I
--------DEPUIS
le début d'une révolution que la passion, l'absence de vision
et la bêtise des hommes ont transformée en guerre, on a beaucoup
dit et écrit sur l'Algérie.
---------Des
penseurs éminents ont dépeint avec une précision
et une logique impitoyables le processus qui entraînait l'Algérie
vers l'inéluctable et on leur a fait grief de l'avoir dit aussi
clairement.
---------D'autres,
publicistes ou politiciens en mal d'un succès facile, ont monopolisé
l'Algérie à leur profit, y cherchant prétexte à
leurs effets, mais sans grande idée ni conviction quant à
ses lendemains. Leur argumentation, qui puise dans les élans patriotiques
et les lieux communs, sans cesse rabâchés, n'apporte rien
de nouveau ni de positif dans le débat.
---------D'autres
aussi prétendent parler au nom des Algériens qui n'expriment
qu'une tendance axée sur le passé,
nostalgique et anachronique à l'instant même où les
bouscule un continent qui naît. C'est le bataillon incorrigible
des gens qui ne veulent rien concéder, responsables au premier
chef du drame algérien.
---------Mais
il est aussi une autre catégorie d'Algériens, plus nombreux
qu'on ne le croit, qui sont conscients de l'évolution des peuples
et des idées comme de l'émancipation morale, matérielle
et politique voulue par la France en Algérie et consacrée
par ses lois. Ils estiment impossible d'en refuser les conséquences
sans mettre en cause la sincérité même de la France
et les principes qui, depuis un siècle, ont guidé son action.
---------Rien
n'est pire en effet dans un pays comme l'Algérie, où l'homme
prend conscience de sa personnalité, que d'accorder au verbe seul
la primauté sur l'action. Le jour où l'homme de ce pays,
séduit par les promesses et confiant dans leur loyauté,
découvre l'immensité infranchissable qui sépare les
droits concédés d'avec la possibilité de les exercer,
il doute, perd confiance, se révolte et se met à haïr.
Il exige alors brutale-ment ce qu'il estime être désormais
son droit. Dans tous les cas celui-ci demeure acquis, mais en revanche
confiance et amitié ont disparu.
---------Les
manifestations tapageuses et spectaculaires de réconciliation,
les éternels grands mots prodigués à profusion pour
tenter de reconquérir la confiance perdue n'ont alors plus d'effet.
---------La
reconquête de la confiance ne s'obtiendra
qu'en prouvant par des réalisations tangibles, non plus au futur,
mais dans l'immédiat, que les engagements sont maintenant tenus.
Le paiement à terme n'a plus cours, il faut payer comptant.
---------La
France n'a d'ailleurs jamais cessé de vouloir le faire, ses lois
le prouvent, les sacrifices nombreux et coûteux grâce auxquels
l'Algérie est ce qu'elle est le prouvent aussi. Nul ne saurait
donc honnêtement l'accuser ni encore moins la condamner en aucun
domaine.
---------Il
en va différemment des forces puissantes qui, en Algérie,
ont méthodiquement freiné la réalisation de son action
sociale et politique au risque de compromettre le prestige, voire la vie
de la nation en créant les conditions favorables à l'explosion
algérienne.
---------C'est
pourquoi, au moment où approche l'heure du dénouement du
drame algérien, s'il faut faire le bilan de nos chances, il faut
aussi faire celui des " occasions manquées " pour ne
pas, une nouvelle fois, laisser échapper l'occasion qui pourrait
être la dernière.
---------J'évoque
la perspective d'une ultime occasion sans idée défaitiste
ni invite à quelque combat d'arrière-garde qu'on livre dans
l'antichambre de la capitulation quand tout est perdu. Rien ne sera perdu
non seulement en Algérie, mais encore en Afrique du Nord si les
Algériens trop souvent aveuglés par la conscience de leur
seul mérite savent enfin avoir une conscience non moins égale
de leurs erreurs, et, en en tirant matière
à enseignement positif, en évitent le renouvellement.
---------Ils
pourront alors affronter avec intelligence et détermination un
avenir plein de promesses plutôt que de le subir dans la souffrance,
le jour où les uns et les autres, sans passion mais simplement
en hommes décidés à suivre leur dure route ensemble,
auront compris qu'il leur faut aussi vivre avec leur temps.
---------Ce
sont ces perspectives que je voudrais tenter d'exprimer, non seulement
en Français, mais en Algérien.
***
---------Je
dis en Algérien parce que cinq générations des miens,
dont l'ancêtre venait de Lyon, reposent ou sont nés sur cette
terre d'Afrique sans cesse bouleversée par les passions et brûlée
par le soleil. Du jour où, des forêts de la Mizrana qu'ils
exploitaient sur la côte kabyle au temps des panthères, ils
s'enracinèrent dans cette Algérie devenue leur terre, un
peu comme leur patrie, eux et leurs descendants ne devaient plus partir.
---------Qui
les avait poussés là? Nul souci d'apporter la civilisation
ni la vocation d'un quelconque apostolat, mais simplement la cruauté
de la vie qu'ils voulaient surmonter en tentant leur chance dans ce pays
neuf, un pays à bâtir où l'homme, avec un courage
d'homme, peut donner sa pleine mesure.
---------Comme
des enfants perdus, ayant brûlé leurs vaisseaux, sans souci
de ce qu'ils laissaient derrière, regardant droit devant eux, ils
affrontaient courageusement l'inconnu. Pauvres d'argent - les pionniers
sont toujours pauvres - mais riches de volonté ardente, en guise
de maisons ils habitaient des masures et, en y pénétrant,
ils pensaient comme DE MoNZIE plus tard en s'installant près de
Saint-Céré : " Une vie nouvelle commence dans ce dernier
logis de notre choix, celui qu'à des signes certains on reconnaît
pour le logis définitif. "
---------On
a prétendu depuis qu'ils avaient conquis l'Afrique. C'est l'Afrique
qui les avait conquis... sinon que prouveraient ces lignes?
---------Comme
des milliers d'Algériens dont les pères connurent le même
sort, je descends donc de ces pionniers. C'est dire qu'en Algérie,
je me sens chez moi et que, quoi qu'il advienne, j'entends y demeurer
auprès des miens, vivants ou morts, parmi ce peuple algérien
qu'ils ont connu et aimé, que je connais et que j'aime. Un million
d'Européens d'Algérie partagent, j'en suis sûr, le
même sentiment.
***
---------Au
service de l'Algérie durant vingt ans, j'ai intensément
vécu ses espérances, ses déceptions, ses drames et
ses illusions. J'ai aussi administré dans la tempête, aux
pires moments de son histoire contemporaine, Alger sa capitale, et je
crois l'avoir fait avec honneur.
---------Peu
importe que mes concitoyens ne m'en aient point su gré. C'est dans
l'ordre des choses. Je ne leur en veux point. Ils m'en ont voulu avec
d'autres de les prévenir sans ambages de la pente sur laquelle
ils s'engageaient. Journellement intoxiqués par une certaine presse
qui prétendait détenir seule le monopole du patriotisme
et n'a cessé de les berner, toute vérité leur paraissait
haïssable. A la suivre ils préféraient avec un orgueilleux
mépris faire eux-mêmes leurs expériences... C'est
chose faite à présent. Pendant trois ans ils ont eu en main
tous les leviers politiques, économiques, sociaux, psychologiques,
culturels, gouvernementaux et militaires pour, en définitive, malgré
des sacrifices humains et matériels considérables, en arriver
au point par où ils eussent dû commencer : conséquence
de leur caractère qui ressemble à notre climat orageux et
ardent mais toujours instable.
---------Comme
lui, ils s'assombrissent soudain pour condamner un jour les hommes et
les idées auxquels, dans le soleil et avec une égale ardeur,
ils rendront justice demain. Avec eux, il faut savoir attendre : le 13
mai le démontre avec éclat.
---------Aujourd'hui
dans ma retraite, de mon vieux Bordj campé sur sa colline, je pense
à eux en écrivant ces pages qui ne sont pas des mémoires.
---------Elles
ne sont pas davantage règlement de compte, mais simple témoignage
vécu, puisé dans des années d'action intense et vérités
qu'il faut dire, quitte à déplaire. Elles reflètent
l'évolution psychologique et politique d'un Algérien à
la recherche comme d'autres d'une solution aux problèmes qui nous
assaillent.
---------Elles
ne prétendent explorer le passé que pour rendre plus clair
le présent et préjuger d'une solution d'avenir, avec réalisme,
hors la nostalgie des jours défunts et les prétentions d'un
futur aussi orgueilleux que vain.
---------Ceux
qui font profession d'activisme ou d'extrémisme, tant du côté
F.L.N. que chez les Français d'Algérie, condamneront certainement
ces pages. Je m'y attends, comme j'attends et comme beaucoup attendent
avec moi les solutions qu'ils proposent pour, hors de l'épreuve
de force, ramener la paix en Algérie.
---------Je
ne pense pas qu'on y parvienne en disant " non, rien, jamais ",
comme le font nombre de mes citoyens, ni en répondant " oui,
tout et immédiatement ", comme le fait en écho le F.L.N.
---------Alors,
il faut chercher autre chose et commencer par regarder autour de soi,
en soi et surtout droit devant soi.
II
---------DEPUIS
quatre ans, la guerre déchire l'Algérie parce qu'un groupe
d'hommes revendiquent un nouvel État, auquel nous refusons de souscrire.
Ils veulent l'indépendance, c'est-à-dire une vie rompant
avec la vie commune dans la République française. Nous voulons,
nous, le maintien de l'Algérie dans la République française.
---------Les
données du drame seraient parfaitement claires si nous-mêmes,
Français d'Algérie, savions exactement où se situe
l'Algérie dans la République française. Cette place
aurait son importance, mais nul d'entre nous ne peut la définir
car nul texte ou juriste ne peut le renseigner.
---------Feu
la Constitution de 1946 avait omis de l'indiquer. Son article 6o définissait
l'Union française comme formée " d'une part de la République
française qui comprend la France métropolitaine, les départements
et territoires d'outre-mer, d'autre part des territoires et États
associés ".
---------N'étant
ni territoire, ni État associé, l'Algérie
était donc dans la République française, mais où?
---------Matériellement
et juridiquement, elle n'était
pas la France métropolitaine, ni territoire d'outre-mer comme le
Togo, le Cameroun ou Madagascar, et pas davantage département d'outre-mer
car si le régime législatif des départements d'outre-mer
était identique à celui des départements métropolitains,
le régime algérien dit régime des décrets
en était différent.
---------Aux
termes de ce régime juridique traditionnel,
" il appartenait
au gouvernement, au pouvoir exécutif, quand la loi ne le faisait
pas expressément elle-même, de porter pour l'Algérie
des textes ayant valeur législative ".
---------Aussi, comme le constatait le professeur
JACQUES LAMBERT de la Faculté de droit d'Alger :
"L'Algérie
est tellement une création originale, elle est tellement sui
generis que la Constitution, qui n'a voulu prévoir dans son
article 6o que des catégories abstraites, l'a laissé échapper
et présente ce singulier paradoxe d'avoir omis en définitive
l'Algérie dans sa définition de l'Union française.
"
---------Cette
absence de définition, si regrettable, a pesé depuis dix
ans sur le destin de l'Algérie et donné matière aux
équivoques et aux plus violentes controverses. Celle qui oppose
les partisans de l'intégration aux protagonistes du système
fédéral n'est pas la moindre, bien inutile d'ail-leurs puisque
ce dernier système permettait à l'Algérie, autant
que l'intégration, mais à moindres frais et avec plus de
souplesse, de demeurer dans la République française.
---------Tenant
compte des conséquences fâcheuses de cette absence de définition,
le Constituant de 1958 eût dû, semble-t-il, préciser
la place de l'Algérie dans nos institutions. Il ne l'a pas fait,
mais sa discrétion s'explique cette fois du fait que l'Algérie
est en guerre précisément pour définir son État.
---------On
ne saurait dans la fièvre qui l'agite mettre un terme à
ses convulsions par une décision arbitraire. La population algérienne
condamnée au silence depuis trois ans ne l'eût probablement
pas accepté.
---------En
vérité, l'Algérie est une communauté unique
au monde, unique en son genre. Rien ni personne ne pourra déterminer
solidement et définitivement son destin s'il n'a été
discuté par ses collectivités réunies qui auront
approuvé en commun les solutions établissant un équilibre
nécessaire à leur vie commune. Cela implique un dialogue
qui rende aux uns le sens de leur dignité et à chacun celui
de sa sécurité, de l'égalité de ses droits,
de sa liberté de pensée et d'expression.
---------Qui
peut donc définir et régler tout cela, sinon les Algériens
eux-mêmes? Le général DE GAULLE l'a parfaitement compris
lorsque le 5 juin 1958, appelé au pouvoir par l'élan des
Algérois, et s'adressant à leur foule enthousiaste massée
sur le forum, il déclarait :
---------"
Français à part entière dans un seul et même
collège, nous allons le montrer pas plus tard que dans trois mois,
dans l'occasion solennelle où tous les Français, y compris
les dix millions de Français d'Algérie, auront à
décider de leur propre destin.
---------Pour
ces dix millions de Français-là, leurs suffrages comptent
autant que les suffrages de tous les autres.
---------Ils auront à désigner,
à élire, je le répète, dans un seul collège,
leurs représentants pour les pouvoirs publics comme le feront tous
les autres Français. Avec ces représentants élus,
nous verrons comment faire le reste."
---------Des
tonnerres d'applaudissements frénétiques saluèrent
l'annonce de cette procédure qui allait enfin permettre aux Algériens
de décider par eux-mêmes et en commun de leur place dans
la communauté française.
---------La
substance de ce qu'on a appelé le miracle du 13 mai 1958 me paraît
résider tout entière dans ce plébiscite, par les
Français d'Algérie, de l'égalité totale consacrée
électoralement, donc démocratiquement et réalisée
par l'institution du collège unique, réforme capitale à
laquelle ils s'étaient montrés jusqu'alors farouchement
hostiles par crainte d'être écrasés.
---------Le
11 décembre 1943, le Comité français de Libération
nationale siégeant en Alger avait en effet
octroyé la citoyenneté française pleine et entière
à tous les musulmans algériens, à telle enseigne
que, comme le constatait en août 1947 dans une remarquable intervention
à la tribune du Parlement le président RENÉ MAYER
: " Les musulmans ont tous les droits politiques.
L'essentiel était de savoir dans quel collège ils les exerceraient.
"
---------Le
dernier point essentiel conditionnait toute la vie politique de l'Algérie.
Puisque démocratie il y aurait et que la loi du nombre devenait
seule juge, un million de Français d'Algérie risquaient
de se trouver noyés parmi 9 millions de musulmans, lesquels allaient
devenir les maîtres absolus du scrutin. En fonction du climat politique
du moment, la représentation d'origine européenne pouvait
être d'emblée éliminée au profit d'une représentation
exclusivement musulmane.
---------Chacun
comprenait qu'en cela le collège unique était véritablement
la clef de la maison. L'accepter signifiait consentir à n'être
plus le maître dans ce qu'on considérait jusqu'alors comme
chez soi. Cela impliquait la nécessité d'un changement total
d'attitude pour continuer de vivre en bonne intelligence avec les multiples
et nouveaux occupants dans son propre collège et surtout de ne
point trop les contrarier pour qu'ils ne rendent pas la vie insupportable.
---------D'où
la position intransigeante, depuis 1943, de la collectivité européenne
pour maintenir le vote dans deux collèges séparés,
l'un strictement réservé aux musulmans dit deuxième
collège, l'autre réservé (à quelques exceptions
près) aux Européens dit premier collège, chacun élisant
un nombre égal de représentants dans la plupart des assemblées,
municipalités exceptées.
---------Cela
explique la hantise que le collège unique a suscitée de
longues années durant et l'exploitation qu'en a faite la chronique
politique algérienne, notamment dans les prises de position des
leaders les plus écoutés qui se prévalent de la défense
de l'Algérie française.
---------Quiconque,
d'origine européenne, osait simplement évoquer ce mode de
votation, se voyait aussitôt honni et suspecté de trahison.
---------Je
n'en prendrai pour preuve que quelques textes significatifs, telle cette
lettre du 30 novembre 1957 de M. BOYER-BANSE, président de l'Union
française nord-africaine, au président de l'Assemblée
nationale, qui donne le ton :
Toulon (Var), 30 novembre 1957
1, rue Philippe-Lebon.
---------Monsieur
le Président,
---------L'Assemblée
nationale que vous présidez vient de commettre un crime, le
crime de tenter de violer notre droit en votant l'abjecte formule
du collège unique, d'où ne pourraient résulter,
si l'on s'obstinait dans cette folie, que l'écrasement de notre
peuple et la sécession de l'Algérie.
---------J'ai,
dans ces conditions, le devoir de vous confirmer la déclaration
que je vous ai faite par ma lettre du 14 novembre dernier :
---------Notre
peuple - le peuple français d'Algérie, section algérienne
du peuple français - tient pour inexistante, nulle et non avenue
la scandaleuse décision de l'Assemblée nationale. Il
tiendra également pour inexistante, nulle et non avenue la
décision du Conseil de la République, si elle est conforme.
---------Aux
membres du Gouvernement, aux parlementaires, députés
ou sénateurs, qui ont participé ou participeront à
l'attentat qu'on tente de perpétrer contre notre droit, nous
ne pouvons que laisser l'entière responsabilité des
conséquences qui suivront. |
---------Et
aussi ces éditoriaux de M. ALAIN DE SÉRIGNY, l'un des membres
les plus en vue du Comité de salut public d'Alger, et dont l'important
quotidien, l'Écho d'Alger, exerce une influence décisive
sur les Européens d'Algérie. Dans l'Écho d'Alger
des 4 et 5 septembre 1957, sous le titre : " De l'ordonnance du 7
mars 1944 au collège unique ", M. de Sérigny, après
avoir exposé les diverses étapes qui y conduisaient, écrivait
:
---------"Le
rappel des faits que la plupart de nos compatriotes métropolitains
ignorent doit, nous voulons l'espérer, faire mieux comprendre l'exaspération
des Français d'origine vivant en Algérie lorsqu'ils entendent
parler de suppression pure et simple de leur collège électoral,
bien amoindri déjà, c'est le cas de le dire, et de création
d'un collège unique. Leur mécontentement se transforme même
en colère lorsque les plus hautes instances politiques du pays
ne craignent pas d'affirmer leur intention de supprimer le double collège
en vertu de l'égalité des droits et des devoirs.
---------Le
9 novembre 1957, rappelant la très vive campagne menée par
lui contre le collège unique dans nombre de journaux métropolitains,
il écrivait encore
---------"Depuis
plus d'un an, à maintes reprises, j'ai expliqué et démontré
dans les colonnes de l'Echo d'Alger aussi bien que dans celles de Paris-Presse,
de l'hedomadaire Carrefour et de Journal du Parlement, que l'instauration
d'un système électoral reposant sur le collège unique
serait un non-sens."
---------Et,
le condamnant définitivement devant l'histoire, il écrivait
le 15 novembre 1957, dans son éditorial " Le Temps presse
" :
---------Il
se trouve, je l'ai dit, une forte majorité à l'Assemblée
nationale pour admettre le principe du collège unique, introduit
à nouveau dans les projets de lois sur les institutions algériennes.
En adoptant, comme cela ne fait hélas... plus guère de doute,
un tel principe, le Gouvernement et le Parlement porteront devant l'histoire
et dans l'évolution de l'Algérie de demain une responsabilité
accablante."
13 mai 1958.
---------Pour
la première fois dans l'histoire de l'Algérie, la métropole
obtenait enfin de ces " mécontents toujours fidèles
", comme LAFERRIÈRE désignait les Algériens,
leur consentement inconditionnel quant à l'instauration du collège
unique. Les adversaires les plus acharnés de cette réforme
réclamaient à cor et à cri qu'on la leur imposât
d'extrême urgence.
---------Beaucoup
de passion, beaucoup de soleil, peu
d'éloquence suffirent en quelques secondes à balayer dix
ans d'opposition et, qui mieux est, à susciter la conversion de
leurs auteurs. Nulle protestation, mais seulement les ovations enthousiastes
des opposants, la veille encore irréductibles, saluèrent
la réforme si longtemps redoutée et condamnée.
---------Bienveillant
et désireux de satisfaire les Algériens, le général
DE GAULLE devait, quelques jours plus tard, prendre acte de leur désir
si ardent et, dans une apostrophe dont l'exorde demeurera célèbre,
déclarer :
---------"Eh
bien... de tout cela, je prends acte au nom de la France et je déclare
qu'à partir d'aujourd'hui, la France considère que dans
toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants,
il n'y a que des Français à part entière avec les
mêmes droits et les mêmes devoirs."
---------Ne pouvant mettre en doute la sincérité
de tels mouvements et sentiments, il faut donc prendre
acte que désormais, tous les Algériens sont d'accord sans
esprit de retour. Le vote en commun, dans un seul et même collège
à l'occasion du référendum, en est la consécration
définitive.
---------Consentie
quelques années plus tôt sans éclat,
cette réforme fondamentale eût probablement évité
le drame algérien et assuré dans la sérénité
de la paix des transitions qui, demain, se feront dans la fièvre.
---------Quand
on sait d'autre part quelles contributions financières considérables
ont, depuis ces dernières années, été exigées
des colons français d'Algérie par nombre d'organisations
plus ou moins occultes créées soi-disant pour empêcher
principalement cette réforme, on est en droit de penser que les
naïfs qui se sont prêtés à ce jeu eussent pu
en faire l'économie.
---------Dans
quelques semaines ou peu de mois, l'Algérie se trouvera donc à
l'heure du choix pour " faire le reste " comme l'a dit le général
DE GAULLE mais cette fois dans des conditions sans précédent.
Deux collectivités divisées, l'une dix fois plus nombreuse
que l'autre, auront à décider dans un collège désormais
unique de leur destin commun.
---------Par
une singulière ironie du sort, c'est au moment même où
le combat et toutes ses séquelles psychologiques et morales divisent
ces deux collectivités comme elles ne le furent jamais auparavant
qu'il va leur être demandé de désigner ensemble, dans
le collège unique, les représentants avec lesquels "
on fera le reste ".
---------Un
autre moment et un autre climat auraient certes été préférables
pour tenter pareille expérience... mais il n'y a plus le choix.
Puisqu'on rejette avec horreur toute idée de discussion ou de négociation
avec ceux qui se battent, seule demeure la solution de l'appel direct
au peuple, l'élection, pour désigner les représentants,
c'est-à-dire les " interlocuteurs valables " que la France
recherche et attend.
---------Ainsi,
pour s'être refusé à parler à quelques-uns,
on doit maintenant donner la parole à tous et cette fois, le peuple
ayant parlé, son verdict à la face du monde sera sans appel.
---------Pour
que cette procédure ne puisse être remise en cause, il va
de soi qu'elle implique la liberté des élections, c'est-à-dire
non seulement liberté de vote, mais encore liberté de candidature,
de propagande, liberté totale en tout et pour tout.
---------Est-ce
possible et dans l'affirmative, doit-on craindre que ne se confirme l'appréhension
de RAYMOND ARON quand il écrit : " La
négociation conduit à l'indépendance de l'Algérie,
mais les élections libres y conduisent aussi. "
Pour ma part, je ne le souhaite pas.
---------Je
souhaite profondément que la maturité et l'intelligence
politiques dont font preuve les populations d'Afrique Noire trouvent leur
expression en Algérie aussi dans la formule large et humaine de
l'esprit communautaire qui sera l'unique solution humaine à nos
maux. Quoi qu'il en soit, l'avenir seul nous départagera.
---------Pour
nous, Algériens, son approche rend nécessaire de tenter
de déceler les sentiments des uns et des autres, en quelque sorte
leur dynamisme collectif, si tant est qu'il existe à la veille
d'une consultation dont va dépendre " le reste ".
---------Plutôt
que de constater simplement les effets, perceptibles aujourd'hui, il nous
faut explorer les causes profondes des sentiments et des dissentiments
en détruisant les légendes qui irritent et, développant
le film de la vie politique algérienne durant ces dernières
années, fouiller dans le cimetière des occasions perdues...
pour éviter cette fois de perdre la dernière.
III
--------ON sait
ce que pensent les leaders du F.L.N. Depuis cinq ans, leurs déclarations
multiples ont clairement explicité leurs objectifs et leurs sentiments.
On sait aussi ce que pense le fellegh du bled et de la montagne ; son
action armée est sans équivoque. On ne meurt pas pour rien.
--------Mais,
tenter de déceler le sentiment profond de la masse musulmane algérienne
en cet instant précis du combat est plus difficile et peut conduire
à d'incalculables erreurs d'optique. Parmi les sentiments qu'on
lui prête, et les choses qu'on lui fait dire, où est la vérité?
--------Prétendre
la découvrir est une entreprise certes difficile dans le climat
passionnel où l'on vit, où chacun réagit en fonction
de ses propres sentiments et non de ceux qu'il devrait apprécier.
--------Qu'un
intellectuel musulman exprime son état d'âme, on le jugera
selon le titre du journal qui lui donne l'hospitalité et non d'après
l'expression de ses sentiments. D'ailleurs, intellectuels et élites
musulmans sont trop souvent et sans autre forme de procès catalogués
antifrançais.
--------Qu'un
fellah, à son tour, déclare sincèrement son attachement
à la France, il sera également suspecté par le commissaire
politique F.L.N. du coin, catalogué traître à la patrie
algérienne et châtié.
--------Alors,
l'Algérie se tait, d'abord faute de moyens d'expression et ensuite
parce que, quoi qu'on dise, bien ou mal, porte malheur. La loi du silence
est devenue la règle. On ne la rompt que pour faire preuve du plus
nécessaire opportunisme, sans quoi la sécurité et
la vie sont en jeu. La méfiance domine partout. Rien n'est plus
déprimant et plus nocif.
--------Il
n'empêche que, de part et d'autre de ce mur du silence, les esprits
continuent de travailler dans une sorte de clandestinité de la
pensée qui attise l'esprit de résistance.
--------Ballottée
de part et d'autre suivant la fortune de la guerre, son adhésion
recherchée avec une égale ardeur par chacun et par tous
les moyens qui vont de la douceur à l'extrême sévérité,
la masse musulmane apparaît à première vue comme un
peuple las et à la dérive, disponible pour qui saura le
prendre et le retenir en lui rendant la paix.
--------Ce
n'est pas tout. Des sentiments nouveaux et plus profonds bouleversent
cette masse que quatre années de guerre et d'impossibilité
d'expression ont repliée sur elle-même, fermée et
incitée à la réflexion.
--------Il
suffit de constater combien toutes les radios du monde sont écoutées
avec avidité et la presse métropolitaine épluchée,
dans les bidonvilles comme dans les douars les plus reculés, pour
comprendre le travail qui s'opère dans une population dont on prétendait
naguère qu'elle n'avait ni jugement ni pensée.
--------D'aucuns
qui répugnent à faire leur auto-critique constructive cherchent
une évasion en attribuant aux seules excitations extérieures
l'origine du trouble de la masse musulmane et, du même coup, les
causes de la rébellion.
--------Que
de fois, depuis trois ans surtout, n'a-t-on pas abusé de la séquence
des préalables, communistes, tunisiens, marocains, égyptiens,
voire anglais ou américains, qui empêchaient, disait-on,
toute solution du drame algérien?
--------"
L'affaire algérienne serait vite réglée si... l'U.R.S.S.
et le communisme, si... les Tunisiens, si... les Marocains, si... les
Égyptiens, etc. "
--------On
refusait à juste titre de laisser internationaliser le problème
algérien devant l'O.N.U., mais on n'avait de cesse d'affirmer que
la solution se trouvait hors de nos frontières, donc qu'elle était
extra-nationale.
--------Certes,
nul ne contestera que des raisons extérieures pèsent dans
la balance, mais elle ne sont pas tout le poids
et eussent-elles trouvé en Algérie un climat et un terrain
favorables que leur influence eût pu être aisément
neutralisée.
--------A
considérer l'évolution internationale depuis 1945, on constate
que le monde s'est partagé, que les alliés d'hier s'affrontent
et que le bloc de 35o millions de musulmans placé à la charnière
des deux autres blocs antagonistes est un atout majeur pour qui saura
le faire entrer dans son jeu. La politique de NASSER n'a pas d'autre sens.
--------Il
suffit également de considérer l'évolution des pays
islamiques depuis un demi-siècle pour découvrir qu'ils sont
sortis de leur léthargie, qu'une conscience nouvelle est devenue
leur, et que les révolutions qui les agitent sont l'expression
d'une renaissance.
--------Il
suffit de connaître enfin les progrès de la science et des
ondes pour comprendre que le Djezirat-el-Maghreb, cette île du Maghreb
qu'était l'Afrique du Nord isolée par la mer et par le désert,
n'est plus une île aujourd'hui. Par tous ses pores, et à
chaque instant, pénètrent par tous les moyens de transmission,
de transport et d'échange l'étranger et ses doctrines, les
nouvelles, les idées et la propagande.
--------L'étranger
et le monde extérieur ont ainsi pénétré dans
l'âme musulmane naguère repliée sur elle-même
et qui maintenant va vibrer, s'émouvoir ou s'enflammer sous des
influences dont on n'eût point jusqu'alors soupçonné
le poids et que nous aurions cru négligeables.
--------Aussi,
lorsque par un curieux paradoxe on voit les protagonistes les plus acharnés
de la politique d'intégration tenter de justifier leur thèse
en donnant aux causes extérieures une sorte de primauté,
sinon, de monopole dans les origines du drame algérien, leur argumentation
contient en soi sa propre condamnation.
--------Car
enfin, si 9 millions de musulmans, sacrés
"Français à part entière ", peuvent être
si sensibles à l'influence extérieure que sa pression les
incite à la guerre civile en Algérie, quels dangers alors
menaceront la France quand, l'intégration une fois réalisée,
ses institutions et ses affaires seront dirigées ou partagées
par les Algériens et que, dans le parlement français, s'ajouteront
aux communistes qui obéissent à Moscou cinquante parlementaires
qui obéissent au Caire. Qui dominera alors au Parlement, et ce
moyen de vouloir conserver l'Algérie française ne risque-t-il
pas simplement de perdre la France?
--------De
ces causes lointaines et extérieures du drame que nous vivons,
le musulman a désormais conscience, mais d'autres causes, intérieures
et plus personnelles, celles-ci, viennent s'y ajouter, qui altèrent
l'amitié et la confiance qu'il nous témoignait.
--------JEAN
AMROUCHE résume cette dégradation de l'amitié et
de la confiance en des phrases saisissantes qui contiennent la substance
du drame algérien. Analysant les causes de la révolte des
musulmans, il écrit dans " Quelques vérités
amères " une page poignante que tout Algérien eût
dû lire : " Leur ferveur déçue
est à la mesure de leur révolte. "
-------Il peut paraître
naïf de le déclarer, mais il y a beaucoup d'amour déçu
dans la révolte du musulman.
--------Le
musulman algérien n'est pas antifrançais. Peut-être
le deviendra-t-il demain, mais jusqu'à présent ont menti
tous ceux qui lui imputaient l'intention de nous chasser d'Algérie.
Si cette pensée avait cheminé dans son subconscient, les
occasions ne lui eussent pas manqué maintes fois pour le faire.
--------En
1940, nous étions vaincus et chacun sait qu'en terre d'Islam, le
vaincu perd la face. Sans troupes et sans moyens, sans secours possible,
travaillés en outre par les agents de l'ennemi, l'occasion était
belle pour nous liquider. Or ceux qui ont vécu en Algérie
durant cette période n'ont jamais rencontré auprès
des musulmans davantage d'amitié et d'expression plus sincère
de solidarité dans le malheur de la patrie.
--------Dans
son rapport du 10 août 1941 au maréchal PÉTAIN sur
les problèmes algériens, FERHAT ABBAS, l'un des leaders
actuels de la rébellion algérienne, qui vient d'être
désigné comme président du " Gouvernement "
provisoire au Caire, n'écrivait-il pas :
--------"Depuis
juin 1940, la France est malheureuse. Elle n'a jamais été
aussi chère à leur coeur (les musulmans). Riche ou pauvre,
elle reste pour eux la France, c'est-à-dire la nation aux traditions
généreuses qui, durant des générations, s'est
immolée pour le respect de l'individu et la dignité humaine
dans le monde.
--------Et
celui-ci, descendant d'une des plus illustres familles du Constantinois
et ces derniers temps encore maire de Kenchela dans les Aurès,
Si ACHMI BENCHENOUF, ne répondait-il pas fièrement à
la même époque, à ceux qui paraissaient mettre en
doute la survie de la France : " La France
ne peut pas mourir, car si elle mourait, le monde entier ne serait pas
assez fort pour porter son cercueil. "
--------Si
les musulmans étaient véritablement antifrançais,
comment expliquer que, dans les pires moments de l'action terroriste,
après un engagement ou un attentat, nous puissions de nouveau nous
côtoyer, nous parler, continuer de vivre ensemble? Serions-nous
plus forts ou plus courageux que les autres?
--------Je
ne le crois pas, nous avons simplement conscience de notre destin commun.
Sans nous l'avouer parce que nous ne le voulons pas ou parce que nous
répugnons à le faire, nous savons que nous ne pouvons pas
vivre les uns sans les autres.
|
|
--------Avoir
supposé que la masse musulmane d'Algérie, collant au grand
mouvement de réveil de l'Islam, nous lâchait et devenait antifrançaise,
a été la cause d'une des tragiques erreurs de la guerre d'Algérie.
--------Le jour
où, croyant vaincre rapidement par la force en matant une masse que
l'on tenait, sans beaucoup la connaître, pour avoir choisi entre l'Islam
et la France, on la confondait dans la répression, elle qui ne nous
était pas hostile, avec le fellegh qui nous combattait, on a servi
le F.L.N. Le problème des effectifs dans l'armée des fellagha
s'est ainsi trouvé résolu et le recrutement assuré.
--------Sans
préjudice de la contrepartie en effectifs que cela nous a imposée,
cet élément déterminant de la lutte que constitue l'appui
populaire s'est trouvé amenuisé à notre détriment.
Par le fait même de sa participation grandissante au combat, la masse
s'est de plus en plus engagée directement ou indirectement contre
nous, souvent même à son corps défendant.
--------Le F.L.N.
n'en demandait pas davantage pour consolider ses assises et plus il recueillait
de concours, plus ses tentacules s'étendaient, broyant les résistances,
au besoin par le crime.
--------Évoquant
l'un des responsables de cette tragique et inhumaine erreur, un musulman
me déclarait non sans humour : " Si
un jour l'Algérie devient indépendante, c'est à cet
homme qui nous a fait tant de mal que nous élèverons quand
même et en premier une statue. Nous lui reconnaissons le mérite
d'avoir réalisé notre unité. "
--------L'appréciation
est sans doute exagérée, mais quoi qu'il en soit, il fallait
éviter ce piège, car l'unité est l'expression la plus
parfaite de la cohésion morale, quand elle n'est pas physique, d'un
peuple rassemblé pour un même combat.
--------Le Parti
communiste, depuis de nombreuses années, et le F.L.N. depuis le début
de la rébellion, n'ont eu de cesse de réaliser cette unité.
Dès le août 1946, dans une circulaire reproduisant
les décisions du Comité central
du Parti communiste algérien des 20 et 21 juillet 1946, et envisageant
la nécessité de créer un Front national démocratique
algérien, le Comité central déclarait :
--------"STALINE
nous enseigne que, dans les pays coloniaux, les blocs et les accords provisoires
avec la bourgeoisie, à une certaine étape de la révolution
nationale, sont non seulement admissibles, mais absolument indispensables.
--------C'est
pourquoi nous devons faire des alliances avec tous ceux qui sont disposés
à lutter contre l'impérialisme. C'est en tenant compte de
tout cela que notre Comité central a lancé son appel pour
la création d'un vaste Front national démocratique algérien
rassemblant P.P.A., U.D.M.A. (parti de FERHAT ABBAS), Oulémas (organisation
religieuse du cheik BRAHIMI BACHIR), socialistes et tous les progressistes
sans distinction de race, de langue, ni de religion.
--------C'était
en août 1946...
--------Cinq
ans plus tard, le 6 août 1951, en pleine crise gouvernementale française,
le Front algérien pour la défense et le respect de la liberté
était constitué, au cours d'une réunion tenue au
cinéma " Donyazad ", en plein coeur d'Alger. A l'exception
des socialistes qui n'adhérèrent point, il groupait tous
les partis ou organisations qui, depuis, se sont retrouvés côte
à côte dans la révolution algérienne.
--------Les
objectifs de ce Front, tels qu'ils étaient définis par ses
protagonistes, ne contenaient rien en apparence que pût renier une
vraie démocratie. Mais le fait même de la conjonction des
divers éléments d'une force qui, sous l'égide du
Parti communiste, prenait conscience d'elle-même et unissait des
concepts si farouchement opposés en Islam, tels que la spiritualité
et le matérialisme, eût dû inciter à quelque
réflexion.
--------Nous
fûmes quelques-uns, musulmans et Français, à nous
en rendre compte. Le 14 septembre 1951, mon collègue Benchenouf
et moi-même remettions au gouverneur de l'Algérie une lettre
qu'avec le recul du temps nous sommes heureux d'avoir pu écrire;
on me permettra d'en reproduire le contenu :
Alger, le 14 septembre 1951.
Monsieur le Gouverneur général,
--------Au
cours de l'automne 1950, les signataires de la présente note,
qui étaient alors membres de l'Assemblée nationale (fonction
dont ils se sont depuis volontairement dessaisis), sollicitèrent
une audience de votre prédécesseur, M. M. E. NAEGELEN.
--------Cette
audience leur était accordée le 16 octobre 1950 à
17 heures en la " Villa des Oliviers ", à El-Biar.
A la demande de Si Hachemi Benchenouf était également
présent M. Ciosi, directeur du Cabinet chargé des affaires
musulmanes.
--------Abstraction
faite de certaines questions de personnes accessoirement évoquées,
l'essentiel de l'échange de vues qui suivit porta sur les divers
aspects du problème politique algérien.
--------Nous
les rappelons aujourd'hui d'autant plus volontiers qu'aucun compte
n'ayant été tenu de nos avertissements et suggestions,
les données du problème se sont depuis compliquées
et revêtent même à présent un caractère
de singulière acuité.
--------Nous
déclarâmes notamment à M. Naegelen, que :
--------1°:
" L'heure nous paraissait venue de " reconsidérer
" l'orientation donnée jusqu'alors à la politique
française en Algérie, eu égard à certains
facteurs dont on ne pouvait ignorer l'importance.
--------Sur
le plan international, on assistait à une véritable
prise de conscience de l'Islam, sorti de sa longue léthargie.
Les leaders musulmans ne méconnaissaient pas les motifs qui
incitaient les puissances de l'un ou l'autre bloc à rechercher
leur alliance; ils appréciaient à sa juste valeur l'atout
que ces amitiés intéressées constituaient.
--------Dans
cet ordre d'idées, il était clair que l'exploitation
du nationalisme musulman par la propagande soviétique avait
pour but de flatter certaines aspirations, parfois chimériques,
et de susciter des complications intérieures chez les nations
atlantiques.
--------Sur
le plan métropolitain, les difficultés économiques
et financières, de jour en jour plus perceptibles, provoqueraient
des remous sociaux auxquels l'Algérie n'échapperait
pas.
--------L'impécuniosité
grandissante de l'Etat aboutirait fatalement à un amenuisement
de l'aide financière consentie à l'Algérie, voire
simplement à un changement dans l'affectation des crédits
consentis. Et les transferts de chapitre à chapitre poseraient
des problèmes délicats.
--------Ils
fourniraient notamment l'occasion de remettre en cause les lourds
engagements souscrits dans le Statut. Ils mettraient en relief l'inéluctabilité
d'un divorce entre les possibilités économiques et les
impératifs sociaux, ébranlant ainsi un système
insuffisamment adapté aux réalités.
--------Sur
le plan strictement algérien,
le pays en pleine évolution, en pleine crise de croissance
politique depuis la mise en application des réformes consécutives
à la guerre de 1939-1945 et du Statut voyait une élite
de plus en plus nombreuse prendre, elle aussi, conscience de sa personnalité.
Elle devenait d'autant plus réceptive aux influences extérieures
que son existence ou sa valeur étaient localement ignorées
ou sciemment méconnues.
--------2°
Devant des causes de fièvre, de division et de discorde dont
nous ne citons pour mémoire qu'une infime partie, nous déclarâmes
qu'il importait avant tout d'armer moralement l'Algérie et
de rétablir parmi les diverses collectivités qui la
peuplent un climat de confiance, de compréhension, de justice
et d'amitié.
--------Ainsi,
forte de son unité morale, pourrait-elle
dominer les difficultés présentes et affronter, unie
et apaisée, les spasmes chaotiques qui ébranleraient
l'univers.
--------3°/
Pour établir cet indispensable courant de confiance entre les
diverses collectivités, nous suggérions que fût
instaurée une politique de rapprochement des élites,
axée sur une meilleure connaissance les uns des autres, sur
des contacts plus étroits entre évolués musulmans
et européens, et sur une loyale et franche collaboration entre
les élites musulmanes et l'Administration.
--------Ces
élites devaient pouvoir exprimer librement leur pensée
sans être astreintes à se réfugier pour ce faire
dans les colonnes d'un quotidien communiste. Dans ce but, nous envisageâmes
d'ouvrir un " Dialogue entre Algériens ".
Vous savez ce qu'il en advint au bout de quelques semaines...
--------4°/
Nous exposâmes que nous considérions les élites
musulmanes acquises à notre culture comme des réussites
dans l'oeuvre entreprise par la France en Algérie.
--------Et
pourtant, plutôt que de les accueillir avec enthousiasme, plutôt
que de les associer intime-ment à nos efforts pour tenter de
résoudre avec elles les innombrables et surhumains problèmes
posés par la masse immense qu'il reste à élever,
il semblait qu'un incompréhensible aveugle-ment incitât
à pousser ces élites vers d'autres horizons.
--------Sans
raison, les portes de la Cité leur demeuraient fermées.
Alors qu'elles quittaient leur milieu, on leur refusait l'accès
du nôtre. Comment s'étonner ensuite qu'elles allassent
là où il nous déplaît de les retrouver?
--------Comment
s'étonner qu'elles formassent les cadres d'une réelle
opposition dont nous déplorons l'agressivité politique,
alors que ce repli ne s'explique souvent que par une profonde blessure
de l'homme dans son amour-propre, -ou mieux, dans sa dignité?
--------5°/
Nous suggérâmes encore que fût appliqué
honnêtement le Statut de l'Algérie et loyalement observée
la loi française.
--------Le
musulman a un sens inné de la justice. Pourquoi lui reprocherait-on
de recourir à l'illégalité quand ceux qui lui
ont imposé leurs lois les violent parfois cyniquement ?
--------Quelle
autorité pouvait avoir une Administration, émanation
de l'Exécutif, chargée de faire appliquer la loi, quand
elle donnait elle-même ouvertement l'exemple de son non-respect?
--------L'Administration
qui, par ses créatures, contrôlait l'Assemblée
algérienne eût pu faire résoudre rapidement l'épineuse
question de la Séparation du Culte et de l'État. L'article
56 de la loi du 20 septembre 1947 l'y engageait. Elle préférait
néanmoins attendre : sans comprendre que dans un pays en pleine
évolution le temps ne résout jamais rien... au contraire.
--------6°/ Enfin, nous
insistâmes de façon toute particulière sur le
fait que l'accélération chaque jour accrue de l'évolution
exigeait une adaptation, à vrai dire une évolution parallèle
de la part de l'Administration.
--------Il
fallait qu'elle révisât certaines méthodes dont
la persistance engendrait découragement, amertume et peut-être
ressentiment chez les élites musulmanes. Si elle s'y refusait,
la désaffection qui s'ensuivrait vis-à-vis de la France
ne manquerait pas d'être exploitée par la propagande
étrangère toujours à l'affût.
--------Ce
disant, nous visions les procédés générale-ment
employés au cours des élections. Nous exposâmes
notamment que depuis 1945 le truquage électoral dans le deuxième
collège s'accentuait de façon si maladroite qu'aussi
patientes que fussent les populations, il ne serait plus de mise,
sans risque grave, de continuer à recourir dans l'avenir à
de tels procédés.
--------Le
préjudice moral qu'en retirait la France dépassait de
beaucoup les inconvénients qui résulteraient de l'accession
dans les assemblées de quelques membres de l'opposition.
Nous demandâmes enfin au Gouverneur général de
ne point confondre l'aile pensante musulmane avec quelques trublions
et d'abandonner le procédé facile, mais absurde, qui
consiste, par mesure de sécurité, à soutenir
ou à désigner des analphabètes et des non-valeurs.
--------Le
Gouverneur général nous remercia de notre exposé,
en approuva le fond, se déclara d'accord quant à l'expérience
de rapprochement que nous voulions tenter, et nous demanda de le tenir
au courant pour suivre nos efforts et au besoin nous aider de son
autorité. Par contre, il s'éleva avec véhémence
contre les attaques personnelles dont il était l'objet de la
part de l'U.D.M.A.
--------Rappelant
par ailleurs son passé de militant socialiste et de syndicaliste,
le Gouverneur général manifesta sa satisfaction de voir
deux hommes appartenant à deux collectivités si différentes
s'attaquer avec foi à la besogne ingrate et difficile de tenter
de vaincre les complexes et les préjugés raciaux.
--------Il
rappela que tel avait été également son désir.
Son message à l'Assemblée algérienne du vendredi
21 mai 1948 l'attestait.
--------Notre
entretien prit fin sur cette déclaration. Une espérance
était née ...................... |
--------Un
an bientôt se sera écoulé depuis notre entretien du
14 octobre 1950 aux " Oliviers ".
--------Économiquement,
socialement, politiquement, partout, la situation s'aggrave.
--------On
demande sans cesse de nouveaux efforts à l'Algérie. Depuis
la guerre d'Indochine à laquelle elle contribue héroïquement,
jusqu'à ceux, plus lourds encore, que demain peut-être l'Occident
sollicitera d'elle.
--------Pourtant,
hormis notre essai qui nous valut d'abondantes injures, rien n'a été
fait pour armer moralement le pays.
--------Le
communisme moscoutaire l'a parfaitement compris. Il a saisi au vol l'occasion
inespérée que lui offrait cette déception nouvelle
et pro-fonde des musulmans devant l'unanimisme administratif des récentes
élections.
--------L'absence
de vision de l'Administration algérienne aura, en quelques jours,
provoqué une union que le Parti communiste, des années durant,
s'était efforcé en vain de réaliser.
--------Il
ne faut pas mésestimer le e Front algérien ". C'est
une conjonction redoutable, désormais inspirée par une nation
qui, camouflée sous des prête-noms, livre la guerre à
l'Occident. Ceux qui ont adhéré à ce Front l'ont
fait moins par conviction que par désespoir. Et
la masse musulmane semble accueillir avec sympathie la constitution de
ce Front.
--------La
religion musulmane étant engagée dans le Front algérien,
combattre le Front serait interprété par certains comme
une manifestation hostile à la religion.
--------Les
musulmans modérés se trouvent maintenant acculés
dans une impasse. Ou adhérer au Front, c'est-à-dire se solidariser
avec lui pour condamner ce qu'ils réprouvent, mais supporter du
même coup l'hypothèque communiste, ou bien ne pas adhérer
au Front et paraître ainsi avaliser la politique routinière
de l'Administration, la préfabrication des élus, etc.
--------Nous
n'avons pas le droit d'enfermer les modérés dans ce dilemme
tragique.
--------L'Administration
doit prendre position pendant qu'il en est temps encore, avant les élections
d'octobre.
--------Elle
doit se décider à appliquer loyalement le Statut. En
particulier, elle doit se prononcer sur la séparation du Culte
et de l'Etat par le dépôt d'un projet provoquant la discussion
de l'article 56 du Statut.
--------Elle
doit modifier sa conception des élections en garantissant et en
imposant une stricte liberté du vote.
--------Qu'elle
songe aux incidents que les communistes, à l'affût de toute
occasion d'agitation, ne manqueront pas de provoquer si elle persistait
dans ses méthodes antérieures.
--------Qu'elle
songe que l'O.N.U. siège à présent à trois
heures d'Alger et qu'il est de l'intérêt de certains de la
voir s'intéresser à nos affaires.
--------Qu'elle
songe enfin que lorsque l'agitation commence en Algérie, nul ne
sait où, quand et comment finira l'aventure...
--------Il
était de notre devoir de Français et de musulmans de vous
avertir de ces choses. Notre rôle d'élus est de vous aider
dans votre tâche et de vous dire la vérité, aussi
pénible qu'elle puisse être.
--------Par
l'observation de la loi et d'une stricte justice, vous pouvez encore redresser
une situation compromise.
--------Permettez-nous
de vous conseiller d'axer votre action sur le secteur moral, trop souvent
négligé par vos prédécesseurs.
--------Chaque
jour nous démontre davantage le bien-fondé de ce jugement
de GSELL :
--------"
La conquête morale du pays tout entier s'imposera d'une manière
aussi nécessaire que la conquête matérielle.
Malheur aux maîtres de l'Afrique du Nord qui ne sauront pas
le comprendre. "
--------Veuillez
agréer, Monsieur le Gouverneur général, l'expression
de notre haute et respectueuse considération.
Si HACHEMI BENCHENOUF
Ancien député
Délégué à l'Assemblée algérienne
Conseiller général
Jacques CHEVALLIER
Ancien député
Délégué à l'Assemblée algérienne
Conseiller général
|
--------De ces avertissements
aucun compte ne fut tenu. Vivant sur sa lancée officielle l'Administration
algérienne continua d'oublier que tout citoyen, justiciable de
la loi, devait aussi, le cas échéant, en être bénéficiaire.
--------Le
chef des Oulémas, le cheik Brahimi Bachir, n'avait pas réclamé
autre chose quand il déclarait le 3 janvier 1943 devant la Commission
des réformes : " L'accomplissement
d'un devoir exige en toute équité l'octroi à son
auteur des droits en découlant. "
--------Cette
méconnaissance d'abord, et depuis novembre 1954 la confusion dans
la répression de l'innocent et du coupable nous ont fait un mal
incalculable. Le musulman s'est pris à douter de notre sens de
la justice et de la sincérité de notre amitié.
***
--------Mise
à part la réduction d'un petit noyau d'activistes armés
et constitués en bandes, la rébellion algérienne
eût pu être jugulée dès ses débuts par
des réformes libérales et profondes qui lui eussent enlevé
beaucoup de ses raisons d'être.
--------Cédant
à des pressions stupides et aux campagnes faciles, politiquement
si payantes, contre les prétendus abandons et la soi-disant trahison,
campagnes animées par de sordides intérêts personnels,
on a cru mater tout cela rapidement. On a cédé à
ceux qui disaient avec une vue simpliste et une ignorance crasse du vrai
problème : " La manière forte, c'est la seule que
l'Arabe comprenne. "
--------Depuis
quatre ans, on ne cesse d'utiliser la manière forte et l'Arabe
n'a toujours pas compris... Mais, entre temps, le cycle infernal assassinat
- répression - assassinat se déchaînait de manière
folle.
--------Nous
en avons cruellement souffert et la masse musulmane encore plus que nous.
Le F.L.N. seul en a profité : plus le sang coulait de part et d'autre,
plus il en tirait avantage pour montrer sa force et exploiter les ferments
de haine que répandait cette inutile boucherie.
--------Alors
qu'il eût fallu prendre une rapide conscience des causes de la rébellion
et lui enlever l'éventuel appui populaire par des preuves tangibles
de notre esprit de réformes ou par tout autre moyen suscitant l'adhésion,
on s'est refusé à discuter ces choses avec les cadres de
la population autochtone, sa bourgeoisie, ses hommes politiques, son opposition,
ses élites nouvelles. Depuis lors, celles-ci ont disparu, dispersées,
muettes, ou volatilisées dans la tourmente.
--------Et
pourtant, la plupart des chefs politiques actuels du F.L.N. étaient
en Algérie, circulant librement et tirant la sonnette d'alarme
pour empêcher l'irréparable. FERHAT ABBAS, YAZID, KIHOUANE,
BOUMENDJEL, LAMINE DEBBAGHINE, FRANCIS, TEWKIF-EL-MADANI, et combien d'autres,
ont continué de vivre, de travailler et souvent de s'exprimer librement
parmi nous de longs mois encore après le début de la rébellion,
fréquentant nos assemblées et même nos responsables
du pouvoir.
--------Plutôt
que de les rassembler et de discuter avec eux pour trouver un modus vivendi
honorable, nul ne s'en est soucié. Ils ont disposé à
leur guise. Aujourd'hui, de l'O.N.U. au Caire en passant par Genève
ou Stockholm, ils constituent l'état-major de la rébellion
et son gouvernement provisoire. Absurdité, mais n'était-il
pas entendu qu'on ne discuterait pas, car discuter même en territoire
français avec des musulmans citoyens français, aux termes
même d'une loi française, c'était, disait-on, trahir?
--------Si
on qualifie de traîtres ceux qui n'ont cessé de préconiser
la discussion, de quel qualificatif gratifiera-t-on alors ceux qui ont
permis à l'adversaire de constituer ses états-majors et
de former son gouvernement provisoire? Les musulmans raisonnables ne comprennent
pas tant d'incohérence de notre part.
--------De
là à penser qu'il dépendrait de nous que tout s'arrange
mais que nous nous y sommes refusés, il n'y a qu'un pas à
franchir. La propagande du F.L.N. l'a fort bien compris et exploite nos
prétendues arrière-pensées, ne fût-ce que celle
de génocide alors que, tout au plus, elle devrait nous accuser
de n'avoir point eu de pensée du tout.
--------Tout
cela se solde par l'extinction de la confiance, cette étincelle
merveilleuse et si rare qui fait que, sans souci même de comprendre,
un homme accepte de partager le destin d'un autre homme en qui il a mis
sa foi pour le meilleur et pour le pire.
--------La
perte de la confiance est une des causes essentielles de notre drame algérien,
l'hypothèque qui pèsera demain lourdement au moment de sa
conclusion, celle qu'il faudra lever dans tous les domaines sans exception
aucune.
IV
--------DANS sa
conférence au palais d'Orsay, le ter octobre 1958, à son
retour d'Algérie, le président BIDAULT, commentant ses impressions
d'Algérie et les perspectives, déclarait : "
Le devoir de demain, c'est de ne pas ruser, de ne pas tricher, de ne pas
biaiser, de ne pas revenir en arrière. Donner et retenir ne vaut.
Le devoir de demain, c'est la fidélité à l'oeuvre
entreprise et à la parole donnée. "
--------Il
est difficile de définir avec plus de netteté le fond même
de ce que pense le musulman aujourd'hui.
--------Jean
Amrouche, avec sévérité, l'avait lui aussi défini
quelques mois plus tôt : " La guerre
d'Algérie, écrivait-il, marque la fin des temps où
la France pouvait être crue sur parole. "
--------Certes,
il est déplaisant que la confiance en la France puisse être
discutée, mais le fait que Jean Amxouche, dont on connaît
la probité intellectuelle, rejoigne la pensée plus nuancée
du président Georges Bidault donne à réfléchir.
--------Pourtant,
cette confiance a longtemps existé. Du temps de nos pères,
l'Arabe était l'Arabe. C'était clair et net.
--------La
conquête était récente, les révolutions sociales
et la promotion de l'homme encore imperceptibles, on vivait donc en confiance
dans le plus complet paternalisme. Autour des fermes, la gens romaine
se reconstituait.
--------On
l'aimait tout de même, cet Arabe. Chacun avait alors les siens comme
chacun a continué d'avoir le sien. Rien ne m'a en effet davantage
frappé en 1956-1957, au cours de la sanglante bataille d'Alger,
que de voir nombre d'Européens venir discrètement me supplier
d'intervenir en faveur d'un musulman arrêté ou disparu.
--------Je
connaissais les sentiments de ces Européens qui affichaient ouvertement
la nécessité de " les tuer tous " et, quand je
leur objectais que leurs déclarations ne correspondaient pas à
leur démarche, invariablement, chacun me répondait : "
Oui, mais celui-là n'est pas comme les autres. "
--------On
peut dire, sans crainte de se tromper, qu'un million de musulmans algériens
ont un million d'amis fidèles chez les Européens qui n'osent
l'avouer.
--------Ces
trames qui se tissent entre individus, sou-vent à leur insu, dans
le contact ou le labeur quotidiens pour finir avec le temps en symbiose,
qu'on les appelle union ou amitié sont l'essence même de
la vie algérienne.
--------Sans
doute les différences ethniques et le mode d'existence les rendent-elles
plus lentes et difficiles, mais les lois de la vie prévalent en
dernier lieu.
--------La
Gaule envahie par César, l'Angleterre par le Normand, l'Espagne
occupée durant sept siècles par le Maure n'échappèrent
pas à cette loi. Ainsi naquirent les Gallo-Romains, les Anglo-Saxons
et les Andalous, et il est déjà en Algérie nombre
de familles françaises, et non des moins ultra, qui ne s'en vantent
guère, mais ont quelque ancêtre musulman.
--------Peuple
généreux dont les idées libérales et explosives
ont ébranlé et détruit tant d'empires, c'est un nécessaire
retour des choses qu'un jour nous fassions les frais de nos propres doctrines
: on ne peut pas sans cesse éveiller la conscience des gens sans
qu'elle prenne sa revanche.
--------Si
l'on veut émanciper l'homme et lui rendre sa dignité, il
ne faut pas s'en plaindre, le jour où il y parvient. Ce qui est
un bonheur pour lui devient un succès pour nous. Aussi paradoxal
que cela paraisse, la psychologie actuelle du musulman algérien
est d'abord la conséquence du succès de la colonisation
et de la pénétration des doctrines dont nous avons négligé
de tirer en temps voulu les conséquences logiques. Elle résulte
aussi de promesses généreuses qui n'ont pas été
suivies d'effets.
--------Prisonniers
de notre succès? Dans les écoles d'Algérie, nous
avons enseigné aux petits musulmans notre histoire, nous l'avons
imposée cette histoire qui est l'histoire de la naissance et de
la création d'une nation.
--------Le
peuple français est un composé : "C'est
mieux qu'une race, c'est une nation ", écrit JACQUES
BAINVILLE.
--------Nous
leur avons appris, aux jeunes musulmans, que Vercingétorix fut
le héros malheureux de la lutte pour l'indépendance, que
Jeanne d'Arc bouta l'Anglais hors de France, que La Fayette et Rochambeau
aidèrent Washington à proclamer l'indépendance des
États-Unis d'Amérique, que 1789 fut l'année des grands
principes de liberté, d'égalité et de fraternité,
qu'en France, sous l'occupation allemande, on vit le sacrifice héroïque
des maquisards et des résistants qui déposaient bombes et
plastic.
--------Cet
ensemble de connaissances eût dû nous faire admirer et aimer,
si l'enfant qui en bénéficiait, parvenu à l'âge
d'homme, s'était senti sans réticence aucune membre de la
communauté dont on lui avait conté les exploits.
--------Il
ne fallait pas qu'à vingt ans, le mur des préjugés,
de la supériorité française ou tout simplement du
racisme, tout ce qui offense la dignité humaine, le séparât
soudain de cette communauté. Après avoir arraché
cet enfant à sa tribu, il fallait lui ouvrir toutes grandes les
portes de notre cité, sinon les rancoeurs n'allaient-elles pas
s'accumuler et faire des ravages?
--------A
lui marchander ou à lui refuser en temps opportun sa place et sa
dignité d'homme dans notre nation, n'allait-il pas vouloir se créer
sa propre nation où il aurait sa dignité et son droit et
ne s'acharnerait-il pas à la créer en bénéficiant,
certes, de tout ce que nous lui avions appris, qui se retournerait contre
nous?
--------La
participation active ou indirecte, matérielle ou spirituelle, mais
dans tous les cas quasi générale de l'élite musulmane
à la rébellion, ne répond-elle pas à la question?
--------Je
voudrais rendre justice à M. JACQUES Sous?
TELLE pour avoir, en avril 1955, compris ces choses, et avoir eu le courage
de les exprimer à ses subordonnés, préfets, sous-préfets,
maires, administrateurs, etc. dans une circulaire (no 2385 CAC du 5 avril
1955) dont les termes d'une très haute élévation
de pensée sont inhabituels en matière administrative.
--------Circulaire
qui mérite d'être connue. Sous le
titre " politique des égards et de la confiance ",
M. Soustelle écrivait :
--------"
L'ordre matériel n'est pas tout. La paix des esprits, l'accord
des volontés ont besoin de la coopération de tous.
Marchander notre confiance à nos concitoyens musulmans
serait faire le jeu de nos adversaires.
--------Il
appartient donc à tous les Français conscients des
nécessités de l'heure (autorités administratives,
élus, fonctionnaires de tous ordres, hommes de bonne volonté,
quelles que soient leur origine et leur condition) de se convaincre,
et de convaincre leurs proches par la parole et par l'exemple,
que nous ne triompherons durablement du crime, du fanatisme et
de l'erreur que par l'union étroite et confiante de tous
les éléments de ce pays.
--------Je
suis certain que tous auront à coeur de se donner à
cette tâche.
--------Les
quelques manifestations de méfiance injustifiée
qui m'ont été signalées ne sont peut-être
pas sans rapport, chez certains, avec la persistance de cet état
d'esprit qu'on appelle aujourd'hui " complexe de supériorité
", si souvent et si durement condamné par les meilleurs
artisans de notre oeuvre en Afrique du Nord, notamment par le
maréchal LYAUTEY :
--------"Le
secret, disait-il, c'est la main tendue, et
non la main condescendante, mais la loyale
poignée de main d'homme à homme faits pour
se comprendre... Adaptons-nous les uns aux
autres... La morgue, la distance sont les choses
qui se pardonnent le moins... La durée, la fécondité
de notre établissement ont comme condition absolue la multiplication
de nos rapports avec les indigènes : association agricole,
industrielle, association d'affaires, mais surtout association
intellectuelle : celle de l'esprit et celle du coeur... "
--------Certes,
le " danger du mépris " n'est plus aussi menaçant
qu'autrefois. Les expressions malsonnantes de jadis s'entendent
de moins en moins. Le tutoiement systématique à
l'égard des autochtones tend à disparaître.
Les préjugés réciproques se dissipent.
--------Un
gros effort reste néanmoins à faire pour que la
courtoisie entre vraiment dans les moeurs. On constate parfois
encore, de la part de personnes dont la culture laisse à
désirer, des paroles ou des gestes désinvoltes,
voire grossiers, à l'égard des Français musulmans.
--------De
telles attitudes ont pu passer jadis pour l'expression d'une certaine
bonhommie bourrue.Aujourd'hui
et de plus en plus à mesure que se répandent notre
langue et nos concepts, l'autochtone veut être traité
avec la même politesse que tout autre. Il tient, légitimement,
à sa dignité d'homme.
--------Les
blessures d'amour-propre, chez un peuple naturellement fier et
imbu des règles de la politesse orientale, sont souvent
les plus longues à cicatriser. Un grand pas sera fait le
jour où tous les habitants de ce pays se respecteront les
uns les autres et se comporteront en conséquence, quelles
que soient leur race, leur religion et leur situation sociale.
--------Il
n'est pas besoin d'ajouter que les représentants de l'autorité
doivent, dans ce domaine, donner l'exemple.
--------En
bref, si le " problème algérien " est
de nature économique, sociale, politique, il est aussi,
et plus encore peut-être, un problème de relations
humaines.
--------Cette
" politique des égards " nécessaire à
la conquête des coeurs n'est d'ailleurs nullement exclusive
de la fermeté qui convient dans la défense de l'intérêt
général. Loin de s'opposer, autorité et bienveillance
sont les caractéristiques des hommes et des États
forts, comme renoncement et nervosité sont celles des faibles.
Fermer les yeux sur des infractions délibérées
à la loi serait un abandon. En faire grief à la
communauté à laquelle appartient le coupable serait
une injustice. L'immense majorité de ceux qui représentent
la France dans ce pays l'ont compris et savent se tenir à
égale distance de ces deux excès.
--------Que
chacun, dans son comportement quotidien, s'inspire de ces idées
et les inspire à ses subordonnés, qu'il s'efforce
à la patience et au tact, quelles que soient les difficultés
de sa tâche, que nos concitoyens musulmans se sentent traités
en égaux comme le veulent les lois et l'esprit de la République,
qu'ils constatent surtout que la justice et l'équité
s'appliquent à tous sans discrimination : c'est là
une condition essentielle de la paix publique et du progrès.
"
|
--------Il est regrettable
que, depuis des années, pareilles directives n'aient pu être
suivies faute d'avoir été données à temps...
Appliquées rigoureusement, elles eussent produit les plus heureux
effets.
--------Prisonniers
de nos doctrines, disions-nous aussi.
--------N'entendions-nous
pas en toutes occasions, condamner par les plus hautes instances politiques
et par presque tous les partis le régime colonial que les congrès
socialistes avaient stigmatisé du nom de colonialisme?
--------Condamner
le colonialisme, n'était-ce pas condamner le régime sous
lequel nous vivions en Algérie depuis un siècle et demi,
condamner la suzeraineté dont la base même est l'emploi éventuel
de la force et du même coup saper les fondements de notre politique
de souveraineté?
--------A
réprouver sans cesse le système colonial dans les mots,
est-il possible en même temps de prétendre le faire persévérer
dans les faits? Nulle équivoque n'est plus tragique que ce divorce
permanent entre les mots qui engagent et les faits qui demeurent.
--------On
ne condamne pas non plus un régime sans lui en substituer un autre.
Le bannissement du colonialisme dont le principe est la force impliquait
l'avènement de l'association dont le principe est la confiance,
régime sous lequel la dignité humaine reprend ses droits
et la loi du nombre impose les siens.
--------L'homme
soumis au régime colonial est un mineur. Décider de mettre
fin à ce régime, c'est reconnaître du même coup
que ce mineur a atteint sa majorité et ne doit d'autre compte à
ses tuteurs que la reconnaissance et l'affection.
--------La
reconnaissance est chose rare. On dit même, les faits le démontrent,
qu'elle n'est point de ce monde. Reste donc l'affection, lien du coeur
et de la confiance, d'une extrême fragilité, lien qu'il faut
renouer et consolider sans cesse. Comme dans l'amour maternel tel que
l'exprimait VICTOR Hugo, chacun en a sa part et chacun doit l'avoir tout
entière, une part unique en quelque sorte.
--------C'est
ce que m'exprimait un jour par une image traduisant la même pensée
et dans une lettre pleine de finesse, d'intelligence et de dignité
l'un des hommes les plus éminents de l'élite nord-africaine,
un Algérien actuellement bâtonnier de l'Ordre des avocats
à Fez, Me KAID HAMMOUD. Il m'excusera, j'en suis sûr, de
le citer.
--------"
Dans le navire, écrivait-il, qui emporte les destinées de
l'Algérie, il faut supprimer la plupart des compartiments en les
remplaçant par la classe unique, laissant tout de même un
étage supérieur où ne seraient admises que l'intelligence,
la compétence et l'autorité, sans souci de l'origine ou
de la confession de leur titulaire, comme cela existe dans beaucoup de
pays. Si l'on parvient à ce résultat, le malaise actuel
aura vécu et la question algérienne sera résolue
d'elle-même. "
--------Mais,
évoquant un navire, ces lignes traduisaient aussi une autre pensée
: celle de l'océan qui sépare l'octroi de tous les droits
reconnus aux Algériens musulmans de la possibilité de les
exercer...
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