André Lanly
le pataouète décortiqué...
Disparu en mai dernier à 96 ans,(note
du site , en 2007), le linguiste avait consacré plusieurs
années de sa longue et brillante carrière universitaire
à l'étude scientifique de notre joyeux " dialecte maternel
".
Issu d'un milieu rural de la Corrèze, André Lanly, grammairien
et linguiste, professeur émérite de la Faculté de
Nancy, a été naturellement intéressé par les
particularismes dialectaux de sa région natale, qu'il a inventoriés
dans son Dictionnaire limousin-français et sa thèse complémentaire
sur les " parlers du plateau d'Ussel ". On sait aussi qu'il
était l'un des meilleurs connaisseurs du français du Moyen-Âge,
dont il a traduit en langage moderne les textes les plus représentatifs.
Vieux français, patois d'Ussel : c'est toujours de la langue nationale
qu'il s'agit, de ses origines comme de ses dérivés qu'on
peut appeler aussi surgeons, voire avatars, en pensant, comme notre éminent
géographe Émile- Félix Gautier, à la façon
dont le langage des Gaulois s'est détaché du latin de César.
Gautier voyait dans le phénomène un parallèle commode
pour expliquer la transformation du français tout court (le français
naturel, dans notre façon d'entendre) en " français
d'Afrique du Nord ".
Lanly, lui, a fait la découverte de ce dernier dès ses premiers
contacts d'enseignant au Maroc, à l'époque où ce
qu'on n'appelait pas encore le " pataouète " se développait
dans toute la force d'une communauté en expansion. Son expérience
" sur le vif ", ses lectures (Cagayous, Edmond Brua, Paul
Achard...) le convainquirent d'étudier en scientifique
les mécanismes de ce langage si coloré et inventif. Il en
résulta l'ouvrage monumental et unique que l'on connaît.
On trouvera dans les pages qui suivent un compte-rendu inédit d'Edmond
Brua sur ce qui n'était encore que la thèse de doctorat
d'André Lanly. Les deux hommes avaient eu plusieurs contacts à
Alger au début des années soixante et s'estimaient mutuellement.
Ce dossier est un double hommage à leur mémoire.
Jean BRUA
Une grande thèse linguistique d'André
Lanly
" Le français d'Afrique du
Nord "*
*(
français d'Afrique du Nord (Algérie-Maroc), par André
Lanly, agrégé de l'Université, (Presses Universitaires
de France, Paris, 1962).
Commentaire inédit d'Edmond Brua (1962)
Voici enfin une étude linguistique
qui était attendue depuis longtemps. Le " français
d'Afrique du Nord ", précisons-le tout de suite, c'est ce
que nous appelons le " pataouète ".
Si les textes ne manquaient pas, les gloses étaient rares. Musette,
le grand Musette, avait essayé gauchement d'analyser la syntaxe
et le vocabulaire de son immortel " Cagayous ". La première
esquisse sérieuse, mais sommaire, qui ait été faite
du sujet, remonte à 1911 ou 1912 (L'Idiome algérien,
par Henri Leca, dans la revue Tanit, paraissant à Tunis).
En 1930, le célèbre géographe E.F. Gautier, s'étant
diverti comme tout le monde à la lecture de Cagayous, pointa son
index magistral sur le filon linguistique :
" Le patois de Bab Et Oued, écrivait-il, naît
sous nos yeux; il est encore possible de retracer jusqu'à leurs
sources espagnole, italienne, arabe, les variations de sa phonétique
et de sa syntaxe. Il y aurait là un sujet de thèse. Ce n'est
pas tout à fait une mauvaise plaisanterie de cuistre. Une étude
pareille, faite par un professionnel ingénieux, jetterait peut-être
une lumière, par analogie, sur la manière, par exemple,
dont le français s'est détaché du latin ".
Le " pas tout à fait " dut effrayer les aspirants au
doctorat ès lettres. Mais il n'est cuistre que de Sorbonne, en
sorte que l'excellent écrivain Gabriel Audisio put se risquer,
l'année suivante, à faire précéder d'un Essai
sur k langage de Cagayous et suivre d'un " lexique " son anthologie
de Musette (chez Gallimard). Épreuve concluante: il y avait bien
là un " sujet de thèse ". On ouït dire alors
que la faculté des Lettres d'Alger méditait une édition
monumentale de Cagayous, eruditissimis commentariis!
Restait à trouver le Beroald de cet " Âne d'or "...
Le regretté recteur Henri Martino ne s'avançait pas si loin,
mais il remontait plus haut et voyait plus large. Une lettre de lui, écrite
en 1938, me confiait qu'il avait longtemps caressé le projet d'une
étude des divers " sabirs " en usage dans le bassin méditerranéen
du xvie siècle à nos jours. Il rangeait ainsi le pataouète
parmi les " sabirs ".
Edmond
Brua était rédacteur en chef du Journal d'Alger quand
il a rencontré André Lanly au début des années
soixante. fia été l'un des premiers à s'enthousiasmer
pour l'entreprise du linguiste. Une estime que ce dernier lui rendait
bien... |
Dans l'introduction de sa thèse, M.
A. Lanly a mis les choses au point. Ce n'est pas E.-F. Gautier,
écrit- il, qui nous a incité à entreprendre notre
étude, car elle était dejà avancée quand nous
avons pris connaissance de ce texte. Il aurait pu, au contraire, nous
faire reculer, non par la peur du ridicule dont il semble nous menacer,
mais parce que nous avons craint de n'avoir ni " l'ingéniosité
", ni la science nécessaires pour la mener à bien.
Ces larges horizons nous ont fait peur: celui qui n a que des notes et
des fiches redoute les points de vue élevés et les vastes
desseins. Nous ne voulions pas cependant limiter notre effort à
la langue de Musette; si intéressante qu'elle soit, elle reste
pour une grande part artificielle. Le langage doit être observé
dans les relations de tous les jours, dans la rue, dans la vie, au cours
de son fonctionnement, en quelque sorte, sur le " terrain ";
mais du Maroc à l'est de l'Algérie, le champ ne nous a pas
manqué.
C'est donc un idiome actuel et vivant que M. A. Lanly a soumis à
une analyse poussée à fond, et magistralement. Quant au
" sabir ", ou langue franque, il en a noté le rôle
utilitaire dans les relations entre Européens et Maures avant 1830,
mais il l'a nettement différencié du " pataouète
", tout en montrant qu'il en est, par ses résidus, un des
éléments constitutifs.
Sa thèse répond ainsi, plus largement qu'il ne l'estime,
au voeu d'E.F. Gautier, et s'inscrit dans le plan d'Henri Martino, qu'il
faut souhaiter de voir mettre en oeuvre un jour.
Cette thèse de 350 pages qui, pour le seul glossaire, ne comprend
pas moins de 1 200 mots et expressions étymologiquement et phonétiquement
fouillés, cette thèse a donc été soutenue
en Sorbonne, il y a quelques mois, avec autorité, avec talent,
avec succès et, quand il l'a fallu, avec l'accent! " O Roro,
qui l'eût cru? ".
Plusieurs centaines de citations tirées de Cagayous, de La Parodie
du Cid, des Fables Bônoises, des oeuvres de Louis Bertrand, Paul
Achard, Louis Lafourcade, Lucienne Favre, René Janon, etc.,
mais surtout d'innombrables " tours de phrase " notés
sur le vif par l'auteur, éclairent de façon réjouissante
cette remarquable étude qui garde son sérieux de bout en
bout sans se forcer à la sévérité.
On la lira donc avec autant de plaisir que de profit pour l'esprit. Le
plaisir se conçoit aisément. Le profit apparaîtra
plus nettement quand nous aurons cité la conclusion de l'ouvrage
:
Rappel de l'objet de cette enquête: à la fin du stade
proprement dit de la colonisation, enregistrer les résultats d'un
siècle et quart de pratique du français dans une société
européenne composite en rapport avec une société
autochtone arabophone: un français dialectal s'est constitué
Sa composition: éléments de français populaire, militaire,
et d'argot; éléments méridionaux; emprunts aux langues
méditerranéennes (espagnol, italien); emprunts aux langues
des autochtones (arabe, turc, sabir); innovations dialectales; décantation
et épuration de ce langage depuis 1900.
On peut en inférer qu'en Gaule il existait aux premiers siècles
de notre ère un latin provincial, un latin de colons; il avait
adopté les mots gaulois qui sont restés par la suite. L'évolution
du latin de Gaule s'est précipitée après la rupture
des liens avec l'Italie; dès lors, le latin parlé a été
celui des seuls " indigènes ". Les mots et les formes
de base du latin parlé ont dû se maintenir.
Autres enseignements de cette enquête: peu de créations linguistiques
véritables ont été faites, mais des emprunts et des
combinaisons nouvelles (évolution sémantique, formation
de mots-outils). Le français a été réexaminé
par les sujets nouveaux; des
incohérences de la langue disparaissent; d'autres apparaissent.
Indications générales tirées de l'expérience
nord-africaine: le langage est un instrument social, transmis: quand la
transmission se fait à des êtres jeunes et dociles, il se
produit peu de changements; quand les adultes, déjà formés
linguistiquement, adoptent une nouvelle langue, ils lui impriment beaucoup
de modcations de vocabulaire et de structure. L'idéal en linguistique
consisterait à identifrr toutes les formes de pensée qui
ont joué pour moder des états de langue.
Comme on peut le voir par cette citation, la thèse de M. A. Lanly
ne constitue rien moins qu'une gageure, elle satisfait à toutes
les rigueurs de la linguistique et elle vient en outre à une heure
où cette science peut se féliciter de se trouver là
en la personne d'un de ses
adeptes les mieux doués, à l'heure même où
le " patois naissant " disparaît rapidement dans la rue,
dans la vie, sur le " terrain ".
Edmond BRUA
N.D.L.R. (2007):
L'ouvrage d'André Lanly, Le français d'Afrique du Nord,
devenu la " Bible " des héritiers algérianistes
du pataouète, a fait l'objet d'une première réédition
(cf. bibliographie ci-dessous) postérieure à l'exode des
Français d'Afrique du Nord. L'auteur, dans l'avant-propos de cette
édition, a espéré que, pour les " déracinés
": " ce livre, en évoquant pour eux une époque
révolue, jouera peut-être le rôle de la madeleine de
Marcel Proust et fera resurgir la sensation du temps passé ".
Articles dans l'algérianiste
- Edmond Brua, poète français d'Algérie (n°44,
déc. 88).
- À propos d'Edmond Brua (n° 48, déc. 89).
- De l'orthographe pied-noire (n°82, juin 98).
- " S'il ferait beau demain... " (n°83, sept. 98).
BIBLIOGRAPHIE D'ANDRÉ LANLY
Traductions de l'ancien français
- Le couronnement de Louis (chanson de geste XII' / éd. Honoré
Champion). - Le Roman de la Rose (G. de Lorris et Jean de Meung / éd.
H. Champion).
- uvres de François Villon (éd. H. Champion).
- Essais de Montaigne (éd. H. Champion).
Grammaire et linguistique
- Morphologie historique des verbes français ( éd. Bordas).
- Fiches de philologie française (éd. Bordas).
- Le français d'Afrique du Nord (Presses Universitaires de France
62 ; Bordas 70). Ouvrage réédité en 2002 (Ed. Claude
Tchou) à la Bibliothèque des Introuvables dans la collection
" Algérie d'autrefois dirigée par Jeanine Verdès-Leroux.
- Enquête linguistique sur le plateau d'Ussel (Presses Universitaires
de France). - Confidences étymologiques (Presses universitaires
de Nancy).
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