Alexandre Dumas et l'Algérie
par Gaston Palisser
"MON AMOUR, VOUS POUVEZ DÉFAIRE VOS BAGAGES... NOUS NE PARTONS
PLUS"
Ainsi Alexandre Dumas interpellait-il ce 26 juillet 1830 son égérie
du moment, l'actrice Belle Krelsamer. En effet le jeune et déjà
célèbre auteur de Henri III et sa cour qui s'apprêtait
à se rendre à Alger, la ville récemment conquise,
venait d'apprendre la publication des ordonnances du ministère
Polignac contre la liberté de la presse. Nouvelle qui l'incitait
à rester à Paris : " Ce que nous allons voir ici
sera encore plus curieux que ce que je verrais là-bas! "
déclara-t- il.
Ce jour-là, Paris éclipsait Alger...
Nous pouvons regretter que ce voyage exotique ne se soit pas alors réalisé.
Car sans doute nous eût-il valu de savoureux instantanés,
saisis sur le vif, de cette farouche et mystérieuse " El-Djezaïr
" ouverte depuis quelques jours seulement à nos soldats. Et
pour le jeune dramaturge, c'eût été le début
d'une incursion dans le domaine de la narration, genre qu'il illustrera
plus tard de façon extraordinairement vivante et abondante (vingt-cinq
volumes de ses oeuvres complètes), à la rencontre des hommes
et des paysages. Mais portant toujours un vif intérêt au
devenir des Possessions françaises en Afrique du Nord, il aura
l'opportunité, au fil des années, de rencontrer à
Paris les principaux acteurs de l'épopée qui se poursuivait
là-bas : Bugeaud, Yusuf, Saint-Arnaud, le jeune duc d'Orléans,
etc.
C'est la politique coloniale du gouvernement, désireux de mieux
faire connaître l'Algérie, afin d'y attirer un grand nombre
de colons qui offre enfin à Dumas l'occasion d'y aller voir de
plus près. Le ministre de l'Instruction publique, Salvandy, avait
précédemment visité la colonie : " Quel magnifique
pays, s'était-il exclamé, et comme il est regrettable
qu'il soit si peu connu, comment le populariser? ". Le ministre
suggéra à l'écrivain Xavier Marmier qui l'accompagnait:
" A votre place, je m'arrangerais de manière que Dumas
fit le voyage que nous venons de faire et écrivît là-dessus
deux ou trois volumes. Il aurait trois millions de lecteurs et peut-êtredonnerait-il
à cinquante ou soixante mille d'entre eux le goût de l'Algérie
".
Dès son retour à Paris, le ministre mit cette idée
en pratique. Ayant invité Dumas à dîner, il lui proposa
une " mission littéraire " à effectuer en Algérie.
Ce que notre homme de lettres accepta d'enthousiasme. Comme on lui offrait
10000 F pour frais de voyage, il répondit, superbe: " J'ajouterai
40 000 F de ma poche, mais j'aimerais que l'on mît un bâtiment
de guerre à ma disposition, afin de me promener tout au long des
côtes du pays. .. ". Il obtint satisfaction et le jeune
duc de Montpensier ayant eu connaissance du projet, lui proposa à
son tour, de passer par Madrid, afin d'assister comme historiographe,
à son mariage avec l'Infante Marie-Louise-Fernande de Bourbon.
C'est ainsi qu'après un glorieux passage à Madrid où
il reçut le plus grand accueil des Espagnols, " Je suis
plus populaire ici qu'en France! " (écrira-t-il dans
De Paris à Cadix), notre héros embarquait dans cette
dernière ville, le 21 novembre 1846, sur la corvette le Véloce
(En souvenir de l'amitié que
les officiers du navire, ainsi que son équipage, leur avait manifestée
au cours de la croisière, Dumas intitula te Véloce les deux
volumes d'Impressions de Voyages qu'il fit publier en 1848.),
navire de guerre envoyé par le Gouverneur général
de l'Algérie sur ordre de Paris. Quatre personnes le suivaient
à bord. Outre Auguste Maquet, le fidèle collaborateur chargé
de prendre des notes durant le voyage, il y avait là trois peintres
ou dessinateurs, Louis Boulanger, Eugène Giraud et Desbarolles
" nomme à la carabine ". Un jeune domestique de
couleur qui portait le nom parfumé d'Eau de Benjoin, fermait la
marche.
La " mission littéraire" débutait... Elle
devait célébrer les victoires de l'armée d'Afrique
et les beautés du pays afin d'inciter les aspirants colons à
aller s'y installer. Cependant le Véloce avait lui aussi une mission
préliminaire à accomplir. Il devait recueillir à
Melilla, une quinzaine de prisonniers français libérés
contre rançon par Abd el-Kader après une longue captivité.
Après être passée par Tanger, puis Gibraltar où
l'on recueillit l'autre Alexandre, le fils du maître, la corvette
toucha enfin Melilla mais ce fut pour apprendre que les prisonniers avaient
déjà gagné Djemâ a Gazzaouet (2
Simple poste d'observation à la frontière marocaine constitué,
à l'origine, d'une redoute flanquée de deux blockhaus, Djemâa-Gazzaouet,
que les troupiers appelaient Biscuit-Ville, devait devenir une petite
ville prospère sous le nom de Nemours.) à bord
d'une balancelle. Le Véloce le rejoignit là-bas et, sur
invitation du colonel de Mac Mahon, les " missionnaires " banquetèrent
un soir avec eux. Une visite au tombeau du capitaine Géreaux et
de ses compagnons de combat du marabout de Sidi-Brahim ( Voir
l'algérianiste n° 88, de décembre 1999, p. 4 - 17)
avait précédé ces agapes. Pèlerinage patriotique
qui lui inspira ces remarques désabusées : " Quand
les scandaleux débats de notre Chambre leur sont apportés
par les journaux, quand les honteux trafics de nos consciences leur seront
révélés par les procès... que doivent dire
ces hommes. . . qui souffrent, qui combattent pour cette mère gangrenée
et vénale ? ". Au sortir de la grande salle du banquet,
improvisée dans une grange de l'armée pour une tablée
de trois cents couverts et après les derniers adieux échangés
sur la plage avec les officiers qui raccompagnaient les visiteurs à
leur navire, Dumas remercia mentalement Dieu de lui avoir permis, à
lui, fils d'un ancien soldat, à lui, soldat de coeur, d'avoir pu
assister à une pareille fête.
Le 9 novembre, le Véloce arrivait en vue d'Alger, ce qui nous vaut
une brève mais pertinente description de la ville telle qu'elle
s'offrait aux yeux des voyageurs en cette année 1846. Là
une déception attendait nos mousquetaires. Le maréchal Bugeaud
qu'ils devaient rencontrer, venait justement de partir pour Oran en compagnie
de quelques parlementaires, et pour une quinzaine de jours. Sur le champ
Dumas résolut de mettre ce contretemps à profit en allant
découvrir d'abord Tunis puis, sur le chemin du retour, Bône
et Constantine.
Le 4 décembre, le Véloce jetait l'ancre devant Tunis. Visite
qui nous vaut encore une profusion de descriptions et d'anecdotes succulentes.
Comme celle-ci, par exemple: le Bey de Tunis voulait que son armée
soit vêtue à l'européenne. Aussi commanda-t-il vingt
mille uniformes en France, pantalons garance et vestes bleues. Seulement,
à la livraison, les tenues se révélèrent toutes
de la même taille. Et c'est ainsi que la milice du Bey eut 4000
de ses hommes correctement vêtus et les 16000 autres habillés
de pantalons ou de vestes trop longs ou trop courts.
Après quelques visites à Carthage ainsi qu'à El Djem
où nos amis purent admirer le grand cirque romain sous la clarté
de la lune, puis à l'île de la Galite, l'intermède
tunisien prenait fin et, le 9 décembre, le Véloce voguait
à nouveau vers le territoire algérien. Après avoir
essuyé un gros grain, la corvette mouillait dans le port alors
peu sûr de Bône. De cette ville, nos " missionnaires
" effectuèrent une promenade aux ruines d'Hippone sur lesquelles
planait encore le souvenir de Saint Augustin (4Voir
l'algérianiste n° 101, de mars 2003, p. 94 - 96),
puis réembarquèrent pour Stora et Philippeville. Quittant
cette dernière ville dans une diligence louée pour eux seuls,
ils se dirigèrent vers Constantine. Quarante-huit heures plus tard,
ils franchissaient les remparts de l'antique Cirta, encore pleins d'effroi
et d'admiration pour ce fantastique nid d'aigle apparu au détour
d'une montagne.
De leur bref séjour à Constantine, qu'ils quittèrent
le 22 décembre, nos mousquetaires rapportaient une foule d'anecdotes
et d'histoires dont celle, encore inconnue en France, de l'affaire de
Djemila ( Voir l'algérianiste
n° 89, de mars 2000, p. 44 - 59). À leur arrivée
à Stora, Dumas pris possession d'un cadeau insolite : un vautour
féroce qu'il nomma aussitôt Jugurtha. Cependant il dut le
dompter à la cravache afin de pouvoir le faire embarquer avec lui.
Le 25, le Véloce parvenait enfin à Alger. Cette fois, Dumas
put enfin rencontrer le maréchal Bugeaud qui, au cours d'un entretien,
lui déclara, " l'Afrique c'est une terre donnée par
la providence à la France. Faites-la connaître à tous
les méchants avocats qui nous marchandent 100 000 F quand nous
leur donnons un monde. . . " et l'incita à visiter la Mitidja.
Ce que nos voyageurs réalisèrent les jours suivants, découvrant
sur le terrain, admiratifs, la colonisation débutante à
Boufarik puis à Blida. Le 3 janvier, ils quittèrent Alger
à bord d'une frégate après avoir été
fêtés aux cours de brillantes manifestations dans la ville,
dont une représentation de Kean, donnée à l'Opéra.
Ils débarquèrent à Toulon à l'issue d'une
traversée sans incident de 39 heures.
En reposant les pieds en France, Dumas retrouvait l'immense labeur de
son " usine à romans " auquel s'additionnait celui
de ses nombreuses créations théâtrales. Il y retrouvait
aussi les multiples ennuis que lui suscitaient les jaloux de son universelle
gloire. À la Chambre, il y eut un beau vacarme : " Comment,
tonna un député, un bateau de guerre avait-il été
mis au service d'un amuseur public? Pourquoi, interrogea un autre, une
" mission scientifique " avait-elle été confiée
à un feuilletoniste ? Sa présence à bord du Véloce
a déshonoré le pavillon français " renchérit
un autre. Dumas tint tête crânement à ces critiques
et envoya ses témoins, dont Victor Hugo, aux interpellateurs qui
se réclamèrent aussitôt de la liberté de la
tribune. Ainsi le rôle avantageux était-il concédé
à Dumas, alors au zénith de sa brillante carrière...
|