmise de la Marine sur le projet et le
site de Mers el-Kébir, nous articulerons notre démonstration
en trois temps: le temps de la genèse proprement dit (1928-1936);
le temps des adaptations (1936-1939) et, enfin, celui des réalisations
(19371945) (Ce texte est la version
légèrement modifiée d'une communication faite dans
le cadre du colloque sur Les bases et arsenaux français d'outre-mer
du Second Empire à nos jours, organisé par le Comité
pour l'Histoire de l'Armement de la D.G.A., en collaboration avec le Service
historique de la Marine (S.H.M.), à Paris, les 22 et 23 mai 2000.)
Le temps de la genèse
(1928 - 1936)
Un projet initial uniquement commercial...
Au milieu des années 1920, le port
de commerce d'Oran où la Marine dispose, au quai Lamoune, d'installations
qui lui permettent de mazouter, de charbonner et d'accueillir les bâtiments
de l'escadre de Méditerranée, se trouve dans un état
proche de la saturation. Les autorités civiles s'inquiètent
de cet engorgement. " Oran est le plus encombré de tous
les ports français parce qu'il présente le plus gros tonnage
de marchandises manipulées sur la plus petite longueur de quais
". Or, une telle " situation présente le double inconvénient
de l'incommodité et de la cherté, puisque toutes les marchandises
embarquées ou débarquées doivent passer sur chalands
" (S.H.M. 3 DU 1279, rapport de
la commission des Travaux Publics chargée d'examiner le projet
de loi ayant Pour objet un agrandissement du port d'Oran vers l'ouest,
annexe au procès-verbal de la séance extraordinaire du 2
décembre 1933, n° 2606, Chambre des députés,
Mers el-Kébir (1933-1940).). Pour pallier ces insuffisances,
la chambre de commerce d'Oran met en oeuvre un programme d'aménagement
et d'outillage des bassins et des quais. Hélas! ces réalisations
se révèlent insuffisantes, étant donné les
perspectives très encourageantes d'accroissement du trafic. À
cet égard, la crise de 1929 n'aura qu'un impact minime sur l'activité
portuaire, qui dessert la région oranaise, et sur l'essor économique
de son hinterland.
Or, des études, commanditées en 1928, montrent qu'il "
n'est plus possible d'étendre le port vers l'est ",
tant pour des raisons nautiques - les fonds atteignent par endroits 45
m - qu'orographiques - la falaise de Gambetta, appelée aussi Ravin
Blanc est un obstacle quasi insurmontable.
En conséquence, l'aménagement de la partie orientale du
port entraînerait des dépenses considérables. Une
seule issue : l'extension vers l'ouest, où la baie de Mers el-Kébir
constitue un excellent mouillage naturel, bien connu des navigateurs romains,
phéniciens, barbaresques et espagnols. La rade dispose en effet
d'atouts précieux : inclinaison douce vers le large et faible profondeur
des fonds (inférieurs à 35 m), protection naturelle par
les massifs environnants du Santon et de Santa Cruz (respectivement 500
et 300 m d'altitude) qui l'entourent. Ainsi, " une répartition
judicieuse du trafic permettrait à Oran de conserver les voyageurs
et les marchandises générales (vins, céréales,
bestiaux), qui transitent naturellement par la ville (...), et de détourner
sur Mers el-Kébir le charbonnage, le ravitaillement des relâcheurs
et les marchandises lourdes ou encombrantes (combustibles, carburants,
alfa (Plante herbacée légumineuse
originaire d'Afrique du Nord et d'Espagne, dont les feuilles fibreuses
servent à la fabrication de cordages et de papier.),
crins végétaux et pailles) " (Rapport
de la commission des Travaux Publics, op. cit.). La liaison
entre Oran et Mers-el-Kébir, séparés de 5 km, pourrait
être routière ou ferroviaire. La chambre de commerce d'Oran
et le gouvernement général de l'Algérie sont favorables
à cette deuxième solution. L'idée de créer
un port de désengorgement du trafic oranais est née. On
est en 1928.
Au printemps 1930, un avant-projet de création d'un bassin de charbonnage
en rade de Mers el-Kébir, destiné à la Marine marchande
et marginalement à la 1ère escadre, est donc élaboré
par la Direction des Travaux Publics (D.T.P.) de l'Algérie. Le
18 juin, par une dépêche gouvernementale, le ministre des
Travaux Publics, Georges Pernot, provoque la réunion d'une conférence
mixte. Durant l'été, le texte est discuté par la
chambre de commerce, présidée par M. Hernandez, qui le ratifie
en séance plénière le 15 octobre, ainsi que par la
municipalité de Mers el-Kébir, qui ne semble pas mesurer
sa portée. Le maire, Fieschi, n'a en effet " aucune observation
" (S.H.M. III B132 4-35, lettre
du maire de Mers el-Kébir à Antoine, ingénieur des
Ponts et Chaussées de l'arrondissement d'Oran, 29 juillet 1930,
E.M.G., travaux du port d'Oran/Mers el-Kébir (1930-1935).)
à faire! Le 20 octobre à Oran, la conférence mixte
s'ouvre au premier degré. Elle est présidée par le
chef de bataillon Grandidier (chef du génie d'Oran) et composée
de l'ingénieur de la Direction des Travaux Maritimes (D.T.M.) d'Algérie,
Hervé et de l'ingénieur des Ponts et Chaussées, Antoine.
La Marine militaire, évidemment consultée, est appelée
à examiner le texte. Et ce, d'autant plus qu'elle dispose dans
la rade de quelques installations et de terrains, qui risquent de faire
les frais de l'opération. Une commission nautique, nommée
par le contre-amiral (C.A.) Darlan (commandant la Marine en Algérie),
étudie, sous la présidence du capitaine de frégate
(C.F.) Cazalis (commandant la Marine à Oran), les conséquences
de l'avant-projet pour l'escadre de Méditerranée. Darlan,
pour sa part, émet les " réserves les plus formelles
" sur le futur bassin de relâche. Dans une lettre adressée
au préfet maritime de la IVe Région en poste à Bizerte,
le vice- amiral Bréart de Boisanger, il considère, en effet,
qu'il faut que le port " soit susceptible d'abriter, en temps
de guerre, la totalité de nos forces de haute mer. Or, ajoute-t-
il, le projet actuel supprime pratiquement le mouillage de Mers el-Kébir,
puisqu'il oblige les bâtiments à mouiller près des
fonds supérieurs ou égaux à 30 m et leur enlève
la protection, par vent d'ouest, du promontoire de Mers el-Kébir
" (S.H.M. III B132 4-35, lettre
du contre-amiral Darlan, commandant la Marine en Algérie, à
M. le vice-amiral préfet maritime de la IV' région, sur
le projet d'extension du port d'Oran vers l'ouest, 30 août 1930,
op. cit.).
Bref, pour Darlan, la réalisation d'un tel projet aboutirait pratiquement
à évincer la flotte de la rade, au profit de la seule marine
marchande et de petits bâtiments de servitude. Il est urgent de
réagir, de faire entendre le point de vue de la Marine et de défendre
ses intérêts. " Le port à fonder doit donc,
par un plan d'eau approprié, permettre la manoeuvre et l'amarrage
des plus grands bâtiments de la Marine nationale construits ou à
construire (Il songe au cuirassé
de 25000 tonnes " Dunkerque ", bientôt mis en chantier.),
c'est-à-dire ayant 200 à 230 m de long " préconise
Darlan ( Lettre de C.A. Darlan, op.
cit.). Les auteurs de l'avant-projet n'envisagent, en effet,
l'accès à la rade qu'à des bâtiments de 150
m. Le représentant de la Marine à la conférence mixte,
Hervé, se fait le porte-parole des craintes de Darlan et tente
de convaincre les autres participants de la nécessité de
ménager à la flotte neuf postes d'amarrage pour des croiseurs-cuirassés
(S.H.M. III B132 4-35, procès-verbal
de la réunion de la conférence mixte, 20 octobre 1930, D.T.M.
du port d'Oran, E.M.G. 4, travaux du port d'Oran/Mers el-Kébir
(1930-1935).). L'année suivante, en 1931, le commandant
de la Marine en Algérie intervient à plusieurs reprises,
auprès du directeur des Travaux Publics d'Algérie, Chavannes,
afin de lui signaler l'intérêt militaire du port de relâche
de Mers el- Kébir. De même, au cours de l'été,
le C.F. Cazalis informe les principaux membres de la conférence,
le directeur du génie d'Oran, le colonel Sonntag, et l'ingénieur
en chef des Ponts et Chaussées de la circonscription d'Oran, Vergniaud,
du désir de la Marine de voir modifier le projet initial (S.H.M.
III BB' 4-35, lettre du capitaine de frégate Cazalis à l'ingénieur
en chef des Ponts et Chaussées de la circonscription d'Oran et
au directeur du génie d'Oran, 8 juillet 1931, op. cit.).
Le travail de sensibilisation porte ses fruits. La conférence mixte
qui se clôt au second degré le 23 juillet 1931, accepte les
modifications préconisées par la Marine.
En compensation de la suppression partielle du mouillage de Mers el-Kébir,
cette dernière réclame, outre la possibilité d'amarrer
neuf croiseurs dans l'avant- port projeté, l'attribution d'une
bande de terrain appartenant au domaine public, afin d'y construire un
terre-plein nécessaire aux aménagements indispensables et,
enfin, la possibilité de bâtir, à ses frais, des magasins
et des appontements pour des unités de 8 m 30 de tirant d'eau (
S.H.M. III B132 4-35, note de renseignements pour le vice-amiral Laborde,
préfet maritime de la IV' région, signée du capitaine
de vaisseau Mérouze (chef du 4' bureau de l'E.M.G.), E.M.G. 4,
17 octobre 1932, op. cit.). Le projet définitivement
retenu prévoit de réaliser les aménagements en quatre
étapes, étalées de 1935 à 1945. La Marine,
qui envisageait de construire à Mers el- Kébir des magasins
souterrains à mines sous-marines et des citernes à mazout,
réussit là une belle opération: elle bénéficiera
d'une jetée sans débourser un franc !
La partie occidentale de la rade sera, en effet, réservée
à la 1re escadre, tandis que la partie orientale se verra affectée
à la marine marchande. Reste, toutefois, à faire accepter
les modifications par les plus hautes autorités civiles.
... Soutenu sans compter
par la Rue Royale
Alors que le ministère de la Marine
ne s'est intéressé au projet que dans la mesure où
sa réalisation risquait de détourner sur Mers el-Kébir
le port de ravitaillement de ses unités relâchant à
Oran et, en même temps, d'évincer la flotte de la rade, à
partir de 1932, elle suit de très près les différents
projets d'extension du port. Un plan d'action est, à partir de
cette date, arrêté afin d'appuyer le projet et surtout d'en
orienter les travaux. Pour la Marine, le futur port de relâche pourrait
être appelé, en cas de conflit, à jouer un rôle
de tout premier plan en Méditerranée occidentale comme base
de ravitaillement et d'opérations de surveillance du détroit
de Gibraltar, comme port d'embarquement et, éventuellement, de
débarquement de troupes et de matériel et enfin, comme tête
de ligne de la plupart des communications commerciales entre la métropole
et l'Afrique du Nord. Ainsi, ayant reçu une nouvelle confirmation
de l'acceptation des modifications le 28 décembre, le ministre
de la Marine, Charles Dumont, adresse le 31 décembre 1931, un courrier
à son collègue des Travaux Publics, Maurice Deligne, pour
lui signaler l'intérêt porté par son administration
aux travaux d'agrandissement du port d'Oran (S.H.M.
3 DD2 1279, lettre du ministre de la Marine au ministre des Travaux Publics,
31 décembre 1931, 917-E.M.G. 4, Mers el-Kébir (1933-1940).).
C'est le début d'un patient lobbying.
Entrepris par le chef d'état-major (vice- amiral Durand-Viel) et
les ministres successifs (Dumont, Leygues, Piétri), il va durer
jusqu'à l'adoption par le Parlement de la loi déclarant
d'utilité publique la première tranche des travaux du site
de Mers el-Kébir en juillet 1934.
La Marine opère ainsi de façon méthodique. À
chaque étape de la procédure qui mène à l'adoption
du texte, elle exerce un travail d'influence exemplaire. Rue Royale, une
sorte de division interne du travail est mise en place. Au ministre incombe
d'intervenir auprès de ses collègues et des parlementaires
et, exceptionnellement, de faire un déplacement à Alger,
tandis que le chef d'état-major général (C.E.M.G.)
et le Ter sous-chef de l'état-major général (E.M.G.),
interviennent au niveau technique et local. Ainsi, le 7 mai 1932, le vice-amiral
Vindry, inspecteur général des Forces Maritimes, se rend
à Alger pour rencontrer le gouverneur général Carde.
Au cours de l'entretien, il lui expose " les raisons d'ordre militaire
qui conduiront la Marine, en cas de conflit, principalement à cause
du développement de l'aviation, à utiliser comme point de
stationnement et base de ravitaillement pour des forces navales de haute
mer la rade de Mers el-Kébir et le port d'Oran" (S.H.M.
III BB2 4-35, lettre du vice-amiral Vindry, inspecteur général
des Forces maritimes de la Méditerranée, au vice-amiral
CEMG, E.M.G. 4, 25 mai 1932, travaux du port d'Oran/Mers el-Kébir
(1930- 1935).). Le site devrait, en effet, permettre grâce
aux deux massifs qui l'enserrent, de mettre sur pied un dispositif de
défense antiaérienne efficace. Quatre jours plus tard, le
11 mai, Durand-Viel délègue le vice-amiral Morris 1"
sous-chef de l'E.M.G., auprès du Conseil supérieur des Travaux
Publics, appelé à donner son avis sur l'avant-projet et
à avaliser les modifications réclamées. Après
enquête, l'instance se montre favorable au dépôt du
projet de loi déclarant d'utilité publique la première
tranche des travaux. Au cours de la même séance, le président
de la chambre de commerce prend l'engagement de contribuer pour moitié
aux dépenses. Ultime étape, le 25 juin, c'est le C.E.M.G.
en personne, le vice-amiral Durand-Viel, accompagné du vice-amiral
Morris, qui fait le déplacement d'Alger, afin d'exposer au gouverneur
général l'intérêt de la création du
port de relâche (15 S.H.M. 3 DEY
1279, relevé des interventions de la Marine en faveur de la création
du port de Mers el-Kébir, C.V. Fouace (chef du 4' bureau de l'E.M.G.),
23 juin 1936, p. 2, E.M.G. 4, Mers el-Kébir (1933-1940).).
L'opération suivante consiste à convaincre les ministères
concernés par le projet (Intérieur, Marine marchande, Commerce,
Finances, Budget) de donner leur contreseing au projet de loi d'utilité
publique, établi par le ministre des Travaux Publics, Edouard Daladier,
le 23 juin 1932. Le 27 mai de l'année précédente,
à la suite de l'accord de la chambre de commerce et des
Délégations financières de l'Algérie (Par
la loi du 19 décembre 1900, l'Algérie est dotée de
la personnalité civile et d'une certaine autonomie financière.
Une assemblée, baptisée " Délégations
financières ", composée de deux collèges élus
par les colons et une poignée de musulmans, est appelée
à voter le budget présenté par le gouverneur général),
le gouverneur général avait transmis le dossier au ministre
des Travaux Publics, Maurice Deligne. Georges Leygues adresse donc plusieurs
lettres à ses collègues le 8 juillet 1932, le 19 avril 1933,
puis les 27 et 29 juin 1933 (Relevé
des interventions de la Marine, op. cit., p. 2-4.), afin de
leur signaler le caractère d'urgence pour la Défense nationale
de la réalisation du port de relâche. Camille Chautemps (Intérieur),
Julien Durand (Commerce et Industrie) et Léon Meyer (Marine marchande)
signent rapidement le projet de loi d'utilité publique. Mais aux
Finances, Georges Bonnet, qui mène une politique déflationniste
censée atténuer les effets de la crise économique,
est réticent. La rue de Rivoli sera, ainsi, le dernier département
ministériel à donner son visa (Note
du C.V. Mérouze, E.M.G. 4, op. cit.).
Entre-temps, la Marine multiplie les conversations officieuses. Ainsi,
en novembre 1932, le vice-amiral Laborde, nouveau préfet maritime
en poste à Bizerte, fait des démarches auprès de
l'administration coloniale. Il rencontre notamment Marcel Peyrouton (secrétaire
général du gouverneur général), le préfet
d'Oran, les directeurs des Travaux Publics d'Alger et d'Oran, ainsi que
le 4 président de la chambre de commerce, afin de voir de quelle
façon hâter l'exécution des travaux. Le 3 décembre,
il adresse un courrier au C.E.M.G., dans lequel il conseille "
d'insister verbalement " sur " l'intérêt
capital qu'attache la Marine à hâter l'exécution de
la première tranche " (
S.H.M. III B132 4-35, note de service du vice-amiral Laborde, commandant
en chef, préfet maritime de la IV' région, au vice-amiral
CEMG sur le projet de port de Mers el-Kébir, 3 décembre
1932, travaux du port d'Oran/Mers el-Kébir (1930-1935).).
Quelques jours plus tard Carde, de passage à Paris, et Durand-Viel
s'entretiennent au siège du ministère des Colonies, rue
Oudinot. Le C.E.M.G. prie le gouverneur général d'intervenir
dans le sens voulu par le ministère de la
Marine auprès du gouvernement. Durand-Viel lui rappelle, dans une
lettre qu'il lui adresse le 16 décembre, que " la Marine attache
une importance primordiale à la mise en train et à l'achèvement
de la première tranche des travaux, [...] qui intéresse
au plus haut degré la mise en oeuvre de ses Forces navales en Méditerranée
occidentale " ( S.H.M. III BB2
4-35, lettre du vice-amiral Durand-Viel, CEMG, au gouverneur général
de l'Algérie sur le projet de port de Mers el-Kébir, 843-E.M.G.
4, 16 décembre 1932, op. cit.). Si Carde est l'objet
de tant de sollicitude, c'est que le budget de l'Algérie est amené
à prendre en charge les dépenses relatives à la construction
des jetées, tandis que la chambre de commerce doit assurer le financement
du bassin de radoub et des installations à terre. Le gouvernement
général de l'Algérie est autorisé, dans cette
optique, à prélever les fonds nécessaires, tant au
moyen de ses ressources ordinaires qu'à l'aide d'un emprunt destiné
à l'exécution des grands travaux publics prévus par
la loi du 23 juillet 1921, complétée par celle du 19 avril
1932. La Marine frappe donc à la bonne porte.
Mers el-Kébir
L'escale de Mers
el-Kébir, " le grand port " dont la rade avait
la réputation d'être la mieux abritée de la
Méditerranée a toujours retenu l'attention des artistes
voyageant par mer et suscité de leur part, une esquisse,
un dessin, une toile. Au début de la conquête française
et jusqu'à ce que le port d'Oran ait été
construit, c'est là que venaient accoster les paquebots,
là qu'abordaient les courriers. [...l Situé à
la pointe aiguë du rocher qui forme la base du Djebel Santon,
le port se distinguait par son " vieux fort massif, robuste
et puissant, sur lequel les siècles paraissent glisser
sans l'atteindre ", dominant un village de pêcheurs.
Abordé par mer, l'endroit a conservé " le caractère
âpre et sinistre qu'il eut au temps où les Maures
et les Espagnols s'en disputaient la possession " (cité
par M. Vidal-Bué, in L'Algérie des peintres, Édif
2000, Paris, 2002).
|
Nouvelle étape dans ce long parcours
de persuasion: obtenir au plus vite le vote de la loi. La commission des
Travaux Publics, présidée par Alexandre Varenne, dans sa
séance extraordinaire du 2 décembre 1933, se déclare
favorable au projet et admet que " des raisons majeures exigent actuellement
l'agrandissement du port d'Oran " (Rapport
de la commission des Travaux Publics, op. cit.). Puisque les
membres du Gouvernement et ceux des commissions parlementaires concernées
( La commission des Finances n'apporte,
et pour cause, aucune objection à l'adoption du projet. Cf. S.H.M.
1882159, lettre du ministre de la Marine à M. le président
de la Chambre des députés au sujet de l'urgence du vote
de la loi sur l'agrandissement du port d'Oran, 21 février 1934,
96-E.M.G. 4.) sont d'accord sur le principe, il reste au ministre
à faire accélérer l'inscription du texte de loi à
l'ordre du jour des deux assemblées. C'est l'objet d'une première
lettre du 11 décembre, adressée par le ministre de la Marine,
Albert Sarraut, à son collègue des Travaux Publics, Joseph
Paganon, afin que celui-ci intervienne auprès du président
de la commission des Travaux Publics, puis d'une seconde lettre du 21
février 1934, adressée par François Piétri
au président de la Chambre, Ferdinand Bouisson, afin de lui rappeler
l'urgence du vote de la loi (Relevé
des interventions de la Marine, op. cit. p. 4.). Résultat
de cet efficace travail de conviction, mené dans les couloirs des
assemblées et les cabinets ministériels, tant par le ministre
de la Marine que par le gouverneur général, la Chambre des
députés et le Sénat votent la loi. Le président
de la République, Albert Lebrun, la promulgue le 16 juillet 1934.
Elle déclare d'utilité publique la première tranche
des travaux d'agrandissement et comprend la réalisation d'un bassin
de près de 100 hectares, fermé par deux jetées prolongées
par des brise-lames, la construction d'un quai de 800 m de longueur et
d'un terre-plein de 32 hectares, destinés à accueillir des
parcs à charbon et des citernes à combustibles. Le financement
des travaux, dont le coût est évalué à 275
millions de francs, incombe pour moitié au budget de la Colonie
(137,5 millions) et à la chambre de commerce d'Oran. C'est la fin
de la première manche, celle du marathon législatif !
Il convient, maintenant, de se préoccuper de l'application de la
loi, ce qui implique que les crédits soient votés par les
Délégations financières de l'Algérie. La Marine
ne va, une fois encore, pas ménager ses efforts en ce sens. Ainsi
dès l'été, Durand-Viel se rend à Alger pour
insister auprès du gouverneur général afin qu'il
inscrive dans le projet de budget pour l'exercice 1935 élaboré
par ses services, les crédits nécessaires aux travaux. Mais,
lors de la session de novembre 1934, les Délégations financières
refusent de voter les sommes nécessaires aux travaux, à
couvrir par un emprunt de 130 millions de francs. Pour justifier ce refus,
les membres de l'Assemblée avancent le motif que l'Algérie
n'a pas à supporter les dépenses de nature militaire, à
l'exception de celles découlant de l'entretien de la gendarmerie,
étant donné qu'elle verse déjà une contribution
financière pour couvrir une partie des dépenses militaires
de la métropole. C'est le premier échec des marins, en partie
imputable à des raisons de nature politique, liées à
la naissance du nationalisme algérien.
L'intense lobbying
de la Marine
Au cours de l'année suivante, les
interventions de la Marine se multiplient tous azimuts. En janvier, le
vice-amiral Morris plaide la cause du port devant les membres de la Commission
de l'outillage colonial, lors de la Conférence économique
de la France métropolitaine et d'Outre-mer. Le 13 juillet, à
la veille de la réunion du Haut Comité Méditerranéen
et de l'Afrique du Nord, le ministre François Piétri, adresse
une lettre au président du Conseil Pierre Laval, afin de le prier
de faire aboutir sans plus tarder la création du port (
Lettre du ministre de la Marine à M. le président du Conseil,
425-E.M.G. 4, 13 juillet 1935, relevé des interventions de la Marine,
op. cit.). Puis, à l'automne, le ministre, le C.E.M.G.
et le nouveau gouverneur général Le Beau, résolument
acquis à la cause (C'est pour
lui, alors que la crise économique frappe aussi l'Algérie,
la perspective de créer des emplois sur le territoire qu'il administre.),
multiplient les interventions personnelles, les communications téléphoniques
et les courriers afin que lors de la session budgétaire de novembre
1935, l'Assemblée algérienne se prononce en faveur de l'emprunt
et des crédits. Pour cela, il conviendrait, en guise de compensation
de l'effort ainsi consenti, d'accéder à une requête
exprimée par les délégués: l'allégement
voire l'exonération, de la contribution de l'Algérie aux
dépenses militaires métropolitaines. L'article 46 de la
loi de finances nationales du 31 décembre 1921 impose, en effet,
à la colonie de participer aux dépenses militaires de la
métropole à hauteur de 6%
Piétri, conscient que c'est là la condition sine qua non
du vote, se rend en personne en rade de Mers el-Kébir, à
bord du
croiseur " Foch ", le 2 novembre 1935 (BERNAY
(Henry), Une base navale à Mers el-Kébir, in Le Yacht n°
2750, 7 décembre 1935, p. 1.).
Il y réunit une conférence économique en présence
du président des Délégations financières,
Caries, des représentants de l'administration coloniale et du président
de la chambre de commerce, Hernandez. Au cours de cette réunion
déterminante, le gouverneur général, expose les "
raisons impérieuses qui confèrent un caractère d'urgence
absolue à la réalisation des travaux de la première
étape du programme d'extension du port " (S.H.M.
III BB2 4-35, note sur les travaux de la conférence du 2 novembre
1935 sur l'extension du port d'Oran, gouvemeur général Le
Beau à M. le ministre de la Marine, 6 novembre 1935, travaux du
port d'Oran/Mers el-Kébir (1930-1935).). Quant aux présidents
de la chambre de commerce et des Délégations financières,
ils demandent l'autorisation d'augmenter les droits de péage, pour
le premier, et l'allégement des charges financières de l'Algérie,
pour le second. Le 19 novembre, à la veille du vote du budget de
l'Algérie, le vice-amiral Morris est reçu rue de Rivoli
par le directeur du Budget. Il lui expose l'urgence de passer à
la réalisation et se fait le porte-parole des revendications algériennes.
Pour appuyer sa démarche, le jour même, Piétri adresse
à Marcel Régnier, son homologue aux Finances, deux courriers
pour le presser d'accorder à la chambre de commerce l'autorisation
d'augmenter ses droits de péage (S.H.M.
III B132 4-35, lettre du ministre de la Marine au ministre des Finances
(direction générale du Budget), 19 novembre 1935, op. cit.)
et d'alléger, à compter du 1" janvier 1936, le montant
de la contribution de l'Algérie aux dépenses militaires
de la métropole ( S.H.M. III
BB2 4-35, lettre du ministre de la Marine au ministre des Finances (direction
générale du Budget), 22 novembre 1935, op. cit.).
Le lendemain, Piétri écrit au ministre de l'Intérieur
Paganon, afin que ce dernier insiste auprès de Le Beau pour qu'il
" saisisse les assemblées financières algériennes
de la nécessité d'inscrire au budget les dépenses
nécessaires aux travaux " (S.H.M.
III BB2 4-35, lettre du ministre de la Marine au ministre de l'Intérieur
(direction du Budget et du Contrôle financier), 23 novembre 1935,
op. cit.). Mais il est trop tard: le gouverneur général
pour des raisons politiques (la session a été très
mouvementée) et de procédure (le délai était
trop court pour permettre aux deux collèges d'étudier l'amendement),
a été dans " l'impossibilité de soumettre
à l'Assemblée la question de Mers el-Kébir [...]
sans avoir l'accord certain du ministère des Finances sur la question
de la réduction ou de la suppression de la contribution militaire
" (S.H.M. III BB2 4-35, lettre
du gouverneur général de l'Algérie au ministre de
la Marine, 30 novembre 1935, op. cit.). La clôture de
la session intervient donc, sans que le gouverneur ait pu soumettre la
question et que les crédits aient été votés.
L'échec est réel. Le ministère de la Marine continue,
malgré tout, son lobbying. C'est ainsi que le 19 février
1936, Piétri réunit Le Beau et Caries, en présence
du vice-amiral Morris et du contre-amiral Odend'hal (chef de son cabinet
militaire). Il leur fait part de sa volonté d'aboutir coûte
que coûte (32S.H.M. III BB2
4-35, note au sujet de Mers el-Kébir, E.M.G. 4, 19 février
1936, op. cit.). Par une lettre, en date du 28 février,
il saisit le président du Conseil Albert Sarraut, pour lui rappeler
que " la mise en état du port de Mers el-Kébir est
indispensable sur le plan naval " et qu'étant donné
que " l'exonération [...] de la contribution militaire de
l'Algérie apparaît comme inéluctable " à
terme, " si nous disons non, la base navale de Mers el-Kébir
ne se fera pas ! " (S.H.M.
III BB2 4-35, lettre du ministre de la Marine au président du Conseil
au sujet de l'extension du port d'Oran/Mers el-Kébir, 28 février
1936, op. cit.).
Malgré l'opposition du ministre de la Guerre, le général
Maurin, à voir exonérer l'Algérie de sa contribution
financière (34 En effet, cette
contribution n'est pas versée au Trésor, mais au budget
de défense des Territoires d'Outremer, géré par la
Guerre en application de l'article 48 de la loi de finances du 31 décembre
1921. Le général Maurin refuse par conséquent, de
voir payée par son département, une partie des travaux de
Mers el-Kébir. Cf. S.H.M. III BB2 4-35, note sur la contribution
de l'Algérie aux dépenses militaires de la métropole,
président du Conseil/ministre de l'Intérieur à M.
le ministre de la Guerre, 9 avril 1936 et note sur la contribution de
l'Algérie aux dépenses militaires, ministre de la Guerre
à M. le ministre de la Marine, 28 avril 1936, op. cit.),
le ministère des Finances finit par accorder un abattement de 30
millions de francs au montant de la contribution de l'Algérie,
au titre de 1937, à condition que les Délégations
financières engagent 16 millions de crédits pour la réalisation
de la 1ère tranche des travaux.
La Guerre a fini par lever son veto après que le président
du Conseil a promis d'augmenter le budget de la défense des
territoires d'Outre-mer en 1937 (35
S.H.M. III BB2 4-35, lettre du président du Conseil à M.
le ministre de la Marine sur la contribution de l'Algérie aux dépenses
militaires de la métropole, 29 mai 1936, op. cit.).
À la suite d'une ultime intervention auprès de Le Beau faite
par le contre-amiral Motet, nouveau commandant de la Marine en Algérie,
le 28 mai 1936, les deux collèges des Délégations
financières votent enfin les crédits. En séance plénière,
l'approbation est de nouveau renouvelée le 10 juin. Le Conseil
supérieur de l'Algérie, organe consultatif, donne son aval
deux jours plus tard, C'est la fin du marathon budgétaire. Une
nouvelle étape s'ouvre, celle de la passation des marchés
et des adjudications. Là encore la Marine joue un rôle déterminant.
Elle appuie les initiatives de Le Beau auprès du nouveau ministre
de l'Intérieur, Roger Salengro, en vue d'obtenir l'autorisation
d'ouvrir, dès l'été, le concours pour l'exécution
des jetées et pour que les travaux débutent en 1937. Le
successeur de Piétri, Gasnier- Duparc, suit la ligne de son prédécesseur.
Le 17 juillet, il adresse une lettre à Salengro pour le prier,
" étant donné l'intérêt militaire de
premier ordre qui s'attache à une prompte réalisation du
port de Mers el- Kébir [...], de bien vouloir autoriser le gouverneur
général de l'Algérie à publier dès
maintenant l'avis de concours [...] pour que les travaux puissent être
entrepris sans perte de temps dès les premiers jours de 1937
" ( S.H.M. III B132 4-35, lettre
du ministre de la Marine à M. le ministre de l'Intérieur
(direction des Affaires algériennes) 482-E.M.G. 4, 17 juillet 1936,
op. cit.). En effet, les travaux ne peuvent commencer avant
la publication des décrets approuvant le budget de la Colonie pour
l'exercice 1937 et la promulgation de la loi de finances algériennes,
prévues en décembre 1936. Par conséquent, afin de
ne pas perdre un temps précieux, alors qu'un coup d'état
des nationalistes vient d'éclater en Espagne, il est urgent de
publier les avis de concours, préparer les marchés, puis
examiner les propositions au plus tôt.
De nouveau, grâce à l'intervention efficace de Gasnier-Duparc
auprès de Vincent Auriol ( S.H.M.
III B132 4-35, lettre du ministre des Finances (direction du Budget et
du Contrôle financier) à M. le Ministre de la Marine, 20
août 1936, op. cit.), le ministère des Finances
accepte en août " à titre exceptionnel "
que Le Beau anticipe les décrets à venir et lance la procédure
de concours
( S.H.M. III B1324-35, lettre du ministre
des Finances (direction du Contrôle de la comptabilité et
des Affaires algériennes - 5' bureau) à M. le ministre de
l'Intérieur, 20 août 1936, op. cit.).
Après une période d'observation et de scepticisme, la Rue
Royale s'est donc décidée, au bout de sept années,
à soutenir sans compter le projet du port de relâche de Mers
el-Kébir, très souvent contre des départements ministériels
qui freinaient des quatre fers et des Délégations financières
soucieuses de leurs deniers.
Les ministres successifs (Dumont, Leygues, Piétri) et le C.E.M.G.
(DurandViel) ont pu compter sur l'appui des gouverneurs généraux
de l'Algérie (Carde, Le Beau). Cependant, un retard préjudiciable
a été pris. D'après les prévisions les plus
optimistes, les travaux de la première tranche ne doivent en effet
être terminés qu'en 1942.
Alors que la loi d'utilité publique a été votée
en juillet 1934, deux ans plus tard, " aucun marché n'a été
signé, aucune adjudication n'a été passée
" (Relevé des interventions
de la Marine, 23 juin 1936, op. cit., p. 5-6.), regrette le
capitaine de vaisseau Fouace, chef du 4e bureau.
À l'inverse, les Britanniques, eux, ont considérablement
amélioré leurs installations à Alexandrie et Gibraltar.
À partir de l'été 1936, s'ouvre donc une nouvelle
manche, dont l'objectif est désormais de parvenir à "
navaliser " le projet, c'est-à-dire de le modifier pour l'adapter
aux besoins prioritaires de la flotte.
(À suivre)
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