---------En
ce temps là
.. Alger avait, bien entendu, son parler. Le "
parler " des gens du peuple, le parler de la rue, riche d'un vocabulaire
qui empruntait à toutes les langues de la Méditerranée.
Je devais le découvrir sitôt débarqué, à
travers mes cousins et cousines qui étaient venus nous accueillir.
---------Bien
sûr, vu du Nord, d'où nous venions, l'accent d'Alger nous semblait
s'apparenter à celui du Midi. En fait, il n'en était rien,
sauf qu'à la différence des régions septentrionales
de l'Hexagone, on n'escamotait pas les syllabes terminales. Mais la "
musique " du langage y était tout autre. Sans le savoir, et
surtout sans l'admettre, l'accent des européens d'Algérie
avait subi l'influence de l'arabe. Cette façon par exemple de demander
" d'où t' i es toi ? "
---------À
la charnière des années 20 et 30, il était une expression
qui faisait fureur à Alger et qui revenait à chaque instant
dans la conversation. C'était " avoy
"(ou " ahoua "). Avoy pouvait signifier une multitude
de choses selon le ton que l'on employait. Par exemple, " avoy "
venant de celui qui écoutait un discours marquait son attention et
signifiait qu'on demeurait attentif. Avec une intonation différente
" avoy " se mettait à vouloir dire " par exemple "
ou " pas possible ". On marquait son étonnement avec intérêt
en adoptant une forme interrogative " avoy ? ". Autre ton autre
acceptation : et " avoy " signifiait alors : " à quoi
bon " et laissait entendre qu'on se désintéressait, qu'on
abandonnait, qu'on déclarait forfait : " avoy " on traînait
alors sur le mot " a
voy ".
---------Un autre
aspect du parler algérois était cet emploi de la forme réfléchie
dans les verbes, là où elle n'a pas sa place. Ceci probablement
emprunté à l'espagnol. Ainsi, on disait couramment entre
gosses : " à moi, tu me frappes " ou bien "
tu me voles, à moi ? ". J'ai longtemps ri de cette
exclamation un jour entendue lors d'une vive discussion : " c'est
lui qui a tort et à moi i m'acclame
" (on notera l'emploi
d' "acclamer " pour engueuler, signe évident d'une confusion
des sens des mots).
---------Encore une tournure propre à la
ville de Bab el Oued ou autre quartier : l'emploi du verbe " faire
" là où, le français utilise le verbe être
ou celui d'exercer une profession. Ainsi, à Alger, à cette
époque, on " faisait boulanger " ou on "
faisait médecin ". Quant je suis entré au Petit
Séminaire, mes petits camarades m'ont raillé en disant que
je " faisais tocaféro ". Il faut préciser
que ce qualificatif désignait tout ce qui se rattachait à
la pratique religieuse. Dans ce peuple que l'on aurait pu qualifier de
" globalement catholique " du fait de l'influence prédominante
des peuples méditerranéens, surtout espagnols et italiens,
une certaine forme d'anticléricalisme se manifestait ainsi à
l'égard des pratiquants trop assidus. Ce terme de " tocaféro
", qui se référait apparemment à un geste consistant
à toucher du fer, désignait d'abord tout porteur de soutane,
mais aussi, et par extension, tout pratiquant suspect de bigoterie. Un
peu l'équivalent du qualificatif " fioli " dont les vieux
marseillais ont gardé le souvenir et qui désignait pêle-mêle
un enfant de chur (fioli les burettes), un bedeau ou un assidu des
offices religieux. Ainsi, en entrant au Séminaire on " faisait
tocaféro ".
---------Il
est curieux de constater que cette construction hérétique
au regard de la syntaxe apparaît de plus en plus dans le langage
actuel. Ainsi, il est fréquent de lire sous la plume de Claude
Sarraute qui assure chaque jour un billet satyrique dans " Le Monde
" en employant un langage branché que tel ou tel homme politique
veut " faire ministre " ou que le fils de sa meilleure amie
a l'intention de " faire chirurgien ".
---------À
Alger, cette manière de " faire ", si je puis dire, se
s'appliquait pas qu'à la profession ou à l'état,
elle pouvait aussi qualifier une attitude. On disait par exemple à
quelqu'un à qui l'on reprochait de jouer double jeu : " tu
fais falso ". Un " falso
" (on détectera facilement la racine latine) étant
un faux-jeton, un hypocrite .
---------Je
n'ai malheureusement pas archivé toutes les expressions truculentes
qui fleurissaient à l'époque à Alger, mais il m'en
revient en vrac quelques-unes unes par lesquelles je terminerais cette
évocation du parler " pataouette
". Car il faut aussi rappeler que les Français d'Afrique du
Nord d'origine métropolitaine se considéraient comme une
élite au regard des " immigrés " de fraîche
date, arrivés en espadrilles d'Alicante ou avec toute une marmaille,
de Naples.
---------Quelques-uns
uns parmi les Français de souche, colons (surtout eux), administrateurs
ou enseignants se désignaient encore comme " pieds noirs ".
Ce qualificatif remontait à la période qui avait suivi immédiatement
la conquête et n'était méritée que par le petit
nombre de pionniers et ceux des leurs qui avaient assuré le début
de la colonisation.
---------Eux
seuls savaient encore ce que voulait dire " pied noir " et ils
entendaient réserver l'épithète à la seule
aristocratie qu'ils avaient conscience de représenter. Les autres
étaient des " papaouettes " : espagnols, italiens, maltais,
mahonnais, etc
et par extension, leur parler et leur accent étaient
" papaouettes ".
---------Et puis le terme " pied noir "
est réapparu peu avant l'exode des européens, dans les années
60 ; il s'est mis à désigner tous ceux qui vivaient en Afrique
du Nord (car on qualifie de " pieds noirs " mêmes les
anciens résidents du Maroc ou de Tunisie.) " Pied noir "
est entré dans la langue français ; il figure dans le Robert
(Paul Robert l'auteur du dictionnaire étant lui-même issu
d'une illustre famille d'Algérie) et chacun sait maintenant ce
que ce terme signifie. Mais je me demande, ce qu'en penseraient mon oncle
et ma tante dont les parents avaient quitté l'Alsace après
la défaite de 1871 et qui se considérèrent jusqu'à
leur mort comme d'authentiques " pieds noirs ".
---------Je
voudrais aussi rappeler à ceux à qui cela peut encore vouloir
dire quelque chose, ces quelques termes qui me reviennent en mémoire
et qui, pour désigner une chose, la rattachait à un nom
propre, parce qu'il était en relation avec ce que l'on voulait
exprimer : ainsi, toutes les sandalettes, spartiates ou chaussures légères
étaient des " Méva "
du nom probable d'un fabricant ou d'une marque ; ainsi également
un soda était un " Sélecto
"
; pour dire à quelqu'un " tu es fou ",
il arrivait que l'on dise " ti es Rouby
" sans doute du nom d'un certain docteur Rouby qui gérait
un établissement psychiatrique dans la banlieue, vers Saint Eugène,
je crois. Une expression dont je serais bien incapable d'expliquer l'origine
servait de cri d'alerte quand on risquait d'être surpris dans un
lieu défendu ou entrain de faire quelque chose d'interdit. Celui
qui faisait le guet ou simplement décelait le danger, criait "
Mata " ; parfois une précision
suivait l'avertissement, ainsi, jouant dans un entrepôt désaffecté,
nous nous dispersions à la hâte en entendant l'un d'entre
nous lancer : " Mata, l'homme ", ou bien, marchant sur les pelouses
interdites du parc de Galand, on s'empressait de regagner l'allée
au signal : " Mata, le garde ". Disons que " Mata "
c'était un peu le " 22 " des titis parisiens.
---------La
gamme des injures était évidemment d'une incomparable richesse.
Les premiers mots d'Arabe qu'apprenait le nouvel arrivant étaient
: " nahdin' immek " (orthographe
phonétique) qui fait allusion à la vertu de la génitrice
de celui auquel il s'adresse et qu'on peut traduire (traduction libre)
par " putain de ta mère " familier aux méditerranéens
francophones.
Une injure dont le sens m'était apparu ésotérique
mais dont je crois avoir décelé le sens bien plus tard,
c'était " coulo "
dont j'ai cru comprendre qu'il désignait un homosexuel passif.
---------Enfin, et pour vraiment terminer, qui ne
se souvient de " Galoufa "
dont je n'ai jamais su s'il était un homme ou une fonction. Le
" Galoufa
" que j'ai connu était un pauvre hère qui déambulait
par la ville en traînant un attelage pittoresque constitué
d'une haridelle décharnée qui tirait un fourgon à
claire-voie à l'intérieur duquel on entendait gémir
ou aboyer quelques pauvres cabots ramassés au marché de
L'Agha ou dans la rue Clauzel. Un film relativement récent avec
Roger Hanin s'ouvre sur l'image de cette charrette, qu'il appelle d'ailleurs
" Galoufa ". Alors, " Galoufa ", un homme ou une institution
?
---------Sur ce " Parler d'Alger ", je
sais qu'il existe une littérature devenue introuvable. J'ai souvenance
d'un livre qui portait en titre, quelque chose comme : "
Mouna,
casher et couscous
"
---------Mais
depuis l'exode peut-être y a-t-il d'autres produits de la mémoire
des Français d'Algérie. Pour ma part, je me suis limité
à quelques souvenirs personnels mettant à profit ce phénomène
bien connu, à savoir qu'après la soixantaine (j'en ai présentement
75) les souvenirs de jeunesse remontent à la surface avec une étonnante
précision alors que notre mémoire connaît d'insupportables
défaillances pour tout ce qui touche au présent.
---------Et
puis, je me résigne difficilement à admettre que toute cette
culture, édifiée au cours de cent trente années de
notre histoire, va se trouver engloutie à tout jamais, sans qu'il
n'en reste autre chose que de vagues souvenirs consignés dans des
archives nécessairement confidentielles. Que restera-t-il de "
l'accent pied-noir " dans cinquante ans ? Il a y peu d'exemple dans
l'histoire, d'une culture qui fut celle de tout un peuple, culture qui
s'est progressivement façonnée par des apports aussi disparates
et pendant plus d'un siècle, qui ait ainsi disparu aussi totalement
et irrémédiablement.
---------J'ai
ainsi l'impression d'apporter une modeste contribution à la mémoire
de cette culture.
|