-----Que je me souvienne. Ce paradis-là
était bleu et blanc. Dressé dans la lumière. Encore
fallait-il distinguer les bleus. Le bleu du ciel, répandu comme
une grâce, toujours un peu plus pâle que le bleu de la mer
où erraient des voiles, au bout de chaque rue. C'est bien ça
! La mer nous attendait au tournant, splendide et familière. D'ailleurs,
une habitude tout à fait algéroise nous sortait du lit,
pour nous jeter au balcon dès le réveil, une tasse de café
à la main. Comme si, pieds nus dans le soleil, nous voulions nous
assurer que le paysage n'avait pas disparu pendant la nuit.
-----Nous commencions ainsi nos journées.
Dans la joie qui vient des belles certitudes. Tout était en place.
Le soleil dans le ciel, les bateaux sur la mer, les marchands de fleurs
aux carrefours, et les rumeurs de toutes les rues, avec des cris, tout
proches, qu'on devinait plus qu'on n'entendait. Le cri strident du "
marchand d'habi-i-its ! ", l'autre, galopant du "
vitrier-vitrier-vitrier, vitrier... ", le roulement des
camions qui livraient du coca-cola, et les beuglements des sirènes
du port.
-----Parfois - allez savoir pourquoi, comment,
d'où ils rappliquaient -, trois nègres à un carrefour,
vêtus de peaux de bête, agitaient des castagnettes en fer,
tournoyaient sur eux-mêmes comme des toupies ronflantes, et rigolaient
: " Monsieur Joseph, donne-moi cent sous
! " Depuis des lustres, la somme n'avait pas varié.
Un de mes aïeuls, débarquant à Alger aux temps héroïques,
et qui s'appelait Joseph, entendit le même " Monsieur Joseph,
donne-moi cent sous ! " Se tournant vers sa femme, il dit : "
C'est drôle, ils me connaissent déjà !
"
-----Que je me souvienne. Les rues s'éveillaient
tôt. On les tirait du sommeil à grande eau, et dans ce ruissellement
passaient les premières silhouettes. Ombres bleues des dockers
qui descendaient au port, ombres blanches des Mauresques qui se glissaient
hors de la Casbah, pour rejoindre le coeur de la ville. Elles allaient
sans bruit, comme dans un étrange ballet de fantômes. Parfois,
la patronne se penchait au balcon. Alors dans la paix de la rue, on pouvait
entendre
- Fatma, tu es bien gentille, monte-moi du sucre, j'ai oublié !
- Ay, ay, ay ! Tu en as pas de cervelle, toi, hein ?
- Attends, je te jette l'argent !
-----La
rue Michelet. C'était quelque chose, la rue Michelet
à 9 heures du matin. L'amitié s'attardait à toutes
les terrasses de bistrots. Le soleil et l'ombre des arbres jouaient sur
les trottoirs, par flaques, et, traversant ces flaques dans une odeur
de bière, de café et de pain frais, on descencendait à
son journal, à son bureau, à son trolley, ces monstres algérois.
-----Déjà, sous les parasols,
de joyeux " disoccupadi-par-plaisir ", vous appelaient
- Tu as le temps, viens boire quelque chose...
- Tu es fou, je vais arriver en retard...
- Et alors ? Tu mourras pas pour ça !
-----Saine philosophie.
-----Rue Michelet, la fête commençait
en avril. Par un bref printemps. Par la marée des marchands de
fleurs. L'odeur des giroflées et du lilas se mêlait à
celle de la mer qui bougeait là-bas, au-dessus des palmiers de
la rue Monge. Toutes ses dentelles rangées jusqu'à la ligne
d'horizon. Nous apprenions qu'en France il avait neigé. Qu'à
Marseille les bateaux semblaient rentrer de terre Adélie. Que le
Rhône charriait des glaces. Rue Michelet, c'était le temps
béni des départs pour les plages. La sarabande des vespas,
les cris des filles qu'on chahute, qu'on feint de laisser sur le trottoir,
en démarrant pour La Madrague, ou le R.U.A.,
ou la Pointe-Pescade
- Si tu m'emmènes pas, je te tue !
-----Des mots !
- Va chez ta mère !
- Ma mère, laisse-la tranquille. Elle est au marché.
-----Les marchés de la Conquête
-----Les marchés d'Alger. C'est vrai...
-----Ils portaient tous le nom d'un général.
-----Les marchés de la Conquête.
Le marché Meissonnier, le marché Clauzel,
le marché Randon.
Le marché Nelson (prononcer Nelson comme Gaston). Tout bonnement
parce qu'ils se tenaient dans les rues Clauzel, Meissonnier ou Randon.
Là, l'épopée était d'un autre ordre. La lutte
à l'étalage. Et quels étalages...
-----La beauté des femmes, des fruits,
des fleurs et l'insolence des marchands
- Elles sont pas très belles tes tomates.
- Mes tomates, elles sont plus belles que ta figure...
- Dis, tu veux une gifle ?
-----Et le marchand de légumes, Belkacem
ou Kouider, ou Ali... tendait la joue
- Fais-moi une caresse, et je te donne un bouquet de menthe en plus...
- Celui-là, quel culot, ma pauvre ! Rien qu'y profite.
-----On allait au marché Randon une
fois par semaine. C'était le plus riche, le plus lointain. Le plus
oriental. Il s'étalait au pied de la Casbah.
On y arrivait par un petit escalier tordu, qui débouchait,
d'emblée, sur des pyramides de pastèques, de cerises, de
citrons, d'oranges, de raisins kabyles aux grains roux et oblongs, à
la peau dure. Sur le marché Randon flottaient toutes les odeurs
de la ville arabe. La cannelle et l'encens, le benjoin et le " fessour
" brûlés dans de petits braseros, -le cumin, le poivre
rouge et les grains d'anis qui parfument le pain.
-----Randon, c'était une balade. Au
long cours. De là, on poussait une pointe dans les boutiques des
Mozabites qui se tenaient raides, à leurs comptoirs, dans un déferlement
de foulards et dans l'odeur fade de la cotonnade. Derrière les
petites vitrines, l'eau de Cologne " Pompia ", dont raffolaient
les Mauresques. Sur l'étiquette, une dame romaine, au profil de
médaille, dorée sur fond rouge. Si vous vous attardiez à
palper les tissus, à lever le nez sur les rayons, le Mozabite sortait
de son mutisme :
- Tu peux tout acheter, c'est la mode de Paris...
Sauveur Galliero
-----A deux pas du marché Randon,
la place du Gouvernement. Immense, dominée par la fringante statue
équestre du duc d'Orléans. -----On
y respirait l'air du large et les remugles de la pêcherie.
-----On y rencontrait parfois, traînant
ses espadrilles, Sauveur Galliero, beau comme un Greco, débraillé
comme un gitan. Le jour, il se gavait de lumière. La nuit, il peignait.
Camus s'inspira de Gagliero pour le personnage de l'Etranger.
- Un pied plus un pied, tu crois que ça fait deux pieds ?
- Toi, tu penses quoi ?
- Moi, je pense que ça fait un pas en avant, disait Sauveur.
-----Que de pas il a faits, Galliero ! Vous
prenant le bras et marchant avec vous des heures, parlant lentement de
choses belles. Tournant autour de cette statue du duc d'Orléans,
où venaient se serrer des dormeurs arabes, de plus en plus proches
du piédestal, pour maintenir leur tête à l'ombre,
au fur et à mesure que le soleil s'élevait. C'était
un genre de prince dans la ville. Un prince en short délavé,
qu'on retrouvait partout, rue Michelet, sous un parasol, au R.U.A., cette
piscine au bord de la mer, dans les petits sentiers bordés d'oliviers
des hauteurs de la ville, dans la cour de Radio-Algérie,
rue Hoche, dans une gargote de la Casbah, ou à la "
Galerie du Nombre d'or " boulevard
Victor-Hugo, le rendez-vous des peintres d'Alger. Galliero
errait à sa guise. Il peignait des somptuosités. En 1962,
l'année du grand retour, on le ramena sur une civière. Autant
que je me souvienne, il mourut quelques mois après. Comme cette
ville que nous avions perdue.
-----De la
place du Gouvernement, on remontait vers
le square Bresson, par une rue toute en arcades que certains,
qu'aucune comparaison n'effraie, appelaient " notre rue de Rivoli
". En fait, cette rue
Bab-Azoun alignait dans l'ombre ses boutiques aux enseignes
qui se voulaient absolument de France : " le Bambin parisien ",
" les Deux Magots ", ou " le Chapon fin "... Puis
c'était le square Bresson. Et là, arrêt. Pause. Alger
des premiers jours de la société algéroise. La brasserie
Tantonville, banquettes en moleskine, plantes vertes, globes
de la Belle Epoque. Guéridons à trois pieds, et fauteuils
en rotin. A côté, l'Opéra. En face, le square, avec
un kiosque où se donnaient des concerts en plein air, à
grands coups de cymbales, à petits coups
de triangle, à solide renfort de grosse caisse. De quoi rompre
le coeur des oiseaux qui nichaient par milliers dans les arbres du square.
Ivres de lumière et de chaleur, certains soirs d'été,
les oiseaux prenaient le relais. Un fantastique charivari.
Des femmes prises au piège
-----Sur les bancs du square Bresson, des
Arabes méditatifs regardaient la mer... Pendant des heures. Et,
pendant des heures, tournaient de petits ânes, porteurs d'enfants
assis sur des selles de peluche rouge. Le square dominait le port. Et
toutes les odeurs du port, goudron, futailles, bois, épices et
marée, tournaient avec le vent quand le vent soufflait du large
et s'engouffrait dans le square. Pas loin, c'était l'Amirauté.
Un vieux fort où logeait l'amiral, gardé, sous
les voûtes à l'ombre violette, par des marins bleus, avec
des guêtres blanches et ce pompon rouge que les filles tapotaient
au passage, quand elles allaient se baigner au bout de la jetée.
Devant l'Amirauté, un plan d'eau où remuaient légèrement
de minces voiliers, coque contre coque. Au mois d'août, sur les
quais, le goudron fondait sous les talons des femmes. Prises au piège,
elles s'affolaient, battant l'air et riant fort...
La terrasse d'Alexandre
-----Du square Bresson à l'hôtel
Aletti, cet immense saloon algérois, on pouvait suivre le boulevard
Front-de-Mer jusqu'à un monument à la mémoire des
marins, et là, bifurquer à droite et monter vers la
rue de Tanger. Importante, à cause de Bitouche. Ce n'était
ni un restaurant ni un bar. Plutôt, surtout, le " sésame
" des amateurs de brochettes et de kémias qu'on appelle ailleurs
amuse-gueules ou tapas... Les parfums de chez Bitouche vous accueillaient
à la frontière de la rue de Tanger. Et vous accompagnaient
jusqu'à la rue
d'Isly. Bitouche, qui n'était pas en peine de gadgets, exaspérait
ses braises avec un séchoir électrique...
Et
Bab-et-Oued ? Bien sûr, Bab-elOued... Nous n'y vivions
pas tous. -----Ceux qui n'y vivaient pas
y allaient pour le plaisir, surtout les soirs d'été. Bab-elOued,
c'était la joie, le folklore hilarant, les ramblas, la main sur
le coeur, et le coeur sur la main. On y marchait plus vite que nulle part
ailleurs, on y parlait plus haut, on y chantait plus juste, on y riait
plus vrai, on y prodiguait le bras d'honneur avec une grandeur romaine,
on s'y chamaillait à tue-tête. Bref, il n'y avait qu'à
s'asseoir et à regarder. De préférence, pour dîner,
à la terrasse d'Alexandre. La carte ? Un poème !
- Deux potages symphoniques, et deux !...
(C'est ainsi qu'Alexandre s'exprimait pour dire deux soupes aux haricots,
ou " loubia ".)
- Trois cervelles basses, et trois...
(Comprenez des rognons...)
-----A Bab-el-Oued, on prenait l'amour au
tragique, et le malheur à la rigolade, jusqu'à ce que...
-----Un jour, il y eut Jacques Chevallier...
Alger changea de visage. Ou plutôt, Alger changea de profil. Il
y eut Alger d'avant... et, brusquement, sur les collines qui couronnent
la ville, des armadas éclatantes, dressées contre le ciel.
On y plantait des palmiers à leur maximum de croissance, on y traçait
des routes, dessinait des jardins, creusait des vasques et des fontaines,
bref, une furia de construire, vite et bien.
-----Un peu comme si nous n'avions plus désormais
tellement de temps...
Marie ELBE
-----Le marché Meissonnier. Près
de la rue Michelet On marchande avec les maraîchers arabes, pour
le plaisir.
-----Diar-es-Saada.{la ville du bonheur).
Une de ces cités radieuses construites par Fernand Pouillon, en
1956.
Alger
-----Alger : capitale de l'Algérie,
chef-lieu du département dAlger, une des plus belles baies du monde,
à 800 kilomètres de Marseille. 884000 habitants (Algérois),
dont 300 000 Européens. C'est le siège du Gouvernement général,
de l'Assemblée algérienne, de l'université, de l'archevêché,
de la cour d'appel et de tous les grands services civils et militaires.
L'artère principale est la rue Michelet.
-----Les quartiers résidentiels dominent
la ville : le chemin
du Telemly (qui est un grand boulevard), l'avenue Fourreau-Lamy, Hydra,
Bouzaréa, El-Biar. Les quartiers folkloriques sont Bab-el-Oued
(qui signifie la " porte de la rivière " et dont la population
est à prédominance espagnole) et Belcourt .Deux grands hôtels
: l'Aletti, sorte d'immense saloon avec salles de jeu, et le Saint-George,
séjour traditionnel des touristes britanniques qui venaient visiter
les oasis.
-----Le port d'Alger est un des premiers
ports de commerce de France pour le vin, les céréales, les
agrumes. La ville musulmane d'Alger est la Casbah, et les autres quartiers
le Clos-Salembier, Climat-de-France, Diarel-Mahçoul.. Sous l'administration
de Jacques Chevallier, Alger a pris un essor spectaculaire, avec la construction
de véritables villes dans la ville, par Fernand Pouillon
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