Par l'épée, par la charrue...et
par la quinine
Fernand Destaing
- "En terre d'Afrique, un toubib vaut un bataillon
". En relisant cet hiver cette formule lapidaire du maréchal
Lyautey sur l'importance des médecins dans la conquête
de l'Algérie, l'envie m'est venue d'écrire leur épopée.
Une épopée inséparable, bien sûr, de celle
des soldats et des colons. Car pour conquérir l'Algérie,
il fallait d'abord des soldats pour imposer la paix, ensuite des colons
pour travailler la terre. Mais aussi des médecins pour assurer
leur santé. La conquête de l'Algérie a eu trois
fers de lance, le soldat, le colon et le médecin.
Gloire avant tout aux soldats français.
Aux obscurs, aux sans-grade, à ceux qui sont morts comme à
ceux qui sont revenus, avec leurs souvenirs et... leur paludisme. Gloire
à leurs officiers et à leurs généraux, à
ceux qui furent nommés , gouverneurs généraux de
l'Algérie, même si cette promotion prit d'abord l'allure
d'une valse: sept gouverneurs en sept ans! Clauzel, Berthezène,
le duc de Rovigo, Voirol, Drouet d'Erlon, Damrémont et Valée.
Gloire au plus connu d'entre eux, le duc d'Aumale, fils du roi Louis-Philippe,
qui succéda à Bugeaud et eut " l'étonnante
audace " de s'attaquer aux 30000 personnes de la smala d'Abd
el-Kader avec 1 900 hommes. Mais c'est son frère qui a été
immortalisé à Alger par la statue de la place du Gouvernement
" Blace el Aoud ", la Place du Cheval, comme disaient les
Arabes.
Gloire au plus illustre d'entre ces gouverneurs, le maréchal
Bugeaud qui eut les pleins pouvoirs de 1841 à 1847 (BUGEAUD
(général), Par l'épée et par la charrue,
P.U.F., 1948.). Certes, il avait pris parti quelques années
plus tôt contre la " conquête absolue "
avant d'en devenir un partisan résolu. " Le pays s'est
engagé, je dois le suivre " avait-il déclaré.
Il entama une lutte sans merci contre l'émir Abd el- Kader qui
se rendit en 1847. Bugeaud avait trouvé un appui précieux
chez Tocqueville qui approuva les années de commandement du maréchal,
ses groupes mobiles et même ses razzias et ses ravages des moissons
ennemies. " Je ne crois pas que la France puisse songer sérieusement
à quitter l'Algérie... Ses positions seraient prises par
une autre puissance européenne " ajouta-t-il (TOCQIJEVILLE
(Alexis de), De la colonie en Algérie, Complexe, 1988.).
Fils d'un hobereau de Dordogne, Bugeaud pensait, comme le général
Enfantin, qu'il fallait allier à la force militaire l'exploitation
agricole. Il créa des " soldats-laboureurs ", des légionnaires
à la manière des Romains, en leur fournissant d'emblée
une maison avec une étable et une terre avec une charrue pour
la labourer. Certes, le père Bugeaud était parfois violent
et vulgaire. Mais il savait se faire aimer de ses hommes. Sa popularité
ne se résume pas à une chanson " As-tu vu la casquette,
la casquette? - As-tu vu la casquette du Père Bugeaud ? "
avait lancé encore une devise qui fit fortune " Par l'épée
et par la charrue ".
Gloire donc aux colons algériens, "
ces maudits colons " auxquels Claire Janon a rendu justice
dans son livre en 1966 0 JANON (Claire),
Ces maudits colons, La Table Ronde, 1960). Certes, ils furent
surtout maudits au début et à la fin de la conquête.
Avant 1840, Bugeaud comme Daudet les qualifiait de " rebut de la
Méditerranée ". Après 1950, Jean-Paul Sartre
parlait de " un million de colons, fils et petits-fils de colons
". Par contre, Jules Ferry avait fait du colon un travailleur patriote
égoïste et dur, et le Centenaire un homme héroïque,
ardent et laborieux (4VERDÈS-LEROUX
(Jeannine), Les Français d'Algérie. Une page d'histoire
déchirée, Fayard, 2001, p. 252.).
Des colons? Comme l'a dit Germaine Tillon pourtant peu favorable aux
thèses de l'Algérie française (
TILLON (G.), L'Afrique bascule vers l'avenir, Tirésias, 1999.),
il n'y en avait
que 12000. Parmi eux, dix seulement étaient extrêmement
riches et 300 riches, mais 7 400 d'entre eux possédaient moins
de dix hectares. Ils avaient tous un métier rude et dangereux,
qu'il s'agisse des céréaliculteurs des Hauts Plateaux
de Sétif ou du Chéliff, des agrumiculteurs de la Mitidja
ou des plaines côtières, des viticulteurs de l'Algérois
ou de l'Oranais. Ils devaient lutter à la fois contre la maladie,
l'insécurité, mais aussi contre la sécheresse par
l'irrigation et contre les fléaux, les criquets en particulier.
Gloire encore aux médecins, sans
lesquels les soldats et les colons n'auraient jamais pu accomplir leurs
tâches dans cette Algérie où plus de dix siècles
d'invasions et de répressions avaient profondément marqué
le pays et les hommes.
Le pays? Plutôt insalubre ! Certes, il avait été
le grenier de Rome, mais surtout dans ses provinces de l'est, de la
Tunisie et du Constantinois. Ensuite, il avait vu surgir au mir siècle
les hordes des Beni-Hilal, cette " dévastation hilalienne
" qu'Ibn El Khaldoun comparait à des vols de sauterelles
sur les villages en déplorant " On n'y trouve plus un
seul foyer allumé... On n'y entend plus le chant du coq "
( SERGENT (E. et E.), Histoire d'un
nuirais algérien, Institut Pasteur, Alger, 1947.).
Après quoi, quatre siècles d'oppression turque entre le
xVIe et le xixe siècle, bien qu'Alger soit demeurée une
" ville très vivante " et bien ravitaillée.
Mais le bled restait ravagé périodiquement par des épidémies
de peste ou de choléra, et rongé en permanence par trois
endémies : la tuberculose qui frappait les plus mal nourris,
la syphilis que les Arabes appelaient " merd el kébir ",
la grande maladie, parce qu'elle atteignait une grande partie de la
population. Et surtout le paludisme qui sévissait aussi bien
dans les plaines côtières marécageuses que le long
des oueds plus ou moins à sec.
Les hommes? Des Musulmans pour la plupart, sauf certains Berbères,
c'est-à- dire des hommes résignés en face de la
misère comme de la maladie car des hommes fatalistes, dont la
philosophie s'exprimait dans le mot " Mektoub ", c'était
écrit. Un peuple qui ne regardait jamais derrière lui,
en disant " Elli fat mat ", le passé est mort, tout
simplement parce qu'il n'avait pas d'histoire. Alors que le passé
n'est pas mort, bien sûr, pour les conquérants français
parce qu'ils ont deux mille ans d'histoire, des Gaulois à Jeanne
d'Arc et Napoléon!
C'est dans cette Algérie insalubre que l'installation du Corps
Expéditionnaire français prend très vite l'allure
d'une catastrophe. Dans la Mitidja en particulier où sont rassemblés
la plus grande partie des effectifs, l'hécatombe est impressionnante
car elle atteint aussi bien les civils que les militaires.
Dans l'armée, les ravages
de la maladie sont évidents. En 1832, pour éviter ces
fièvres pernicieuses qui frappent ses soldats, le duc de Rovigo
décide " la rotation " des bataillons toutes les 24
heures. Cette relève accélérée s'avère
être une catastrophe : tous les bataillons sont contaminés
les uns après les autres et l'armée entière est
impaludée! En 1840, au cours de l'été, il y a eu
4200 morts dans les hôpitaux. Au cours de l'automne, on a eu à
soigner 12 000 malades. En 1841, le rapport est déplorable. Les
hommes restent plusieurs mois sans se déshabiller. Ils souffrent
de la faim et lorsqu'ils sont atteints par la fièvre, les remèdes
les plus énergiques sont impuissants.
Dans son livre, à la même date, le général
Duvivier est plus alarmant " Les plaines, telles celles de Bône,
de la Mitidja et tant d'autres sont des foyers de maladie et de mort...
Les cimetières sont là pour le dire. Jusqu'à présent,
ce sont les seules colonnes toujours croissantes ". Et en 1845,
Bugeaud n'est pas plus réjouissant " Nous avons en ce
moment 10000 malades et nous venons de perdre 800 hommes... Avec les
congés, les musiciens, les ordonnances, il n'y a pas la moitié
de l'effectif disponible pour la guerre, que dis-je la moitié...
il n'y a pas le tiers " (
VERDÊs-LEROUX (Jeannine), op. cit.). Même son
de cloche chez le colonel Trumelet " Nos hommes meurent sans
gloire, emportés par la fièvre, la dysenterie ".
Une phrase à l'emporte-pièce du député Desjobert
est sans doute plus éloquente que tous ces chiffres " L'ennemi
c'est la maladie. Le champ de bataille, c'est l'hôpital "
(DESJOSERT, L'Algérie en 1838,
1844, 1846.
Chez les civils, Bugeaud accusait
les colons de se mal nourrir, se mal vêtir, se mal loger... et
de travailler beaucoup. Alors qu'ils soient malades s'explique aisément.
Amédée Froger, dans un discours du Centenaire était
plus tendre pour les colons " c'était le marécage...
c'était la fièvre... c'était la mort ".
E. F. Gautier a condensé tous les chiffres des statistiques de
Feuillade, de Touvenal et de Trumelet sur la mortalité des colons
sur une trentaine d'années. Il en mourrait: en 1837, 1 sur 10;
en 1839,1 sur 5; en 1846,1 sur 15; en 1850,1 sur 34; en 1855, 1 sur
51.
Ce qui prouve que les hommes étaient bien soignés puisque
la fièvre tuait cinq fois moins vingt ans après. Là
encore une phrase lapidaire de Trumelet est plus éloquente que
les statistiques " La besogne qui prenait le plus de temps était
l'acte de décès " (SERGENT
(E. et E.), op. cit.).
Qu'ils soient civils ou militaires, la plupart de ces malades étaient
des fiévreux. A Blida, pour 10844 journées d'hôpital
on en comptait 9945 pour fièvre, soit neuf sur dix. À
Boufarik, pour 9883 malades, on comptait 7591 fiévreux, soit
huit sur dix. Et le paludisme était la plus répandue de
ces fièvres puisque presque tous les auteurs s'accordent pour
estimer qu'il était responsable de 70 % des fièvres.
Mais pourquoi cette fragilité des soldats et des colons? La réponse
est toute simple: il s'agissait de sujets " neufs ", qui se
défendaient mal contre le paludisme parce qu'ils avaient une
mauvaise immunité.
Symbole de cette lutte contre la maladie, l'Ambulance ouverte par le
docteur Pouzin à Boufarik. Arrivé en 1834 dans la suite
du comte Drouet d'Erlon nommé gouverneur général
en Algérie, Pouzin envoyé à Boufarik préfère
créer un service ambulant. Il se déplace de douar en douar
pour soigner les malades sur les marchés. Lorsqu'il se fixe enfin
à Boufarik, il a 150 malades par jour. Ce qui lui vaut la Légion
d'honneur, mais aussi une haine solide du caïd qui met en garde
contre les chrétiens. Calomnié, marqué par une
dette importante, le docteur Pouzin se sent menacé et repart
en France un an plus tard. Mais il avait donné un bel exemple
qui sera suivi. En 1983, dans sa thèse, Agnès Leroux l'a
qualifié de " premier médecin sans frontières
" (LEROUX (Agnès), L'Ambulance
de Boufarik, Paris, janvier 1983.).
Au total, si l'on veut faire le point, le bilan est accablant. En douze
aimées, entre 1830 et 1841 on a enregistré 50266 morts,
civils et militaires confondus. Or, sur ce nombre, il n'y a que 2995
tués par le feu de l'ennemi, soit 6 pour 100. Le reste, c'est-à-dire
plus de 90 %, sont décédés par maladie. Et nous
savons que la maladie est une fièvre huit fois sur dix, soit
un paludisme sept fois sur dix.
Et pourtant! On trouve encore parmi les officiers supérieurs
quelques optimistes indomptables. Le général Voirol a
entrepris de faire drainer par le Génie les marais de Boufarik
comme ceux de l'embouchure de l'Harrach ou du Mazafran. Et le colonel
Trumelet, après douze années de travaux dans la Mitidja
a déclaré, satisfait, " Boufarik est une émeraude
pêchée dans la vase ".
Les pessimistes, hélas! sont légion dans ces sphères
supérieures. Désabusé, le général
Charon accuse les températures tropicales: " L'expérience
prouve que le climat dévore plus qu'il ne produit ". Déçu,
le général Duvivier lance un verdict sans appel: "
Il ne faut nullement espérer assainir la Mitidja. C'est courir
après une illusion ".
Menaçant, le général Berthezène affirme:
" La Mitidja n'est qu'un immense cloaque. Elle sera le tombeau
de tous ceux qui oseront l'exploiter ". Sarcastique enfin, le général
Bernard conclut: " L'Algérie n'est qu'un rocher stérile
sur lequel il faut tout apporter, excepté l'air " (SERGENT
(E. et E.), op. cit).
On comprend aisément qu'au début des années quarante,
après dix ans d'occupation, une question agite le roi Louis-Philippe
et son entourage. Atterrés par l'insalubrité du pays "
meurtrier ", pour reprendre le mot de Tocqueville, ils s'interrogent:
" Faut-il abandonner l'Algérie et rappeler le Corps Expéditionnaire?
". C'est pourtant le clan des optimistes qui devait triompher.
Il est vrai qu'on connaissait déjà les résultats
obtenus dans la plaine de Bône.
Dans la plaine de Bône, l'hécatombe avait été
particulièrement sévère durant les toutes premières
années de la conquête. La ville est en effet cernée
par les marais de la Boudjimah qui se trouvent à l'embouchure
de la Seybouse. En 1833, les troupes du bey de Constantine, qui venaient
d'évacuer la place, n'avaient pas manqué de tout saccager
à leur départ. Sur les 5500 hommes de la garnison bônoise,
4000 étaient déjà passés par l'hôpital
militaire. L'été 1833 fut très meurtrier, avec
un décès pour trois hospitalisés.
Gloire à Maillot qui changea
tout. Jeune médecin militaire de 30 ans, venant d'Ajaccio à
Alger, il parvint d'emblée à imposer la quinine! Certes,
on connaissait depuis longtemps le quinquina. On savait qu'il s'agissait
de l'écorce d'un arbre qui avait permis de guérir la princesse
Cinchon, femme du vice-roi du Pérou, atteinte des fièvres
du pays (c'est même ce qui lui avait valu le nom de quinquina).
L'écorce miraculeuse avait encore guéri la maladie de
Louis XIV contractée dans les marais de Versailles. Deux chimistes
français, Pelletier et Caventoux, venaient au 'axe siècle
d'en extraire un alcaloïde, la quinine.
Les prédécesseurs de Maillot, Antonini et Legrain, utilisaient
déjà la quinine. Excellent clinicien, Legrain s'attachait
même à différencier la fièvre typhoïde
à fièvre continue, du paludisme à fièvre
intermittente. Mais il n'avait recours à la quinine qu'une fois
le diagnostic de paludisme assuré et le malade apyrétique.
Et toujours à faibles doses, entre 0 g 20 et 0 g 40 (12LEGRAIN
(E.), Traité clinique des fièvres des pays chauds, Maloine,
1913.).
Avec Maillot au contraire, c'est " l'orgie quinique ".
D'abord, il administre de la quinine dans toutes les fièvres,
systématiquement, même si le diagnostic de paludisme n'est
pas assuré. Ensuite, il la donne en pleine fièvre, sans
attendre le retour de la température à 37°. Et surtout,
il donne des doses fortes, entre deux et trois grammes. Le résultat
est spectaculaire. La mortalité diminue de moitié. D'ailleurs,
les malades le savent bien. Ils veulent tous venir dans son pavillon.
Lorsqu'on leur demande " Où allez-vous? " ils répondent
invariablement " Je veux aller dans le service où l'on guérit
de la fièvre " (FÉRY
(R.), L'oeuvre médicale française en Algérie, Gandini,
1994.).
Gloire à Laveran qui, un
demi-siècle plus tard, en 1880, va faire une découverte
plus prestigieuse encore. Jeune agrégé du Val-de-Grâce,
il est revenu en Algérie où il avait passé son
enfance. Nommé à Bône, puis à Constantine,
c'est un admirateur des travaux du grand Pasteur qui vient de découvrir
en quelques années que la plupart des maladies infectieuses étaient
dues à des microbes, le staphylocoque, le streptocoque, etc...
Laveran va chercher à découvrir le microbe du paludisme.
Dans la caserne du Bardo, au pied du célèbre Rocher, tout
près des gorges du Rhumel, chez un soldat du Train des équipages
grelottant de fièvre, il découvre au microscope, dans
une goutte de sang, des filaments mobiles qui attirent son attention.
Ils parasitent en effet les globules rouges - les hématies -
du pauvre tringlot. Ce ne sont donc pas des microbes, mais des parasites
de ces hématies. Comme ils sont du genre " protozoaire ",
il les appelle hématozoaires.
I
l est bientôt sûr que ces filaments sont bien les parasites
du paludisme puisqu'ils disparaissent après le traitement du
malade par la quinine. Alors, il communique sa découverte à
l'Académie de médecine au mois de novembre 1880. Mais
Alphonse Laveran est un homme froid, solitaire, sans éclat. Il
est jalousé par ses supérieurs. Legrain qui était
déjà contre " l'orgie quinique " de Maillot,
ne croit pas non plus au " soi-disant hématozoaire "
de Laveran. Chercheur infatigable, celui-ci pourtant a encore découvert
le parasite de la maladie du sommeil. Mais on l'a vite oublié.
Ce n'est que vingt-sept ans après avoir trouvé l'hématozoaire
du paludisme, en 1907, qu'il verra sa découverte récompensée
par le prix Nobel (DESTAJNG (Femand),
Cent trente-deux ans de médecine française en Algérie,
in l'algérianiste n° 22).
Gloire aussi à l'Anglais Ronald Ross
car si la découverte de Laveran est la plus prestigieuse, celle
de Ross est la plus pratique. En 1898, dix-huit ans après Laveran,
à Calcutta dans les Indes, alors protectorat anglais, il affirme
que le paludisme est transmis par le moustique.
C'était bien d'en avoir trouvé le germe; c'est encore
plus intéressant d'en connaître l'agent transmetteur !
Ross démontre qu'il s'agit du moustique, ou plutôt de certains
moustiques, les anophèles, ou plutôt de certains anophèles,
ou plutôt de leurs femelles qui, assoiffées de sang au
moment de la reproduction, piquent un paludéen un soir. En piquant
quelques jours plus tard des personnes bien portantes, elles leur inoculeront
les parasites. Car Ross l'a démontré, on retrouve dans
l'estomac de ces femelles les parasites de Laveran. Les frères
Sergent, de l'institut Pasteur d'Alger, vont appliquer toutes ces découvertes
dans la Mitidja. Ils étudient d'abord le paludisme en l'inoculant
à des canaris et à des rats. C'est ainsi qu'ils précisent
les moeurs des moustiques. Leur autonomie de vol est de 1500 mètres
environ. C'est bien la femelle qui pique l'homme et transmet le paludisme
d'un malade à un bien portant, surtout après les pluies
de printemps. Comme les grands criminels, elle pique entre le coucher
et le lever du soleil. Et sa piqûre est indolore, car elle injecte
d'abord un peu d'anesthésique pour pouvoir pomper tranquillement
son sang. Il faut donc intensifier la lutte contre les moustiques, contre
les adultes: au moyen de nasses pour les capturer près des étangs,
de grillages aux fenêtres des habitations, de moustiquaires autour
des lits. Mais c'est contre les larves de ces moustiques surtout qu'on
peut et qu'on doit agir puisqu'elles se développent dans toutes
les eaux stagnantes: par des épandages systématiques de
pétrole qui les asphyxient, par des gambouzes (*Gambouze
ou gambusie: poisson des étangs et marais, originaire d'Amérique,
qui détruit les larves de moustiques.) très
friandes de larves. On multipliera les travaux de colmatage et de faucardage
dans les flaques, les étangs, les oueds. Les frères Sergent
imposeront encore le traitement préventif du paludisme dans toutes
les zones insalubres par la quinine à petite dose, 0,20 g par
jour, une méthode qui a fait ses preuves avec le Corps Expéditionnaire
de Macédoine dans la vallée du Vardar en 1918. La petite
dragée rose deviendra obligatoire dans l'armée et s'installera
à côté du sel et du sucre sur la table des cafés...
Et la Mitidja va devenir fertile grâce aux travaux des ingénieurs
qui prolongeront ceux des frères Sergent. Le marais meurtrier
des Ouled Mandil entre Boufarik et Birtouta devient une " ferme
modèle ", plantée d'eucalyptus. On aménage
encore les vallées de l'oued Djer, de la Reghaïa et de l'Alma
en drainant les marais, en creusant des galeries et des tranchées.
À Montebello pourtant, le lac paraît impossible à
assécher. Alors, on perce la colline par un tunnel où
l'eau s'écoule jusqu'à la mer, près de
Fouka-Marine. Mais il ne suffit pas d'assécher. Il
faut fertiliser la plaine. D'où les travaux d'irrigation et les
barrages, plus difficiles à réaliser cependant qu'au Maroc,
favorisé par son relief montagneux et son climat océanique.
À côté des grands noms de la lutte contre le paludisme,
il ne faut pas négliger le travail ingrat des médecins
de colonisation, les obscurs, les sans-grade. Comme l'a écrit
Pierre Goinard, il s'agit d'une création originale dont on chercherait
en vain un équivalent dans le monde. Créé à
partir de 1870, quand l'administration civile prend la place de l'autorité
militaire, le médecin de colonisation, le toubib, devient le
personnage essentiel de la commune mixte dans le village où il
installe un dispensaire pour soigner les malades et une infirmerie pour
hospitaliser les fébriles. Mais aussi dans le bled où
il part chaque semaine avec un infirmier ou une infirmière pour
donner des soins et distribuer de la quinine aux fiévreux venus
des douars environnants.
Un labeur écrasant, mais qui fait pénétrer la quinine
jusque dans les coins les plus reculés du bled algérien
( GOINARD (Pierre), Algérie.
L'oeuvre française, R. Laffont, 1984.).
Dans cette conquête de l'Algérie, la maladie aura donc
joué un rôle capital. À Bône, à Constantine
comme à Alger, Desjobert avait raison. Le champ de bataille,
c'était d'abord l'hôpital, l'ennemi c'était surtout
le paludisme. Comme la dysenterie des Prussiens à Valmy, comme
le typhus de la Grande Armée de Napoléon en Russie 07).
Mais en Algérie, les découvertes de Maillot, de Laveran,
de Ronald Ross auront permis de renverser le pronostic. C'est pourquoi
au Congrès d'Alger de 1895, le docteur Cuignet résumant
un demi-siècle de lutte contre le paludisme, pouvait affirmer
" C'est par Maillot que l'Algérie a pu rester française
", tandis que Bettarel, médecin des hôpitaux d'Alger,
proposait de compléter la formule de Bugeaud " Ense et
aratro " en " Ense, aratro et quina ".
Il est facile de conclure cette étude par quelques vérités
premières sur le plan historique comme sur le plan médical.
Du côté de l'histoire, il suffit de comparer trois phrases
prononcées par des personnages éminents à trois
grands moments de la colonisation.
Au XIXe siècle, le futur maréchal Lyautey constatait avec
pertinence " Le paludisme est l'obstacle principal à
la mise en valeur du pays ". Au Centenaire, en 1930, le maréchal
Franchet d'Esperey déclarait avec emphase " La lutte contre
la malaria est le chef-d'oeuvre colonial en Algérie ". À
l'exode, en 1962, le corps médical affirmait avec orgueil "
Le paludisme n'est plus un obstacle. Il n'est plus qu'un souvenir
".
Du côté de la médecine, on peut proposer, sans crainte
d'être démenti, trois formules qui mériteraient
de rester dans nos mémoires:
" La conquête de l'Algérie a eu trois fers de lance,
le soldat, le colon et le toubib ".
" Sans Maillot, sans Laveran et sans la quinine, il n'y aurait
pas eu l'Algérie française ".
" L'Algérie a été conquise par l'épée,
par la charrue... et par la quinine ".
Trois formules qui se résument chacune en trois mots: la preuve
par neuf de cette belle épopée.
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