Louis BERTRAND
de l'Académie française

NUITS D'ALGER
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A LA TRAPPE DE STAOUËLI


mise sur site le 24-5-2011

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A LA TRAPPE DE STAOUËLI
(voir sur ce site : Staouéli)


LA TRAPPE DE STAOUËLI


CETTE nuit-là est à part.

Si l'on m'avait dit, quinze jours auparavant et dans les dispositions où je me trouvais alors, qu'un beau soir je partirais pour la Trappe de Staouèli et que je ferais plusieurs kilomètres à pied, pour assister à un office nocturne, - j'aurais trouvé la plaisanterie de mauvais goût.

C'est pourtant ce qui m'arriva! Comment me décidai-je à cet acte que mes amis jugèrent une pure extravagance et même qualifièrent de pose ridiculement littéraire ? Le motif le plus apparent, c'est que je venais de lire un roman de Huysmans, un roman récemment paru : En route ou L'Oblat, - je ne me souviens plus. Cela avait remué en moi une foule de souvenirs et ravivé une foule d'émotions de ma catholique enfance. Un vague instinct nostalgique m'attirait vers le sanctuaire déserté. J'éprouvais peut- être aussi, comme l'auteur de ces livres, le besoin de me nettoyer l'âme, de me soustraire un peu à cette emprise sensuelle que l'Afrique faisait peser si lourdement sur moi. Ce dont je me souviens le mieux, c'est que je souffrais, à cette époque-là, d'un grand chagrin intime. J'étais triste et dégoûté de tout. Peut-être que je cherchais instinctivement un réconfort, à tout le moins un apaisement. Et cette paix, ce secours, j'allais les chercher là où une vieille habitude oubliée oubliée me faisait croire qu'ils se trouvaient.

Il me semble bien que c'était là le fond de mon sentiment, la chose vraiment sérieuse. Mais, gâté par l'esthétisme de ce temps-là, il me fallait l'envelopper de belles raisons romanesques. Je pensais naïvement trouver à la Trappe des états d'âmes analogues au mien. Je me redisais avec exaltation les vers extravagants et un peu sacrilèges de Musset :
           Oui, c'est un vaste amour qu'au fond de vos calices
           Vous buviez à pleins coeurs, moines mystérieux !...
           Vous aimiez ardemment, oh ! vous étiez heureux !


Et, sur la foi de Huysmans, je pensais entendre, à la Trappe, des chants divins. Ces offices nocturnes surtout, je m'en promettais les plus délicieuses et les plus poétiques émotions. Je m'en allais à Staoudi, avec l'espoir inavoué de faire bercer ma peine par les chants merveilleux des moines.

En ces années lointaines, on s'y rendait par un corricolo qui partait de la place du Gouvernement et qui, après une heure trois quarts d'un cruel trajet, vous déposait à Chéragas, sur la place de la Mairie. Là, il y avait encore cinq kilomètres à faire pour atteindre la Trappe.

Intrépidement, je me lançai sur la route, tout joyeux d'aller ainsi droit devant moi, à la découverte, et escomptant un splendide coucher de soleil sur la Mititdja. Le soleil me fit faux bond. On devait être à la fin d'avril. Le temps était incertain et nuageux, plutôt maussade. Enfin le paysage me plut médiocrement : cette partie du Sahel est, d'ailleurs, la moins pittoresque, la plus envahie par les cultures utilitaires. La route me parut longue jusqu'au monastère, dont le premier aspect, plutôt ingrat, acheva de me désoler... Eh quoi ? c'était cela la Trappe, cette banale exploitation agricole, avec ses chais, ses hangars, ses écuries, ses hectares de vignes et de jardins ? Des files de charrettes chargées de futailles étaient rangées dans la cour et devant la porte cochère. Des chevaux en liberté s'ébrouaient. Des chiens aboyaient. Des manoeuvres roulaient des tonneaux. Des odeurs de pressoir se mêlaient à des relents d'étable et de parfumerie grossière. Un instant, je fus sur le point de rebrousser chemin. Mais il était tard. Trouverais-je encore à Chéragas une correspondance pour Alger ? La perspective de coucher dans une auberge campagnarde me décida à rester.

Au parloir, je fus reçu par le Père hôtelier, dont les façons cordiales et familières, la parole incisive, légèrement ironique, me frappèrent tout de suite et me séduisirent. Ce religieux, lui, n'était pas banal : j'en eus immédiatement la certitude. Je lui demandai l'hospitalité pour la nuit ; ce qui me fut accordé aussitôt comme chose qui allait de soi, la Trappe étant aussi un établissement hospitalier. Mais quand je lui exprimai le désir d'assister à un office nocturne, il éleva tout de suite des objections. D'abord, il fallait l'autorisation du prieur. Puis cette fantaisie lui parut bien frivole. J'avais eu la candeur de lui avouer que je venais de lire Huysmans et que, transporté par ma lecture, j'avais le plus vif désir d'entendre chanter les moines :
- Vous serez déçu ! me dit-il.... Si ce n'est que pour cela que vous êtes venu, ce n'est vraiment pas la peine !

Puis, se ravisant tout à coup, il me quitta brusquement, en me disant qu'il allait demander l'autorisation au Père Prieur. Au bout de quelques instants, il revint : c'était accordé. Mais il crut devoir me redire :
- Je vous préviens : vous serez déçu !... Après tout, qui sait ?...

Et, pour me faire prendre patience jusqu'à l'heure du dîner, il m'entraîna à travers les dépendances du monastère. Je visitai ainsi les laboratoires où l'on distillait alors des essences de géranium et de giroflée. J'achetai même un petit flacon de ces modestes parfums. Puis nous vîmes la bibliothèque où les Pères conservaient quelques fragments de mosaïques romaines, - enfin la grande curiosité du couvent : le petit bureau sur lequel furent signées par le général de Bourmont les clauses de la capitulation d'Alger. Dans mon absurde indifférence de Français pour tout ce qui n'était pas de la couleur locale indigène, j'ignorais tout le détail des opérations militaires de la Conquête et, en particulier, que le couvent de la Trappe eût été bâti sur le lieu probable de la bataille de Staouêli, - cette bataille sanglante qui nous livra le chemin d'Alger.

D'abord, je ne fis pas très attention aux détails complaisants que le Père hôtelier me donnait sur ce fait de guerre. Nous étions sortis de la bibliothèque et, après avoir traversé le cloître, nous terminions notre tour par le cimetière : quelques pauvres tombes anonymes, surmontées de croix de bois et ensevelies sous les herbes. Dans le lointain, la mer, qu'on voyait luire faiblement entre les branches des eucalyptus, la pulsation rythmique et assourdie de la vague ; et, partout, les odeurs entêtantes de la distillerie. Un calme impressionnant. Un air de solitude et d'immobilité définitive. Je goûtais mélancoliquement cette grande paix, tandis que mon guide, le doigt tendu vers la mer, me montrait Sidi-Ferruch, le point de débarquement de la flotte française en 183o, et me parlait de cette lointaine histoire avec une précision et une insistance qui me surprenaient fort chez un religieux....

Une cloche sonna : c'était l'heure du dîner.

Je pris un repas grossier, mais très abondant dans la salle commune. Après quoi, - vers neuf heures, - le Père hôtelier me conduisit dans une chambrette sommairement meublée, en me disant d'un ton jovial :
- Et maintenant, dormez sur vos deux oreilles ! Je viendrai vous réveiller pour l'office de nuit !

Je ne dormis pas du tout : d'abord parce que ma couchette était très dure et parce que je grelottais sous la couverture trop mince. Ces nuits d'avril sont souvent glaciales.... Mais surtout j'étais dans une agitation extrême : le grand air m'avait grisé et j'essayais en vain de détourner ma pensée du chagrin intime que je traînais avec moi, il ne cessait de m'obséder. Au milieu de cette obsession passaient les images toutes fraîches de ce que je venais de voir : cette grande ferme bourdonnante comme une ruche et, derrière les écuries et les chais, ce cimetière silencieux, cet anonyme champ de repos, et dans la bibliothèque, le petit bureau du général de Bourmont, humble commencement, point de départ d'une oeuvre immense....

Je songeais aux premiers soldats et aux premiers colons de ces temps héroïques. Je repassais dans ma mémoire ce que le Père hôtelier m'avait dit sur cette bataille de Staouêli qui avait bien failli finir par un désastre : le haut commandement ignorait tout du pays, les accidents du terrain, les routes, les distances. Et le mouillage de Sidi Ferruch était peu sûr : la flotte à la merci d'une tempête, du moindre coup de vent. Les pires fautes commises! Et, malgré tout, on avait réussi !... A quoi le succès avait-il tenu !... Je pensais à tout cela et ma pensée, invinciblement, revenait à la Trappe, à ce monastère qui commémorait une bataille, une opération peut-être médiocre en elle-même, mais capitale par ses conséquences. Et je trouvais vraiment chevaleresque, vraiment digne de la France d'avoir mis à cet endroit-là un lieu de prière et de haute spiritualité. Faire oublier le sang versé, commémorer notre entrée en ce pays uniquement par des symboles de paix, de charité, de bienfaisance civilisatrice, - une maison d'accueil, une colonie de défricheurs et d'ascètes, - il y avait là une noble intention....

Et puis ma peine obscure me ressaisissait. Je me récitais en esprit les phrases enthousiastes de Huysmans sur les chants sacrés de la liturgie. Je ne pouvais toujours pas dormir. J'avais hâte d'entendre, moi aussi, ces chants qui apaisent....
Un coup de clé contre ma porte m'avertit que l'heure était venue. Je m'habillai frileusement et, à travers de longs corridors nus, je gagnai la chapelle....
" Vous serez déçu ! " m'avait dit le Père hôtelier. Hélas ! dès le seuil de la chapelle, la déception commençait. Du haut de la tribune où l'on m'avait assigné ma place, mon regard plongeait sur la nef et le choeur. C'était pauvre et triste, nu surtout, d'une nudité plus navrante que celle des corridors. Huysmans m'avait trompé. Rien d'esthétique dans le costume des moines, ni dans leurs attitudes. Ce qu'il y avait de pis, c'était l'odeur d'étable qui se dégageait de l'endroit où étaient massés les frères lais et quelques travailleurs manuels. Ils se tenaient précisément sous la tribune où j'étais.... Enfin, l'aridité désolante des psalmodies. Ces chants, dont je me faisais une fête, cela me semblait un bruit machinal, qui n'avait pour ainsi dire rien d'humain. Aucun accent, pas ombre d'émotion : le comble de l'impersonnalité. Ah ! certes, cela ne flattait pas les oreilles délicates, ni aucune espèce de sensualité. Je ne comprenais rien à cet ascétisme inexorable. C'était à cent lieues de mon petit romantisme de littérateur échauffé. Moi, j'étais venu pour me caresser à des chants. Oui, je demandais des caresses. Je voulais qu'on s'occupât de ma peine, qu'on eût pitié de ma chétive personne.

Et au lieu de cela, rien ! rien de tendre, ni de compatissant. Une mélopée mécanique qui se développait implacablement, comme un mur nu pendant des kilomètres. Cela n'en finissait pas. C'était le moment de la nuit où il fait le plus froid. J'étais glacé dans ma stalle de la tribune. Et je bâillais de fatigue et d'ennui. J'aurais voulu m'évader clandestinement de ce lieu de ténèbres et de froidure. Mais, par respect humain, je tins bon : j'avais peur que le Père hôtelier ne se moquât de ma faiblesse.

L'office terminé, ce fut avec joie que je regagnai ma cellule, où, cette fois, je m'endormis d'un sommeil accablé.

Je me réveillai tard, - tard pour la règle du couvent. Après un déjeuner sommaire dans la salle commune, où des colons, des charretiers, des tonneliers étaient attablés, je fus rejoint par mon guide, qui, de son ton jovial et toujours légèrement ironique, me dit assez brusquement :
- Eh bien ! vous devez être content !
- Mon Père, lui dis-je, je suis charmé de l'hospitalité de la Trappe ! Mais, décidément, je n'ai aucun goût pour vos offices de nuit !...

Il ne parut nullement choqué de mes propos, et, comme à travers les petites pointes malicieuses qu'il ne m'épargnait pas, je sentais un réel fonds de bonté et même de sympathie, je me laissai aller à causer. Nous étions sur le seuil du couvent, et je ne m'en allais point, comme si quelque chose me retenait, quelque vague regret, que je n'aurais su préciser. Je croyais ne prolonger l'entretien que par politesse. Et voilà qu'avec cet étranger, cet inconnu, je m'abandonnais presque à des confidences. Je fis une simple allusion au chagrin intime qui, alors, m'obsédait, mais je ne cachai pas à ce religieux que, depuis longtemps, je n'avais plus aucune croyance. Il se borna à sourire doucement et, comme pour détourner la conversation de ce sujet pénible, il me posa quelques questions sur moi- même, mes parents, mon pays natal. Je lui dis que j'étais Lorrain....
- Je ne suis pas précisément Lorrain, me dit-il, mais j'ai longtemps habité la Lorraine ! J'ai été en garnison à Pont-à- Mousson et à Nancy !...

Le Père hôtelier était un ancien officier de dragons ou de chasseurs : de là cette complaisance, qui m'avait un peu choqué chez lui, pour les choses militaires et ces détails, assez oiseux pour moi, sur la bataille de Staouêli. A ma grande stupeur, il ajouta :

- Tel que vous me voyez, je n'ai pas toujours été sage ! Vous comprenez... un lieutenant de dragons ! j'avais vingt-cinq ans !... Et, puisque vous connaissez Nancy, je puis vous dire que les restaurants de la Place Stanislas m'ont vu souvent en joyeuse compagnie.... Et me voici trappiste! Preuve que l'on peut revenir de loin !...

Je le regardai. Il n'y avait plus rien de militaire ni.... de ce qu'il se souvenait d'avoir été. Mais, malgré ses petits yeux malins et si pénétrants que j'en étais gêné, il me paraissait tout débordant de bonté, au point que j'éprouvais une réelle peine à me séparer de lui. Nous étions toujours sur le seuil du monastère. A l'intérieur, c'était un perpétuel va-et-vient de gens affairés. Des portes claquaient, des cloches sonnaient. En homme pressé, le Père me tendit la main, et, brusquant les adieux :
- Allons, allons ! ne dites pas que vous ne reviendrez pas !...

Sa cuculle brune disparut dans les profondeurs des vastes corridors. Je ne l'ai jamais revu depuis.

Je me retrouvai sur cette route de Chéragas qui, la veille, m'avait semblé si monotone et si ingrate. Et voici qu'elle me paraissait charmante ! D'un bout à l'autre, pendant des lieues, elle était bordée de buissons de roses, de ces roses sauvages qui ont l'air de flocons de neige posés sur les branches : des roses en grappes, en touffes épanouies, d'une profusion, d'une richesse vraiment miraculeuses. On aurait dit une procession virginale, des voiles et des robes de gaze, des cierges en marche, vers on ne savait quel prodigieux reposoir. La veille, je les avais à peine remarquées. Maintenant, elles me frappaient comme une fragile merveille, réalisée pour moi seul. Je n'étais plus dans le même état. Les parfums, l'air subtil me pénétraient. C'était tout l'enchantement et toute la grâce d'un matin de printemps, - un printemps africain déjà chaud et même brûlant. Je marchais d'un pas plus allègre. Je me sentais comme allégé de ma peine. Elle n'avait pas complètement disparu. Mais, de nouveau, j'avais repris coeur et je me rouvrais à l'espérance.

Cette divine matinée de printemps, non plus que ma triste nuit à la Trappe, ne s'est jamais effacée de ma mémoire. D'abord, j'avais pu croire que cette équipée n'était qu'un caprice d'esthète, un geste vain et sans conséquences. Mais, peu à peu, je constatai tout ce qui m'était venu de là : tout un côté sérieux, tout un aspect de l'Afrique, que j'avais négligé jusqu'alors, celle des colons, des soldats, - et aussi des apôtres. Sans doute, depuis cette nuit, tout cela avait cheminé en moi, tout cela avait germé et grandi à mon insu. Bien plus, un beau jour, la prédiction du moine s'est trouvée réalisée : " Ne dites pas que vous ne reviendrez pas ! " Cette route de la Trappe, par ce beau matin de printemps, ç'avait été, pour moi, la voie du retour.

Bien longtemps après, méditant sur cette nuit, je m'inquiétai de savoir qui était ce Père hôtelier qui m'avait reçu avec ce mélange de malice et de bonhomie et qui m'avait tenu de si étranges propos. Et, rapprochant les dates, confrontant mes souvenirs avec ce qui est devenu de l'histoire, j'ai fini par soupçonner que ce moine n'était autre que le fameux Père Charles de Foucauld, cet homme extraordinaire qui, après toute une vie d'aventures, se fit l'apôtre du Sahara, tenta de renouer l'antique tradition des Pères du Désert ; qui, finalement, mourut, au seuil de son ermitage de Tamanrasset, sous les balles des Touaregs - et qui fut un saint.