Médecine à Alger, en Algérie
Le service de santé des armées dans les Territoires du Sud algérien
(suite et fin)
André Savelli

" On ne peut mesurer pleinement rceuvre médicale française en Algérie que si l'on connaît l'indigence sanitaire dans laquelle elle était plongée depuis toujours. La médecine en Algérie, c'était aussi bien l'obscur médecin de colonisation qui mourait du typhus dans un bled perdu en combattant l'épidémie, que le professeur de renommée mondiale, aussi bien la doctoresse pionnière Renée Antoine pourchassant le trachome dans l'extrême Sud, que les découvreurs de premier plan comme Maillot, Laveran, Vincent ou Verain, inventeur du scialytique, les auxiliaires médicaux, la Croix-Rouge, les religieuses, l'institut Pasteur ".

Marie Cardinal (Les Pieds-Noirs)


extraits du numéro 113 , mars 2006 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

mise sur site le 20-3-2011

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Le service de santé des armées dans les Territoires du Sud algérien
(suite et fin)
par André Savelli


Lutte contre les épidémies et fléaux sociaux


savelli
L'auteur

PLUS ENCORE que la médecine individuelle de soins, le service de santé a dû assurer ici, comme dans tous les pays sous-développés où il a oeuvré de par le monde, une médecine collective, à la fois préventive et curative, de lutte contre les épidémies et fléaux sociaux. Cette action est demeurée prépondérante jusqu'en 1976. Car si les grands dangers permanents d'autrefois, variole, typhus, typhoïde, fièvre récurrente, syphilis et paludisme ont été vaincus, l'endémie perdure. Seule la variole a été éradiquée grâce à la vaccination généralisée.

L'emploi depuis 1945 des insecticides chlorés, dits de contact et à pouvoir rémanent (DDT et HCH), bien qu'ils soient proscrits actuellement pour diverses raisons, a constitué une révolution dans la lutte contre les insectes et les ectoparasites : poux dans le typhus et la fièvre récurrente, moustiques dans le paludisme, phlébotomes dans les leishmanioses (bouton d'Orient), et mouches dans les affections oculaires et fécales.

Le typhus exanthématique, endémique dans toute l'Afrique du Nord, a eu des manifestations graves dans les Territoires du Sud entre 1918 et 1924. Une explosion massive survient pendant la guerre, entre 1941 et 1946, concomitante d'une pandémie nord-africaine coïncidant avec la disette et les pénuries de savon et de vêtements. Vivant au Maroc, à Oujda en 1944, ma grand-mère a succombé au typhus comme beaucoup d'autres personnes. Au Sahara il y eut près de 9 000 cas et 2 102 décès. Plus un seul cas de typhus depuis 1951 en raison d'une désinsectisation massive et des vaccinations antérieures. De 1942 à 1945, 325 000 vaccinations furent effectuées.

La fièvre récurrente à poux, endémique, évolue entre 1944 et 1946 sous forme d'une pandémie nord- africaine avec, au Sahara, plus de 20 000 cas et 720 décès. A Oujda, après le deuxième bac, allant donner des cours à Saïdia, petite station balnéaire, j'ai été piqué par un pou que j'ai dû écraser, dans l'autocar qui m'y conduisait et ai contracté, dans les délais, l'affection dont le novarsénobenzol m'a guéri de justesse. Je rappellerai la découverte par Henry Foley et Edmond Sergent à Beni Ounif, en 1908, du rôle du pou dans la transmission de la maladie et, pour la première fois au monde, du rôle du pou en pathologie humaine, l'évoquant aussi dans le typhus. Le 28 janvier 1917 alors qu'Henri Foley venait de passer sept mois sous la mitraille comme médecin chef du 159e RI à la bataille de la Somme, il reçoit l'avis officiel du prix " Monthoyon " de l'Académie des Sciences décerné pour ses travaux sur la fièvre récurrente et le typhus. Charles Nicolle obtiendra le prix Nobel en 1928 pour les mêmes découvertes. Comme pour le typhus, même effet de la désinsectisation, plus de fièvre récurrente après 1951.


Charles Nicolle
Charles Nicolle

La variole a provoqué d'importantes épidémies mortelles. Les dernières remontent à 1914-1920-1926. Les bouffées des années 1942 à 1948 à Biskra, El Oued, Djelfa et Timimoun se manifestent par 500 cas en 1945 et 200 en 1946. La courbe s'abaisse au voisinage de 0 en 1952, grâce aux vaccinations régulièrement pratiquées, groupement par groupement, après établissement rigoureux de listes d'individus par les officiers des Affaires sahariennes en liaison avec les caïds, chefs de village. La prophylaxie demeure conditionnée par la nécessité du renouvellement de cette vaccination tous les cinq ans du fait de la durée assez courte de l'immunité en pays chauds. En 1942, 236636 vaccinations sont effectuées simultanément avec celles contre le typhus, et en 1955, 242291 vaccinations auxquelles j'ai participé dans mon secteur du Tidikelt.

Les maladies vénériennes étaient répandues, surtout la syphilis, en particulier chez les Touaregs au matriarcat réputé pour ses cours d'amour très libres. Le taux de morbidité a bien baissé, grâce aux antibiotiques. Par contre, les gonococcies aiguës ou chroniques étaient fréquentes chez les nomades où persiste une plus grande liberté de moeurs mais ils restaient persuadés d'avoir uriné contre le vent! Il existe 26 dispensaires antivénériens, un par infirmerie, avec surveillance bihebdomadaire des prostituées. À In Salah, j'étais assisté pour leurs soins par Djemaa, personnage qui en imposait mais dont l'identité sexuelle a toujours été un mystère. Souvent ces femmes se mariaient après avoir constitué leur dot, comme les prostituées des Ouled Naïl, plateau situé au nord de Djelfa. Elles me demandaient alors : " Babak, les papiers ". J'établissais une attestation de bonne santé pour le chef d'Annexe qui les mariait.

Le paludisme a toujours revêtu un caractère endémique dans toutes les oasis, surtout celles hyperirriguées comme Biskra, Touggourt et Ouargla. Dès 1918, une impulsion est donnée à cette lutte, étayée par les travaux du Dr Henry Foley à Beni Ounif de 1907 à 1914, mais aussi riche des enseignements tirés de l'ceuvre antérieure de Maillot sur la quinine, puis de l'action des Drs Edmond et Etienne Sergent, dans l'Algérie du Nord et à l'armée de Salonique en 1917. Une aggravation survient pendant la guerre 19391945 par manque de quinine, de personnel et l'abandon de la lutte antilarvaire.

De 1945 à 1953, de grandes réalisations sont reprises ou poursuivies : lutte anti-anophélienne au moyen des insecticides; lutte anti-larvaire, surtout, caractérisée par l'introduction des gambusias (petits poissons se nourrissant de larves de moustique) dans les oasis dès 1931 et par de grands travaux d'assèchement et de drainage. Ces derniers débutent par les petites mesures journalières d'évacuation de l'eau des jardins des palmeraies (les madjen) dans des canaux (les khandeks), conduisant l'eau vers des lacs artificiels (les sebkhas). Ces lacs, situés à plus de 5 km de l'oasis empêchent ainsi le retour des anophèles les plus sportifs et les plus téméraires; lutte enfin anti-plasmodiale à l'aide des antipaludéens, quinine, puis nivaquine et flavoquine. Grâce à toutes ces mesures, on assiste à l'extinction du fléau. Rappelons la découverte de l'hématozoaire du paludisme (le plasmodium) dans le sang des malades, à l'hôpital militaire de Constantine en 1878, par Alphonse Laveran, professeur agrégé du Val-de-Grâce, découverte qui lui valut le prix Nobel en 1907. Un autre médecin militaire, anglais, nobélisé aussi, Sir Ronald Ross, apporta la preuve de la transmission du germe par la piqûre de l'anophèle.

Le paludisme recule mais il n'est pas vaincu. Dès fléchissement de la lutte, dès modification du régime hydraulique local, un paludisme intense réapparaît, ainsi en 1944 à Beni Ounif et en 1953 dans le Mzab.

À propos de la lutte antipaludéenne, permettez-moi de signaler l'action de mon camarade de promotion le Dr Jean Cousseran. Il fut l'élève du Pr Harant, quand il était " santard ", détaché de l'École de santé de Lyon à Montpellier. Après quatre séjours en Afrique où il oeuvrait au service des grandes endémies, il a été placé hors cadre à Montpellier comme directeur opérationnel de l'entente interdépartementale pour la démoustication. Il en deviendra le directeur général succédant entre autres à mon éminent collègue, le Pr Jean-Antoine Rioux, lui-même à l'origine du développement scientifique et technique de cet organisme. Grâce à ces hommes et au travail permanent de leurs équipes sur le terrain, Montpellier et sa région vivent presque sans moustiques.
Souvenons-nous que l'on y mourrait encore de paludisme avant 1945. Le CHU de Montpellier recense actuellement une centaine de cas.

La lutte contre les maladies oculaires reste primordiale au Sahara. Le trachome, conjonctivite granuleuse contagieuse des pays chauds due à un micro-organisme, demeure la plaie des oasis. Là, comme dans le monde entier, il s'avère le grand responsable des cécités. Il frappe la majorité des populations sédentaires dès les premiers mois de la vie. En 1957, le pourcentage des élèves trachomateux variait de 50 % à Laghouat pour atteindre 100 % dans le Mzab. Les nomades, autrefois épargnés, sont touchés comme les ksouriens, avec souvent des complications plus graves.


Albert Calmette
Albert Calmette

Les conjonctivites bactériennes, en poussées épidémiques au début et en fin de saison chaude, ajoutent leur méfait au trachome. Il est fréquent de voir de jeunes enfants porteurs de grappes de mouches aux coins des yeux sans faire un geste pour les chasser. La lutte anti-ophtalmique revêt de ce fait une importance majeure pour éviter les cécités. D'où l'intérêt des 135 dispensaires avec un infirmier assurant l'instillation des collyres et la mise en oeuvre précoce du traitement lors des consultations des mères et nourrissons. Dans les écoles, tous les jours, les enseignants avec les infirmières mettent du collyre dans les yeux des enfants.

On relève un grand nombre d'interventions chirurgicales oculaires sur les registres d'infirmerie depuis 1941, 32 624, le plus souvent pour trichiasis. Il s'agit de la rétraction des paupières et des cils vers l'intérieur de l'oeil par sclérose des conjonctives sous l'effet des granulations trachomateuses. Les cils frottent la cornée qu'ils opacifient, c'est la cécité. L'opération, simple, consiste à redonner aux paupières leur position initiale. J'avais formé un infirmier à cette technique, comme le faisaient mes confrères des autres oasis et Madani réussissait aussi bien que moi.

La mission ophtalmologique saharienne, dirigée par une célèbre ophtalmologue des hôpitaux d'Alger, Mile Renée Antoine, élève du Pr Cange, du Val-de-Grâce, dont elle continuait l'action, effectuait deux à trois tournées annuelles de vingt jours. Elle contrôlait ou conseillait les médecins des oasis, et Mile Antoine, la toubiba, pratiquait les interventions dépassant leur compétence. Depuis sa création en 1946, cette mission a 35000 consultations et 3300 interventions à son actif. Je tiens à souligner le dévouement de cette femme d'exception, décédée il y a quelques années en Arles.

La tuberculose constituait le fléau le plus important après le trachome en 1962 et risquait de le détrôner du fait des bouleversements concernant l'immigration, le brassage des populations et la sédentarisation des nomades.

La seule prophylaxie efficiente, en attendant l'élévation du niveau de vie, résidait dans la vaccination collective au moyen du BCG (bacille de Calmette et Guérin). Ce vaccin a été mis au point par le médecin général Albert Calmette, ancien médecin de la Marine, puis de la Coloniale, alors directeur de l'institut Pasteur de Lille, et son collaborateur Camille Guérin, vétérinaire et biologiste d'Alfort. Calmette, comme beaucoup de médecins militaires bactériologistes, avait suivi à l'Institut Pasteur de Paris le grand cours du P' Émile Roux, ancien élève du Val-de-Grâce, puis adjoint de Pasteur. En 1890, Calmette montrait à ses camarades stupéfaits avec quelle facilité on peut trouver l'hématozoaire de Laveran dans le sang des paludéens. La méthode est simple actuellement. Mais n'oublions pas que quelques années auparavant, en 1864, l'Académie des Sciences donnait officiellement raison à Pasteur en substituant la " théorie des germes " à celle de la " génération spontanée ". Pasteur enverra Calmette en 1890 créer l'institut de Saïgon. Calmette avait aussi mis au point la sérothérapie antivenimeuse dont on se servait au Sahara. C'est encore Albert Calmette qui fut chargé, en 1909, par Émile Roux, alors directeur de l'Institut Pasteur de Paris, de créer et diriger l'institut Pasteur d'Alger, aidé du D' Edmond Sergent. Ce dernier lui succédera en 1912, jusqu'à l'indépendance de l'Algérie.

Après cette parenthèse, revenons à la tuberculose. De 1950 à 1956, la mission itinérante du Gouvernement général de l'Algérie, avec la participation des 70 médecins militaires des oasis, effectuera près de 450000 opérations de contrôle par l'intradermo - réaction à la tuberculine et vaccinera par le bacille de Calmette et Guérin, près de 120000 sujets de moins de trente ans. En 1954, à In Salah, cette opération terminée dans tous les ksours à majorité de Harratin, il restait à vacciner par le BCG les femmes des commerçants arabes qui ne sortaient jamais. Elles s'étaient regroupées le soir chez l'une d'entre elles sur l'instigation du caïd. A cette évocation, une image des mille et une nuits m'éblouit encore. En contraste avec la pauvreté des lieux, des tentures, des tapis, des coussins de toutes les couleurs, des robes chatoyantes, relevées de fibules et chaînettes, et les visages fardés, souriants, encadrés de pendentifs, étaient illuminés et mis en valeur par l'éclairage des lampes à pétrole et des bougeoirs au pied de cuivre... Un vrai Delacroix !

Protection materelle et infantile

Aussi vieille que l'assistance médicale, elle-même, la protection maternelle et infantile s'est développée, dès 1927, avec la création de l'oeuvre dite " des mères et nourrissons ". Toute mère présentant son enfant à la consultation bénéficie de secours en nature (lait, aliments, petits vêtements et savon). Les nourrissons en général en bon état physique, passent un cap redoutable lors du sevrage brutal, vers deux ans, avec alimentation d'adulte, mal équilibrée, d'où troubles digestifs, retard de croissan2e et carences. En 1960, on relevait 70000 consultations pour un chiffre de 10 000 nourrissons inscrits, permettant lors d'un contrôle mensuel, la vaccination antivariolique et le traitement du trachome. En matière d'accouchement, il faut souligner la facilité avec laquelle les musulmanes ont fini par accepter le secours d'une sage-femme ou d'une infirmière et du médecin. Ainsi, entre 1950 et 1960, ont été pratiqués près de 15 000 accouchements, soit dans les maternités, soit à domicile. En deux ans à In Salah avec les infirmières Aïcha et Mina, nous avons mis au monde une quarantaine d'enfants, appelés en général pour des cas difficiles. Selon la tradition, les femmes accouchaient dans la maison paternelle, accroupies dans le sable et tirant sur une corde accrochée au plafond. Cette position, peut-être confortable pour la parturiente, l'était moins pour le médecin qui l'examinait à genoux, à la lumière d'une lampe à pétrole... Mais qu'importe, quand il s'agit de recevoir ce don de vie !

Hygiène scolaire

Le service d'hygiène scolaire, assuré par les médecins sahariens comporte les consultations et les soins quotidiens, en particulier pour le trachome. Dès la rentrée scolaire, une fiche médico-pédagogique est remplie, conjointement avec l'enseignant, puis sont pratiqués les examens de contrôle (cuti-réactions et radioscopies pulmonaires), la vaccination triple et les visites trimestrielles. Les directeurs des deux écoles communales d'In Salah, originaires du Lot, m'aidaient dans cette tâche. Après chaque fête de circoncision le caïd nous envoyait en longues processions les petits opérés tenant leur robe à distance pour la désinfection et les pansements d'usage. L'effectif des écoliers sous contrôle médical, de quelques centaines en 1918, atteignait 10 000 en 1947 et dépassait 20 000 en 1958.

Hygiène publique

Les médecins, membres de la commission municipale d'hygiène publique dans chaque oasis, donnent leur avis sur toutes les questions de salubrité : eau d'alimentation, évacuation des matières usées, habitat, et surtout mesures prophylactiques contre les épidémies, déjà envisagées, qu'il faut en permanence surveiller. En l'absence de vétérinaire, les médecins se chargent des visites sanitaires des viandes ainsi que de la surveillance des abattoirs et des étals de vente car des nuées de mouches s'y agglutinent, insensibles aux mouvements nonchalants des éventails.

Exploration scientifique du Sahara


Nuage de sauterelles au Sahara.
Nuage de sauterelles au Sahara.

Les médecins militaires ont apporté aussi une importante contribution à l'oeuvre d'exploration scientifique du Sahara, et en particulier à celle entreprise par l'institut Pasteur d'Alger. Sous la direction d'Henry Foley, les travaux se sont multipliés pendant près de 60 ans. Ils embrassent les maladies humaines et s'étendent à l'anthropologie, la pathologie vétérinaire, la botanique et la zoologie. Chaque médecin, à l'issue de son séjour, devait publier une étude historique, géographique et médicale de son secteur. Le Bulletin de Pathologie Exotique et les Archives de l'institut Pasteur d'Alger reçoivent ainsi plus de 300 publications. J'ai pu puiser tous les renseignements de cet exposé dans ma propre monographie sur le Tidikelt, la synthèse faite par l'un des derniers directeurs des Territoires du Sud, le Dr P. Passager, et la belle thèse du médecin lieutenant Jean-Luc Verselin (Lyon, 1992), sur " Les Toubibs sahariens ".

Et les maladies neuropsychiatriques, me direz-vous? À l'époque, généraliste, j'ai examiné, une seule fois, un malade agité et délirant. Après interrogatoire de la famille, on apprenait qu'il s'était gavé de sauterelles grillées, plat apprécié lors des invasions de ces insectes orthoptères. À mon air ahuri, il me fut remarqué : " Et toi toubib, tu manges bien des crevettes! ". Or ces sauterelles avaient dévoré une plante réputée nocive, dont j'adressais un exemplaire au laboratoire saharien de l'Institut Pasteur. Celui-ci déterminait une solanacée, Hyoscyamus muticus Linné. Il s'agissait bien d'un état confusoonirique toxique atropinique par la jusquiame, dont le diagnostic avait été fait avant moi, par l'infirmier chef.

Quelques souvenirs... maintenant

Le climat du grand désert restera toujours éprouvant (52° à l'ombre pendant quatre mois à In Salah et Aoulef, les oasis les plus chaudes). Il imposait la séparation des jeunes ménages cinq longs mois, de mai à octobre : les femmes auraient trop souffert de la sécheresse torride et les enfants en mouraient. Les vents de sable soufflaient deux cents jours par an. À ce sujet, un épisode médico-légal m'a permis de constater le décès en plein été de deux autochtones employés des pétroliers. Sortis de leur tente pour uriner, par fort vent de sable et sans visibilité, ils avaient négligé de tenir la corde fixée à leur abri, sécurisant fil d'Ariane. Ils furent retrouvés le lendemain, cent mètres plus loin, la peau collée aux os, momifiés.

Pendant cette période, on devait absorber 10 à 12 litres d'eau par jour, eau magnésienne, difficilement buvable... même avec de l'anisette et encore plus avec le café. Pour nos jeunes enfants, il fallait faire venir des citernes d'El Goléa, filtrer l'eau, la faire bouillir et la battre pour l'aérer. Sous le soleil " enragé ", comme l'écrivait un numide romanisé, le travail est exténuant, avec pour unique compensation, à certaines heures et certains jours, des spectacles exaltants. Ainsi, l'envoûtante couleur améthyste du plateau du Tademaït, dominant In Salah, au coucher du soleil. Aussi, ce coin de palmeraie du Ksar El Arab qu'ensevelit peu à peu la dune dévorante : on y voit encore, à demi- enfouie, la maison de repos du père de Foucauld. Ou encore, le puits artésien d'El Barka avec sa piscine d'eau glauque où se reflètent les palmiers aux couleurs changeantes et ses peignes de distribution à l'irrigation contrôlée.


Théodore Monod.
Théodore Monod.

Seul médecin pour les 20000 habitants du Tidikelt oriental y compris les nomades et une dizaine de familles de militaires, enseignants et postiers, j'ai rarement au cours de mes tournées, pu m'asseoir sur une dune de sable et me dire, comme Saint-Exupéry " On ne voit rien, on n'entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence ".

Théodore Monod, du haut de son chameau, un sourire sarcastique aux lèvres, remarquait : " Je ne crois pas que la fréquentation des déserts favorise la vie spirituelle. En tout cas, on a du temps. On s'ennuie énormément à chameau. On ne peut pas lire. On peut méditer, réfléchir à beaucoup de choses, mais on pense surtout à des verres de citronnade et à des portions de camembert ". Quel humour grinçant pour un homme qui a consacré sa vie au désert après avoir effectué, en 1929, son service militaire dans les compagnies méharistes, à In Salah. Nous vivions dans des maisons en pisé. Le frigidaire à pétrole était souvent en panne; le groupe électrogène de l'annexe dispensait son courant de 20 heures à 22 heures, nous permettant d'écouter quelques classiques mais aussi Sidney Bechet et les Platters. L'été, la chaleur excessive nous obligeait à dormir sur la terrasse. Dans l'attente du sommeil, la dérive des étoiles nous fascinait. Quelques vers du médecin général Edmond Reboul, scintillent dans ces nuits sahariennes.

" Lorsque tombe le soir, une brume vermeille se dissipe au couchant. Le ksar, le minaret découpent leurs créneaux et Vénus apparaît. Dans l'ombre et la fraîcheur, le Sahara s'éveille. Là-haut, à chaque instant, s'éclaire une merveille, un gracile croissant - un arc, un fil discret - brille et la voûte alors révèle son secret, le trésor d'une nuit à nulle autre pareille. Tant d'éclats, de saphir, rubis et diamant jonchent désordonnés, l'immense firmament que le ciel s'illumine, étrange, énigmatique. Nul ne peut déchiffrerce cosmique Talmud, mais qu'importe à celui qui vint pour voir, mythique, dans la nuit du désert, monter la Croix du Sud ". Après le rêve, le labeur reprenait chaque matin. Mais quel réconfort que la reconnaissance des autochtones témoignant leur gratitude
envers les médecins par une complète confiance et leur amitié. Après chaque visite à domicile, il fallait boire les trois verres rituels de thé à la menthe, les deux premiers appréciés, le dernier très fort. Une anecdote à ce sujet: à la consultation, hommes et femmes venaient souvent se plaindre d'une gêne épigastrique (la kerchite) qu'ils attestaient par un mouvement de battement de l'index devant leur estomac. Je n'en compris la cause que lorsque je fus moi-même victime de palpitations identiques liées à l'excès de théine. À partir de ce moment, il fut convenu que je boirais seulement le premier verre de thé.

Conclusions

Que s'est-il passé après 1962? Après une période de transition émaillée d'incidents, un protocole d'accord entre l'Algérie et la France consacre en 1963 la Mission Médicale française au Sahara : elle assure la continuité de l'action sanitaire, entreprise depuis 1900, avec un effectif de 71 médecins militaires français. En 1976, les relations entre la France et l'Algérie se dégradent et le gouvernement français rapatrie définitivement tous les membres du service de santé. La mission saharienne s'achève dans l'amertume et l'ingratitude. Son médecin- chef conclut sur une note moins sombre : " Le jeune médecin saharien fournira, comme son confrère de la brousse, une image vivante à cette pensée de notre grand ancien, le baron du Premier Empire Perc y: le secret le plus sûr et le plus noble pour résister à la tentation de haïr les hommes, c'est de se condamner généreusement à leur être toujours utile ".

De retour au Sahara en voyage organisé en 1988, trente-trois ans après notre séjour dans le Tidikelt, avec mon excellent et vieil ami, le Dr Henri Duboureau, ancien médecin d'Aoulef - notre complicité s'était soudée sur le reg entre nos deux oasis - nous nous sommes arrêtés à In Salah. Le téléphone arabe avait fonctionné... nous fûmes invités avec nos épouses, à boire le thé dans la famille de mon ancien infirmier-chef Si Chérif. Quelle émotion de retrouver dans sa maison toute l'équipe ancienne d'infirmières et infirmiers ! Quel coup au coeur quand il m'asséna avec fierté : " Ton fils est médecin ! ". Troublé un bref moment, regardant à la dérobée mon épouse et mes amis, je me rappelais avoir accouché sa femme d'un garçon: il était ainsi, selon la coutume devenu " mon fils ". Après des études primaires locales, secondaires à El Goléa puis à la faculté d'Alger, il exerçait à In Salah. Quel regret de n'avoir pu m'entretenir avec lui ! Il visitait ce jour-là, les petites oasis voisines, comme je le faisais après bien d'autres médecins, plus de trente ans auparavant. La relève était assurée... Il faut insister avec le Dr Edmond Sergent, sur l'oeuvre salvatrice accomplie en quelques lustres par l'admirable corps des officiers des Affaires sahariennes - aux multiples fonctions municipales - et par celui éminent des médecins militaires. Cette oeuvre magnifique et exaltante constitue, pour la France, un titre imprescriptible de gloire. Mais cette oeuvre fut dure.

À la longue liste des médecins morts d'épidémie, il faut ajouter pour la période de 1918 à 1950, les noms de cinq médecins victimes du typhus ou de fièvre récurrente. Avant de terminer cette description, soulignons, à nouveau, qu'il s'agit là d'une infime partie de l'oeuvre humanitaire accomplie par les médecins militaires et en particulier ceux de la Coloniale, à travers les cinq continents. Véritables premiers médecins du monde et premiers médecins sans frontières, ils ont exercé leur sacerdoce avec passion et dévouement, dans la plus grande discrétion, depuis plus d'un siècle et dans des conditions très difficiles, souvent au péril de leur vie. Cinq cents sont morts victimes du devoir. Actuellement encore, les jeunes médecins militaires sont engagés, dans le cadre des opérations extérieures, en Europe Centrale et en Afrique, où ils poursuivent malgré les guerres, l'action humanitaire du Service de Santé des Armées, et tout récemment en Asie du Sud-Est, avec les équipes médico-militaires et de protection civile. Le 21 juin 1962, dix jours avant que le drapeau français ne soit définitivement amené sur tout le territoire algérien, et à l'occasion de la remise de la médaille Manson à Edmond Sergent, docteur de l'institut Pasteur d'Alger, Sir Georges Mac Robert, président de la Britannic of Tropical and Royal Society, devait déclarer: " Je tiens à saisir cette opportunité pour rendre hommage à la France quia joué un rôle primordial dans les progrès de la médecine tropicale dans les pays chauds et plus particulièrement en Afrique. Nous devons saluer les sacrifices accomplis par des générations de Français en Algérie. Ils n'ont jamais cessé de travailler à l'amélioration du sort de nomme et des animaux, et l'institut Pasteur d'Alger a brillé comme un phare au-dessus des ténèbres de l'Afrique ". J'y ajoute, c'était implicite, l'action des médecins, infirmiers, pharmaciens, vétérinaires, scientifiques, enseignants et des cultivateurs qui ont défriché des terres insalubres.

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" Nous devons saluer les sacrifices accomplis par des générations de Français en Algérie. Ils n'ont jamais cessé de travailler à l'amélioration du sort de l'homme et des animaux, et l'institut Pasteur d'Alger a brillé comme un phare au-dessus des ténèbres de l'Afrique ".

Sir Georges Mac Robert