| I --------DEPUIS 
        le début d'une révolution que la passion, l'absence de vision 
        et la bêtise des hommes ont transformée en guerre, on a beaucoup 
        dit et écrit sur l'Algérie.---------Des 
        penseurs éminents ont dépeint avec une précision 
        et une logique impitoyables le processus qui entraînait l'Algérie 
        vers l'inéluctable et on leur a fait grief de l'avoir dit aussi 
        clairement.
 ---------D'autres, 
        publicistes ou politiciens en mal d'un succès facile, ont monopolisé 
        l'Algérie à leur profit, y cherchant prétexte à 
        leurs effets, mais sans grande idée ni conviction quant à 
        ses lendemains. Leur argumentation, qui puise dans les élans patriotiques 
        et les lieux communs, sans cesse rabâchés, n'apporte rien 
        de nouveau ni de positif dans le débat.
 ---------D'autres 
        aussi prétendent parler au nom des Algériens qui n'expriment 
        qu'une tendance axée sur le passé, 
        nostalgique et anachronique à l'instant même où les 
        bouscule un continent qui naît. C'est le bataillon incorrigible 
        des gens qui ne veulent rien concéder, responsables au premier 
        chef du drame algérien.
 ---------Mais 
        il est aussi une autre catégorie d'Algériens, plus nombreux 
        qu'on ne le croit, qui sont conscients de l'évolution des peuples 
        et des idées comme de l'émancipation morale, matérielle 
        et politique voulue par la France en Algérie et consacrée 
        par ses lois. Ils estiment impossible d'en refuser les conséquences 
        sans mettre en cause la sincérité même de la France 
        et les principes qui, depuis un siècle, ont guidé son action.
 ---------Rien 
        n'est pire en effet dans un pays comme l'Algérie, où l'homme 
        prend conscience de sa personnalité, que d'accorder au verbe seul 
        la primauté sur l'action. Le jour où l'homme de ce pays, 
        séduit par les promesses et confiant dans leur loyauté, 
        découvre l'immensité infranchissable qui sépare les 
        droits concédés d'avec la possibilité de les exercer, 
        il doute, perd confiance, se révolte et se met à haïr. 
        Il exige alors brutale-ment ce qu'il estime être désormais 
        son droit. Dans tous les cas celui-ci demeure acquis, mais en revanche 
        confiance et amitié ont disparu.
 ---------Les 
        manifestations tapageuses et spectaculaires de réconciliation, 
        les éternels grands mots prodigués à profusion pour 
        tenter de reconquérir la confiance perdue n'ont alors plus d'effet.
 ---------La 
        reconquête de la confiance ne s'obtiendra
 qu'en prouvant par des réalisations tangibles, non plus au futur, 
        mais dans l'immédiat, que les engagements sont maintenant tenus. 
        Le paiement à terme n'a plus cours, il faut payer comptant.
 ---------La 
        France n'a d'ailleurs jamais cessé de vouloir le faire, ses lois 
        le prouvent, les sacrifices nombreux et coûteux grâce auxquels 
        l'Algérie est ce qu'elle est le prouvent aussi. Nul ne saurait 
        donc honnêtement l'accuser ni encore moins la condamner en aucun 
        domaine.
 ---------Il 
        en va différemment des forces puissantes qui, en Algérie, 
        ont méthodiquement freiné la réalisation de son action 
        sociale et politique au risque de compromettre le prestige, voire la vie 
        de la nation en créant les conditions favorables à l'explosion 
        algérienne.
 ---------C'est 
        pourquoi, au moment où approche l'heure du dénouement du 
        drame algérien, s'il faut faire le bilan de nos chances, il faut 
        aussi faire celui des " occasions manquées " pour ne 
        pas, une nouvelle fois, laisser échapper l'occasion qui pourrait 
        être la dernière.
 ---------J'évoque 
        la perspective d'une ultime occasion sans idée défaitiste 
        ni invite à quelque combat d'arrière-garde qu'on livre dans 
        l'antichambre de la capitulation quand tout est perdu. Rien ne sera perdu 
        non seulement en Algérie, mais encore en Afrique du Nord si les 
        Algériens trop souvent aveuglés par la conscience de leur 
        seul mérite savent enfin avoir une conscience non moins égale 
        de leurs erreurs, et, en en tirant matière 
        à enseignement positif, en évitent le renouvellement.
 ---------Ils 
        pourront alors affronter avec intelligence et détermination un 
        avenir plein de promesses plutôt que de le subir dans la souffrance, 
        le jour où les uns et les autres, sans passion mais simplement 
        en hommes décidés à suivre leur dure route ensemble, 
        auront compris qu'il leur faut aussi vivre avec leur temps.
 ---------Ce 
        sont ces perspectives que je voudrais tenter d'exprimer, non seulement 
        en Français, mais en Algérien.
 *** ---------Je 
        dis en Algérien parce que cinq générations des miens, 
        dont l'ancêtre venait de Lyon, reposent ou sont nés sur cette 
        terre d'Afrique sans cesse bouleversée par les passions et brûlée 
        par le soleil. Du jour où, des forêts de la Mizrana qu'ils 
        exploitaient sur la côte kabyle au temps des panthères, ils 
        s'enracinèrent dans cette Algérie devenue leur terre, un 
        peu comme leur patrie, eux et leurs descendants ne devaient plus partir.---------Qui 
        les avait poussés là? Nul souci d'apporter la civilisation 
        ni la vocation d'un quelconque apostolat, mais simplement la cruauté 
        de la vie qu'ils voulaient surmonter en tentant leur chance dans ce pays 
        neuf, un pays à bâtir où l'homme, avec un courage 
        d'homme, peut donner sa pleine mesure.
 ---------Comme 
        des enfants perdus, ayant brûlé leurs vaisseaux, sans souci 
        de ce qu'ils laissaient derrière, regardant droit devant eux, ils 
        affrontaient courageusement l'inconnu. Pauvres d'argent - les pionniers 
        sont toujours pauvres - mais riches de volonté ardente, en guise 
        de maisons ils habitaient des masures et, en y pénétrant, 
        ils pensaient comme DE MoNZIE plus tard en s'installant près de 
        Saint-Céré : " Une vie nouvelle commence dans ce dernier 
        logis de notre choix, celui qu'à des signes certains on reconnaît 
        pour le logis définitif. "
 ---------On 
        a prétendu depuis qu'ils avaient conquis l'Afrique. C'est l'Afrique 
        qui les avait conquis... sinon que prouveraient ces lignes?
 ---------Comme 
        des milliers d'Algériens dont les pères connurent le même 
        sort, je descends donc de ces pionniers. C'est dire qu'en Algérie, 
        je me sens chez moi et que, quoi qu'il advienne, j'entends y demeurer 
        auprès des miens, vivants ou morts, parmi ce peuple algérien 
        qu'ils ont connu et aimé, que je connais et que j'aime. Un million 
        d'Européens d'Algérie partagent, j'en suis sûr, le 
        même sentiment.
 *** ---------Au 
        service de l'Algérie durant vingt ans, j'ai intensément 
        vécu ses espérances, ses déceptions, ses drames et 
        ses illusions. J'ai aussi administré dans la tempête, aux 
        pires moments de son histoire contemporaine, Alger sa capitale, et je 
        crois l'avoir fait avec honneur.---------Peu 
        importe que mes concitoyens ne m'en aient point su gré. C'est dans 
        l'ordre des choses. Je ne leur en veux point. Ils m'en ont voulu avec 
        d'autres de les prévenir sans ambages de la pente sur laquelle 
        ils s'engageaient. Journellement intoxiqués par une certaine presse 
        qui prétendait détenir seule le monopole du patriotisme 
        et n'a cessé de les berner, toute vérité leur paraissait 
        haïssable. A la suivre ils préféraient avec un orgueilleux 
        mépris faire eux-mêmes leurs expériences... C'est 
        chose faite à présent. Pendant trois ans ils ont eu en main 
        tous les leviers politiques, économiques, sociaux, psychologiques, 
        culturels, gouvernementaux et militaires pour, en définitive, malgré 
        des sacrifices humains et matériels considérables, en arriver 
        au point par où ils eussent dû commencer : conséquence 
        de leur caractère qui ressemble à notre climat orageux et 
        ardent mais toujours instable.
 ---------Comme 
        lui, ils s'assombrissent soudain pour condamner un jour les hommes et 
        les idées auxquels, dans le soleil et avec une égale ardeur, 
        ils rendront justice demain. Avec eux, il faut savoir attendre : le 13 
        mai le démontre avec éclat.
 ---------Aujourd'hui 
        dans ma retraite, de mon vieux Bordj campé sur sa colline, je pense 
        à eux en écrivant ces pages qui ne sont pas des mémoires.
 ---------Elles 
        ne sont pas davantage règlement de compte, mais simple témoignage 
        vécu, puisé dans des années d'action intense et vérités 
        qu'il faut dire, quitte à déplaire. Elles reflètent 
        l'évolution psychologique et politique d'un Algérien à 
        la recherche comme d'autres d'une solution aux problèmes qui nous 
        assaillent.
 ---------Elles 
        ne prétendent explorer le passé que pour rendre plus clair 
        le présent et préjuger d'une solution d'avenir, avec réalisme, 
        hors la nostalgie des jours défunts et les prétentions d'un 
        futur aussi orgueilleux que vain.
 ---------Ceux 
        qui font profession d'activisme ou d'extrémisme, tant du côté 
        F.L.N. que chez les Français d'Algérie, condamneront certainement 
        ces pages. Je m'y attends, comme j'attends et comme beaucoup attendent 
        avec moi les solutions qu'ils proposent pour, hors de l'épreuve 
        de force, ramener la paix en Algérie.
 ---------Je 
        ne pense pas qu'on y parvienne en disant " non, rien, jamais ", 
        comme le font nombre de mes citoyens, ni en répondant " oui, 
        tout et immédiatement ", comme le fait en écho le F.L.N.
 ---------Alors, 
        il faut chercher autre chose et commencer par regarder autour de soi, 
        en soi et surtout droit devant soi.
 II ---------DEPUIS 
        quatre ans, la guerre déchire l'Algérie parce qu'un groupe 
        d'hommes revendiquent un nouvel État, auquel nous refusons de souscrire. 
        Ils veulent l'indépendance, c'est-à-dire une vie rompant 
        avec la vie commune dans la République française. Nous voulons, 
        nous, le maintien de l'Algérie dans la République française.---------Les 
        données du drame seraient parfaitement claires si nous-mêmes, 
        Français d'Algérie, savions exactement où se situe 
        l'Algérie dans la République française. Cette place 
        aurait son importance, mais nul d'entre nous ne peut la définir 
        car nul texte ou juriste ne peut le renseigner.
 ---------Feu 
        la Constitution de 1946 avait omis de l'indiquer. Son article 6o définissait 
        l'Union française comme formée " d'une part de la République 
        française qui comprend la France métropolitaine, les départements 
        et territoires d'outre-mer, d'autre part des territoires et États 
        associés ".
 ---------N'étant 
        ni territoire, ni État associé, l'Algérie
 était donc dans la République française, mais où?
 ---------Matériellement 
        et juridiquement, elle n'était
 pas la France métropolitaine, ni territoire d'outre-mer comme le 
        Togo, le Cameroun ou Madagascar, et pas davantage département d'outre-mer 
        car si le régime législatif des départements d'outre-mer 
        était identique à celui des départements métropolitains, 
        le régime algérien dit régime des décrets 
        en était différent.
 ---------Aux 
        termes de ce régime juridique traditionnel,
 " il appartenait 
        au gouvernement, au pouvoir exécutif, quand la loi ne le faisait 
        pas expressément elle-même, de porter pour l'Algérie 
        des textes ayant valeur législative ".
 ---------Aussi, comme le constatait le professeur 
        JACQUES LAMBERT de la Faculté de droit d'Alger :
 "L'Algérie 
        est tellement une création originale, elle est tellement sui 
        generis que la Constitution, qui n'a voulu prévoir dans son 
        article 6o que des catégories abstraites, l'a laissé échapper 
        et présente ce singulier paradoxe d'avoir omis en définitive 
        l'Algérie dans sa définition de l'Union française. 
        "
 ---------Cette 
        absence de définition, si regrettable, a pesé depuis dix 
        ans sur le destin de l'Algérie et donné matière aux 
        équivoques et aux plus violentes controverses. Celle qui oppose 
        les partisans de l'intégration aux protagonistes du système 
        fédéral n'est pas la moindre, bien inutile d'ail-leurs puisque 
        ce dernier système permettait à l'Algérie, autant 
        que l'intégration, mais à moindres frais et avec plus de 
        souplesse, de demeurer dans la République française.
 ---------Tenant 
        compte des conséquences fâcheuses de cette absence de définition, 
        le Constituant de 1958 eût dû, semble-t-il, préciser 
        la place de l'Algérie dans nos institutions. Il ne l'a pas fait, 
        mais sa discrétion s'explique cette fois du fait que l'Algérie 
        est en guerre précisément pour définir son État.
 ---------On 
        ne saurait dans la fièvre qui l'agite mettre un terme à 
        ses convulsions par une décision arbitraire. La population algérienne 
        condamnée au silence depuis trois ans ne l'eût probablement 
        pas accepté.
 ---------En 
        vérité, l'Algérie est une communauté unique 
        au monde, unique en son genre. Rien ni personne ne pourra déterminer 
        solidement et définitivement son destin s'il n'a été 
        discuté par ses collectivités réunies qui auront 
        approuvé en commun les solutions établissant un équilibre 
        nécessaire à leur vie commune. Cela implique un dialogue 
        qui rende aux uns le sens de leur dignité et à chacun celui 
        de sa sécurité, de l'égalité de ses droits, 
        de sa liberté de pensée et d'expression.
 ---------Qui 
        peut donc définir et régler tout cela, sinon les Algériens 
        eux-mêmes? Le général DE GAULLE l'a parfaitement compris 
        lorsque le 5 juin 1958, appelé au pouvoir par l'élan des 
        Algérois, et s'adressant à leur foule enthousiaste massée 
        sur le forum, il déclarait :
 
 ---------" 
        Français à part entière dans un seul et même 
        collège, nous allons le montrer pas plus tard que dans trois mois, 
        dans l'occasion solennelle où tous les Français, y compris 
        les dix millions de Français d'Algérie, auront à 
        décider de leur propre destin.
 ---------Pour 
        ces dix millions de Français-là, leurs suffrages comptent 
        autant que les suffrages de tous les autres.
 ---------Ils auront à désigner, 
        à élire, je le répète, dans un seul collège, 
        leurs représentants pour les pouvoirs publics comme le feront tous 
        les autres Français. Avec ces représentants élus, 
        nous verrons comment faire le reste."
 
 ---------Des 
        tonnerres d'applaudissements frénétiques saluèrent 
        l'annonce de cette procédure qui allait enfin permettre aux Algériens 
        de décider par eux-mêmes et en commun de leur place dans 
        la communauté française.
 ---------La 
        substance de ce qu'on a appelé le miracle du 13 mai 1958 me paraît 
        résider tout entière dans ce plébiscite, par les 
        Français d'Algérie, de l'égalité totale consacrée 
        électoralement, donc démocratiquement et réalisée 
        par l'institution du collège unique, réforme capitale à 
        laquelle ils s'étaient montrés jusqu'alors farouchement 
        hostiles par crainte d'être écrasés.
 ---------Le 
        11 décembre 1943, le Comité français de Libération 
        nationale siégeant en Alger avait en effet 
        octroyé la citoyenneté française pleine et entière 
        à tous les musulmans algériens, à telle enseigne 
        que, comme le constatait en août 1947 dans une remarquable intervention 
        à la tribune du Parlement le président RENÉ MAYER 
        : " Les musulmans ont tous les droits politiques. 
        L'essentiel était de savoir dans quel collège ils les exerceraient. 
        "
 ---------Le 
        dernier point essentiel conditionnait toute la vie politique de l'Algérie. 
        Puisque démocratie il y aurait et que la loi du nombre devenait 
        seule juge, un million de Français d'Algérie risquaient 
        de se trouver noyés parmi 9 millions de musulmans, lesquels allaient 
        devenir les maîtres absolus du scrutin. En fonction du climat politique 
        du moment, la représentation d'origine européenne pouvait 
        être d'emblée éliminée au profit d'une représentation 
        exclusivement musulmane.
 ---------Chacun 
        comprenait qu'en cela le collège unique était véritablement 
        la clef de la maison. L'accepter signifiait consentir à n'être 
        plus le maître dans ce qu'on considérait jusqu'alors comme 
        chez soi. Cela impliquait la nécessité d'un changement total 
        d'attitude pour continuer de vivre en bonne intelligence avec les multiples 
        et nouveaux occupants dans son propre collège et surtout de ne 
        point trop les contrarier pour qu'ils ne rendent pas la vie insupportable.
 ---------D'où 
        la position intransigeante, depuis 1943, de la collectivité européenne 
        pour maintenir le vote dans deux collèges séparés, 
        l'un strictement réservé aux musulmans dit deuxième 
        collège, l'autre réservé (à quelques exceptions 
        près) aux Européens dit premier collège, chacun élisant 
        un nombre égal de représentants dans la plupart des assemblées, 
        municipalités exceptées.
 ---------Cela 
        explique la hantise que le collège unique a suscitée de 
        longues années durant et l'exploitation qu'en a faite la chronique 
        politique algérienne, notamment dans les prises de position des 
        leaders les plus écoutés qui se prévalent de la défense 
        de l'Algérie française.
 ---------Quiconque, 
        d'origine européenne, osait simplement évoquer ce mode de 
        votation, se voyait aussitôt honni et suspecté de trahison.
 ---------Je 
        n'en prendrai pour preuve que quelques textes significatifs, telle cette 
        lettre du 30 novembre 1957 de M. BOYER-BANSE, président de l'Union 
        française nord-africaine, au président de l'Assemblée 
        nationale, qui donne le ton :
 
        
          | Toulon (Var), 30 novembre 1957 1, rue Philippe-Lebon.
 ---------Monsieur 
            le Président,
 ---------L'Assemblée 
            nationale que vous présidez vient de commettre un crime, le 
            crime de tenter de violer notre droit en votant l'abjecte formule 
            du collège unique, d'où ne pourraient résulter, 
            si l'on s'obstinait dans cette folie, que l'écrasement de notre 
            peuple et la sécession de l'Algérie.
 ---------J'ai, 
            dans ces conditions, le devoir de vous confirmer la déclaration 
            que je vous ai faite par ma lettre du 14 novembre dernier :
 
 ---------Notre 
            peuple - le peuple français d'Algérie, section algérienne 
            du peuple français - tient pour inexistante, nulle et non avenue 
            la scandaleuse décision de l'Assemblée nationale. Il 
            tiendra également pour inexistante, nulle et non avenue la 
            décision du Conseil de la République, si elle est conforme.
 ---------Aux 
            membres du Gouvernement, aux parlementaires, députés 
            ou sénateurs, qui ont participé ou participeront à 
            l'attentat qu'on tente de perpétrer contre notre droit, nous 
            ne pouvons que laisser l'entière responsabilité des 
            conséquences qui suivront.
 |  ---------Et 
        aussi ces éditoriaux de M. ALAIN DE SÉRIGNY, l'un des membres 
        les plus en vue du Comité de salut public d'Alger, et dont l'important 
        quotidien, l'Écho d'Alger, exerce une influence décisive 
        sur les Européens d'Algérie. Dans l'Écho d'Alger 
        des 4 et 5 septembre 1957, sous le titre : " De l'ordonnance du 7 
        mars 1944 au collège unique ", M. de Sérigny, après 
        avoir exposé les diverses étapes qui y conduisaient, écrivait 
        :
 ---------"Le 
        rappel des faits que la plupart de nos compatriotes métropolitains 
        ignorent doit, nous voulons l'espérer, faire mieux comprendre l'exaspération 
        des Français d'origine vivant en Algérie lorsqu'ils entendent 
        parler de suppression pure et simple de leur collège électoral, 
        bien amoindri déjà, c'est le cas de le dire, et de création 
        d'un collège unique. Leur mécontentement se transforme même 
        en colère lorsque les plus hautes instances politiques du pays 
        ne craignent pas d'affirmer leur intention de supprimer le double collège 
        en vertu de l'égalité des droits et des devoirs.
 
 ---------Le 
        9 novembre 1957, rappelant la très vive campagne menée par 
        lui contre le collège unique dans nombre de journaux métropolitains, 
        il écrivait encore
 ---------"Depuis 
        plus d'un an, à maintes reprises, j'ai expliqué et démontré 
        dans les colonnes de l'Echo d'Alger aussi bien que dans celles de Paris-Presse, 
        de l'hedomadaire Carrefour et de Journal du Parlement, que l'instauration 
        d'un système électoral reposant sur le collège unique 
        serait un non-sens." ---------Et, 
        le condamnant définitivement devant l'histoire, il écrivait 
        le 15 novembre 1957, dans son éditorial " Le Temps presse 
        " : ---------Il 
        se trouve, je l'ai dit, une forte majorité à l'Assemblée 
        nationale pour admettre le principe du collège unique, introduit 
        à nouveau dans les projets de lois sur les institutions algériennes. 
        En adoptant, comme cela ne fait hélas... plus guère de doute, 
        un tel principe, le Gouvernement et le Parlement porteront devant l'histoire 
        et dans l'évolution de l'Algérie de demain une responsabilité 
        accablante."
 13 mai 1958.
 
 ---------Pour 
        la première fois dans l'histoire de l'Algérie, la métropole 
        obtenait enfin de ces " mécontents toujours fidèles 
        ", comme LAFERRIÈRE désignait les Algériens, 
        leur consentement inconditionnel quant à l'instauration du collège 
        unique. Les adversaires les plus acharnés de cette réforme 
        réclamaient à cor et à cri qu'on la leur imposât 
        d'extrême urgence.
 ---------Beaucoup 
        de passion, beaucoup de soleil, peu
 d'éloquence suffirent en quelques secondes à balayer dix 
        ans d'opposition et, qui mieux est, à susciter la conversion de 
        leurs auteurs. Nulle protestation, mais seulement les ovations enthousiastes 
        des opposants, la veille encore irréductibles, saluèrent 
        la réforme si longtemps redoutée et condamnée.
 ---------Bienveillant 
        et désireux de satisfaire les Algériens, le général 
        DE GAULLE devait, quelques jours plus tard, prendre acte de leur désir 
        si ardent et, dans une apostrophe dont l'exorde demeurera célèbre, 
        déclarer :
 
 ---------"Eh 
        bien... de tout cela, je prends acte au nom de la France et je déclare 
        qu'à partir d'aujourd'hui, la France considère que dans 
        toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants, 
        il n'y a que des Français à part entière avec les 
        mêmes droits et les mêmes devoirs."
 
 ---------Ne pouvant mettre en doute la sincérité 
        de tels mouvements et sentiments, il faut donc prendre
 acte que désormais, tous les Algériens sont d'accord sans 
        esprit de retour. Le vote en commun, dans un seul et même collège 
        à l'occasion du référendum, en est la consécration 
        définitive.
 ---------Consentie 
        quelques années plus tôt sans éclat,
 cette réforme fondamentale eût probablement évité 
        le drame algérien et assuré dans la sérénité 
        de la paix des transitions qui, demain, se feront dans la fièvre.
 ---------Quand 
        on sait d'autre part quelles contributions financières considérables 
        ont, depuis ces dernières années, été exigées 
        des colons français d'Algérie par nombre d'organisations 
        plus ou moins occultes créées soi-disant pour empêcher 
        principalement cette réforme, on est en droit de penser que les 
        naïfs qui se sont prêtés à ce jeu eussent pu 
        en faire l'économie.
 ---------Dans 
        quelques semaines ou peu de mois, l'Algérie se trouvera donc à 
        l'heure du choix pour " faire le reste " comme l'a dit le général 
        DE GAULLE mais cette fois dans des conditions sans précédent. 
        Deux collectivités divisées, l'une dix fois plus nombreuse 
        que l'autre, auront à décider dans un collège désormais 
        unique de leur destin commun.
 ---------Par 
        une singulière ironie du sort, c'est au moment même où 
        le combat et toutes ses séquelles psychologiques et morales divisent 
        ces deux collectivités comme elles ne le furent jamais auparavant 
        qu'il va leur être demandé de désigner ensemble, dans 
        le collège unique, les représentants avec lesquels " 
        on fera le reste ".
 ---------Un 
        autre moment et un autre climat auraient certes été préférables 
        pour tenter pareille expérience... mais il n'y a plus le choix. 
        Puisqu'on rejette avec horreur toute idée de discussion ou de négociation 
        avec ceux qui se battent, seule demeure la solution de l'appel direct 
        au peuple, l'élection, pour désigner les représentants, 
        c'est-à-dire les " interlocuteurs valables " que la France 
        recherche et attend.
 ---------Ainsi, 
        pour s'être refusé à parler à quelques-uns, 
        on doit maintenant donner la parole à tous et cette fois, le peuple 
        ayant parlé, son verdict à la face du monde sera sans appel.
 ---------Pour 
        que cette procédure ne puisse être remise en cause, il va 
        de soi qu'elle implique la liberté des élections, c'est-à-dire 
        non seulement liberté de vote, mais encore liberté de candidature, 
        de propagande, liberté totale en tout et pour tout.
 ---------Est-ce 
        possible et dans l'affirmative, doit-on craindre que ne se confirme l'appréhension 
        de RAYMOND ARON quand il écrit : " La 
        négociation conduit à l'indépendance de l'Algérie, 
        mais les élections libres y conduisent aussi. " 
        Pour ma part, je ne le souhaite pas.
 ---------Je 
        souhaite profondément que la maturité et l'intelligence 
        politiques dont font preuve les populations d'Afrique Noire trouvent leur 
        expression en Algérie aussi dans la formule large et humaine de 
        l'esprit communautaire qui sera l'unique solution humaine à nos 
        maux. Quoi qu'il en soit, l'avenir seul nous départagera.
 ---------Pour 
        nous, Algériens, son approche rend nécessaire de tenter 
        de déceler les sentiments des uns et des autres, en quelque sorte 
        leur dynamisme collectif, si tant est qu'il existe à la veille 
        d'une consultation dont va dépendre " le reste ".
 ---------Plutôt 
        que de constater simplement les effets, perceptibles aujourd'hui, il nous 
        faut explorer les causes profondes des sentiments et des dissentiments 
        en détruisant les légendes qui irritent et, développant 
        le film de la vie politique algérienne durant ces dernières 
        années, fouiller dans le cimetière des occasions perdues... 
        pour éviter cette fois de perdre la dernière.
 
 III --------ON sait 
        ce que pensent les leaders du F.L.N. Depuis cinq ans, leurs déclarations 
        multiples ont clairement explicité leurs objectifs et leurs sentiments. 
        On sait aussi ce que pense le fellegh du bled et de la montagne ; son 
        action armée est sans équivoque. On ne meurt pas pour rien.--------Mais, 
        tenter de déceler le sentiment profond de la masse musulmane algérienne 
        en cet instant précis du combat est plus difficile et peut conduire 
        à d'incalculables erreurs d'optique. Parmi les sentiments qu'on 
        lui prête, et les choses qu'on lui fait dire, où est la vérité?
 --------Prétendre 
        la découvrir est une entreprise certes difficile dans le climat 
        passionnel où l'on vit, où chacun réagit en fonction 
        de ses propres sentiments et non de ceux qu'il devrait apprécier.
 --------Qu'un 
        intellectuel musulman exprime son état d'âme, on le jugera 
        selon le titre du journal qui lui donne l'hospitalité et non d'après 
        l'expression de ses sentiments. D'ailleurs, intellectuels et élites 
        musulmans sont trop souvent et sans autre forme de procès catalogués 
        antifrançais.
 --------Qu'un 
        fellah, à son tour, déclare sincèrement son attachement 
        à la France, il sera également suspecté par le commissaire 
        politique F.L.N. du coin, catalogué traître à la patrie 
        algérienne et châtié.
 --------Alors, 
        l'Algérie se tait, d'abord faute de moyens d'expression et ensuite 
        parce que, quoi qu'on dise, bien ou mal, porte malheur. La loi du silence 
        est devenue la règle. On ne la rompt que pour faire preuve du plus 
        nécessaire opportunisme, sans quoi la sécurité et 
        la vie sont en jeu. La méfiance domine partout. Rien n'est plus 
        déprimant et plus nocif.
 --------Il 
        n'empêche que, de part et d'autre de ce mur du silence, les esprits 
        continuent de travailler dans une sorte de clandestinité de la 
        pensée qui attise l'esprit de résistance.
 --------Ballottée 
        de part et d'autre suivant la fortune de la guerre, son adhésion 
        recherchée avec une égale ardeur par chacun et par tous 
        les moyens qui vont de la douceur à l'extrême sévérité, 
        la masse musulmane apparaît à première vue comme un 
        peuple las et à la dérive, disponible pour qui saura le 
        prendre et le retenir en lui rendant la paix.
 --------Ce 
        n'est pas tout. Des sentiments nouveaux et plus profonds bouleversent 
        cette masse que quatre années de guerre et d'impossibilité 
        d'expression ont repliée sur elle-même, fermée et 
        incitée à la réflexion.
 --------Il 
        suffit de constater combien toutes les radios du monde sont écoutées 
        avec avidité et la presse métropolitaine épluchée, 
        dans les bidonvilles comme dans les douars les plus reculés, pour 
        comprendre le travail qui s'opère dans une population dont on prétendait 
        naguère qu'elle n'avait ni jugement ni pensée.
 --------D'aucuns 
        qui répugnent à faire leur auto-critique constructive cherchent 
        une évasion en attribuant aux seules excitations extérieures 
        l'origine du trouble de la masse musulmane et, du même coup, les 
        causes de la rébellion.
 --------Que 
        de fois, depuis trois ans surtout, n'a-t-on pas abusé de la séquence 
        des préalables, communistes, tunisiens, marocains, égyptiens, 
        voire anglais ou américains, qui empêchaient, disait-on, 
        toute solution du drame algérien?
 --------" 
        L'affaire algérienne serait vite réglée si... l'U.R.S.S. 
        et le communisme, si... les Tunisiens, si... les Marocains, si... les 
        Égyptiens, etc. "
 --------On 
        refusait à juste titre de laisser internationaliser le problème 
        algérien devant l'O.N.U., mais on n'avait de cesse d'affirmer que 
        la solution se trouvait hors de nos frontières, donc qu'elle était 
        extra-nationale.
 --------Certes, 
        nul ne contestera que des raisons extérieures pèsent dans 
        la balance, mais elle ne sont pas tout le poids 
        et eussent-elles trouvé en Algérie un climat et un terrain 
        favorables que leur influence eût pu être aisément 
        neutralisée.
 --------A 
        considérer l'évolution internationale depuis 1945, on constate 
        que le monde s'est partagé, que les alliés d'hier s'affrontent 
        et que le bloc de 35o millions de musulmans placé à la charnière 
        des deux autres blocs antagonistes est un atout majeur pour qui saura 
        le faire entrer dans son jeu. La politique de NASSER n'a pas d'autre sens.
 --------Il 
        suffit également de considérer l'évolution des pays 
        islamiques depuis un demi-siècle pour découvrir qu'ils sont 
        sortis de leur léthargie, qu'une conscience nouvelle est devenue 
        leur, et que les révolutions qui les agitent sont l'expression 
        d'une renaissance.
 --------Il 
        suffit de connaître enfin les progrès de la science et des 
        ondes pour comprendre que le Djezirat-el-Maghreb, cette île du Maghreb 
        qu'était l'Afrique du Nord isolée par la mer et par le désert, 
        n'est plus une île aujourd'hui. Par tous ses pores, et à 
        chaque instant, pénètrent par tous les moyens de transmission, 
        de transport et d'échange l'étranger et ses doctrines, les 
        nouvelles, les idées et la propagande.
 --------L'étranger 
        et le monde extérieur ont ainsi pénétré dans 
        l'âme musulmane naguère repliée sur elle-même 
        et qui maintenant va vibrer, s'émouvoir ou s'enflammer sous des 
        influences dont on n'eût point jusqu'alors soupçonné 
        le poids et que nous aurions cru négligeables.
 --------Aussi, 
        lorsque par un curieux paradoxe on voit les protagonistes les plus acharnés 
        de la politique d'intégration tenter de justifier leur thèse 
        en donnant aux causes extérieures une sorte de primauté, 
        sinon, de monopole dans les origines du drame algérien, leur argumentation 
        contient en soi sa propre condamnation.
 --------Car 
        enfin, si 9 millions de musulmans, sacrés
 "Français à part entière ", peuvent être 
        si sensibles à l'influence extérieure que sa pression les 
        incite à la guerre civile en Algérie, quels dangers alors 
        menaceront la France quand, l'intégration une fois réalisée, 
        ses institutions et ses affaires seront dirigées ou partagées 
        par les Algériens et que, dans le parlement français, s'ajouteront 
        aux communistes qui obéissent à Moscou cinquante parlementaires 
        qui obéissent au Caire. Qui dominera alors au Parlement, et ce 
        moyen de vouloir conserver l'Algérie française ne risque-t-il 
        pas simplement de perdre la France?
 --------De 
        ces causes lointaines et extérieures du drame que nous vivons, 
        le musulman a désormais conscience, mais d'autres causes, intérieures 
        et plus personnelles, celles-ci, viennent s'y ajouter, qui altèrent 
        l'amitié et la confiance qu'il nous témoignait.
 --------JEAN 
        AMROUCHE résume cette dégradation de l'amitié et 
        de la confiance en des phrases saisissantes qui contiennent la substance 
        du drame algérien. Analysant les causes de la révolte des 
        musulmans, il écrit dans " Quelques vérités 
        amères " une page poignante que tout Algérien eût 
        dû lire : " Leur ferveur déçue 
        est à la mesure de leur révolte. "
 -------Il peut paraître 
        naïf de le déclarer, mais il y a beaucoup d'amour déçu 
        dans la révolte du musulman.--------Le 
        musulman algérien n'est pas antifrançais. Peut-être 
        le deviendra-t-il demain, mais jusqu'à présent ont menti 
        tous ceux qui lui imputaient l'intention de nous chasser d'Algérie. 
        Si cette pensée avait cheminé dans son subconscient, les 
        occasions ne lui eussent pas manqué maintes fois pour le faire.
 --------En 
        1940, nous étions vaincus et chacun sait qu'en terre d'Islam, le 
        vaincu perd la face. Sans troupes et sans moyens, sans secours possible, 
        travaillés en outre par les agents de l'ennemi, l'occasion était 
        belle pour nous liquider. Or ceux qui ont vécu en Algérie 
        durant cette période n'ont jamais rencontré auprès 
        des musulmans davantage d'amitié et d'expression plus sincère 
        de solidarité dans le malheur de la patrie.
 --------Dans 
        son rapport du 10 août 1941 au maréchal PÉTAIN sur 
        les problèmes algériens, FERHAT ABBAS, l'un des leaders 
        actuels de la rébellion algérienne, qui vient d'être 
        désigné comme président du " Gouvernement " 
        provisoire au Caire, n'écrivait-il pas :
 --------"Depuis 
        juin 1940, la France est malheureuse. Elle n'a jamais été 
        aussi chère à leur coeur (les musulmans). Riche ou pauvre, 
        elle reste pour eux la France, c'est-à-dire la nation aux traditions 
        généreuses qui, durant des générations, s'est 
        immolée pour le respect de l'individu et la dignité humaine 
        dans le monde.
 --------Et 
        celui-ci, descendant d'une des plus illustres familles du Constantinois 
        et ces derniers temps encore maire de Kenchela dans les Aurès, 
        Si ACHMI BENCHENOUF, ne répondait-il pas fièrement à 
        la même époque, à ceux qui paraissaient mettre en 
        doute la survie de la France : " La France 
        ne peut pas mourir, car si elle mourait, le monde entier ne serait pas 
        assez fort pour porter son cercueil. "--------Si 
        les musulmans étaient véritablement antifrançais, 
        comment expliquer que, dans les pires moments de l'action terroriste, 
        après un engagement ou un attentat, nous puissions de nouveau nous 
        côtoyer, nous parler, continuer de vivre ensemble? Serions-nous 
        plus forts ou plus courageux que les autres?
 --------Je 
        ne le crois pas, nous avons simplement conscience de notre destin commun. 
        Sans nous l'avouer parce que nous ne le voulons pas ou parce que nous 
        répugnons à le faire, nous savons que nous ne pouvons pas 
        vivre les uns sans les autres.
 |  | --------Avoir 
      supposé que la masse musulmane d'Algérie, collant au grand 
      mouvement de réveil de l'Islam, nous lâchait et devenait antifrançaise, 
      a été la cause d'une des tragiques erreurs de la guerre d'Algérie. --------Le jour 
      où, croyant vaincre rapidement par la force en matant une masse que 
      l'on tenait, sans beaucoup la connaître, pour avoir choisi entre l'Islam 
      et la France, on la confondait dans la répression, elle qui ne nous 
      était pas hostile, avec le fellegh qui nous combattait, on a servi 
      le F.L.N. Le problème des effectifs dans l'armée des fellagha 
      s'est ainsi trouvé résolu et le recrutement assuré.
 --------Sans 
      préjudice de la contrepartie en effectifs que cela nous a imposée, 
      cet élément déterminant de la lutte que constitue l'appui 
      populaire s'est trouvé amenuisé à notre détriment. 
      Par le fait même de sa participation grandissante au combat, la masse 
      s'est de plus en plus engagée directement ou indirectement contre 
      nous, souvent même à son corps défendant.
 --------Le F.L.N. 
      n'en demandait pas davantage pour consolider ses assises et plus il recueillait 
      de concours, plus ses tentacules s'étendaient, broyant les résistances, 
      au besoin par le crime.
 --------Évoquant 
      l'un des responsables de cette tragique et inhumaine erreur, un musulman 
      me déclarait non sans humour : " Si 
      un jour l'Algérie devient indépendante, c'est à cet 
      homme qui nous a fait tant de mal que nous élèverons quand 
      même et en premier une statue. Nous lui reconnaissons le mérite 
      d'avoir réalisé notre unité. "
 --------L'appréciation 
      est sans doute exagérée, mais quoi qu'il en soit, il fallait 
      éviter ce piège, car l'unité est l'expression la plus 
      parfaite de la cohésion morale, quand elle n'est pas physique, d'un 
      peuple rassemblé pour un même combat.
 --------Le Parti 
      communiste, depuis de nombreuses années, et le F.L.N. depuis le début 
      de la rébellion, n'ont eu de cesse de réaliser cette unité. 
      Dès le août 1946, dans une circulaire reproduisant 
      les décisions du Comité central 
      du Parti communiste algérien des 20 et 21 juillet 1946, et envisageant 
      la nécessité de créer un Front national démocratique 
      algérien, le Comité central déclarait :
 --------"STALINE 
        nous enseigne que, dans les pays coloniaux, les blocs et les accords provisoires 
        avec la bourgeoisie, à une certaine étape de la révolution 
        nationale, sont non seulement admissibles, mais absolument indispensables.--------C'est 
        pourquoi nous devons faire des alliances avec tous ceux qui sont disposés 
        à lutter contre l'impérialisme. C'est en tenant compte de 
        tout cela que notre Comité central a lancé son appel pour 
        la création d'un vaste Front national démocratique algérien 
        rassemblant P.P.A., U.D.M.A. (parti de FERHAT ABBAS), Oulémas (organisation 
        religieuse du cheik BRAHIMI BACHIR), socialistes et tous les progressistes 
        sans distinction de race, de langue, ni de religion.
 --------C'était 
        en août 1946...--------Cinq 
        ans plus tard, le 6 août 1951, en pleine crise gouvernementale française, 
        le Front algérien pour la défense et le respect de la liberté 
        était constitué, au cours d'une réunion tenue au 
        cinéma " Donyazad ", en plein coeur d'Alger. A l'exception 
        des socialistes qui n'adhérèrent point, il groupait tous 
        les partis ou organisations qui, depuis, se sont retrouvés côte 
        à côte dans la révolution algérienne.
 --------Les 
        objectifs de ce Front, tels qu'ils étaient définis par ses 
        protagonistes, ne contenaient rien en apparence que pût renier une 
        vraie démocratie. Mais le fait même de la conjonction des 
        divers éléments d'une force qui, sous l'égide du 
        Parti communiste, prenait conscience d'elle-même et unissait des 
        concepts si farouchement opposés en Islam, tels que la spiritualité 
        et le matérialisme, eût dû inciter à quelque 
        réflexion.
 --------Nous 
        fûmes quelques-uns, musulmans et Français, à nous 
        en rendre compte. Le 14 septembre 1951, mon collègue Benchenouf 
        et moi-même remettions au gouverneur de l'Algérie une lettre 
        qu'avec le recul du temps nous sommes heureux d'avoir pu écrire; 
        on me permettra d'en reproduire le contenu :
 
         
          | Alger, le 14 septembre 1951. Monsieur le Gouverneur général,
 --------Au 
            cours de l'automne 1950, les signataires de la présente note, 
            qui étaient alors membres de l'Assemblée nationale (fonction 
            dont ils se sont depuis volontairement dessaisis), sollicitèrent 
            une audience de votre prédécesseur, M. M. E. NAEGELEN.
 --------Cette 
            audience leur était accordée le 16 octobre 1950 à 
            17 heures en la " Villa des Oliviers ", à El-Biar. 
            A la demande de Si Hachemi Benchenouf était également 
            présent M. Ciosi, directeur du Cabinet chargé des affaires 
            musulmanes.
 --------Abstraction 
            faite de certaines questions de personnes accessoirement évoquées, 
            l'essentiel de l'échange de vues qui suivit porta sur les divers 
            aspects du problème politique algérien.
 --------Nous 
            les rappelons aujourd'hui d'autant plus volontiers qu'aucun compte 
            n'ayant été tenu de nos avertissements et suggestions, 
            les données du problème se sont depuis compliquées 
            et revêtent même à présent un caractère 
            de singulière acuité.
 --------Nous 
            déclarâmes notamment à M. Naegelen, que :
 --------1°: 
            " L'heure nous paraissait venue de " reconsidérer 
            " l'orientation donnée jusqu'alors à la politique 
            française en Algérie, eu égard à certains 
            facteurs dont on ne pouvait ignorer l'importance.
 --------Sur 
            le plan international, on assistait à une véritable 
            prise de conscience de l'Islam, sorti de sa longue léthargie. 
            Les leaders musulmans ne méconnaissaient pas les motifs qui 
            incitaient les puissances de l'un ou l'autre bloc à rechercher 
            leur alliance; ils appréciaient à sa juste valeur l'atout 
            que ces amitiés intéressées constituaient.
 --------Dans 
            cet ordre d'idées, il était clair que l'exploitation 
            du nationalisme musulman par la propagande soviétique avait 
            pour but de flatter certaines aspirations, parfois chimériques, 
            et de susciter des complications intérieures chez les nations 
            atlantiques.
 --------Sur 
            le plan métropolitain, les difficultés économiques 
            et financières, de jour en jour plus perceptibles, provoqueraient 
            des remous sociaux auxquels l'Algérie n'échapperait 
            pas.
 --------L'impécuniosité 
            grandissante de l'Etat aboutirait fatalement à un amenuisement 
            de l'aide financière consentie à l'Algérie, voire 
            simplement à un changement dans l'affectation des crédits 
            consentis. Et les transferts de chapitre à chapitre poseraient 
            des problèmes délicats.
 --------Ils 
            fourniraient notamment l'occasion de remettre en cause les lourds 
            engagements souscrits dans le Statut. Ils mettraient en relief l'inéluctabilité 
            d'un divorce entre les possibilités économiques et les 
            impératifs sociaux, ébranlant ainsi un système 
            insuffisamment adapté aux réalités.
 --------Sur 
            le plan strictement algérien, 
            le pays en pleine évolution, en pleine crise de croissance 
            politique depuis la mise en application des réformes consécutives 
            à la guerre de 1939-1945 et du Statut voyait une élite 
            de plus en plus nombreuse prendre, elle aussi, conscience de sa personnalité. 
            Elle devenait d'autant plus réceptive aux influences extérieures 
            que son existence ou sa valeur étaient localement ignorées 
            ou sciemment méconnues.
 
 --------2° 
            Devant des causes de fièvre, de division et de discorde dont 
            nous ne citons pour mémoire qu'une infime partie, nous déclarâmes 
            qu'il importait avant tout d'armer moralement l'Algérie et 
            de rétablir parmi les diverses collectivités qui la 
            peuplent un climat de confiance, de compréhension, de justice 
            et d'amitié.
 --------Ainsi, 
            forte de son unité morale, pourrait-elle
 dominer les difficultés présentes et affronter, unie 
            et apaisée, les spasmes chaotiques qui ébranleraient 
            l'univers.
 
 --------3°/ 
            Pour établir cet indispensable courant de confiance entre les 
            diverses collectivités, nous suggérions que fût 
            instaurée une politique de rapprochement des élites, 
            axée sur une meilleure connaissance les uns des autres, sur 
            des contacts plus étroits entre évolués musulmans 
            et européens, et sur une loyale et franche collaboration entre 
            les élites musulmanes et l'Administration.
 --------Ces 
            élites devaient pouvoir exprimer librement leur pensée 
            sans être astreintes à se réfugier pour ce faire 
            dans les colonnes d'un quotidien communiste. Dans ce but, nous envisageâmes 
            d'ouvrir un " Dialogue entre Algériens ".
 Vous savez ce qu'il en advint au bout de quelques semaines...
 
 --------4°/ 
            Nous exposâmes que nous considérions les élites 
            musulmanes acquises à notre culture comme des réussites 
            dans l'oeuvre entreprise par la France en Algérie.
 --------Et 
            pourtant, plutôt que de les accueillir avec enthousiasme, plutôt 
            que de les associer intime-ment à nos efforts pour tenter de 
            résoudre avec elles les innombrables et surhumains problèmes 
            posés par la masse immense qu'il reste à élever, 
            il semblait qu'un incompréhensible aveugle-ment incitât 
            à pousser ces élites vers d'autres horizons.
 --------Sans 
            raison, les portes de la Cité leur demeuraient fermées. 
            Alors qu'elles quittaient leur milieu, on leur refusait l'accès 
            du nôtre. Comment s'étonner ensuite qu'elles allassent 
            là où il nous déplaît de les retrouver?
 --------Comment 
            s'étonner qu'elles formassent les cadres d'une réelle 
            opposition dont nous déplorons l'agressivité politique, 
            alors que ce repli ne s'explique souvent que par une profonde blessure 
            de l'homme dans son amour-propre, -ou mieux, dans sa dignité?
 
 --------5°/ 
            Nous suggérâmes encore que fût appliqué 
            honnêtement le Statut de l'Algérie et loyalement observée 
            la loi française.
 --------Le 
            musulman a un sens inné de la justice. Pourquoi lui reprocherait-on 
            de recourir à l'illégalité quand ceux qui lui 
            ont imposé leurs lois les violent parfois cyniquement ?
 --------Quelle 
            autorité pouvait avoir une Administration, émanation 
            de l'Exécutif, chargée de faire appliquer la loi, quand 
            elle donnait elle-même ouvertement l'exemple de son non-respect?
 --------L'Administration 
            qui, par ses créatures, contrôlait l'Assemblée 
            algérienne eût pu faire résoudre rapidement l'épineuse 
            question de la Séparation du Culte et de l'État. L'article 
            56 de la loi du 20 septembre 1947 l'y engageait. Elle préférait 
            néanmoins attendre : sans comprendre que dans un pays en pleine 
            évolution le temps ne résout jamais rien... au contraire.
 
 --------6°/ Enfin, nous 
            insistâmes de façon toute particulière sur le 
            fait que l'accélération chaque jour accrue de l'évolution 
            exigeait une adaptation, à vrai dire une évolution parallèle 
            de la part de l'Administration.
 --------Il 
            fallait qu'elle révisât certaines méthodes dont 
            la persistance engendrait découragement, amertume et peut-être 
            ressentiment chez les élites musulmanes. Si elle s'y refusait, 
            la désaffection qui s'ensuivrait vis-à-vis de la France 
            ne manquerait pas d'être exploitée par la propagande 
            étrangère toujours à l'affût.
 --------Ce 
            disant, nous visions les procédés générale-ment 
            employés au cours des élections. Nous exposâmes 
            notamment que depuis 1945 le truquage électoral dans le deuxième 
            collège s'accentuait de façon si maladroite qu'aussi 
            patientes que fussent les populations, il ne serait plus de mise, 
            sans risque grave, de continuer à recourir dans l'avenir à 
            de tels procédés.
 --------Le 
            préjudice moral qu'en retirait la France dépassait de 
            beaucoup les inconvénients qui résulteraient de l'accession 
            dans les assemblées de quelques membres de l'opposition.
 Nous demandâmes enfin au Gouverneur général de 
            ne point confondre l'aile pensante musulmane avec quelques trublions 
            et d'abandonner le procédé facile, mais absurde, qui 
            consiste, par mesure de sécurité, à soutenir 
            ou à désigner des analphabètes et des non-valeurs.
 --------Le 
            Gouverneur général nous remercia de notre exposé, 
            en approuva le fond, se déclara d'accord quant à l'expérience 
            de rapprochement que nous voulions tenter, et nous demanda de le tenir 
            au courant pour suivre nos efforts et au besoin nous aider de son 
            autorité. Par contre, il s'éleva avec véhémence 
            contre les attaques personnelles dont il était l'objet de la 
            part de l'U.D.M.A.
 --------Rappelant 
            par ailleurs son passé de militant socialiste et de syndicaliste, 
            le Gouverneur général manifesta sa satisfaction de voir 
            deux hommes appartenant à deux collectivités si différentes 
            s'attaquer avec foi à la besogne ingrate et difficile de tenter 
            de vaincre les complexes et les préjugés raciaux.
 --------Il 
            rappela que tel avait été également son désir. 
            Son message à l'Assemblée algérienne du vendredi 
            21 mai 1948 l'attestait.
 --------Notre 
            entretien prit fin sur cette déclaration. Une espérance 
            était née ......................
 |  --------Un 
        an bientôt se sera écoulé depuis notre entretien du 
        14 octobre 1950 aux " Oliviers ".
 --------Économiquement, 
        socialement, politiquement, partout, la situation s'aggrave.
 
 --------On 
        demande sans cesse de nouveaux efforts à l'Algérie. Depuis 
        la guerre d'Indochine à laquelle elle contribue héroïquement, 
        jusqu'à ceux, plus lourds encore, que demain peut-être l'Occident 
        sollicitera d'elle.
 --------Pourtant, 
        hormis notre essai qui nous valut d'abondantes injures, rien n'a été 
        fait pour armer moralement le pays.
 --------Le 
        communisme moscoutaire l'a parfaitement compris. Il a saisi au vol l'occasion 
        inespérée que lui offrait cette déception nouvelle 
        et pro-fonde des musulmans devant l'unanimisme administratif des récentes 
        élections.
 --------L'absence 
        de vision de l'Administration algérienne aura, en quelques jours, 
        provoqué une union que le Parti communiste, des années durant, 
        s'était efforcé en vain de réaliser.
 --------Il 
        ne faut pas mésestimer le e Front algérien ". C'est 
        une conjonction redoutable, désormais inspirée par une nation 
        qui, camouflée sous des prête-noms, livre la guerre à 
        l'Occident. Ceux qui ont adhéré à ce Front l'ont 
        fait moins par conviction que par désespoir. Et 
        la masse musulmane semble accueillir avec sympathie la constitution de 
        ce Front.
 --------La 
        religion musulmane étant engagée dans le Front algérien, 
        combattre le Front serait interprété par certains comme 
        une manifestation hostile à la religion.
 --------Les 
        musulmans modérés se trouvent maintenant acculés 
        dans une impasse. Ou adhérer au Front, c'est-à-dire se solidariser 
        avec lui pour condamner ce qu'ils réprouvent, mais supporter du 
        même coup l'hypothèque communiste, ou bien ne pas adhérer 
        au Front et paraître ainsi avaliser la politique routinière 
        de l'Administration, la préfabrication des élus, etc.
 
 --------Nous 
        n'avons pas le droit d'enfermer les modérés dans ce dilemme 
        tragique.
 --------L'Administration 
        doit prendre position pendant qu'il en est temps encore, avant les élections 
        d'octobre.
 --------Elle 
        doit se décider à appliquer loyalement le Statut. En 
        particulier, elle doit se prononcer sur la séparation du Culte 
        et de l'Etat par le dépôt d'un projet provoquant la discussion 
        de l'article 56 du Statut.
 --------Elle 
        doit modifier sa conception des élections en garantissant et en 
        imposant une stricte liberté du vote.
 --------Qu'elle 
        songe aux incidents que les communistes, à l'affût de toute 
        occasion d'agitation, ne manqueront pas de provoquer si elle persistait 
        dans ses méthodes antérieures.
 --------Qu'elle 
        songe que l'O.N.U. siège à présent à trois 
        heures d'Alger et qu'il est de l'intérêt de certains de la 
        voir s'intéresser à nos affaires.
 --------Qu'elle 
        songe enfin que lorsque l'agitation commence en Algérie, nul ne 
        sait où, quand et comment finira l'aventure...
 --------Il 
        était de notre devoir de Français et de musulmans de vous 
        avertir de ces choses. Notre rôle d'élus est de vous aider 
        dans votre tâche et de vous dire la vérité, aussi 
        pénible qu'elle puisse être.
 --------Par 
        l'observation de la loi et d'une stricte justice, vous pouvez encore redresser 
        une situation compromise.
 --------Permettez-nous 
        de vous conseiller d'axer votre action sur le secteur moral, trop souvent 
        négligé par vos prédécesseurs.
 --------Chaque 
        jour nous démontre davantage le bien-fondé de ce jugement 
        de GSELL :
 
        
          | --------" 
              La conquête morale du pays tout entier s'imposera d'une manière 
              aussi nécessaire que la conquête matérielle. 
              Malheur aux maîtres de l'Afrique du Nord qui ne sauront pas 
              le comprendre. "--------Veuillez 
              agréer, Monsieur le Gouverneur général, l'expression 
              de notre haute et respectueuse considération.
 Si HACHEMI BENCHENOUFAncien député
 Délégué à l'Assemblée algérienne
 Conseiller général
 Jacques CHEVALLIER
 Ancien député
 Délégué à l'Assemblée algérienne
 Conseiller général
 |  --------De ces avertissements 
        aucun compte ne fut tenu. Vivant sur sa lancée officielle l'Administration 
        algérienne continua d'oublier que tout citoyen, justiciable de 
        la loi, devait aussi, le cas échéant, en être bénéficiaire.--------Le 
        chef des Oulémas, le cheik Brahimi Bachir, n'avait pas réclamé 
        autre chose quand il déclarait le 3 janvier 1943 devant la Commission 
        des réformes : " L'accomplissement 
        d'un devoir exige en toute équité l'octroi à son 
        auteur des droits en découlant. "
 --------Cette 
        méconnaissance d'abord, et depuis novembre 1954 la confusion dans 
        la répression de l'innocent et du coupable nous ont fait un mal 
        incalculable. Le musulman s'est pris à douter de notre sens de 
        la justice et de la sincérité de notre amitié.
 *** --------Mise 
        à part la réduction d'un petit noyau d'activistes armés 
        et constitués en bandes, la rébellion algérienne 
        eût pu être jugulée dès ses débuts par 
        des réformes libérales et profondes qui lui eussent enlevé 
        beaucoup de ses raisons d'être.--------Cédant 
        à des pressions stupides et aux campagnes faciles, politiquement 
        si payantes, contre les prétendus abandons et la soi-disant trahison, 
        campagnes animées par de sordides intérêts personnels, 
        on a cru mater tout cela rapidement. On a cédé à 
        ceux qui disaient avec une vue simpliste et une ignorance crasse du vrai 
        problème : " La manière forte, c'est la seule que 
        l'Arabe comprenne. "
 --------Depuis 
        quatre ans, on ne cesse d'utiliser la manière forte et l'Arabe 
        n'a toujours pas compris... Mais, entre temps, le cycle infernal assassinat 
        - répression - assassinat se déchaînait de manière 
        folle.
 --------Nous 
        en avons cruellement souffert et la masse musulmane encore plus que nous. 
        Le F.L.N. seul en a profité : plus le sang coulait de part et d'autre, 
        plus il en tirait avantage pour montrer sa force et exploiter les ferments 
        de haine que répandait cette inutile boucherie.
 --------Alors 
        qu'il eût fallu prendre une rapide conscience des causes de la rébellion 
        et lui enlever l'éventuel appui populaire par des preuves tangibles 
        de notre esprit de réformes ou par tout autre moyen suscitant l'adhésion, 
        on s'est refusé à discuter ces choses avec les cadres de 
        la population autochtone, sa bourgeoisie, ses hommes politiques, son opposition, 
        ses élites nouvelles. Depuis lors, celles-ci ont disparu, dispersées, 
        muettes, ou volatilisées dans la tourmente.
 --------Et 
        pourtant, la plupart des chefs politiques actuels du F.L.N. étaient 
        en Algérie, circulant librement et tirant la sonnette d'alarme 
        pour empêcher l'irréparable. FERHAT ABBAS, YAZID, KIHOUANE, 
        BOUMENDJEL, LAMINE DEBBAGHINE, FRANCIS, TEWKIF-EL-MADANI, et combien d'autres, 
        ont continué de vivre, de travailler et souvent de s'exprimer librement 
        parmi nous de longs mois encore après le début de la rébellion, 
        fréquentant nos assemblées et même nos responsables 
        du pouvoir.
 --------Plutôt 
        que de les rassembler et de discuter avec eux pour trouver un modus vivendi 
        honorable, nul ne s'en est soucié. Ils ont disposé à 
        leur guise. Aujourd'hui, de l'O.N.U. au Caire en passant par Genève 
        ou Stockholm, ils constituent l'état-major de la rébellion 
        et son gouvernement provisoire. Absurdité, mais n'était-il 
        pas entendu qu'on ne discuterait pas, car discuter même en territoire 
        français avec des musulmans citoyens français, aux termes 
        même d'une loi française, c'était, disait-on, trahir?
 
 --------Si 
        on qualifie de traîtres ceux qui n'ont cessé de préconiser 
        la discussion, de quel qualificatif gratifiera-t-on alors ceux qui ont 
        permis à l'adversaire de constituer ses états-majors et 
        de former son gouvernement provisoire? Les musulmans raisonnables ne comprennent 
        pas tant d'incohérence de notre part.
 --------De 
        là à penser qu'il dépendrait de nous que tout s'arrange 
        mais que nous nous y sommes refusés, il n'y a qu'un pas à 
        franchir. La propagande du F.L.N. l'a fort bien compris et exploite nos 
        prétendues arrière-pensées, ne fût-ce que celle 
        de génocide alors que, tout au plus, elle devrait nous accuser 
        de n'avoir point eu de pensée du tout.
 --------Tout 
        cela se solde par l'extinction de la confiance, cette étincelle 
        merveilleuse et si rare qui fait que, sans souci même de comprendre, 
        un homme accepte de partager le destin d'un autre homme en qui il a mis 
        sa foi pour le meilleur et pour le pire.
 --------La 
        perte de la confiance est une des causes essentielles de notre drame algérien, 
        l'hypothèque qui pèsera demain lourdement au moment de sa 
        conclusion, celle qu'il faudra lever dans tous les domaines sans exception 
        aucune.
 IV --------DANS sa 
        conférence au palais d'Orsay, le ter octobre 1958, à son 
        retour d'Algérie, le président BIDAULT, commentant ses impressions 
        d'Algérie et les perspectives, déclarait : " 
        Le devoir de demain, c'est de ne pas ruser, de ne pas tricher, de ne pas 
        biaiser, de ne pas revenir en arrière. Donner et retenir ne vaut. 
        Le devoir de demain, c'est la fidélité à l'oeuvre 
        entreprise et à la parole donnée. "--------Il 
        est difficile de définir avec plus de netteté le fond même 
        de ce que pense le musulman aujourd'hui.
 --------Jean 
        Amrouche, avec sévérité, l'avait lui aussi défini 
        quelques mois plus tôt : " La guerre 
        d'Algérie, écrivait-il, marque la fin des temps où 
        la France pouvait être crue sur parole. "
 --------Certes, 
        il est déplaisant que la confiance en la France puisse être 
        discutée, mais le fait que Jean Amxouche, dont on connaît 
        la probité intellectuelle, rejoigne la pensée plus nuancée 
        du président Georges Bidault donne à réfléchir.
 --------Pourtant, 
        cette confiance a longtemps existé. Du temps de nos pères, 
        l'Arabe était l'Arabe. C'était clair et net.
 --------La 
        conquête était récente, les révolutions sociales 
        et la promotion de l'homme encore imperceptibles, on vivait donc en confiance 
        dans le plus complet paternalisme. Autour des fermes, la gens romaine 
        se reconstituait.
 --------On 
        l'aimait tout de même, cet Arabe. Chacun avait alors les siens comme 
        chacun a continué d'avoir le sien. Rien ne m'a en effet davantage 
        frappé en 1956-1957, au cours de la sanglante bataille d'Alger, 
        que de voir nombre d'Européens venir discrètement me supplier 
        d'intervenir en faveur d'un musulman arrêté ou disparu.
 --------Je 
        connaissais les sentiments de ces Européens qui affichaient ouvertement 
        la nécessité de " les tuer tous " et, quand je 
        leur objectais que leurs déclarations ne correspondaient pas à 
        leur démarche, invariablement, chacun me répondait : " 
        Oui, mais celui-là n'est pas comme les autres. "
 --------On 
        peut dire, sans crainte de se tromper, qu'un million de musulmans algériens 
        ont un million d'amis fidèles chez les Européens qui n'osent 
        l'avouer.
 --------Ces 
        trames qui se tissent entre individus, sou-vent à leur insu, dans 
        le contact ou le labeur quotidiens pour finir avec le temps en symbiose, 
        qu'on les appelle union ou amitié sont l'essence même de 
        la vie algérienne.
 --------Sans 
        doute les différences ethniques et le mode d'existence les rendent-elles 
        plus lentes et difficiles, mais les lois de la vie prévalent en 
        dernier lieu.
 --------La 
        Gaule envahie par César, l'Angleterre par le Normand, l'Espagne 
        occupée durant sept siècles par le Maure n'échappèrent 
        pas à cette loi. Ainsi naquirent les Gallo-Romains, les Anglo-Saxons 
        et les Andalous, et il est déjà en Algérie nombre 
        de familles françaises, et non des moins ultra, qui ne s'en vantent 
        guère, mais ont quelque ancêtre musulman.
 --------Peuple 
        généreux dont les idées libérales et explosives 
        ont ébranlé et détruit tant d'empires, c'est un nécessaire 
        retour des choses qu'un jour nous fassions les frais de nos propres doctrines 
        : on ne peut pas sans cesse éveiller la conscience des gens sans 
        qu'elle prenne sa revanche.
 --------Si 
        l'on veut émanciper l'homme et lui rendre sa dignité, il 
        ne faut pas s'en plaindre, le jour où il y parvient. Ce qui est 
        un bonheur pour lui devient un succès pour nous. Aussi paradoxal 
        que cela paraisse, la psychologie actuelle du musulman algérien 
        est d'abord la conséquence du succès de la colonisation 
        et de la pénétration des doctrines dont nous avons négligé 
        de tirer en temps voulu les conséquences logiques. Elle résulte 
        aussi de promesses généreuses qui n'ont pas été 
        suivies d'effets.
 --------Prisonniers 
        de notre succès? Dans les écoles d'Algérie, nous 
        avons enseigné aux petits musulmans notre histoire, nous l'avons 
        imposée cette histoire qui est l'histoire de la naissance et de 
        la création d'une nation.
 --------Le 
        peuple français est un composé : "C'est 
        mieux qu'une race, c'est une nation ", écrit JACQUES 
        BAINVILLE.
 --------Nous 
        leur avons appris, aux jeunes musulmans, que Vercingétorix fut 
        le héros malheureux de la lutte pour l'indépendance, que 
        Jeanne d'Arc bouta l'Anglais hors de France, que La Fayette et Rochambeau 
        aidèrent Washington à proclamer l'indépendance des 
        États-Unis d'Amérique, que 1789 fut l'année des grands 
        principes de liberté, d'égalité et de fraternité, 
        qu'en France, sous l'occupation allemande, on vit le sacrifice héroïque 
        des maquisards et des résistants qui déposaient bombes et 
        plastic.
 --------Cet 
        ensemble de connaissances eût dû nous faire admirer et aimer, 
        si l'enfant qui en bénéficiait, parvenu à l'âge 
        d'homme, s'était senti sans réticence aucune membre de la 
        communauté dont on lui avait conté les exploits.
 --------Il 
        ne fallait pas qu'à vingt ans, le mur des préjugés, 
        de la supériorité française ou tout simplement du 
        racisme, tout ce qui offense la dignité humaine, le séparât 
        soudain de cette communauté. Après avoir arraché 
        cet enfant à sa tribu, il fallait lui ouvrir toutes grandes les 
        portes de notre cité, sinon les rancoeurs n'allaient-elles pas 
        s'accumuler et faire des ravages?
 
 --------A 
        lui marchander ou à lui refuser en temps opportun sa place et sa 
        dignité d'homme dans notre nation, n'allait-il pas vouloir se créer 
        sa propre nation où il aurait sa dignité et son droit et 
        ne s'acharnerait-il pas à la créer en bénéficiant, 
        certes, de tout ce que nous lui avions appris, qui se retournerait contre 
        nous?
 --------La 
        participation active ou indirecte, matérielle ou spirituelle, mais 
        dans tous les cas quasi générale de l'élite musulmane 
        à la rébellion, ne répond-elle pas à la question?
 --------Je 
        voudrais rendre justice à M. JACQUES Sous?
 TELLE pour avoir, en avril 1955, compris ces choses, et avoir eu le courage 
        de les exprimer à ses subordonnés, préfets, sous-préfets, 
        maires, administrateurs, etc. dans une circulaire (no 2385 CAC du 5 avril 
        1955) dont les termes d'une très haute élévation 
        de pensée sont inhabituels en matière administrative.
 --------Circulaire 
        qui mérite d'être connue. Sous le
 titre " politique des égards et de la confiance ", 
        M. Soustelle écrivait :
 
         
          |  
               --------" 
                L'ordre matériel n'est pas tout. La paix des esprits, l'accord 
                des volontés ont besoin de la coopération de tous. 
                Marchander notre confiance à nos concitoyens musulmans 
                serait faire le jeu de nos adversaires.--------Il 
                appartient donc à tous les Français conscients des 
                nécessités de l'heure (autorités administratives, 
                élus, fonctionnaires de tous ordres, hommes de bonne volonté, 
                quelles que soient leur origine et leur condition) de se convaincre, 
                et de convaincre leurs proches par la parole et par l'exemple, 
                que nous ne triompherons durablement du crime, du fanatisme et 
                de l'erreur que par l'union étroite et confiante de tous 
                les éléments de ce pays.
 --------Je 
                suis certain que tous auront à coeur de se donner à 
                cette tâche.
 --------Les 
                quelques manifestations de méfiance injustifiée 
                qui m'ont été signalées ne sont peut-être 
                pas sans rapport, chez certains, avec la persistance de cet état 
                d'esprit qu'on appelle aujourd'hui " complexe de supériorité 
                ", si souvent et si durement condamné par les meilleurs 
                artisans de notre oeuvre en Afrique du Nord, notamment par le 
                maréchal LYAUTEY :
 --------"Le 
                secret, disait-il, c'est la main tendue, et
 non la main condescendante, mais la loyale
 poignée de main d'homme à homme faits pour
 se comprendre... Adaptons-nous les uns aux
 autres... La morgue, la distance sont les choses
 qui se pardonnent le moins... La durée, la fécondité 
                de notre établissement ont comme condition absolue la multiplication 
                de nos rapports avec les indigènes : association agricole, 
                industrielle, association d'affaires, mais surtout association 
                intellectuelle : celle de l'esprit et celle du coeur... "
 --------Certes, 
                le " danger du mépris " n'est plus aussi menaçant 
                qu'autrefois. Les expressions malsonnantes de jadis s'entendent 
                de moins en moins. Le tutoiement systématique à 
                l'égard des autochtones tend à disparaître. 
                Les préjugés réciproques se dissipent.
 --------Un 
                gros effort reste néanmoins à faire pour que la 
                courtoisie entre vraiment dans les moeurs. On constate parfois 
                encore, de la part de personnes dont la culture laisse à 
                désirer, des paroles ou des gestes désinvoltes, 
                voire grossiers, à l'égard des Français musulmans.
 --------De 
                telles attitudes ont pu passer jadis pour l'expression d'une certaine 
                bonhommie bourrue.Aujourd'hui 
                et de plus en plus à mesure que se répandent notre 
                langue et nos concepts, l'autochtone veut être traité 
                avec la même politesse que tout autre. Il tient, légitimement, 
                à sa dignité d'homme.
 --------Les 
                blessures d'amour-propre, chez un peuple naturellement fier et 
                imbu des règles de la politesse orientale, sont souvent 
                les plus longues à cicatriser. Un grand pas sera fait le 
                jour où tous les habitants de ce pays se respecteront les 
                uns les autres et se comporteront en conséquence, quelles 
                que soient leur race, leur religion et leur situation sociale.
 --------Il 
                n'est pas besoin d'ajouter que les représentants de l'autorité 
                doivent, dans ce domaine, donner l'exemple.
 --------En 
                bref, si le " problème algérien " est 
                de nature économique, sociale, politique, il est aussi, 
                et plus encore peut-être, un problème de relations 
                humaines.
 --------Cette 
                " politique des égards " nécessaire à 
                la conquête des coeurs n'est d'ailleurs nullement exclusive 
                de la fermeté qui convient dans la défense de l'intérêt 
                général. Loin de s'opposer, autorité et bienveillance 
                sont les caractéristiques des hommes et des États 
                forts, comme renoncement et nervosité sont celles des faibles. 
                Fermer les yeux sur des infractions délibérées 
                à la loi serait un abandon. En faire grief à la 
                communauté à laquelle appartient le coupable serait 
                une injustice. L'immense majorité de ceux qui représentent 
                la France dans ce pays l'ont compris et savent se tenir à 
                égale distance de ces deux excès.
 --------Que 
                chacun, dans son comportement quotidien, s'inspire de ces idées 
                et les inspire à ses subordonnés, qu'il s'efforce 
                à la patience et au tact, quelles que soient les difficultés 
                de sa tâche, que nos concitoyens musulmans se sentent traités 
                en égaux comme le veulent les lois et l'esprit de la République, 
                qu'ils constatent surtout que la justice et l'équité 
                s'appliquent à tous sans discrimination : c'est là 
                une condition essentielle de la paix publique et du progrès. 
                "
 |  --------Il est regrettable 
        que, depuis des années, pareilles directives n'aient pu être 
        suivies faute d'avoir été données à temps... 
        Appliquées rigoureusement, elles eussent produit les plus heureux 
        effets.--------Prisonniers 
        de nos doctrines, disions-nous aussi.
 --------N'entendions-nous 
        pas en toutes occasions, condamner par les plus hautes instances politiques 
        et par presque tous les partis le régime colonial que les congrès 
        socialistes avaient stigmatisé du nom de colonialisme?
 --------Condamner 
        le colonialisme, n'était-ce pas condamner le régime sous 
        lequel nous vivions en Algérie depuis un siècle et demi, 
        condamner la suzeraineté dont la base même est l'emploi éventuel 
        de la force et du même coup saper les fondements de notre politique 
        de souveraineté?
 --------A 
        réprouver sans cesse le système colonial dans les mots, 
        est-il possible en même temps de prétendre le faire persévérer 
        dans les faits? Nulle équivoque n'est plus tragique que ce divorce 
        permanent entre les mots qui engagent et les faits qui demeurent.
 --------On 
        ne condamne pas non plus un régime sans lui en substituer un autre. 
        Le bannissement du colonialisme dont le principe est la force impliquait 
        l'avènement de l'association dont le principe est la confiance, 
        régime sous lequel la dignité humaine reprend ses droits 
        et la loi du nombre impose les siens.
 --------L'homme 
        soumis au régime colonial est un mineur. Décider de mettre 
        fin à ce régime, c'est reconnaître du même coup 
        que ce mineur a atteint sa majorité et ne doit d'autre compte à 
        ses tuteurs que la reconnaissance et l'affection.
 --------La 
        reconnaissance est chose rare. On dit même, les faits le démontrent, 
        qu'elle n'est point de ce monde. Reste donc l'affection, lien du coeur 
        et de la confiance, d'une extrême fragilité, lien qu'il faut 
        renouer et consolider sans cesse. Comme dans l'amour maternel tel que 
        l'exprimait VICTOR Hugo, chacun en a sa part et chacun doit l'avoir tout 
        entière, une part unique en quelque sorte.
 --------C'est 
        ce que m'exprimait un jour par une image traduisant la même pensée 
        et dans une lettre pleine de finesse, d'intelligence et de dignité 
        l'un des hommes les plus éminents de l'élite nord-africaine, 
        un Algérien actuellement bâtonnier de l'Ordre des avocats 
        à Fez, Me KAID HAMMOUD. Il m'excusera, j'en suis sûr, de 
        le citer.
 --------" 
        Dans le navire, écrivait-il, qui emporte les destinées de 
        l'Algérie, il faut supprimer la plupart des compartiments en les 
        remplaçant par la classe unique, laissant tout de même un 
        étage supérieur où ne seraient admises que l'intelligence, 
        la compétence et l'autorité, sans souci de l'origine ou 
        de la confession de leur titulaire, comme cela existe dans beaucoup de 
        pays. Si l'on parvient à ce résultat, le malaise actuel 
        aura vécu et la question algérienne sera résolue 
        d'elle-même. "
 --------Mais, 
        évoquant un navire, ces lignes traduisaient aussi une autre pensée 
        : celle de l'océan qui sépare l'octroi de tous les droits 
        reconnus aux Algériens musulmans de la possibilité de les 
        exercer...
 
 
 
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