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A LA TRAPPE DE STAOUËLI (voir
sur ce site : Staouéli)
CETTE nuit-là est à part.
Si l'on m'avait dit, quinze jours auparavant et dans les dispositions
où je me trouvais alors, qu'un beau soir je partirais pour la Trappe
de Staouèli et que je ferais plusieurs kilomètres à
pied, pour assister à un office nocturne, - j'aurais trouvé
la plaisanterie de mauvais goût.
C'est pourtant ce qui m'arriva! Comment me décidai-je à
cet acte que mes amis jugèrent une pure extravagance et même
qualifièrent de pose ridiculement littéraire ? Le motif
le plus apparent, c'est que je venais de lire un roman de Huysmans, un
roman récemment paru : En route ou L'Oblat, - je ne me souviens
plus. Cela avait remué en moi une foule de souvenirs et ravivé
une foule d'émotions de ma catholique enfance. Un vague instinct
nostalgique m'attirait vers le sanctuaire déserté. J'éprouvais
peut- être aussi, comme l'auteur de ces livres, le besoin de me
nettoyer l'âme, de me soustraire un peu à cette emprise sensuelle
que l'Afrique faisait peser si lourdement sur moi. Ce dont je me souviens
le mieux, c'est que je souffrais, à cette époque-là,
d'un grand chagrin intime. J'étais triste et dégoûté
de tout. Peut-être que je cherchais instinctivement un réconfort,
à tout le moins un apaisement. Et cette paix, ce secours, j'allais
les chercher là où une vieille habitude oubliée oubliée
me faisait croire qu'ils se trouvaient.
Il me semble bien que c'était là le fond de mon sentiment,
la chose vraiment sérieuse. Mais, gâté par l'esthétisme
de ce temps-là, il me fallait l'envelopper de belles raisons romanesques.
Je pensais naïvement trouver à la Trappe des états
d'âmes analogues au mien. Je me redisais avec exaltation les vers
extravagants et un peu sacrilèges de Musset :
Oui,
c'est un vaste amour qu'au fond de vos calices
Vous
buviez à pleins coeurs, moines mystérieux !...
Vous
aimiez ardemment, oh ! vous étiez heureux !
Et, sur la foi de Huysmans, je pensais entendre, à la Trappe, des
chants divins. Ces offices nocturnes surtout, je m'en promettais les plus
délicieuses et les plus poétiques émotions. Je m'en
allais à Staoudi, avec l'espoir inavoué de faire bercer
ma peine par les chants merveilleux des moines.
En ces années lointaines, on s'y rendait par un corricolo qui partait
de la place du Gouvernement et qui, après une heure trois quarts
d'un cruel trajet, vous déposait à Chéragas,
sur la place de la Mairie. Là, il y avait encore cinq kilomètres
à faire pour atteindre la Trappe.
Intrépidement, je me lançai sur la route, tout joyeux d'aller
ainsi droit devant moi, à la découverte, et escomptant un
splendide coucher de soleil sur la Mititdja. Le soleil me fit faux bond.
On devait être à la fin d'avril. Le temps était incertain
et nuageux, plutôt maussade. Enfin le paysage me plut médiocrement
: cette partie du Sahel est, d'ailleurs, la moins pittoresque, la plus
envahie par les cultures utilitaires. La route me parut longue jusqu'au
monastère, dont le premier aspect, plutôt ingrat, acheva
de me désoler... Eh quoi ? c'était cela la Trappe, cette
banale exploitation agricole, avec ses chais, ses hangars, ses écuries,
ses hectares de vignes et de jardins ? Des files de charrettes chargées
de futailles étaient rangées dans la cour et devant la porte
cochère. Des chevaux en liberté s'ébrouaient. Des
chiens aboyaient. Des manoeuvres roulaient des tonneaux. Des odeurs de
pressoir se mêlaient à des relents d'étable et de
parfumerie grossière. Un instant, je fus sur le point de rebrousser
chemin. Mais il était tard. Trouverais-je encore à Chéragas
une correspondance pour Alger ? La perspective de coucher dans une auberge
campagnarde me décida à rester.
Au parloir, je fus reçu par le Père hôtelier, dont
les façons cordiales et familières, la parole incisive,
légèrement ironique, me frappèrent tout de suite
et me séduisirent. Ce religieux, lui, n'était pas banal
: j'en eus immédiatement la certitude. Je lui demandai l'hospitalité
pour la nuit ; ce qui me fut accordé aussitôt comme chose
qui allait de soi, la Trappe étant aussi un établissement
hospitalier. Mais quand je lui exprimai le désir d'assister à
un office nocturne, il éleva tout de suite des objections. D'abord,
il fallait l'autorisation du prieur. Puis cette fantaisie lui parut bien
frivole. J'avais eu la candeur de lui avouer que je venais de lire Huysmans
et que, transporté par ma lecture, j'avais le plus vif désir
d'entendre chanter les moines :
- Vous serez déçu ! me dit-il.... Si ce n'est que pour cela
que vous êtes venu, ce n'est vraiment pas la peine !
Puis, se ravisant tout à coup, il me quitta brusquement, en me
disant qu'il allait demander l'autorisation au Père Prieur. Au
bout de quelques instants, il revint : c'était accordé.
Mais il crut devoir me redire :
- Je vous préviens : vous serez déçu !... Après
tout, qui sait ?...
Et, pour me faire prendre patience jusqu'à l'heure du dîner,
il m'entraîna à travers les dépendances du monastère.
Je visitai ainsi les laboratoires où l'on distillait alors des
essences de géranium et de giroflée. J'achetai même
un petit flacon de ces modestes parfums. Puis nous vîmes la bibliothèque
où les Pères conservaient quelques fragments de mosaïques
romaines, - enfin la grande curiosité du couvent : le petit bureau
sur lequel furent signées par le général de Bourmont
les clauses de la capitulation d'Alger. Dans mon absurde indifférence
de Français pour tout ce qui n'était pas de la couleur locale
indigène, j'ignorais tout le détail des opérations
militaires de la Conquête et, en particulier, que le couvent de
la Trappe eût été bâti sur le lieu probable
de la bataille de Staouêli, - cette bataille sanglante qui nous
livra le chemin d'Alger.
D'abord, je ne fis pas très attention aux détails complaisants
que le Père hôtelier me donnait sur ce fait de guerre. Nous
étions sortis de la bibliothèque et, après avoir
traversé le cloître, nous terminions notre tour par le cimetière
: quelques pauvres tombes anonymes, surmontées de croix de bois
et ensevelies sous les herbes. Dans le lointain, la mer, qu'on voyait
luire faiblement entre les branches des eucalyptus, la pulsation rythmique
et assourdie de la vague ; et, partout, les odeurs entêtantes de
la distillerie. Un calme impressionnant. Un air de solitude et d'immobilité
définitive. Je goûtais mélancoliquement cette grande
paix, tandis que mon guide, le doigt tendu vers la mer, me montrait Sidi-Ferruch,
le point de débarquement de la flotte française en 183o,
et me parlait de cette lointaine histoire avec une précision et
une insistance qui me surprenaient fort chez un religieux....
Une cloche sonna : c'était l'heure du dîner.
Je pris un repas grossier, mais très abondant dans la salle commune.
Après quoi, - vers neuf heures, - le Père hôtelier
me conduisit dans une chambrette sommairement meublée, en me disant
d'un ton jovial :
- Et maintenant, dormez sur vos deux oreilles ! Je viendrai vous réveiller
pour l'office de nuit !
Je ne dormis pas du tout : d'abord parce que ma couchette était
très dure et parce que je grelottais sous la couverture trop mince.
Ces nuits d'avril sont souvent glaciales.... Mais surtout j'étais
dans une agitation extrême : le grand air m'avait grisé et
j'essayais en vain de détourner ma pensée du chagrin intime
que je traînais avec moi, il ne cessait de m'obséder. Au
milieu de cette obsession passaient les images toutes fraîches de
ce que je venais de voir : cette grande ferme bourdonnante comme une ruche
et, derrière les écuries et les chais, ce cimetière
silencieux, cet anonyme champ de repos, et dans la bibliothèque,
le petit bureau du général de Bourmont, humble commencement,
point de départ d'une oeuvre immense....
Je songeais aux premiers soldats et aux premiers colons de ces temps héroïques.
Je repassais dans ma mémoire ce que le Père hôtelier
m'avait dit sur cette bataille de Staouêli qui avait bien failli
finir par un désastre : le haut commandement ignorait tout du pays,
les accidents du terrain, les routes, les distances. Et le mouillage de
Sidi Ferruch était peu sûr : la flotte à la merci
d'une tempête, du moindre coup de vent. Les pires fautes commises!
Et, malgré tout, on avait réussi !... A quoi le succès
avait-il tenu !... Je pensais à tout cela et ma pensée,
invinciblement, revenait à la Trappe, à ce monastère
qui commémorait une bataille, une opération peut-être
médiocre en elle-même, mais capitale par ses conséquences.
Et je trouvais vraiment chevaleresque, vraiment digne de la France d'avoir
mis à cet endroit-là un lieu de prière et de haute
spiritualité. Faire oublier le sang versé, commémorer
notre entrée en ce pays uniquement par des symboles de paix, de
charité, de bienfaisance civilisatrice, - une maison d'accueil,
une colonie de défricheurs et d'ascètes, - il y avait là
une noble intention....
Et puis ma peine obscure me ressaisissait. Je me récitais en esprit
les phrases enthousiastes de Huysmans sur les chants sacrés de
la liturgie. Je ne pouvais toujours pas dormir. J'avais hâte d'entendre,
moi aussi, ces chants qui apaisent....
Un coup de clé contre ma porte m'avertit que l'heure était
venue. Je m'habillai frileusement et, à travers de longs corridors
nus, je gagnai la chapelle....
" Vous serez déçu ! " m'avait dit le Père
hôtelier. Hélas ! dès le seuil de la chapelle, la
déception commençait. Du haut de la tribune où l'on
m'avait assigné ma place, mon regard plongeait sur la nef et le
choeur. C'était pauvre et triste, nu surtout, d'une nudité
plus navrante que celle des corridors. Huysmans m'avait trompé.
Rien d'esthétique dans le costume des moines, ni dans leurs attitudes.
Ce qu'il y avait de pis, c'était l'odeur d'étable qui se
dégageait de l'endroit où étaient massés les
frères lais et quelques travailleurs manuels. Ils se tenaient précisément
sous la tribune où j'étais.... Enfin, l'aridité désolante
des psalmodies. Ces chants, dont je me faisais une fête, cela me
semblait un bruit machinal, qui n'avait pour ainsi dire rien d'humain.
Aucun accent, pas ombre d'émotion : le comble de l'impersonnalité.
Ah ! certes, cela ne flattait pas les oreilles délicates, ni aucune
espèce de sensualité. Je ne comprenais rien à cet
ascétisme inexorable. C'était à cent lieues de mon
petit romantisme de littérateur échauffé. Moi, j'étais
venu pour me caresser à des chants. Oui, je demandais des caresses.
Je voulais qu'on s'occupât de ma peine, qu'on eût pitié
de ma chétive personne.
Et au lieu de cela, rien ! rien de tendre, ni de compatissant. Une mélopée
mécanique qui se développait implacablement, comme un mur
nu pendant des kilomètres. Cela n'en finissait pas. C'était
le moment de la nuit où il fait le plus froid. J'étais glacé
dans ma stalle de la tribune. Et je bâillais de fatigue et d'ennui.
J'aurais voulu m'évader clandestinement de ce lieu de ténèbres
et de froidure. Mais, par respect humain, je tins bon : j'avais peur que
le Père hôtelier ne se moquât de ma faiblesse.
L'office terminé, ce fut avec joie que je regagnai ma cellule,
où, cette fois, je m'endormis d'un sommeil accablé.
Je me réveillai tard, - tard pour la règle du couvent. Après
un déjeuner sommaire dans la salle commune, où des colons,
des charretiers, des tonneliers étaient attablés, je fus
rejoint par mon guide, qui, de son ton jovial et toujours légèrement
ironique, me dit assez brusquement :
- Eh bien ! vous devez être content !
- Mon Père, lui dis-je, je suis charmé de l'hospitalité
de la Trappe ! Mais, décidément, je n'ai aucun goût
pour vos offices de nuit !...
Il ne parut nullement choqué de mes propos, et, comme à
travers les petites pointes malicieuses qu'il ne m'épargnait pas,
je sentais un réel fonds de bonté et même de sympathie,
je me laissai aller à causer. Nous étions sur le seuil du
couvent, et je ne m'en allais point, comme si quelque chose me retenait,
quelque vague regret, que je n'aurais su préciser. Je croyais ne
prolonger l'entretien que par politesse. Et voilà qu'avec cet étranger,
cet inconnu, je m'abandonnais presque à des confidences. Je fis
une simple allusion au chagrin intime qui, alors, m'obsédait, mais
je ne cachai pas à ce religieux que, depuis longtemps, je n'avais
plus aucune croyance. Il se borna à sourire doucement et, comme
pour détourner la conversation de ce sujet pénible, il me
posa quelques questions sur moi- même, mes parents, mon pays natal.
Je lui dis que j'étais Lorrain....
- Je ne suis pas précisément Lorrain, me dit-il, mais j'ai
longtemps habité la Lorraine ! J'ai été en garnison
à Pont-à- Mousson et à Nancy !...
Le Père hôtelier était un ancien officier de dragons
ou de chasseurs : de là cette complaisance, qui m'avait un peu
choqué chez lui, pour les choses militaires et ces détails,
assez oiseux pour moi, sur la bataille de Staouêli. A ma grande
stupeur, il ajouta :
- Tel que vous me voyez, je n'ai pas toujours été sage !
Vous comprenez... un lieutenant de dragons ! j'avais vingt-cinq ans !...
Et, puisque vous connaissez Nancy, je puis vous dire que les restaurants
de la Place Stanislas m'ont vu souvent en joyeuse compagnie.... Et me
voici trappiste! Preuve que l'on peut revenir de loin !...
Je le regardai. Il n'y avait plus rien de militaire ni.... de ce qu'il
se souvenait d'avoir été. Mais, malgré ses petits
yeux malins et si pénétrants que j'en étais gêné,
il me paraissait tout débordant de bonté, au point que j'éprouvais
une réelle peine à me séparer de lui. Nous étions
toujours sur le seuil du monastère. A l'intérieur, c'était
un perpétuel va-et-vient de gens affairés. Des portes claquaient,
des cloches sonnaient. En homme pressé, le Père me tendit
la main, et, brusquant les adieux :
- Allons, allons ! ne dites pas que vous ne reviendrez pas !...
Sa cuculle brune disparut dans les profondeurs des vastes corridors. Je
ne l'ai jamais revu depuis.
Je me retrouvai sur cette route de Chéragas qui, la veille, m'avait
semblé si monotone et si ingrate. Et voici qu'elle me paraissait
charmante ! D'un bout à l'autre, pendant des lieues, elle était
bordée de buissons de roses, de ces roses sauvages qui ont l'air
de flocons de neige posés sur les branches : des roses en grappes,
en touffes épanouies, d'une profusion, d'une richesse vraiment
miraculeuses. On aurait dit une procession virginale, des voiles et des
robes de gaze, des cierges en marche, vers on ne savait quel prodigieux
reposoir. La veille, je les avais à peine remarquées. Maintenant,
elles me frappaient comme une fragile merveille, réalisée
pour moi seul. Je n'étais plus dans le même état.
Les parfums, l'air subtil me pénétraient. C'était
tout l'enchantement et toute la grâce d'un matin de printemps, -
un printemps africain déjà chaud et même brûlant.
Je marchais d'un pas plus allègre. Je me sentais comme allégé
de ma peine. Elle n'avait pas complètement disparu. Mais, de nouveau,
j'avais repris coeur et je me rouvrais à l'espérance.
Cette divine matinée de printemps, non plus que ma triste nuit
à la Trappe, ne s'est jamais effacée de ma mémoire.
D'abord, j'avais pu croire que cette équipée n'était
qu'un caprice d'esthète, un geste vain et sans conséquences.
Mais, peu à peu, je constatai tout ce qui m'était venu de
là : tout un côté sérieux, tout un aspect de
l'Afrique, que j'avais négligé jusqu'alors, celle des colons,
des soldats, - et aussi des apôtres. Sans doute, depuis cette nuit,
tout cela avait cheminé en moi, tout cela avait germé et
grandi à mon insu. Bien plus, un beau jour, la prédiction
du moine s'est trouvée réalisée : " Ne dites
pas que vous ne reviendrez pas ! " Cette route de la Trappe, par
ce beau matin de printemps, ç'avait été, pour moi,
la voie du retour.
Bien longtemps après, méditant sur cette nuit, je m'inquiétai
de savoir qui était ce Père hôtelier qui m'avait reçu
avec ce mélange de malice et de bonhomie et qui m'avait tenu de
si étranges propos. Et, rapprochant les dates, confrontant mes
souvenirs avec ce qui est devenu de l'histoire, j'ai fini par soupçonner
que ce moine n'était autre que le fameux Père Charles de
Foucauld, cet homme extraordinaire qui, après toute une vie d'aventures,
se fit l'apôtre du Sahara, tenta de renouer l'antique tradition
des Pères du Désert ; qui, finalement, mourut, au seuil
de son ermitage de Tamanrasset, sous les balles des Touaregs - et qui
fut un saint.
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