ALGER
Jean Brune... à grands traits
et...
Riches de tant d'amour
extraits du numéro 9, 15 mars 1980, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 24-9-2009

13 Ko
retour
 

Jean Brune... à grands traits

Nous avons demandé à Francine Dessaigne de nous - dessiner un portrait de Jean Brune, car, depuis de longs mois, elle poursuit cette image en interrogeant tous ceux qui l'ont connu, s'efforçant de reconstruire ce personnage hors du commun, trop tôt disparu.

Jean Brune, un rire sonore, une voix profonde, enveloppante, charmeuse, de mémorables colères, une main tendue, une silhouette trapue, une démarche qui danse, un journaliste à l'écriture brillante mais aussi l'obscur technicien qui sait, d'un seul coup d'oeil, adapter un texte à la surface indispensable pour l'équilibre de la page, un peintre au message tourmenté, un écrivain lyrique, un être décevant, inexplicable, inexpliqué, un ami fidèle... Je pourrais continuer sans fin l'inventaire du bon, du mauvais, des contrastes et des contraires, sans aucune certitude de fixer le personnage. Où est la vérité ? Partout, sans doute, multiple et nuancée.

Depuis des mois, je cherche Jean Brune dans les coeurs, les yeux, les mots de ceux qui l'ont connu. Il aurait aimé ce que j'ai entendu, parce que c'étaient des phrases " pétries avec les mains ", des silences émus sur des images soudain vives qui m'échappaient, des anecdotes mal racontées pour me prouver que, lui, racontait tout si bien. Je ne trouvais plus un Brune, mais dix, vingt, chacun le sien, et très contradictoires. J'ai recueilli l'admiration sans mélange et sans bornes, des critiques adoucies de sympathie, toujours de l'émotion. Sept ans après sa disparition, il ne laisse indifférent aucun de ceux qui l'ont approché.

Aurait-il approuvé ma démarche ? Amoureux de la lumière, il a passé sa vie à cacher ses secrets, comme la, sépia farouche se dissimule dans un jet d'encre. " Sépia " dont il a donné le nom, symbole involontaire ou facétieux, à une compagnie fraternelle qui ne lui a pas survécu. Etrange personnage, toujours en représentation. Il semble impossible de le recréer sans le trahir.

Dans la vie comme dans ses articles ou ses livres, Jean Brune jonglait avec des mots-couleurs, des mots-fétiches et semblait tracer avec ses phrases longues les courbes élégantes des capes de toreros. Certains n'apprécient pas ce bel canto de l'écriture, tout en éclats, grands airs, répétitions. Ils y voient redondance et même amphigouri. C'est oublier que l'oeil de Brune était d'un peintre, même si sa main tenait un stylo. Un paysage le frappait, il s'ingéniait à enfermer des nuances subtiles dans le corset étroit des mots et n'en était jamais pleinement satisfait. Ses descriptions sont des tableaux où ne manquent ni les grands coups de pinceau pour rendre le choc des teintes vives, ni la touche fine qui, d'une main légère, précise un détail.
Les couchers de soleil l'exaltaient, et les horizons ouverts, vastes tremplins des rêves. Il les a décrits sur les archipels du Pacifique Sud, sur Hong Kong et sa poussière d'îles, Séville ou Lisbonne. Jamais ils ne furent aussi beaux que ceux d'Algérie. Là, le coeur s'ajoutait à l'oeil et à la main. Mots et couleurs se gonflaient de l'amour d'une terre qu'il sentait sienne, sans rien y posséder.

Français d'Algérie par la naissance, il l'a été plus encore dans son admiration de l'ceuvre accomplie. Dans les heures difficiles, il n'a pas renié l'héritage des hommes sacrifiés pour que ce sol sorte d'un néant millénaire et que les populations connaissent la paix après la suite ininterrompue de guerres, de massacres et de violences qui composent l'essentiel de leur histoire.
Et il est allé mourir aux antipodes parce qu'il ne s'est jamais remis d'avoir été déraciné dans les mensonges et dans le sang.

Francine DESSAIGNE.

Riches de tant d'amour

Jean Brune, Albert Camus, deux enfants d'Algérie, deux grands écrivains, deux hommes à la forte personnalité, si dissemblables, opposés dans leurs opinions, dans leur conception de la vie et pourtant au-delà de prise de position, étrangement proches dans leur amour de la terre natale

Jean Brune par lui-même.

Jean Brune par lui-même.

Bab el-Oued

On pourrait dire qu'il y avait deux terres en France : la Métropole, patrimoine commun riche de tout ce que le temps et les hommes y ont accumulé ; et une terre neuve, un creuset dans lequel les Français pouvaient assister à un phénomène extraordinaire : la naissance d'une nouvelle cellule française. Cette cellule, c'est Bab el-Oued. Elle est ma patrie selon le coeur. Je n'y suis pas né ; je suis né sur les terres du Grand Sud où l'on apprend le sens du silence et le goût de la solitude.

Ayant été chassé de ma patrie africaine, me voici tenté - comme le sont mes frères de Bab el-Oued - d'aller chercher je ne sais où au bord de la Méditerranée merveilleuse un reflet des paysages qui ont émerveillé mon enfance. Mais partout, en quelque exil que ce soit, chaque fois que je rencontrerai l'un de mes amis du faubourg, je sais que ce sera une fête, et je sais qu'aucune tristesse vulgaire ne viendra jamais troubler l'apparente gaieté de ces retrouvailles, parce que l'un et l'autre nous saurons la leçon de Bab el-Oued qui commande de faire le silence sur ses propres blessures.

Je sais le secret qui m'aidera à survivre, et ce secret c'est peut-être le plus haut message que, sans s'en douter, le faubourg porte en lui. Bab el-Oued a, en un siècle, administré la preuve de ce que l'on peut fondre les hommes en une communauté vivante et fraternelle, quand les esprits et les coeurs ne sont pas empoisonnés par la haine raciale et l'intransigeance religieuse.

Jean BRUNE,
Journal d'exil, Table Ronde.
**

Un chant aveugle et grave

Après tout, la meilleure façon de parler de ce qu'on aime est d'en parler légèrement. En ce qui concerne l'Algérie, j'ai toujours peur d'appuyer sur cette corde intérieure qui lui correspond en moi et dont je connais le chant aveugle et grave. Mais je puis bien dire au moins qu'elle est ma vraie patrie et qu'en n'importe quel lieu du monde, je reconnais ses fils et mes frères à ce rire d'amitié qui me prend devant eux. Oui, ce que j'aime dans les villes algériennes ne se sépare pas des hommes qui les peuplent. Voilà pourquoi je préfère m'y trouver à cette heure du soir où les bureaux et les maisons déversent dans les rues, encore obscures, une foule jacassante qui finit par couler jusqu'aux boulevards devant la mer et commence à s'y taire, à mesure que vient la nuit et que les lumières du ciel, les phares de la baie et les lampes de la ville se rejoignent peu à peu dans la même palpitation indistincte. Tout un peuple se recueille ainsi au bord de l'eau, mille solitudes jaillissent de la foule. Alors commencent les grandes nuits d'Afrique, l'exil royal, l'exaltation désespérée qui attend le voyageur solitaire...

Non, décidément, n'allez pas là-bas si vous vous sentez le coeur tiède, et si votre âme est une bête pauvre ! Mais, pour ceux qui connaissent les déchirements du oui et du non, de midi et des minuits, de la révolte et de l'amour, pour ceux enfin qui aiment les bûchers devant la mer, il y a là-bas, une flamme qui les attend.

Albert CAMUS. L'Eté, Gallimard