Louis Bertrand et l'Afrique du Nord chrétienne
par G. B.
L'Afrique antique. Géographie
et population
Il y a certainement une unitégéogra-
phique de l'Afrique du Nord (l'île du couchant selon les Arabes)
"). C'est une bande de terre peuplée et relativement fertile
au nord du grand désert du Sahara, s'étendant sur plus de
1 500 km, large d'environ 300 km avec des communications intérieures
rendues difficiles par des chaînes montagneuses qui s'étirent
depuis le Maroc où elles sont très élevées
jusqu'à la Tunisie où elles sont nettement moindres.
Les divisions de l'empire romain qui avait étendu ses conquêtes
à partir de Carthage vers l'ouest étaient, je le rappelle
: l'Afrique proconsulaire avec la Byzacène correspondant à
la Tunisie; la Numidie (Algérie orientale); et les deux Maurétanies
: césarienne (autour de Cherchell) et tingitane (autour de Tanger).
Ces chaînes de montagnes ont compartimenté dans une certaine
mesure la population qui comporte des types très divers.
Ne nous attardons pas à l'anthropologie, ce qui nous mènerait
trop loin et rappelons que ce bord de la Méditerranée a
été un lieu de passage, mais que pas plus que pour l'Europe
le fond de la population n'a changé, et qu'il ne faut pas en nier
les traits communs qui sont, somme toute, méditerranéens.
Sans doute les montagnes ont mieux protégé, comme en Europe,
les populations qui y ont trouvé refuge : ces montagnes souvent
érigées en forteresses inexpugnables comme Constantine ou
la Grande Kabylie.
Autre point à noter : une certaine unité linguistique depuis
les îles Canaries jusqu'à l'oasis de Siouah (2) en Égypte
occidentale et même jusqu'aux rives du Sénégal (3):
la langue tamazight ou berbère.
Est-elle indigène? C'est en tout cas la plus anciennement connue
sur tout ce vaste territoire et elle est attestée par les écritures
libyques de l'Antiquité (incomplètement ou mal déchiffrées)
qui ressemblent beaucoup à l'écriture des Touaregs (4).
Malgré la pression de l'arabe qui est une langue aussi éloignée
du berbère que pouvait être le latin du gaulois, la langue
berbère a bien résisté puisu'elle subsiste de l'Atlas
marocain à l'île de Djerba en Tunisie.
Pour Louis Bertrand, il y a lieu de considérer les Maures (5) et
les arabo- berbères ou mieux ces Berbères, plus ou moins
arabisés, comme les descendants de ces peuples que Rome avait civilisés
et plus ou moins romanisés et que nous appelons improprement Arabes
alors qu'ils sont restés figés dans leurs coutumes et dans
leurs moeurs, étrangement proches de ce que décrivent les
mosaïques de l'époque romaine ou les écrivains de l'Antiquité.
Louis Bertrand se plaît à retrouver dans l'ample djellaba
la toge antique, ou dans le burnous le vêtement à capuchon
qui se portait sur les deux rives de la Méditerranée jusque
chez les Gaulois. Et cette image, cette comparaison combien frappante
du vêtement et des attitudes des notables de la commune (la djemaa
kabyle) avec les magistrats en toges du municipe antique, sera reprise
par le grand écrivain algérianiste Jean Brune, bon connaisseur
de la société nord-africaine, dans ses descriptions des
dernières aimées tragiques de l'Algérie française
; je renvoie à ce chef- d'oeuvre encore méconnu intitulé
" Cette haine qui ressemble à l'amour "(6). J'ai donc
parlé du caractère vivace de l'idiome berbère qui
a subsisté jusqu'à nos jours malgré le sectarisme
de l'islam qui, vous le savez, a voué au feu toutes les traductions
du Coran en berbère.
Louis Bertrand, décédé
il y a 66 ans, a été le chantre de l'Afrique romaine,
tellement imposante encore, avec ses ruines majestueuses qui subsistent
depuis près de 2000 ans pour témoigner. Et témoigner
de quoi? Que les Africains pendant sept siècles adoptèrent
la romanité et jouirent d'une merveilleuse prospérité.
Louis Bertrand a en effet su voir au-delà du décor
islamique pseudo-arabe, l'ancienne province romaine d'Afrique ayant
pleinement adopté les moeurs de Rome, ou plutôt son
système administratif et judiciaire, sa langue (Apulée
fut l'un des grands écrivains latins d'Afrique). C'est aussi
Louis Bertrand qui a évoqué l'Afrique chrétienne
dans trois ouvrages: Sur la grande figure de saint Augustin, dans
le roman historique Sanguis martyrum et surtout dans la publication
des actes des Martyrs africains; et dit les liens étroits
qui existaient entre l'Église d'Afrique et l'Église
romaine. J'évoquerai la grande figure du cardinal Lavigerie
qui tentera de faire revivre cette chrétienté et que
Louis Bertrand tiendra pour le " grand vivant ", le grand
homme de cette période de renouveau que fut la présence
française en Algérie.
|
Je terminerai ce chapitre en évoquant
la persistance, malgré les vicissitudes de l'histoire, des noms,
des toponymes qui nous viennent de la plus haute antiquité : Madaure,
aujourd'hui Mdaourouch: la ville natale d'Apulée ; Thamugadi qui
est la moderne Timgad avec ses ruines magnifiques; Sétif, anciennement
Sitifis, c'est l'ancienne capitale de la Maurétanie sitifienne;
Théveste qui est la moderne Tebessa ; Thugga, Dougga en Tunisie
qui est un site archéologie fameux. Citons enfin le bel exemple
de piété militaire que rapporte Louis Bertrand dans "
Les Villes d'Or " et qui a pour théâtre Lambèse
(aujourd'hui Tazoult), ancienne capitale de la Numidie; le colonel de
Carbuccia fit relever les ruines d'un mausolée dédié
au préfet de la troisième légion : Quintus Flavius
Maximus, auquel il fit rendre les honneurs militaires par ses troupes
(vers 1850). Cirta rebâtie par l'empereur Constantin et portant
toujours le nom de Constantine même en arabe (7).
Les traces de cette fusion dans l'empire romain qu'évoque le nom
de Constantine sont loin d'avoir toutes disparues, de même que les
traces chrétiennes que je vais évoquer maintenant.
L'Afrique chrétienne
Cette Église d'Afrique qui apparaît
si tôt et si brillamment dans les annales de l'Église (dès
le IIe siècle) a été remarquablement évoquée
par Louis Bertrand dans deux ouvrages fondamentaux: " Les Martyrs
africains " et " Saint Augustin ". Avec sobriété
mais aussi une belle connaissance de la littérature latine chrétienne
qui tend à disparaître aujourd'hui, il a retracé le
tableau de ces héros que furent les premiers martyrs en terre d'Afrique.
Les premiers prédicateurs du Christ sont venus vraisemblablement
de Rome et les succès de la prédication sont notables au
point que saint Augustin rapporte qu'Agripinus, évêque de
Carthage, réunit à la fin du He siècle, un concile
de soixante-dix évêques; ce qui montre bien l'implantation
de la foi au Christ dans la terre d'Afrique. Ce qui est encore plus probant
est le courage et la foi des martyrs. Dès le 17 juillet 180, douze
chrétiens de la ville de Scili donnent leur vie sur ordre du proconsul
Vigellius Saturnin. Il s'agit de sept hommes: Spérat, Nartzalus,
Cittinus, Veturius, Félix, Aquilin et Constant; et cinq femmes:
Januarie, Généreuse, Vestia, Donate et Seconde. Vous remarquerez
les noms d'origine latine pour la totalité sauf un et ils sont
appliqués indubitablement à des Africains (8).
Mais les plus célèbres martyrs sont encore les martyrs de
Thuburdo : sainte Perpétue issue d'une grande famille et l'esclave
sainte Félicité, ainsi que leurs quatre compagnons. Les
actes de leur martyre comme ceux des martyrs scilitains nous sont parvenus
et ont contribué à nous faire partager l'émotion
qui a saisi tous les spectateurs du supplice. Je n'énumérerai
pas la suite des innombrables martyrs africains. J'évoquerai seulement
encore la courageuse sainte Salsa de Tipasa que tous lesPieds- Noirs connaissent
; c'est elle qui a renversé les idoles et qui a été
précipitée à la mer par les païens furieux.
Et pour montrer les liens étroits de Rome et de l'Afrique, j'ajouterai
que, dès 185, l'Africain saint Victor (9) monte sur le trône
de Pierre. D'autres papes d'origine africaine lui succéderont encore
: saint Melchiade (10) et saint Gélase (11), Sainte Monique et
Saint Augustin.
Louis Bertrand commente: " Quelques années après Apulée,
avec Tertullien, saint Cyprien et saint Augustin, Carthage deviendra le
foyer du christia- nisme latin. C'est Carthage qui aura les grands docteurs,
les martyrs illustres, le prestige de l'épiscopat, l'organisation
ecclésiastique la plus étendue et la plus complète
".
Et en effet, du temps de sainte Perpétue, l'éloquence africaine
était déjà au service du Christ grâce au prêtre
de Carthage : Tertullien. Bien que la fin de sa vie, à cause de
son intransigeance outrancière, fût éloignée
de l'Église romaine, il l'a longtemps servie avec une belle fougue
pendant les persécutions (cf. parmi ses oeuvres : " Aux martyrs
", " Contre les nations ", " Apologétique ").
Ses premiers ouvrages le mettent au premier rang des apologistes chrétiens.
C'est à lui qu'on doit cette magnifique strophe: " Nous ne
sommes que d'hier et nous remplissons tout: les villes, les îles,
les forteresses, les municipes, les assemblées, les camps eux-mêmes,
les tribus, les décuries, le palais, le Sénat, le forum.
Nous ne vous laissons que les temples (12). Il ne faut pas omettre de
citer ensuite le grand évêque de Carthage: saint Cyprien.
L'auteur du traité sur " L'unité de l'Église
" qui soutient le pape saint Corneille à cette époque
de troubles et de persécutions, est connu dans une grande partie
de la chrétienté; l'Espagne et la Gaule le consultent. Il
en sera de même du grand saint Augustin, natif de Thagaste (Souk-Ahras
en Algérie). Le livre de Louis Bertrand a redonné vie au
grand docteur de l'Église et a contribué à le faire
descendre de l'étagère empoussiérée où
on l'avait relégué, par respect peut-être, mais surtout
par méconnaissance. L'évêque d'Hippone nous est alors
redevenu familier à nous Français, alors que la querelle
janséniste en avait fait un
épouvantail. Vous le savez, saint Augustin meurt alors que les
Vandales assiègent sa ville. Ces hordes germaniques étaient
de religion arienne, et le raffinement dans les persécutions, ou
mieux leur perversité, peut se comparer sans exagération
à la cruauté communiste (13).
C'est saint Victor de Vite (14) qui a été le mémorialiste
de ces terribles persécutions qui dévastèrent l'Afrique.
Ainsi Hunéric, le roi des Vandales, voulut obliger les évêques
réunis en concile à Carthage en 484, à se prononcer
sur une question politique: ils devaient jurer d'exécuter le contenu
d'une formule scellée. Les évêques se récrièrent.
Hortulanus, évêque de Bennefa et Florentianus, évêque
de Midila prirent la parole: " Sommes- nous des animaux sans raison
pour jurer avec facilité et témérité sans
savoir ce que contient la formule ? ".
Enfin on la leur montra: il s'agissait de soutenir les droits de succession
de Hilderic, fils de Hunéric et de ne jamais écrire de lettres
outre-mer, c'est-à-dire à Rome. Certains évêques
finirent par céder; on les relégua dans les fermes agricoles
sous prétexte que l'Évangile interdit de jurer. Les autres
furent déportés en Corse car on leur reprochait de ne pas
vouloir Hilderic pour successeur du roi. Saint Victor de Vite termine
son ouvrage " Histoire de la persécution des Vandales ",
en donnant le chiffre de 4966 clercs martyrs sous Hunéric : les
hommes torturés, les autres bannis, livrés aux tribus pillardes
comme esclaves, emprisonnés, etc.
Les Byzantins qui succédèrent aux Vandales enfin vaincus,
ne purent jamais réparer les pertes causées par leurs rapines
et leurs dévastations. Ainsi les troupes musulmanes rencontrèrent-elles
une chrétienté affaiblie: des centaines d'évêchés
(plus de 500) avaient été laissés vacants pendant
des décennies et certaines pertes étaient irréparables.
En 669, c'est la perte de la Byzacène et la création de
Kairouan, capitale de l'Afrique musulmane. En 698, c'est la prise de Carthage.
Au mie siècle, avec Abdel Moumène disparaissent les derniers
évêques chrétiens.
Dès lors, les chrétiens ne sont plus que des esclaves des
pirates barbaresques ou encore des îlots totalement isolés
qui finissent par disparaître, faute de l'aide et du soutien du
reste de la chrétienté. Car les pays nord- africains s'isolent
du nord de la Méditerranée, contrairement au Proche-Orient
et à la Terre Sainte où il y eut presque constamment des
pèlerins et des ambassades.
Rappelons le destin de saint Raymond Lulle, l'auteur catalan de "
Vars magna ", qui meurt à Bougie lapidé en 1316 pour
avoir voulu prêcher le Christ; l'Afrique devient un pays fermé.
Je sauterai maintenant par-dessus les siècles obscurs de l'islam
selon la formule de l'historien Gauthier (15) pour en arriver à
l'objet de la troisième partie.
Le cardinal Lavigerie
La vie du cardinal Lavigerie est un trait
de feu (16). Il y aurait trop à dire et je m'en tiendrai, ce qui
sera déjà beaucoup, à son oeuvre en Afrique du Nord.
Il a été nommé le 12 janvier 1867 archevêque
d'Alger et il a pris possession de son siège en mai 1867. Il succédait
à deux évêques pionniers : Mgr Dupuch qui ne fut enfin
nommé en 1838 que parce que l'émir Abd el-Kader reprochait
publiquement aux Français de n'avoir aucune religion (cf. "
Les Français en Algérie ", Louis Veuillot).
Et Mgr Pavy qui se heurta, comme son prédécesseur, à
l'hostilité de l'administration pour accomplir sa mission: les
églises misérables et peu nombreuses, le clergé pauvre
et peu considéré avait même interdiction de communiquer
avec les indigènes; et pour plus de sûreté, on écartait
les prêtres qui parlaient l'arabe.
Avec le nouvel évêque, tout va changer; ses buts étaient
à l'opposé de la politique du royaume arabe, chimère
chérie par l'empereur Napoléon III. Son premier mandement
était le suivant: " Faire de la terre algérienne le
berceau d'une nation grande, généreuse, chrétienne,
d'une autre France, en un mot répandre autour de nous les vraies
lumières d'une civilisation dont l'Évangile est la source
et la loi; les porter au-delà du désert, jusqu'au centre
de cet immense continent encore plongé dans la barbarie... O chère
et illustre Eglise africaine, puissé-je contribuer à consoler
tes douleurs et à te rendre une partie de ta gloire perdue ".
Et s'adressant aux indigènes, il leur disait: " Je réclame
le privilège de vous aimer comme mes fils, alors même que
vous ne me reconnaîtriez pas pour père ". Et dès
la fin de l'année 1867, il montra qu'il ne s'agissait pas de vaine
rhétorique : le choléra, puis la famine s'abattirent sur
le pays. Les sauterelles avaient dévasté les récoltes.
Et la peste s'ajouta au choléra et au typhus. Il y eut près
de 200 000 morts parmi les indigènes. Et le plus rapide à
leur porter secours fut bien évidemment le cardinal et tout son
diocèse. Il commença par l'adoption d'un premier orphelin
qu'il recueillit. Puis dix et vingt autres suivirent.
En avril 1868, il avait la charge de 1000 orphelins et il nourrissait
en outre plus de 2000 indigènes dans le plus grand dénuement.
Tout passa à cette uvre : jusqu'à la garde-robe de
l'archevêque, y compris ses soutanes violettes!
Pendant ce temps, le gouvernement et la Chambre délibéraient.
Alors, ayant épuisé ses ressources, l'archevêque,
qui avait installé son orphelinat à Ben-Aknoun (dans ce
qui fut plus tard l'annexe du lycée Bugeaud), partit pour la France
quêter pour son oeuvre. Mais s'il obtint les subsides de la générosité
des fidèles, il se heurta immédiatement au gouvernement
général de l'Algérie qui était alors le maréchal
de Mac-Mahon. Ce dernier craignait que l'action de l'archevêque
ne provoque le fanatisme de la population (ce fut tout le contraire qui
arriva) et dès ce moment, une animosité vigilante le dressa
contre toutes les initiatives de l'archevêque missionnaire.
Pour compléter son oeuvre, vous savez qu'inlassablement, jusque
dans l'extrême misère consécutive à la défaite
de 1870, l'archevêque d'Alger pèlerina, mendia, quêta
et obtint non seulement de pouvoir nourrir ses orphelins mais même
de les éduquer. Ceux-ci furent libres de retourner chez eux et
la plupart restèrent et l'archevêque, ayant attendu qu'ils
atteignent leur majorité, leur accorda ce qu'ils désiraient
instamment: le baptême. Il fonda ainsi pour ses orphelins qu'il
avait lotis, les deux villages chrétiens de Saint-Cyprien et de
Sainte-Monique-des-Attafs; villages qui bénéficièrent
en outre, de l'hôpital Sainte-Élisabeth qui fut ouvert à
tous, chrétiens et musulmans.
Il multiplia les fondations aux Ouadhias, aux Arifs et en Kabylie. Pour
le sort de ces Kabyles chrétiens, je vous renvoie au livre émouvant
de la mère de Jean Amrouche " Histoire de ma vie " (17).
Mais j'ai oublié de parler de l'essentiel: l'instrument de ces
fondations, ce furent bien entendu les deux sociétés missionnaires
qu'il fonda : les Pères Blancs et les Soeurs Blanches (1868-1869).
Il serait trop long d'évoquer tous ses combats et l'hostilité
à laquelle il se heurta et qui venait principalement de Paris.
Mac- Mahon était devenu président de la République.
Et si Mg' Lavigerie se concilia ses successeurs à Alger, d'abord
l'amiral de Gueydon puis le général Chanzy, l'hostilité
anticléricale ne désarma pas. Il se heurta aux diminutions
des subventions promises, puis à leur annulation qui le mirent
au bord du découragement. Une hostilité incessante et mesquine
tâchait de saper son oeuvre en ce qu'elle avait d'impérial.
Cependant eut lieu le 2 juillet 1872 la consécration solennelle
de la basilique Notre-Dame d'Afrique, construite sur les hauteurs d'Alger
et qui redonnait à l'église catholique tout le lustre que
souhaitait Mgr Lavigerie; devant un grand concours du peuple, il y eut
le même jour la bénédiction dans cette même
église du premier mariage de ses orphelins de la famine de 1867.
Puis il faut évoquer son action en Tunisie où il s'était
rendu dès 1877. Et lorsque fut signé le traité du
Bardo, c'est tout naturellement qu'il fut nommé administrateur
apostolique en Tunisie (1881). Il pouvait alors accomplir son projet grandiose
: l'érection de la cathédrale Saint-Louis de Carthage et
la construction d'écoles et d'hôpitaux à Tunis.
Inutile d'insister sur le sens de l'apparat du nouveau primat qui fit
que, très sincèrement, toutes les populations se tournaient
vers lui : les indigènes, juifs et musulmans, tout comme les chrétiens
le considéraient comme le chef spirituel d'une nouvelle chrétienté
rétablie.
Et le contraste avec la grisaille et la mesquinerie de certaines administrations
françaises était tel que Louis Bertrand ne pouvait s'empêcher
de stigmatiser " le clabaudage de l'envie, de la sottise, du sectarisme
imbécile et malfaisant ". Et de déclarer à ses
interlocuteurs d'Alger : " Il n'y a qu'un homme ici: c'est le cardinal
! ". Louis Bertrand n'est pas converti et déjà la
haute figure du prince de l'Église attire son regard. Il décrira
plus tard les obsèques majestueuses du cardinal en 1892 qui avaient
réuni une foule considérable aussi bien à Alger qu'à
Carthage où il fut enterré.
Et par contraste, la froideur de la France officielle, à l'exception
des chaudes paroles du gouverneur général de l'Algérie,
Jules Cambon, s'exclamant: " Cher et grand cardinal... ". Or,
il s'agissait de l'homme d'Église qui avait porté, le 12
novembre 1890, le fameux toast à la République, et qui mourait
dans le chagrin de n'avoir pas été compris, mais bafoué.
Comment l'ancien légitimiste qui avait fait le voyage à
Carlsbad pour y rencontrer le comte de Chambord et qui lui avait même
écrit pour lui demander de prendre le pouvoir, en était-il
arrivé là? Eh bien, il fut déçu dans ses espérances
monarchistes, à la fois par les rivalités des monarchistes
et les hésitations du prétendant. Et il fut déçu
par les persistantes divisions des catholiques impuissants à faire
barrage à la gauche. Aussi, lorsque le pape Léon XIII le
sollicita d'inaugurer sa nouvelle politique du ralliement, y céda-t-il.
Mais ce fut un échec et une division supplémentaire dans
les rangs catholiques entre ralliés et non ralliés. Le pape
avait-il été mal informé par le cardinal Rampolla
?
Toujours est-il que les élections de 1893, 1898 et 1904 furent
un désastre pour les députés catholiques et que Saint
Pie X ne put que le constater et abandonner ces directives qui n'avaient
pas eu l'effet escompté. Malgré les vicissitudes et la tristesse
de ses dernières années, la majesté du cardinal Lavigerie
dans son oeuvre immense n'en ressort que plus clairement. Il fut certainement
le dernier grand prince de l'Église de France au xixe siècle.
Conclusion
Louis Bertrand nous a donc montré
les deux aspects de cette Afrique du Nord à laquelle il s'est voué
: l'aspect romain et l'aspect chrétien. A vrai dire, ces deux faces
de la civilisation fusionnèrent en terre d'Afrique. Une grande
partie des populations adopta le statut romain et l'Empire y eut l'une
de ses plus belles provinces. Louis Bertrand nous a ainsi rappelé
que l'Afrique du Nord ne fut pas seulement islamisée et arabisée
mais qu'on percevait toujours, malgré les siècles, des traces
indubitables de christianisme et de romanité jusque dans les moeurs
(28) et la langue (19) des Africains d'aujourd'hui. Car l'Afrique du Nord,
pour une période non négligeable de sept siècles,
fut romanisée en profondeur et prospère : ce fut le grenier
de l'Empire.
Et innombrables sont les témoignages que l'Africain s'y plut, depuis
Apulée de Madaure (20) jusqu'au journalier ayant fait fortune en
louant la force de ses bras et immortalisés par la stèle
de Mactar (21). Le désastre vint avec les Vandales qui décimèrent
ou exilèrent la plus grande partie des élites urbaines et
catholiques. Puis la décomposition de l'autorité étatique,
que les Byzantins ne firent que retarder, n'offrit qu'une résistance
temporaire à l'avancée de l'islam qui asphyxia finalement
l'Afrique du Nord quand les dernières résistances se réfugièrent
dans les montagnes. Louis Bertrand et le cardinal Lavigerie ont tenté
de démontrer que d'autres voies étaient ouvertes à
l'Afrique du Nord. Celle d'un retour aux sources et une prospérité
retrouvée dans une civilisation tout à la fois romaine et
méditerranéenne. Est-ce aussi inactuel qu'il y paraît?
(22).
o
Bibliographie:
- LAPEYRE (G. G.), PELLEGRIN (A.), Carthage latine et chrétienne,
Payot, 1950.
- PICARD (G. Charles), La Carthage de saint Augustin, Fayard, 1965, et
La civilisation de l'Afrique romaine, Plon, 1959.
- BOISSIÈRE (Gustave), L'Algérie romaine, Hachette, 1883,
2e édition.
- MALAPERT (Lucienne), À la recherche de l'Afrique romaine, Guide
Marabout, 1975. - CussAc (Père J.), Un géant de l'apostolat:
le cardinal Lavigerie, Librairie missionnaire. - CHABOT (J. B.), Recueil
des inscriptions libyques, trois volumes, Imprimerie Nationale, 1940.
- SERVIER (Jean), Les portes de l'année, Robert Laffont, 1962.
- DELATTRE (R. P.), L'archéologie et le Congrès eucharistique
de Carthage, Tunis, 1932. - NICOLAS (F.), La langue berbère en
Maurétanie, IFAN - Dakar, 1953.
- FAIDHERBE (général), Le zénaga des tribus sénégalaises,
Paris, 1977.
- LAVIGERIE (cardinal), Écrits d'Afrique, B. Grasset, 1966.
- BAUNARD (Mgr), Le cardinal Lavigerie, deux volumes, Gigord, 1922.
- LECLERCQ (Dom H.), L'Afrique chrétienne, V. Lecoffre, 1904.
- Anonyme, Souvenirs de l'ancienne Église d'Afrique, De Perusse.
|
1 - Djezirat-el Maghreb:
l'île du couchant, Maghreb voulant dire occident par opposition
à Machreq: orient.
2 - Basset (René), Le dialecte de Siouah, Leroux, 1890.
3 - Faidherbe (général), La zénaga des tribus sénégalaises,
Paris, 1877.
4 - Chabot (J.-B.), Recueil des inscriptions libyques, Imprimerie nationale,
1940.
5 - Maure viendrait de la forme punique de Maghrebi (occidental en arabe),
soit Ma'urim, que le latin, ignorant la consonne laryngale punique, a
transcrit en Maurus; ce nom a connu une grande fortune dans ses dérivés:
Maur, Maurice... Noter aussi que le nom même de l'Afrique semble
avoir une origine punique et signifierait simplement la colonie (cf. Dictionnaire
étymologique des noms géographiques, Masson, 1986).
6 La Table Ronde, 1962. Nouvelle édition Édition Atlantis
à Friedberg, Allemagne. Voir la biographie de Jean Brune par Francine
Dessaigne, éd. Confrérie Castille.
7 - En arabe Qçontina.
8 - L'archimartyr d'Afrique, Namphano, porte lui aussi un nom africain.
Il aurait une origine punique et signifierait " pes felix "
" d'un bon pied " (?).
9 - Saint Victor 1" qui succéda au pape Eleuthère,
fut le premier des écrivains chrétiens à se servir
du latin; comme toute la chrétienté d'Afrique, il fut le
champion de l'esprit romain et latin.
10 - Saint Miltiade ou Melchiade, pape de 311 à 314; Saint Augustin
dit de lui: " qu'il fut un vrai fils de la paix et un vrai père
pour les chrétiens ".
11 - Saint Gélase, pape de 492 à 496.
12 - Tertullien: Apologétique.
13 - Pour interdire à leurs compatriotes toute tentation de conversion
au catholicisme romain, ils plaçaient à la porte des églises
catholiques de Carthage, des gardes qui avaient ordre de harponner chacun
des leurs qui tenterait d'entrer; en effet les Vandales portaient les
cheveux longs contrairement aux Africains romanisés. Il suffisait
d'emmêler les longs cheveux des Vandales (qui auraient prétendu
participer aux cérémonies catholiques) sur le harpon pour
leur arracher la chevelure d'un coup sec...
14 - Saint Victor, évêque de Vite en Byzacène. Exilé
à Constantinople, il y écrivit son <s Histoire de la
persécution des Vandales ". Dom Thierry Ruinard de la Congrégation
de Saint Maur en a donné une excellente traduction, Paris, 1694.
L'abbé Migne l'a reprise en 1847. Rentré en Afrique sous
Gontamond, saint Victor fut à nouveau exilé par Thrasamond
et mourut en Sardaigne en 490 ou en 512 selon les auteurs.
15 - Gauthier (E. F.), Le passé de l'Afrique du Nord, Payot.
16 - James (F.), Le cardinal Lavigerie, Flammarion, collection "
Les grands coeurs ", 1927
17 - Éditions Maspero.
18 - Les tatouages qui marquent les femmes en pays musulman sont généralement
la trace d'une protestation contre les mariages forcés avec islamisation
forcée de l'épouse. On trouve souvent des signes d'origine
chrétienne dans ces tatouages.
19 - Sans parler de l'année solaire des paysans d'Afrique du Nord
qui continuent à nommer les mois de leurs noms latins plus ou moins
déformés, on remarquera la persistance d'un prénom
féminin au sens symbolique évident: " TAOS " ou
" TAOUS " qui veut dire le paon en grec" TAQE ". Cet
oiseau était un symbole chrétien en toutes ses lettres.
Le Tau de la croix; le X du Sauveur (Q/THP) et les deux lettres centrales
A et çà qui sont à elles seules une appellation du
Christ. Ce prénom est encore fort répandu en pays kabyle.
20 - Lucius Apuleius Theseus (125-170 après J.-C.) le plus célèbre
écrivain latin d'Afrique dans l'Antiquité. Connu surtout
comme l'auteur de " Métamorphoses ou l'âne d'or ".
Mort à Carthage.
21 - cf. J. Maqueron, Le travail des hommes libres dans l'Antiquité
romaine (CRDP d'Aix-en-Provence, polycopie, 1964) CIL VIII 11.824, supp.
I. Voici la traduction de cette inscription du me siècle, antérieure
à l'année 238 d'après J. Maqueron : << le suis
né d'une famille pauvre, d'un père d'humble condition qui
n'avait ni revenu, ni maison à lui. Depuis ma naissance, j'ai vécu
en cultivant ma terre et il n'y avait de repos ni pour la terre ni pour
moi. Lorsque venait la saison où les moissons étaient mûres,
j'étais le premier à couper les chaumes. Lorsque paraissaient
dans les campagnes les équipes de moissonneurs qui gagnaient soit
Cirta, capitale des Numides, soit les plaines que domine le Mont Jupiter,
j'arrivais dans les champs avant tous les autres, comme moissonneur; laissant
derrière moi des gerbes serrées, j'ai, pendant deux fois
six étés, fauché sous le soleil brûlant. Ensuite
je suis devenu un entrepreneur qui se charge de travail et, pendant onze
ans, j'ai dirigé les équipes de moissonneurs et ma main
a fauché les champs des Numides. Tant d'efforts et une vie qui
se contente de peu ont produit leurs fruits; ils m'ont rendu propriétaire
d'une maison et j'ai acquis une villa. Ma maison ne manque de rien. Et
les honneurs sont même venus, récompense de ma vie. J'ai
été inscrit au nombre des décurions; élu par
les membres de cet ordre, j'ai siégé dans le temple de la
Curie et de petit paysan que j'étais, je suis devenu censeur. J'ai
eu des enfants, j'ai vu croître la jeunesse et mes chers petits-enfants.
Les années de ma vie se sont écoulées honorées
par leurs mérites et jamais les mauvaises langues n'ont porté
contre elles de propos médisants. Mortels, apprenez à mener
une existence sans reproche; il mérite de mourir ainsi celui qui
a vécu honnêtement ".
22 - Voir La Fratemité Notre-Dame de Kabylie, l'association de
la Communauté des Chrétiens de Kabylie et leurs Amis, et
la vague de conversions actuelles dans toute l'Afrique du Nord malgré
(à cause ?) de la persécution.
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