Miguel de Cervantès
Saavedra
captif à Alger
François Vernet
Après avoir servi à Lépante,
à Navarin, puis à Tunis, Cervantès retourne en Espagne.
Quatre galères quittent donc l'Italie. Au bout de quelques jours,
la tempête les sépare. Jean Canavaggio, le biographe de Cervantès,
a mené
une véritable enquête pour savoir où la galère
de Miguel a été prise par les Barbaresques le 26 septembre
1575. On a toujours affirmé que c'était au large des Saintes-
Maries-de-la-Mer. L'écrivain rétablit la vérité,
résultat des plus récentes recherches:
Cervantès a quitté Naples le 6 ou 7 septembre; le 18 septembre,
la flottille est dispersée par la tempête à hauteur
de Port-de-Bouc; la capture a lieu au large des côtes catalanes,
près de Cadaquès ou de Palamos. Qui dirige le navire des
Barbaresques? Un renégat albanais nommé Arnaut Mami. En
fait, il commande trois galères. Son lieutenant s'appelle Dali
Mami. Les Espagnols refusent de se rendre et le combat dure plusieurs
heures. Ils sont bientôt débordés, ont plusieurs morts
à déplorer, dont leur capitaine. Les survivants sont transférés
pieds et poings liés sur les galères algériennes.
Comme d'autres navires chrétiens apparaissent à l'horizon,
les Barbaresques abandonnent leur prise et s'enfuient avec leurs prisonniers.
Trois jours plus tard, c'est l'arrivée à Alger. Voici ce
qu'en dit Cervantès, en vers, dans La vie à Alger
(1):
"
Quand j'arrivai captif et vis cette terre
De
si triste renom qu'en son sein recèle
Tant
de pirates qu'elle accueille et protège
Je
ne pus retenir plus longtemps mes pleurs ".
(1).- Et voici ce que dit le père Dan d'Alger
au XVIIe siècle: " Cette ville, qui a toutes ses maisons
blanchies de chaux, dedans et dehors, paraît extrêmement
belle quand on l'aborde par mer. Car elle se présente insensiblement
à la vue, comme par certains degrés, et va toujours
en montant, à la façon d'un amphithéâtre.
Ce qui procède de ce qu'étant sur la pente d'une petite
colline, elle fait voir pleinement et à découvert toutes
les maisons qui n'ont pour toit que des terrasses, du haut desquelles
on a le plaisir de regarder la mer, sans que les bâtiments s'empêchent
l'un l'autre. Or, bien qu'elle soit carrée, elle paraît
bien moins large par le haut que par le bas ". En ce xvi' siècle,
Alger est une ville cosmopolite, c'est le moins que l'on puisse dire.
Voici ce qu'écrit le grand historien Ferdinand Braudel: "
Ces Corses d'Alger, que sont-ils? Quelques-uns des bagnards. D'autres,
marins et marchands, trafiquent dans le port. Mais plus d'un s'est
installé à demeure, parmi les riches renégats
de la ville: Hassan Corso ne sera-t-il pas un des " rois "
d'Alger? Vers 1568, un rapport espagnol parle de 6000 Corses, sur
un total de 10000 renégats à Alger. A la fin du siècle,
la ville regorge d'intermédiaires corses, agents efficaces
des rachats de captifs ", BRAUDEL (Ferdinand), La Méditerranée
au temps de Philippe II, A. Colin, 1950, |
Cervantès trouve une ville grouillante
qui vit de la piraterie. Les galères algériennes sont plutôt
des galiotes, c'est-à- dire qu'elles sont plus petites que les
européennes, plus fines et plus rapides. Une trentaine de ces galiotes
font fonctionner l'économie algéroise. Elles raflent les
navires chrétiens par centaines chaque année, ramènent
des milliers de captifs des côtes d'Espagne, d'Italie et des îles.
On négocie les marchandises pillées, on vend les esclaves
aux enchères. Cervantès semble avoir échappé
à cette humiliation puisqu'il échoit en partage à
Dali Mami, surnommé " El Cojo " (le boiteux), ceci sans
doute à cause des lettres trouvées sur lui qui font penser
qu'il est un personnage important.
Dali Mami pense tirer une rançon de 500 écus d'or.
L'esclavage à
Alger
Je n'ai pas le récit de Cervantès,
mais je dispose de celui d'un écrivain espagnol nommé Emmanuel
d'Aranda, capturé en 1574 (donc un an avant Cervantès) et
qui fut longtemps captif. La vente des esclaves se faisait sur une place
appelée le Batistan. La valeur vénale de chaque esclave
dépendait de son lieu de naissance, de sa fortune présumée,
de son état de santé, de ses forces physiques (ou de sa
beauté et de son âge pour une femme).
Voici le récit:
" Le douzième de septembre (1574), on nous mena au marché
où l'on a coutume de vendre les chrétiens. Un vieillard
caduc, avec un bâton à la main, me prit par le bras et me
fait faire plusieurs fois le tour du marché. Ceux qui avaient envie
de m'acheter demandaient de quel pays j'étais, mon nom, ma profession.
Sur lesquelles demandes, je répondais avec des mensonges étudiés,
que j'étais natif du pays de Dunkerque, et soldat de profession.
Ils me touchaient les mains pour voir si elles étaient dures et
pleines de cals; outre cela, ils me faisaient ouvrir la bouche pour voir
si mes dents étaient assez bonnes pour briser le biscuit sur les
galères. Après quoi, ils me firent asseoir ainsi que mes
compagnons; et le vieillard, prenant le premier de la bande, fit trois
ou quatre fois avec lui le tour du marché en criant: " Qui
offre le plus? ". Le premier étant vendu, il passa à
un second, puis à un troisième, et continua ainsi jusqu'au
dernier ".
" Ces esclaves appartenaient à toutes les nations chrétiennes,
même à la nation française, que son alliance avec
la Porte ottomane aurait dû mettre à l'abri de pareils outrages
! Le rachat des esclaves s'accomplissait de trois manières: il
y avait premièrement la rédemption publique: c'était
celle qui se faisait aux dépens de l'État auquel appartenaient
les esclaves. Il y avait ensuite le rachat qui s'opérait par l'entremise
des religieux de la Merci, lesquels faisaient des quêtes dont le
montant était destiné à cette oeuvre de charité,
et enfin le rachat qui se faisait directement par les parents ou les amis
des captifs. La rançon une fois payée au propriétaire
de l'esclave, on exigeait ensuite une foule de redevances supplémentaires
à titre de droits divers, comme par exemple le droit de cafetan
du pacha, le droit du secrétaire d'État, le droit du capitaine
du port, le droit du bachi, ou gardien des portes du bagne, et mille autres
encore qui, réunis, finissaient par doubler le prix de la rançon
convenue.
Les esclaves les plus malheureux étaient ceux qu'on employait
aux travaux publics. Nourris de pain grossier, de gruau, d'huile rance
et de quelques olives, il n'y avait que les plus adroits qui pouvaient,
par leur industrie, en travaillant pour leur compte, après le soleil
couché, se procurer quelquefois une meilleure nourriture et un
peu de vin. L'État leur accordait pour tout vêtement une
chemise, une tunique de laine à longues manches et un manteau.
Dans le principe, il n'y eut qu'un seul bagne affecté au logement
des esclaves, et il appartenait au pacha; mais bientôt les prises
furent si nombreuses qu'on en construisit cinq nouveaux. Chaque bagne
formait un vaste édifice distribué en cellules basses et
sombres, qui contenaient chacune quinze à seize esclaves. Une natte
pour quelques-uns, et la terre humide pour le plus grand nombre, leur
servait de lit. Ces lieux malsains étaient infestés de vermine,
d'insectes et de scorpions. On y logeait quelquefois cinq ou six cents
esclaves et, lorsque tous ne pouvaient être placés dans les
cellules, on les faisait coucher dans les cours ou sur les terrasses de
l'édifice. C'est là qu'étaient tenus les esclaves
qu'on appelait " le magasin ", c'est-à-dire esclaves
appartenant à l'État. Ceux-ci étaient le plus à
plaindre car, n'ayant pas de maîtres particuliers avec lesquels
on pût traiter de leur rachat, il leur était extrêmement
difficile, même avec de l'argent, de recouvrer leur liberté.
Un bachi en chef (gardien) était chargé de les surveiller;
il répondait d'eux ; aussi exerçait-il le plus souvent sa
surveillance d'une manière cruelle. Les esclaves qui appartenaient
à des particuliers, étaient généralement assez
bien traités, surtout ceux que l'on présumait rachetables.
Ils servaient comme domestiques dans la ville et travaillaient aux champs
dans la campagne; quelquefois même on ne les forçait pas
à travailler, à moins que leur rachat ne tardât trop
à s'effectuer ".
Cervantès restera esclave à Alger jusqu'à son rachat
en 1580. Voici un dénombrement des galères qui étaient
au port d'Alger en 1588. Les lignes qui suivent sont du père Dan,
un des religieux chargés du rachat des esclaves :
" Le Pacha qui était alors renégat hongrois nommé
lasset, avait sa galère de vingt-quatre bancs. Mami Arnaut, capitaine
de marine, avait la sienne de vingt et dix bancs. Morat, renégat
français, en avait une d'autant de bancs. Dely Mamy, renégat,
qui en avait une autre de vingt et dix bancs. Le grand Morat Rays, renégat
albanais, une de vingt et quatre bancs (il a donné son nom à
Birmandreïs : Bir Mourad Raïs). Ferer Rays, renégat génois,
une de dix-huit bancs. Morat Patrapillo, renégat espagnol, une
de vingt-deux bancs. Atapea Rays, turc de naissance, une de dix-huit bancs.
Arniza Rays, turc, une de vingt bancs. Morat Rays, dit " le Petit
", renégat grec, une de dix-huit bancs. Mimicha, turc, une
de dix-huit bancs. Memet, renégat juif, une de quinze bancs. Mamy,
renégat vénitien, une de vingt-deux bancs. Mamy, renégat
corse, une de vingt bancs. Iasset Mentes, renégat sicilien, une
de vingt-deux bancs, etc... Et pour conclusion: Mamy, renégat calabrais,
une de vingt bancs. Par où l'on peut voir qu'il y avait alors en
Alger jusqu'au nombre de trente-cinq galères ou brigantines sans
y comprendre plusieurs frégates! ".
Revenons, avec Emmanuel d'Aranda, à la langue que l'on parlait
à Alger entre maîtres et esclaves, le franco ou lingua franca.
" Le lendemain, le soleil n'était pas encore levé,
quand le gardien entrant au Bain commença à crier: "
Surso cani, à baso canalla ", c'est-à-dire: "
Levez-vous chiens, en bas canailles " (ce fut le bonjour). Aussitôt
il nous fit marcher vers un faubourg appelé Babolet où nous
trouvâmes tous les outils pour faire des cordes et, sans demander
si nous savions le métier, il nous fallait travailler.
Mon compagnon René Saldens et moi, nous devions tourner la roue,
ce que nous fîmes à toute force et diligence, parce que le
gardien criait continuellement: Forti, Forti; et nous pensions que cela
signifiait vite et en franco (c'est le langage commun entre esclaves et
Turcs et aussi entre les esclaves d'une nation à l'autre, c'est
un langage mêlé d'italien, d'espagnol, de français
et de portugais; autrement, il serait impossible de commander à
leurs esclaves car, en notre Bain entre 550 esclaves, on parlait vingt-
deux langages). Forti signifie doucement, et comme par son cri, il n'obtenait
pas ce qu'il voulait, il vint à grands coups de bâton nous
enseigner ce que voulait dire Forti. Nous fîmes ce métier
cinq ou six jours, et comme je n'étais pas accoutumé à
faire ce travail, retournant au Bain, je m'en allais coucher fort fatigué,
en haut sur la terrasse ".
Quand les galères barbaresques arrivaient au port d'Alger, la ville
était en liesse, car c'était un signe de bonnes affaires
à venir. Voici ce qu'en dit Diego de Haëdo, un des religieux
chargés du rachat des captifs à l'époque de Cervantès:
" Tout Alger est content, parce que les négociants achètent
des esclaves et des marchandises achetées par eux, et que les commerçants
vendent aux nouveaux débarqués tout ce qu'ils ont en magasin
d'habits et de victuailles: on ne fait rien que boire, manger et se réjouir;
les raïs logent dans leurs maisons les Levantins qu'ils aiment le
mieux et, pour se les affectionner, tiennent table ouverte pour eux. Ils
habillent richement leurs pages de damas, satin et velours, chaînes
d'or et d'argent, poignards damasquinés à la ceinture et,
en un mot, les parent plus coquettement que si c'étaient de très
belles dames, tirant vanité de leur nombre et de leur beauté,
et les envoyant promener par troupes à travers la ville, se procurant
ainsi des jouissances d'amour-propre ".
Pour en terminer avec une digression qui nous éloigne un peu de
Miguel de Cervantès, je citerai un extrait des Feuillets d'El-Djezaïr,
publiés par Henri Klein qui fonda en 1905 la Société
du Vieil Alger, laquelle s'était donné mission de sauvegarder
ce qui subsistait
encore de l'Alger musulman.
" Il y eut un bagne sur l'emplacement du n° 11 de l'actuelle
rue Bab-Azoun. Dans la grande salle, près des latrines, se trouvait
une cuve à eau à l'usage des prisonniers. Près de
la porte d'entrée, un cabinet rempli de chaînes. Les fenêtres,
que les Turcs avaient au début murées, furent dans la suite
ouvertes pour aérer cette salle infecte. Mais ces fenêtres,
jamais closes, donnaient, l'hiver, accès au vent et à la
pluie. En ce lieu de désolation, les esclaves au retour de leur
travail, demeuraient enchaînés deux à deux. Ils couchaient
par terre sur des peaux de mouton. Chacun recevait par jour, deux pains
noirs pour sa nourriture. Pour la moindre faute, les prisonniers étaient
cruellement bâtonnés. Un esclave qui essayait de s'enfuir
était d'abord exposé au bagne, les mains liées derrière
le dos. On le conduisait ensuite à la marine où 500 coups
de bâton lui étaient donnés. La plupart des patients
s'évanouissaient au quarantième ou cinquantième coup.
Beaucoup mouraient à la fin du supplice ".
Voici la ville dans laquelle arrive notre héros. Il va y vivre
cinq longues années de captivité.
Donc, Dali Mami le boiteux demande une rançon considérable,
soit 500 écus d'or.
Dans les grandes lignes, la captivité de Cervantès est assez
connue par les enquêtes de 1578 et 1580, par les démarches
entreprises par la famille des deux captifs (Miguel et son frère
Rodrigo), grâce aussi à la Topographia e historia general
de Argel, publiée sous le nom de Fray Diego de Haêdo, mais
que certains biographes attribuent au docteur Antonio de Sosa, compagnon
de captivité de l'écrivain.
Quoi qu'il en soit, nous ne savons que peu de chose sur la façon
dont Miguel a vécu ces années de l'intérieur.
Cependant, écoutons-le parler:
" Je (fus) enfermé dans la prison que les Turcs appellent
bagne, où ils gardent tous les captifs chrétiens, aussi
bien ceux du roi que ceux des particuliers, et ceux encore qu'on appelle
de l'almacéen, comme on dirait de la municipalité, parce
qu'ils appartiennent à la ville et servent aux travaux publics.
Pour ces derniers, il est difficile que la liberté leur soit rendue;
car, étant à tout le monde, et n'ayant point de maître
particulier, ils ne savent avec qui traiter de leur rançon, même
quand ils en auraient une. Dans ces bagnes, comme je l'ai dit, beaucoup
de particuliers conduisent leurs captifs, surtout lorsque ceux-ci sont
pour être rachetés, parce qu'ils les y tiennent en repos
et en sûreté jusqu'au rachat. Il en est de même des
captifs du roi, quand ils traitent de leur rançon; ils ne vont
point avec les autres au travail de la chiourme parce que alors, pour
les forcer d'écrire d'une manière plus pressante, on les
fait travailler et on les envoie comme d'autres chercher du bois, ce qui
n'est pas une petite besogne. J'étais donc parmi les captifs de
rachat; car, lorsqu'on sut que j'étais capitaine, j'eus beau déclarer
que je n'avais ni ressource ni fortune, cela n'empêcha point qu'on
ne me rangeât parmi les gentilshommes et les gens à rançon.
On me mit une chaîne, plutôt en signe de rachat que pour me
tenir en esclavage, et je passais ma vie dans ce bagne, avec une foule
d'hommes de qualité désignés aussi pour le rachat.
Bien que la faim et le dénuement nous tourmentassent quelquefois,
et même à peu près toujours, rien ne nous causait
autant de tourment que d'être témoins des cruautés
inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens.
Chaque jour, il en faisait pendre quelques-uns; on empalait celui-là;
on coupait les oreilles à celui-ci et cela pour si peu de chose,
ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient
qu'ils ne faisaient le mal que pour le faire et parce on que son humeur
naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre
humain ".
Miguel semble avoir connu une relative oisiveté pendant les premiers
mois. Il la met à profit pour observer ceux qui l'entourent, ce
qui lui permettra de nous préciser l'organisation politique du
pays : le Diwan (conseil du sultan), l'Odjaq (milice des janissaires),
la Taifa des raïs (corporation des corsaires). C'est une société
ouverte à condition de se convertir à l'islam. Au sommet
sont les Turcs. Avec eux les corsaires, issus de toutes les nations. En
bas, les captifs, environ 25 000 en permanence selon Haêdo, sans
compter les esclaves noirs. Entre le sommet et le bas de la société,
une série de collectivités, un monde bariolé. Cervantès
porte des jugements nuancés: il fustige ceux qui abandonnent leur
foi et il exalte l'héroïsme des martyrs tel Miguel de Aranda,
prêtre valencien, lapidé et brûlé sous ses yeux.
Il évoque la relative (très relative) tolérance dont
les Turcs font preuve à l'égard des captifs.
Dans Les bagnes d'Alger, il dit:
"
Ces chiens dépourvus de foi
Nous
laissent, comme tu vois,
Garder
notre religion;
Et
dire notre messe
Ils
nous laissent liberté
Quoique
ce soit en secret ".
Ceci dit, Cervantès, une fois passé le désespoir
du début de sa captivité, songe à s'évader.
Que fait-il dire au captif (c'est-à-dire lui-même) dans Don
Quichotte?
Je pensais, une fois dans Alger, chercher d'autres moyens d'arriver
à ce que je désirais tant, car jamais l'espoir de recouvrer
la liberté ne m'abandonna; et quand, en ce que j'imaginais ou mettais
en oeuvre, le succès ne répondait pas à l'intention,
aussitôt, sans m'abandonner à la douleur, je me forgeais
une autre espérance qui, toute faible qu'elle fût, soutint
mon courage ".
Dès janvier 1576, il pense gagner à pied le presidio (garnison)
espagnol d'Oran, à environ 400 km à l'ouest d'Alger.
Voici son récit à la troisième personne: " Il
demanda à un Maure de les emmener à Oran par voie de terre,
lui et les autres chrétiens. Ce Maure les fit sortir d'Alger et,
au bout de quelques étapes, les abandonna, si bien qu'il lui fallut
retourner à Alger et regagner le bagne; et il fut dès lors
encore plus maltraité que par le passé, frappé à
coups de bâton et chargé de chaînes ".
Cervantès a la chance d'échapper au pal ou autre supplice,
car les évadés étaient cruellement punis. Il a dû
être épargné compte tenu de ses hautes relations.
Des captifs rachetés préviennent en Espagne la famille des
deux frères Cervantès qui s'active, mais il lui est impossible
de réunir une telle rançon. Léonor, la mère
des deux captifs, se fait alors passer pour veuve et s'adresse au Conseil
de la Croisade. Elle réussit à obtenir le 16 novembre 1576,
un prêt de 60 ducats pour payer le rachat de ses fils. Trois moines,
Fray Jorge de Olivar, Fray Jorge de Ongay et Fray Jeronimo Antich partent
pour Alger où ils arrivent le 20 avril 1577, transportant avec
eux une grosse somme d'argent et des marchandises. À leur arrivée,
Dali Mami porte la rançon de Miguel à 500 ducats. Cervantès
prend alors une belle et généreuse décision: il renonce
à son droit d'aînesse et fait racheter son frère dont
la valeur est estimée par le pacha, son maître, à
300 ducats. Il charge cependant Rodrigo de trouver, dès son arrivée
en territoire espagnol, un marin assez audacieux pour venir de nuit, à
bord d'une frégate, chercher quelques captifs évadés.
C'était une entreprise des plus hasardeuses. Vers la fin de février
1577, une occasion se présente à Miguel.Mami Arnaut (je
rappelle au lecteur que ce renégat albanais s'était signalé
par ses atrocités), le maître de Miguel, s'était absenté
pour se rendre à Istanbul. Voici la relation des faits : un renégat
grec possédait à trois milles au sud-est d'Alger, un vaste
jardin qu'il faisait cultiver par un esclave navarrais, lequel esclave
avait réussi à creuser dans l'endroit le moins fréquenté
du jardin, 1 un souterrain qui aboutissait au bord de la mer. Cervantès
était au courant et, à la fin de février 1577, il
s'évada de la maison de son maître et se rendit au souterrain
où il se cacha avec la complicité du jardinier Juan. D'autres
esclaves en fuite le rejoignirent bientôt et, à la fin août,
ils étaient quinze, tous espagnols, tous résolus. Cervantès
s'imposa comme chef de cette petite communauté. Quant au jardinier,
il veillait à la sécurité et donnait l'alarme au
moindre danger. Un autre esclave, que l'on appelait El Dorador (le doreur),
avait chez son maître un emploi qui lui permettait de circuler assez
librement. Il était chargé de se procurer des vivres et
réussissait à ravitailler le groupe. Il était défendu
à tous les autres de se montrer de jour hors du souterrain et ils
ne sortaient que de nuit.
Début septembre, Cervantès apprit qu'un esclave majorquais
nommé Viana, avait été racheté et allait regagner
sa patrie. Viana était courageux, entreprenant; excellent marin,
il connaissait les côtes des environs d'Alger. Cervantès
le contacta et lui remit une lettre destinée au vice-roi de Majorque,
lettre dans laquelle étaient exposées et la situation des
captifs et leur extrême détresse. Viana s'engagea à
armer un petit navire que le vice-roi lui fournirait et à venir
chercher les évadés. Il tint parole. Le 28 septembre, il
manoeuvrait à hauteur d'Alger avec un brigantin que le vice-roi
lui avait confié. Le soir du 28, il s'approcha de la côte.
Il essaya de débarquer, mais quelques indigènes le virent
et donnèrent l'alarme. Viana fut contraint de reprendre le large,
décidé à faire une autre tentative.
Cervantès et ses compagnons ignoraient tout cela. Hélas
! Un fait nouveau se produisit: El Dorador alla se présenter au
pacha d'Alger, lui déclarant qu'il embrassait la religion islamique
et, pour manifester la sincérité de ses convictions, il
dénonça les fugitifs. Le pacha envoya un groupe de soldats
qui ramenèrent Cervantès et ses compagnons chargés
de chaînes.
Miguel, redoutant la colère du musulman, décida de se proclamer
seul coupable : " si c'est un crime à tes yeux d'avoir
cherché à briser nos fers, je suis le seul à punir.
Épargne mes frères. Tu le dois puisque c'est moi qui les
ai entraînés là ".
Le fait demeure que Miguel eut la vie sauve après avoir été
insulté et menacé de tortures et de mort.
L'affaire ne fera qu'une seule victime, le malheureux jardinier Juan qui
mourut dans d'atroces souffrances. Cervantès, pour sa part, fut
emprisonné au bagne pendant cinq mois, chargé de chaînes.
À peine libéré, Miguel récidiva en mars 1578.
Voici ce qu'il écrit en parlant de lui à la troisième
personne :
" Alors qu'il était emprisonné, il envoya en secret
un Maure à Oran, porteur d'une lettre adressée au marquis
Don Martin de Cordoba, gouverneur d'Oran, ainsi qu'à d'autres gens
de qualité qu'il comptait parmi ses amis et relations afin qu'ils
lui dépêchassent à Alger, en compagnie dudit Maure,
un ou plusieurs espions avec des personnes de confiance pour l'emmener
lui et trois gentilshommes d'importance que le Roi tenait enfermés
dans son bagne ".
Puis plus loin, il écrit:
" Mais le Maure en question fut interpellé par d'autres
Maures à l'entrée d'Oran et, vu les soupçons que
leur inspiraient les lettres qu'ils trouvèrent sur lui, ils s'emparèrent
de lui et le menèrent à Alger devant Hassan Pacha. Celui-ci,
ayant pris connaissance des lettres et voyant qu'elles portaient le nom
de Miguel de Cervantès, fit empaler le Maure qui mourut courageusement
sans rien dire. Quant audit Miguel de Cervantès, il ordonna qu'on
lui donnât deux mille coups de bâton ".
Deux mille coups? C'est la mort assurée car les os sont brisés
bien avant! Un témoin dit de l'affaire: " si on ne les
lui donna pas, c'est parce que certains s'entremirent efficacement ".
Cette phrase nous laisse sur notre faim! Le captif reste discret, il constate
simplement (toujours à la troisième personne): " Jamais
Hassan Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner
tandis qu'à chacune des nombreuses tentatives que faisait le captif,
nous craignions tous qu'il ne fût empalé, et lui- même
en eut la peur plus d'une fois ".
On a supposé l'intervention de Dali Mami qui ne voulait pas voir
sacrifier un esclave de prix. On a supposé aussi l'intervention
de la fille d'Agi Morato éprise de Miguel. C'est oublier que l'esclave
chrétien surpris en relation amoureuse avec une musulmane, était
exécuté sauf à se convertir à l'islam, ça,
c'est l'explication romanesque ! Il est possible aussi qu'il y ait eu
intervention directe d'Agi Morato (Hayya Mourad), personnage important
à Alger parce que très riche et parce que " hadji "
(pèlerin de La Mecque); Agi Morato était à Alger
l'émissaire du Grand Turc et agent secret à ses heures.
Mais pourquoi cet individu se serait-il compromis pour défendre
Miguel?
En Espagne, une des deux soeurs de Miguel, Andréa, va remettre
à un marchand valencien en juin 1578, la somme de 100 ducats pour
le rachat du captif. Mais le marchand, Hernando de Torrès, n'accomplira
pas sa mission.
La mère de Miguel est infatigable. En juillet 1578, elle participe
à une opération commerciale qui consiste à exporter
à Alger - avec autorisation du Conseil de Guerre - 8000 ducats
de marchandises. En novembre, elle reçoit une autorisation pour
2000 ducats seulement. Mais, toute cette affaire échoue finalement.
Le captif va vivre à Alger un quatrième hiver. Entre-temps,
il faut signaler la mort de Don Juan d'Autriche, victime du typhus à
Namur le 1er octobre 1578.
Entre mai 1578 et septembre 1579, nous ne savons presque rien du captif.
Signalons une pétition adressée à Hassan en octobre
1578 pour la libération du moine rédempteur Fray Jorge de
Olivar, retenu en otage. Sur le document, figure la signature de Cervantès.
On peut supposer qu'il connaît des moments d'abattement: "
Que tu es chère à avoir, ô douce Espagne ", écrit-il
dans Les Bagnes d'Alger, avec une nostalgie lancinante. Dans son oeuvre
La vie à Alger, il défend la foi catholique et fustige les
renégats une fois de plus.
Le docteur Sosa - alias (affirment certains auteurs) Fray Diego de Haêdo
- dit de Cervantès qu'il " s'occupait souvent à
composer des vers à la louange de notre Seigneur, de sa bienheureuse
Mère et du Très Saint-Sacrement, ainsi qu'à écrire
d'autres uvres de dévotion sur des sujets sacrés.
Il m'a d'ailleurs entretenu en particulier de certaines d'entre elles
et me les a fait parvenir afin de me les soumettre ".
Au bagne, Cervantès fréquente des prêtres, des magistrats,
des religieux, des gentilshommes, des officiers, en somme une élite.
En octobre 1579, il fait une quatrième tentative d'évasion
: son projet était d'armer sur place une frégate de douze
bancs de rameurs avec soixante passagers, " la fine fleur des
captifs ". Un renégat andalou nommé Giron (mais
son nom était Abderrahmane à Alger), prétendait rentrer
en Espagne. Un Vénitien, Onofre Exarque, était le bailleur
de fonds. Hélas ! Un autre renégat florentin, Cayban, alla
tout raconter à Hassan; récit dénonciateur confirmé
par Juan Blanco de Paz, un dominicain défroqué, né
de parents judéomorisques, qui agit sans doute par haine ou par
jalousie.
Une fois de plus Cervantès se déclare seul responsable et
comparaît devant Hassan, mains liées et corde au cou. On
lui laisse la vie, mais on l'incarcère cinq mois dans le palais
du " roi ". Chose curieuse, lors du retour de Dali Mami à
Alger, Hassan lui rachète Miguel au prix de 500 écus d'or.
À en croire un des témoins, Cervantès doit son salut
à un ami du pacha, le corsaire murcien Morat Raïs, dit Maltrapillo.
Certains auteurs avancent l'idée que Cervantès étonnait
Hassan par l'ascendant qu'il avait sur les hommes en général.
En attendant, la mère de Miguel, Léonor de Cortinas, réussissait
à obtenir l'argent et remettait à Fray Juan Gil une somme
de 300 ducats pour le rachat de son fils âgé de 33 ans. Les
Trinitaires rédempteurs ajoutèrent 45 ducats.
Le 29 mai 1580, Fray Juan Gil arrive à Alger avec Fray Anton de
la Bella. La ville se remet à peine d'un terrible hiver et la famine
a tué plusieurs milliers d'habitants. Alger est inquiète
du rassemblement des troupes espagnoles à Badajoz et à Cadix.
Cependant les discussions avec Hassan piétinent car la course bat
son plein et les raïs sont en mer. En août, les Rédempteurs
rachètent une centaine de captifs, mais il en reste tant! Hassan
propose alors un prix " sacrifié ", la vente de l'élite
de ses esclaves au prix de 500 écus par tête, à l'exception
de Jeronimo de Palafox estimé à 1000 écus.
Pour Miguel, les Trinitaires donnent les écus dont ils disposent
et ajoutent 220 écus pris sur le fonds général.
Le 19 septembre, alors que les esclaves, dont Miguel, sont déjà
enchaînés aux bancs de la galère, Fray Juan Gil verse
la rançon. Il s'en est fallu de peu que Cervantès ne partit
enchaîné pour *le Constantinople d'où il ne serait
pas revenu. Le voici enfin libre à Alger.
Avant de quitter Alger, il veut mettre les choses au point car il doit
faire face à une campagne de diffamations menée par Blanco
de Paz, où il est accusé de choses " vicieuses et
laides ".
Aussi, dès le 10 octobre, il fait procéder à une
enquête (2) avec audition de douze témoins - celle-ci démontrera
l'inanité des accusations portées contre lui.
Les témoins l'on vu " vivre en bon chrétien, soucieux
du renom de Dieu et se confesser et communier aux jours accoutumés;
et s'il a parfois eu commerce avec les Maures et les renégats,
il a toujours défendu la sainte foi catholique et nombreux sont
ceux qu'il a réconfortés et exhortés à ne
pas devenir maures ou se faire renégats ".
Quatorze jours plus tard, le 24 octobre 1580, il s'embarqua avec cinq
autres rachetés sur un navire espagnol et, le 27, il est en vue
des côtes d'Espagne qu'il avait quittées onze ans auparavant.
J'emprunterai sa conclusion à Jean Canavaggio: " Ce que
Miguel ne reniera jamais, c'est la leçon qu'il a tirée de
son expérience algéroise. Elle ne lui a pas seulement ouvert
des horizons nouveaux, elle l'a aidé au contact de l'adversité
à se révéler aux autres autant qu'à lui-même.
À ce titre, elle a été le creuset où, après
Lépante, s'est forgé son destin personnel ".
Tout individu qui rentrait en Espagne après
un séjour chez les Barbaresques, faisait l'objet d'une longue
et minutieuse enquête avec audition de témoins que l'on
recherchait pour connaître la conduite de l'homme pendant sa
captivité. Certains renégats prenaient leurs précautions
cependant; voici ce qu'en dit Cervantès dans Le Captif: "
Certains renégats, désireux de retourner en pays chrétien,
ont coutume de se munir d'attestations de captifs de qualité,
où ceux-ci certifient le mieux qu'ils peuvent, que le porteur
est homme de bien ayant toujours protégé les chrétiens
et qu'il a l'intention de s'enfuir à la première occasion
propice. Il en est qui se procurent ces certificats dans de bonnes
intentions; d'autres s'en servent à tout hasard et par ruse,
de sorte que, venus razzier en terre chrétienne, si par aventure
ils s'égarent ou sont faits prisonniers, ils sortent alors
leurs certificats et disent que ces documents démontrent le
but de leur venue, qui était de rester en pays chrétien,
unique raison pour laquelle ils étaient partis en course avec
le reste des Turcs. Ils échappent de la sorte à l'imprévu
de ce premier péril, se réconcilient impunément
avec l'Église et, à la première occasion qui
se présente, retournent en Barbarie pour y redevenir ce qu'ils
étaient auparavant. D'autres cependant, tirent profit de ces
papiers qu'ils se sont procurés dans de bonnes intentions,
pour rester en terre chrétienne ". |
Bibliographie:
- GALLIBERT (Léon), L'Algérie ancienne et moderne, 1840.
- GOSSE (Philip), Histoire de la piraterie.
- CANAVAGGIO (Jean), Cervantès.
- GAUTIER (Léon), La Chevalerie.
- BRAUDEL (Ferdinand), La Méditerranée au temps de Philippe
II.
- DUMONT (Jean), Isabelle la Catholique.
- DUMONT (Jean), Lépante.
- GOUBERT (Pierre), Histoire de France.
- MEYER (Jean), La France moderne.
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