André Lanly : le pataouète décortiqué...
par Jean Brua

extraits du numéro 119, septembre 2007 , de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site : mai 2012

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André Lanly
le pataouète décortiqué...

Disparu en mai dernier à 96 ans,(note du site , en 2007), le linguiste avait consacré plusieurs années de sa longue et brillante carrière universitaire à l'étude scientifique de notre joyeux " dialecte maternel ".

Issu d'un milieu rural de la Corrèze, André Lanly, grammairien et linguiste, professeur émérite de la Faculté de Nancy, a été naturellement intéressé par les particularismes dialectaux de sa région natale, qu'il a inventoriés dans son Dictionnaire limousin-français et sa thèse complémentaire sur les " parlers du plateau d'Ussel ". On sait aussi qu'il était l'un des meilleurs connaisseurs du français du Moyen-Âge, dont il a traduit en langage moderne les textes les plus représentatifs.

Vieux français, patois d'Ussel : c'est toujours de la langue nationale qu'il s'agit, de ses origines comme de ses dérivés qu'on peut appeler aussi surgeons, voire avatars, en pensant, comme notre éminent géographe Émile- Félix Gautier, à la façon dont le langage des Gaulois s'est détaché du latin de César.

Gautier voyait dans le phénomène un parallèle commode pour expliquer la transformation du français tout court (le français naturel, dans notre façon d'entendre) en " français d'Afrique du Nord ".

Lanly, lui, a fait la découverte de ce dernier dès ses premiers contacts d'enseignant au Maroc, à l'époque où ce qu'on n'appelait pas encore le " pataouète " se développait dans toute la force d'une communauté en expansion. Son expérience " sur le vif ", ses lectures (Cagayous, Edmond Brua, Paul Achard...) le convainquirent d'étudier en scientifique les mécanismes de ce langage si coloré et inventif. Il en résulta l'ouvrage monumental et unique que l'on connaît.

On trouvera dans les pages qui suivent un compte-rendu inédit d'Edmond Brua sur ce qui n'était encore que la thèse de doctorat d'André Lanly. Les deux hommes avaient eu plusieurs contacts à Alger au début des années soixante et s'estimaient mutuellement. Ce dossier est un double hommage à leur mémoire.

Jean BRUA

Une grande thèse linguistique d'André Lanly
" Le français d'Afrique du Nord "*
*( français d'Afrique du Nord (Algérie-Maroc), par André Lanly, agrégé de l'Université, (Presses Universitaires de France, Paris, 1962).

Commentaire inédit d'Edmond Brua (1962)

Voici enfin une étude linguistique qui était attendue depuis longtemps. Le " français d'Afrique du Nord ", précisons-le tout de suite, c'est ce que nous appelons le " pataouète ".

Si les textes ne manquaient pas, les gloses étaient rares. Musette, le grand Musette, avait essayé gauchement d'analyser la syntaxe et le vocabulaire de son immortel " Cagayous ". La première esquisse sérieuse, mais sommaire, qui ait été faite du sujet, remonte à 1911 ou 1912 (L'Idiome algérien, par Henri Leca, dans la revue Tanit, paraissant à Tunis).

En 1930, le célèbre géographe E.F. Gautier, s'étant diverti comme tout le monde à la lecture de Cagayous, pointa son index magistral sur le filon linguistique :

" Le patois de Bab Et Oued, écrivait-il, naît sous nos yeux; il est encore possible de retracer jusqu'à leurs sources espagnole, italienne, arabe, les variations de sa phonétique et de sa syntaxe. Il y aurait là un sujet de thèse. Ce n'est pas tout à fait une mauvaise plaisanterie de cuistre. Une étude pareille, faite par un professionnel ingénieux, jetterait peut-être une lumière, par analogie, sur la manière, par exemple, dont le français s'est détaché du latin ".

Le " pas tout à fait " dut effrayer les aspirants au doctorat ès lettres. Mais il n'est cuistre que de Sorbonne, en sorte que l'excellent écrivain Gabriel Audisio put se risquer, l'année suivante, à faire précéder d'un Essai sur k langage de Cagayous et suivre d'un " lexique " son anthologie de Musette (chez Gallimard). Épreuve concluante: il y avait bien là un " sujet de thèse ". On ouït dire alors que la faculté des Lettres d'Alger méditait une édition monumentale de Cagayous, eruditissimis commentariis!

Restait à trouver le Beroald de cet " Âne d'or "... Le regretté recteur Henri Martino ne s'avançait pas si loin, mais il remontait plus haut et voyait plus large. Une lettre de lui, écrite en 1938, me confiait qu'il avait longtemps caressé le projet d'une étude des divers " sabirs " en usage dans le bassin méditerranéen du xvie siècle à nos jours. Il rangeait ainsi le pataouète parmi les " sabirs ".

jean bruaEdmond Brua était rédacteur en chef du Journal d'Alger quand il a rencontré André Lanly au début des années soixante. fia été l'un des premiers à s'enthousiasmer pour l'entreprise du linguiste. Une estime que ce dernier lui rendait bien...

Dans l'introduction de sa thèse, M. A. Lanly a mis les choses au point. Ce n'est pas E.-F. Gautier, écrit- il, qui nous a incité à entreprendre notre étude, car elle était dejà avancée quand nous avons pris connaissance de ce texte. Il aurait pu, au contraire, nous faire reculer, non par la peur du ridicule dont il semble nous menacer, mais parce que nous avons craint de n'avoir ni " l'ingéniosité ", ni la science nécessaires pour la mener à bien. Ces larges horizons nous ont fait peur: celui qui n a que des notes et des fiches redoute les points de vue élevés et les vastes desseins. Nous ne voulions pas cependant limiter notre effort à la langue de Musette; si intéressante qu'elle soit, elle reste pour une grande part artificielle. Le langage doit être observé dans les relations de tous les jours, dans la rue, dans la vie, au cours de son fonctionnement, en quelque sorte, sur le " terrain "; mais du Maroc à l'est de l'Algérie, le champ ne nous a pas manqué.

C'est donc un idiome actuel et vivant que M. A. Lanly a soumis à une analyse poussée à fond, et magistralement. Quant au " sabir ", ou langue franque, il en a noté le rôle utilitaire dans les relations entre Européens et Maures avant 1830, mais il l'a nettement différencié du " pataouète ", tout en montrant qu'il en est, par ses résidus, un des éléments constitutifs.

Sa thèse répond ainsi, plus largement qu'il ne l'estime, au voeu d'E.F. Gautier, et s'inscrit dans le plan d'Henri Martino, qu'il faut souhaiter de voir mettre en oeuvre un jour.

Cette thèse de 350 pages qui, pour le seul glossaire, ne comprend pas moins de 1 200 mots et expressions étymologiquement et phonétiquement fouillés, cette thèse a donc été soutenue en Sorbonne, il y a quelques mois, avec autorité, avec talent, avec succès et, quand il l'a fallu, avec l'accent! " O Roro, qui l'eût cru? ".

Plusieurs centaines de citations tirées de Cagayous, de La Parodie du Cid, des Fables Bônoises, des oeuvres de Louis Bertrand, Paul Achard, Louis Lafourcade, Lucienne Favre, René Janon, etc., mais surtout d'innombrables " tours de phrase " notés sur le vif par l'auteur, éclairent de façon réjouissante cette remarquable étude qui garde son sérieux de bout en bout sans se forcer à la sévérité.

On la lira donc avec autant de plaisir que de profit pour l'esprit. Le plaisir se conçoit aisément. Le profit apparaîtra plus nettement quand nous aurons cité la conclusion de l'ouvrage :

Rappel de l'objet de cette enquête: à la fin du stade proprement dit de la colonisation, enregistrer les résultats d'un siècle et quart de pratique du français dans une société européenne composite en rapport avec une société autochtone arabophone: un français dialectal s'est constitué

Sa composition: éléments de français populaire, militaire, et d'argot; éléments méridionaux; emprunts aux langues méditerranéennes (espagnol, italien); emprunts aux langues des autochtones (arabe, turc, sabir); innovations dialectales; décantation et épuration de ce langage depuis 1900.
On peut en inférer qu'en Gaule il existait aux premiers siècles de notre ère un latin provincial, un latin de colons; il avait adopté les mots gaulois qui sont restés par la suite. L'évolution du latin de Gaule s'est précipitée après la rupture des liens avec l'Italie; dès lors, le latin parlé a été celui des seuls " indigènes ". Les mots et les formes de base du latin parlé ont dû se maintenir.

Autres enseignements de cette enquête: peu de créations linguistiques véritables ont été faites, mais des emprunts et des combinaisons nouvelles (évolution sémantique, formation de mots-outils). Le français a été réexaminé par les sujets nouveaux; des
incohérences de la langue disparaissent; d'autres apparaissent.

Indications générales tirées de l'expérience nord-africaine: le langage est un instrument social, transmis: quand la transmission se fait à des êtres jeunes et dociles, il se produit peu de changements; quand les adultes, déjà formés linguistiquement, adoptent une nouvelle langue, ils lui impriment beaucoup de modcations de vocabulaire et de structure. L'idéal en linguistique consisterait à identifrr toutes les formes de pensée qui ont joué pour moder des états de langue.


Comme on peut le voir par cette citation, la thèse de M. A. Lanly ne constitue rien moins qu'une gageure, elle satisfait à toutes les rigueurs de la linguistique et elle vient en outre à une heure où cette science peut se féliciter de se trouver là en la personne d'un de ses
adeptes les mieux doués, à l'heure même où le " patois naissant " disparaît rapidement dans la rue, dans la vie, sur le " terrain ".

Edmond BRUA

N.D.L.R. (2007): L'ouvrage d'André Lanly, Le français d'Afrique du Nord, devenu la " Bible " des héritiers algérianistes du pataouète, a fait l'objet d'une première réédition (cf. bibliographie ci-dessous) postérieure à l'exode des Français d'Afrique du Nord. L'auteur, dans l'avant-propos de cette édition, a espéré que, pour les " déracinés ": " ce livre, en évoquant pour eux une époque révolue, jouera peut-être le rôle de la madeleine de Marcel Proust et fera resurgir la sensation du temps passé ".

Articles dans l'algérianiste
- Edmond Brua, poète français d'Algérie (n°44, déc. 88).
- À propos d'Edmond Brua (n° 48, déc. 89).
- De l'orthographe pied-noire (n°82, juin 98).
- " S'il ferait beau demain... " (n°83, sept. 98).

BIBLIOGRAPHIE D'ANDRÉ LANLY
Traductions de l'ancien français
- Le couronnement de Louis (chanson de geste XII' / éd. Honoré Champion). - Le Roman de la Rose (G. de Lorris et Jean de Meung / éd. H. Champion).
- Œuvres de François Villon (éd. H. Champion).
- Essais de Montaigne (éd. H. Champion).
Grammaire et linguistique
- Morphologie historique des verbes français ( éd. Bordas).
- Fiches de philologie française (éd. Bordas).
- Le français d'Afrique du Nord (Presses Universitaires de France 62 ; Bordas 70). Ouvrage réédité en 2002 (Ed. Claude Tchou) à la Bibliothèque des Introuvables dans la collection " Algérie d'autrefois dirigée par Jeanine Verdès-Leroux.
- Enquête linguistique sur le plateau d'Ussel (Presses Universitaires de France). - Confidences étymologiques (Presses universitaires de Nancy).