Jean Brune... à grands traits
Nous avons demandé à
Francine Dessaigne de nous - dessiner un portrait de Jean Brune, car,
depuis de longs mois, elle poursuit cette image en interrogeant tous ceux
qui l'ont connu, s'efforçant de reconstruire ce personnage hors
du commun, trop tôt disparu.
Jean Brune, un rire sonore, une voix profonde, enveloppante, charmeuse,
de mémorables colères, une main tendue, une silhouette trapue,
une démarche qui danse, un journaliste à l'écriture
brillante mais aussi l'obscur technicien qui sait, d'un seul coup d'oeil,
adapter un texte à la surface indispensable pour l'équilibre
de la page, un peintre au message tourmenté, un écrivain
lyrique, un être décevant, inexplicable, inexpliqué,
un ami fidèle... Je pourrais continuer sans fin l'inventaire du
bon, du mauvais, des contrastes et des contraires, sans aucune certitude
de fixer le personnage. Où est la vérité ? Partout,
sans doute, multiple et nuancée.
Depuis des mois, je cherche Jean Brune dans les coeurs, les yeux, les
mots de ceux qui l'ont connu. Il aurait aimé ce que j'ai entendu,
parce que c'étaient des phrases " pétries avec les
mains ", des silences émus sur des images soudain vives qui
m'échappaient, des anecdotes mal racontées pour me prouver
que, lui, racontait tout si bien. Je ne trouvais plus un Brune, mais dix,
vingt, chacun le sien, et très contradictoires. J'ai recueilli
l'admiration sans mélange et sans bornes, des critiques adoucies
de sympathie, toujours de l'émotion. Sept ans après sa disparition,
il ne laisse indifférent aucun de ceux qui l'ont approché.
Aurait-il approuvé ma démarche ? Amoureux de la lumière,
il a passé sa vie à cacher ses secrets, comme la, sépia
farouche se dissimule dans un jet d'encre. " Sépia "
dont il a donné le nom, symbole involontaire ou facétieux,
à une compagnie fraternelle qui ne lui a pas survécu. Etrange
personnage, toujours en représentation. Il semble impossible de
le recréer sans le trahir.
Dans la vie comme dans ses articles ou ses livres, Jean Brune jonglait
avec des mots-couleurs, des mots-fétiches et semblait tracer avec
ses phrases longues les courbes élégantes des capes de toreros.
Certains n'apprécient pas ce bel canto de l'écriture, tout
en éclats, grands airs, répétitions. Ils y voient
redondance et même amphigouri. C'est oublier que l'oeil de Brune
était d'un peintre, même si sa main tenait un stylo. Un paysage
le frappait, il s'ingéniait à enfermer des nuances subtiles
dans le corset étroit des mots et n'en était jamais pleinement
satisfait. Ses descriptions sont des tableaux où ne manquent ni
les grands coups de pinceau pour rendre le choc des teintes vives, ni
la touche fine qui, d'une main légère, précise un
détail.
Les couchers de soleil l'exaltaient, et les horizons ouverts, vastes tremplins
des rêves. Il les a décrits sur les archipels du Pacifique
Sud, sur Hong Kong et sa poussière d'îles, Séville
ou Lisbonne. Jamais ils ne furent aussi beaux que ceux d'Algérie.
Là, le coeur s'ajoutait à l'oeil et à la main. Mots
et couleurs se gonflaient de l'amour d'une terre qu'il sentait sienne,
sans rien y posséder.
Français d'Algérie par la naissance, il l'a été
plus encore dans son admiration de l'ceuvre accomplie. Dans les heures
difficiles, il n'a pas renié l'héritage des hommes sacrifiés
pour que ce sol sorte d'un néant millénaire et que les populations
connaissent la paix après la suite ininterrompue de guerres, de
massacres et de violences qui composent l'essentiel de leur histoire.
Et il est allé mourir aux antipodes parce qu'il ne s'est jamais
remis d'avoir été déraciné dans les mensonges
et dans le sang.
Francine DESSAIGNE.
Riches de tant
d'amour
Jean Brune, Albert Camus, deux enfants
d'Algérie, deux grands écrivains, deux hommes à la
forte personnalité, si dissemblables, opposés dans leurs
opinions, dans leur conception de la vie et pourtant au-delà de
prise de position, étrangement proches dans leur amour de la terre
natale
Jean Brune par lui-même.
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Bab el-Oued
On pourrait dire qu'il y avait deux terres en France : la Métropole,
patrimoine commun riche de tout ce que le temps et les hommes y ont accumulé
; et une terre neuve, un creuset dans lequel les Français pouvaient
assister à un phénomène extraordinaire : la naissance
d'une nouvelle cellule française. Cette cellule, c'est Bab el-Oued.
Elle est ma patrie selon le coeur. Je n'y suis pas né ; je suis
né sur les terres du Grand Sud où l'on apprend le sens du
silence et le goût de la solitude.
Ayant été chassé de ma patrie africaine, me voici
tenté - comme le sont mes frères de Bab el-Oued - d'aller
chercher je ne sais où au bord de la Méditerranée
merveilleuse un reflet des paysages qui ont émerveillé mon
enfance. Mais partout, en quelque exil que ce soit, chaque fois que je
rencontrerai l'un de mes amis du faubourg, je sais que ce sera une fête,
et je sais qu'aucune tristesse vulgaire ne viendra jamais troubler l'apparente
gaieté de ces retrouvailles, parce que l'un et l'autre nous saurons
la leçon de Bab el-Oued qui commande de faire le silence sur ses
propres blessures.
Je sais le secret qui m'aidera à survivre, et ce secret c'est peut-être
le plus haut message que, sans s'en douter, le faubourg porte en lui.
Bab el-Oued a, en un siècle, administré la preuve de ce
que l'on peut fondre les hommes en une communauté vivante et fraternelle,
quand les esprits et les coeurs ne sont pas empoisonnés par la
haine raciale et l'intransigeance religieuse.
Jean BRUNE,
Journal d'exil, Table Ronde.
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Un chant aveugle et grave
Après tout, la meilleure façon
de parler de ce qu'on aime est d'en parler légèrement. En
ce qui concerne l'Algérie, j'ai toujours peur d'appuyer sur cette
corde intérieure qui lui correspond en moi et dont je connais le
chant aveugle et grave. Mais je puis bien dire au moins qu'elle est ma
vraie patrie et qu'en n'importe quel lieu du monde, je reconnais ses fils
et mes frères à ce rire d'amitié qui me prend devant
eux. Oui, ce que j'aime dans les villes algériennes ne se sépare
pas des hommes qui les peuplent. Voilà pourquoi je préfère
m'y trouver à cette heure du soir où les bureaux et les
maisons déversent dans les rues, encore obscures, une foule jacassante
qui finit par couler jusqu'aux boulevards devant la mer et commence à
s'y taire, à mesure que vient la nuit et que les lumières
du ciel, les phares de la baie et les lampes de la ville se rejoignent
peu à peu dans la même palpitation indistincte. Tout un peuple
se recueille ainsi au bord de l'eau, mille solitudes jaillissent de la
foule. Alors commencent les grandes nuits d'Afrique, l'exil royal, l'exaltation
désespérée qui attend le voyageur solitaire...
Non, décidément, n'allez pas là-bas si vous vous
sentez le coeur tiède, et si votre âme est une bête
pauvre ! Mais, pour ceux qui connaissent les déchirements du oui
et du non, de midi et des minuits, de la révolte et de l'amour,
pour ceux enfin qui aiment les bûchers devant la mer, il y a là-bas,
une flamme qui les attend.
Albert CAMUS. L'Eté, Gallimard
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