Nous, Algériens
Jacques Chevallier
Ancien maire d'Alger
CALMANN-LÉVY, 1958

Chapitres I, II, III, IV


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I

--------DEPUIS le début d'une révolution que la passion, l'absence de vision et la bêtise des hommes ont transformée en guerre, on a beaucoup dit et écrit sur l'Algérie.
---------Des penseurs éminents ont dépeint avec une précision et une logique impitoyables le processus qui entraînait l'Algérie vers l'inéluctable et on leur a fait grief de l'avoir dit aussi clairement.
---------D'autres, publicistes ou politiciens en mal d'un succès facile, ont monopolisé l'Algérie à leur profit, y cherchant prétexte à leurs effets, mais sans grande idée ni conviction quant à ses lendemains. Leur argumentation, qui puise dans les élans patriotiques et les lieux communs, sans cesse rabâchés, n'apporte rien de nouveau ni de positif dans le débat.
---------D'autres aussi prétendent parler au nom des Algériens qui n'expriment qu'une tendance axée sur le passé, nostalgique et anachronique à l'instant même où les bouscule un continent qui naît. C'est le bataillon incorrigible des gens qui ne veulent rien concéder, responsables au premier chef du drame algérien.
---------Mais il est aussi une autre catégorie d'Algériens, plus nombreux qu'on ne le croit, qui sont conscients de l'évolution des peuples et des idées comme de l'émancipation morale, matérielle et politique voulue par la France en Algérie et consacrée par ses lois. Ils estiment impossible d'en refuser les conséquences sans mettre en cause la sincérité même de la France et les principes qui, depuis un siècle, ont guidé son action.
---------Rien n'est pire en effet dans un pays comme l'Algérie, où l'homme prend conscience de sa personnalité, que d'accorder au verbe seul la primauté sur l'action. Le jour où l'homme de ce pays, séduit par les promesses et confiant dans leur loyauté, découvre l'immensité infranchissable qui sépare les droits concédés d'avec la possibilité de les exercer, il doute, perd confiance, se révolte et se met à haïr. Il exige alors brutale-ment ce qu'il estime être désormais son droit. Dans tous les cas celui-ci demeure acquis, mais en revanche confiance et amitié ont disparu.
---------Les manifestations tapageuses et spectaculaires de réconciliation, les éternels grands mots prodigués à profusion pour tenter de reconquérir la confiance perdue n'ont alors plus d'effet.
---------La reconquête de la confiance ne s'obtiendra
qu'en prouvant par des réalisations tangibles, non plus au futur, mais dans l'immédiat, que les engagements sont maintenant tenus. Le paiement à terme n'a plus cours, il faut payer comptant.
---------La France n'a d'ailleurs jamais cessé de vouloir le faire, ses lois le prouvent, les sacrifices nombreux et coûteux grâce auxquels l'Algérie est ce qu'elle est le prouvent aussi. Nul ne saurait donc honnêtement l'accuser ni encore moins la condamner en aucun domaine.
---------Il en va différemment des forces puissantes qui, en Algérie, ont méthodiquement freiné la réalisation de son action sociale et politique au risque de compromettre le prestige, voire la vie de la nation en créant les conditions favorables à l'explosion algérienne.
---------C'est pourquoi, au moment où approche l'heure du dénouement du drame algérien, s'il faut faire le bilan de nos chances, il faut aussi faire celui des " occasions manquées " pour ne pas, une nouvelle fois, laisser échapper l'occasion qui pourrait être la dernière.
---------J'évoque la perspective d'une ultime occasion sans idée défaitiste ni invite à quelque combat d'arrière-garde qu'on livre dans l'antichambre de la capitulation quand tout est perdu. Rien ne sera perdu non seulement en Algérie, mais encore en Afrique du Nord si les Algériens trop souvent aveuglés par la conscience de leur seul mérite savent enfin avoir une conscience non moins égale de leurs erreurs, et, en en tirant matière à enseignement positif, en évitent le renouvellement.
---------Ils pourront alors affronter avec intelligence et détermination un avenir plein de promesses plutôt que de le subir dans la souffrance, le jour où les uns et les autres, sans passion mais simplement en hommes décidés à suivre leur dure route ensemble, auront compris qu'il leur faut aussi vivre avec leur temps.
---------Ce sont ces perspectives que je voudrais tenter d'exprimer, non seulement en Français, mais en Algérien.

***

---------Je dis en Algérien parce que cinq générations des miens, dont l'ancêtre venait de Lyon, reposent ou sont nés sur cette terre d'Afrique sans cesse bouleversée par les passions et brûlée par le soleil. Du jour où, des forêts de la Mizrana qu'ils exploitaient sur la côte kabyle au temps des panthères, ils s'enracinèrent dans cette Algérie devenue leur terre, un peu comme leur patrie, eux et leurs descendants ne devaient plus partir.
---------Qui les avait poussés là? Nul souci d'apporter la civilisation ni la vocation d'un quelconque apostolat, mais simplement la cruauté de la vie qu'ils voulaient surmonter en tentant leur chance dans ce pays neuf, un pays à bâtir où l'homme, avec un courage d'homme, peut donner sa pleine mesure.
---------Comme des enfants perdus, ayant brûlé leurs vaisseaux, sans souci de ce qu'ils laissaient derrière, regardant droit devant eux, ils affrontaient courageusement l'inconnu. Pauvres d'argent - les pionniers sont toujours pauvres - mais riches de volonté ardente, en guise de maisons ils habitaient des masures et, en y pénétrant, ils pensaient comme DE MoNZIE plus tard en s'installant près de Saint-Céré : " Une vie nouvelle commence dans ce dernier logis de notre choix, celui qu'à des signes certains on reconnaît pour le logis définitif. "
---------On a prétendu depuis qu'ils avaient conquis l'Afrique. C'est l'Afrique qui les avait conquis... sinon que prouveraient ces lignes?
---------Comme des milliers d'Algériens dont les pères connurent le même sort, je descends donc de ces pionniers. C'est dire qu'en Algérie, je me sens chez moi et que, quoi qu'il advienne, j'entends y demeurer auprès des miens, vivants ou morts, parmi ce peuple algérien qu'ils ont connu et aimé, que je connais et que j'aime. Un million d'Européens d'Algérie partagent, j'en suis sûr, le même sentiment.

***

---------Au service de l'Algérie durant vingt ans, j'ai intensément vécu ses espérances, ses déceptions, ses drames et ses illusions. J'ai aussi administré dans la tempête, aux pires moments de son histoire contemporaine, Alger sa capitale, et je crois l'avoir fait avec honneur.
---------Peu importe que mes concitoyens ne m'en aient point su gré. C'est dans l'ordre des choses. Je ne leur en veux point. Ils m'en ont voulu avec d'autres de les prévenir sans ambages de la pente sur laquelle ils s'engageaient. Journellement intoxiqués par une certaine presse qui prétendait détenir seule le monopole du patriotisme et n'a cessé de les berner, toute vérité leur paraissait haïssable. A la suivre ils préféraient avec un orgueilleux mépris faire eux-mêmes leurs expériences... C'est chose faite à présent. Pendant trois ans ils ont eu en main tous les leviers politiques, économiques, sociaux, psychologiques, culturels, gouvernementaux et militaires pour, en définitive, malgré des sacrifices humains et matériels considérables, en arriver au point par où ils eussent dû commencer : conséquence de leur caractère qui ressemble à notre climat orageux et ardent mais toujours instable.
---------Comme lui, ils s'assombrissent soudain pour condamner un jour les hommes et les idées auxquels, dans le soleil et avec une égale ardeur, ils rendront justice demain. Avec eux, il faut savoir attendre : le 13 mai le démontre avec éclat.
---------Aujourd'hui dans ma retraite, de mon vieux Bordj campé sur sa colline, je pense à eux en écrivant ces pages qui ne sont pas des mémoires.
---------Elles ne sont pas davantage règlement de compte, mais simple témoignage vécu, puisé dans des années d'action intense et vérités qu'il faut dire, quitte à déplaire. Elles reflètent l'évolution psychologique et politique d'un Algérien à la recherche comme d'autres d'une solution aux problèmes qui nous assaillent.
---------Elles ne prétendent explorer le passé que pour rendre plus clair le présent et préjuger d'une solution d'avenir, avec réalisme, hors la nostalgie des jours défunts et les prétentions d'un futur aussi orgueilleux que vain.
---------Ceux qui font profession d'activisme ou d'extrémisme, tant du côté F.L.N. que chez les Français d'Algérie, condamneront certainement ces pages. Je m'y attends, comme j'attends et comme beaucoup attendent avec moi les solutions qu'ils proposent pour, hors de l'épreuve de force, ramener la paix en Algérie.
---------Je ne pense pas qu'on y parvienne en disant " non, rien, jamais ", comme le font nombre de mes citoyens, ni en répondant " oui, tout et immédiatement ", comme le fait en écho le F.L.N.
---------Alors, il faut chercher autre chose et commencer par regarder autour de soi, en soi et surtout droit devant soi.

II

---------DEPUIS quatre ans, la guerre déchire l'Algérie parce qu'un groupe d'hommes revendiquent un nouvel État, auquel nous refusons de souscrire. Ils veulent l'indépendance, c'est-à-dire une vie rompant avec la vie commune dans la République française. Nous voulons, nous, le maintien de l'Algérie dans la République française.
---------Les données du drame seraient parfaitement claires si nous-mêmes, Français d'Algérie, savions exactement où se situe l'Algérie dans la République française. Cette place aurait son importance, mais nul d'entre nous ne peut la définir car nul texte ou juriste ne peut le renseigner.
---------Feu la Constitution de 1946 avait omis de l'indiquer. Son article 6o définissait l'Union française comme formée " d'une part de la République française qui comprend la France métropolitaine, les départements et territoires d'outre-mer, d'autre part des territoires et États associés ".
---------N'étant ni territoire, ni État associé, l'Algérie
était donc dans la République française, mais où?
---------Matériellement et juridiquement, elle n'était
pas la France métropolitaine, ni territoire d'outre-mer comme le Togo, le Cameroun ou Madagascar, et pas davantage département d'outre-mer car si le régime législatif des départements d'outre-mer était identique à celui des départements métropolitains, le régime algérien dit régime des décrets en était différent.
---------Aux termes de ce régime juridique traditionnel,

" il appartenait au gouvernement, au pouvoir exécutif, quand la loi ne le faisait pas expressément elle-même, de porter pour l'Algérie des textes ayant valeur législative ".

---------
Aussi, comme le constatait le professeur JACQUES LAMBERT de la Faculté de droit d'Alger :

"L'Algérie est tellement une création originale, elle est tellement sui generis que la Constitution, qui n'a voulu prévoir dans son article 6o que des catégories abstraites, l'a laissé échapper et présente ce singulier paradoxe d'avoir omis en définitive l'Algérie dans sa définition de l'Union française. "

---------Cette absence de définition, si regrettable, a pesé depuis dix ans sur le destin de l'Algérie et donné matière aux équivoques et aux plus violentes controverses. Celle qui oppose les partisans de l'intégration aux protagonistes du système fédéral n'est pas la moindre, bien inutile d'ail-leurs puisque ce dernier système permettait à l'Algérie, autant que l'intégration, mais à moindres frais et avec plus de souplesse, de demeurer dans la République française.
---------Tenant compte des conséquences fâcheuses de cette absence de définition, le Constituant de 1958 eût dû, semble-t-il, préciser la place de l'Algérie dans nos institutions. Il ne l'a pas fait, mais sa discrétion s'explique cette fois du fait que l'Algérie est en guerre précisément pour définir son État.
---------On ne saurait dans la fièvre qui l'agite mettre un terme à ses convulsions par une décision arbitraire. La population algérienne condamnée au silence depuis trois ans ne l'eût probablement pas accepté.
---------En vérité, l'Algérie est une communauté unique au monde, unique en son genre. Rien ni personne ne pourra déterminer solidement et définitivement son destin s'il n'a été discuté par ses collectivités réunies qui auront approuvé en commun les solutions établissant un équilibre nécessaire à leur vie commune. Cela implique un dialogue qui rende aux uns le sens de leur dignité et à chacun celui de sa sécurité, de l'égalité de ses droits, de sa liberté de pensée et d'expression.
---------Qui peut donc définir et régler tout cela, sinon les Algériens eux-mêmes? Le général DE GAULLE l'a parfaitement compris lorsque le 5 juin 1958, appelé au pouvoir par l'élan des Algérois, et s'adressant à leur foule enthousiaste massée sur le forum, il déclarait :

---------" Français à part entière dans un seul et même collège, nous allons le montrer pas plus tard que dans trois mois, dans l'occasion solennelle où tous les Français, y compris les dix millions de Français d'Algérie, auront à décider de leur propre destin.
---------Pour ces dix millions de Français-là, leurs suffrages comptent autant que les suffrages de tous les autres.
---------Ils auront à désigner, à élire, je le répète, dans un seul collège, leurs représentants pour les pouvoirs publics comme le feront tous les autres Français. Avec ces représentants élus, nous verrons comment faire le reste."


---------Des tonnerres d'applaudissements frénétiques saluèrent l'annonce de cette procédure qui allait enfin permettre aux Algériens de décider par eux-mêmes et en commun de leur place dans la communauté française.
---------La substance de ce qu'on a appelé le miracle du 13 mai 1958 me paraît résider tout entière dans ce plébiscite, par les Français d'Algérie, de l'égalité totale consacrée électoralement, donc démocratiquement et réalisée par l'institution du collège unique, réforme capitale à laquelle ils s'étaient montrés jusqu'alors farouchement hostiles par crainte d'être écrasés.
---------Le 11 décembre 1943, le Comité français de Libération nationale siégeant en Alger avait en effet octroyé la citoyenneté française pleine et entière à tous les musulmans algériens, à telle enseigne que, comme le constatait en août 1947 dans une remarquable intervention à la tribune du Parlement le président RENÉ MAYER : " Les musulmans ont tous les droits politiques. L'essentiel était de savoir dans quel collège ils les exerceraient. "
---------Le dernier point essentiel conditionnait toute la vie politique de l'Algérie. Puisque démocratie il y aurait et que la loi du nombre devenait seule juge, un million de Français d'Algérie risquaient de se trouver noyés parmi 9 millions de musulmans, lesquels allaient devenir les maîtres absolus du scrutin. En fonction du climat politique du moment, la représentation d'origine européenne pouvait être d'emblée éliminée au profit d'une représentation exclusivement musulmane.
---------Chacun comprenait qu'en cela le collège unique était véritablement la clef de la maison. L'accepter signifiait consentir à n'être plus le maître dans ce qu'on considérait jusqu'alors comme chez soi. Cela impliquait la nécessité d'un changement total d'attitude pour continuer de vivre en bonne intelligence avec les multiples et nouveaux occupants dans son propre collège et surtout de ne point trop les contrarier pour qu'ils ne rendent pas la vie insupportable.
---------D'où la position intransigeante, depuis 1943, de la collectivité européenne pour maintenir le vote dans deux collèges séparés, l'un strictement réservé aux musulmans dit deuxième collège, l'autre réservé (à quelques exceptions près) aux Européens dit premier collège, chacun élisant un nombre égal de représentants dans la plupart des assemblées, municipalités exceptées.
---------Cela explique la hantise que le collège unique a suscitée de longues années durant et l'exploitation qu'en a faite la chronique politique algérienne, notamment dans les prises de position des leaders les plus écoutés qui se prévalent de la défense de l'Algérie française.
---------Quiconque, d'origine européenne, osait simplement évoquer ce mode de votation, se voyait aussitôt honni et suspecté de trahison.
---------Je n'en prendrai pour preuve que quelques textes significatifs, telle cette lettre du 30 novembre 1957 de M. BOYER-BANSE, président de l'Union française nord-africaine, au président de l'Assemblée nationale, qui donne le ton :

Toulon (Var), 30 novembre 1957
1, rue Philippe-Lebon.
---------Monsieur le Président,
---------L'Assemblée nationale que vous présidez vient de commettre un crime, le crime de tenter de violer notre droit en votant l'abjecte formule du collège unique, d'où ne pourraient résulter, si l'on s'obstinait dans cette folie, que l'écrasement de notre peuple et la sécession de l'Algérie.
---------J'ai, dans ces conditions, le devoir de vous confirmer la déclaration que je vous ai faite par ma lettre du 14 novembre dernier :

---------Notre peuple - le peuple français d'Algérie, section algérienne du peuple français - tient pour inexistante, nulle et non avenue la scandaleuse décision de l'Assemblée nationale. Il tiendra également pour inexistante, nulle et non avenue la décision du Conseil de la République, si elle est conforme.
---------Aux membres du Gouvernement, aux parlementaires, députés ou sénateurs, qui ont participé ou participeront à l'attentat qu'on tente de perpétrer contre notre droit, nous ne pouvons que laisser l'entière responsabilité des conséquences qui suivront.


---------Et aussi ces éditoriaux de M. ALAIN DE SÉRIGNY, l'un des membres les plus en vue du Comité de salut public d'Alger, et dont l'important quotidien, l'Écho d'Alger, exerce une influence décisive sur les Européens d'Algérie. Dans l'Écho d'Alger des 4 et 5 septembre 1957, sous le titre : " De l'ordonnance du 7 mars 1944 au collège unique ", M. de Sérigny, après avoir exposé les diverses étapes qui y conduisaient, écrivait :
---------"Le rappel des faits que la plupart de nos compatriotes métropolitains ignorent doit, nous voulons l'espérer, faire mieux comprendre l'exaspération des Français d'origine vivant en Algérie lorsqu'ils entendent parler de suppression pure et simple de leur collège électoral, bien amoindri déjà, c'est le cas de le dire, et de création d'un collège unique. Leur mécontentement se transforme même en colère lorsque les plus hautes instances politiques du pays ne craignent pas d'affirmer leur intention de supprimer le double collège en vertu de l'égalité des droits et des devoirs.

---------Le 9 novembre 1957, rappelant la très vive campagne menée par lui contre le collège unique dans nombre de journaux métropolitains, il écrivait encore

---------"Depuis plus d'un an, à maintes reprises, j'ai expliqué et démontré dans les colonnes de l'Echo d'Alger aussi bien que dans celles de Paris-Presse, de l'hedomadaire Carrefour et de Journal du Parlement, que l'instauration d'un système électoral reposant sur le collège unique serait un non-sens."

---------Et, le condamnant définitivement devant l'histoire, il écrivait le 15 novembre 1957, dans son éditorial " Le Temps presse " :

---------Il se trouve, je l'ai dit, une forte majorité à l'Assemblée nationale pour admettre le principe du collège unique, introduit à nouveau dans les projets de lois sur les institutions algériennes. En adoptant, comme cela ne fait hélas... plus guère de doute, un tel principe, le Gouvernement et le Parlement porteront devant l'histoire et dans l'évolution de l'Algérie de demain une responsabilité accablante."

13 mai 1958.


---------Pour la première fois dans l'histoire de l'Algérie, la métropole obtenait enfin de ces " mécontents toujours fidèles ", comme LAFERRIÈRE désignait les Algériens, leur consentement inconditionnel quant à l'instauration du collège unique. Les adversaires les plus acharnés de cette réforme réclamaient à cor et à cri qu'on la leur imposât d'extrême urgence.
---------Beaucoup de passion, beaucoup de soleil, peu
d'éloquence suffirent en quelques secondes à balayer dix ans d'opposition et, qui mieux est, à susciter la conversion de leurs auteurs. Nulle protestation, mais seulement les ovations enthousiastes des opposants, la veille encore irréductibles, saluèrent la réforme si longtemps redoutée et condamnée.
---------Bienveillant et désireux de satisfaire les Algériens, le général DE GAULLE devait, quelques jours plus tard, prendre acte de leur désir si ardent et, dans une apostrophe dont l'exorde demeurera célèbre, déclarer :

---------"Eh bien... de tout cela, je prends acte au nom de la France et je déclare qu'à partir d'aujourd'hui, la France considère que dans toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants, il n'y a que des Français à part entière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs."

---------
Ne pouvant mettre en doute la sincérité de tels mouvements et sentiments, il faut donc prendre
acte que désormais, tous les Algériens sont d'accord sans esprit de retour. Le vote en commun, dans un seul et même collège à l'occasion du référendum, en est la consécration définitive.
---------Consentie quelques années plus tôt sans éclat,
cette réforme fondamentale eût probablement évité le drame algérien et assuré dans la sérénité de la paix des transitions qui, demain, se feront dans la fièvre.
---------Quand on sait d'autre part quelles contributions financières considérables ont, depuis ces dernières années, été exigées des colons français d'Algérie par nombre d'organisations plus ou moins occultes créées soi-disant pour empêcher principalement cette réforme, on est en droit de penser que les naïfs qui se sont prêtés à ce jeu eussent pu en faire l'économie.
---------Dans quelques semaines ou peu de mois, l'Algérie se trouvera donc à l'heure du choix pour " faire le reste " comme l'a dit le général DE GAULLE mais cette fois dans des conditions sans précédent. Deux collectivités divisées, l'une dix fois plus nombreuse que l'autre, auront à décider dans un collège désormais unique de leur destin commun.
---------Par une singulière ironie du sort, c'est au moment même où le combat et toutes ses séquelles psychologiques et morales divisent ces deux collectivités comme elles ne le furent jamais auparavant qu'il va leur être demandé de désigner ensemble, dans le collège unique, les représentants avec lesquels " on fera le reste ".
---------Un autre moment et un autre climat auraient certes été préférables pour tenter pareille expérience... mais il n'y a plus le choix. Puisqu'on rejette avec horreur toute idée de discussion ou de négociation avec ceux qui se battent, seule demeure la solution de l'appel direct au peuple, l'élection, pour désigner les représentants, c'est-à-dire les " interlocuteurs valables " que la France recherche et attend.
---------Ainsi, pour s'être refusé à parler à quelques-uns, on doit maintenant donner la parole à tous et cette fois, le peuple ayant parlé, son verdict à la face du monde sera sans appel.
---------Pour que cette procédure ne puisse être remise en cause, il va de soi qu'elle implique la liberté des élections, c'est-à-dire non seulement liberté de vote, mais encore liberté de candidature, de propagande, liberté totale en tout et pour tout.
---------Est-ce possible et dans l'affirmative, doit-on craindre que ne se confirme l'appréhension de RAYMOND ARON quand il écrit : " La négociation conduit à l'indépendance de l'Algérie, mais les élections libres y conduisent aussi. " Pour ma part, je ne le souhaite pas.
---------Je souhaite profondément que la maturité et l'intelligence politiques dont font preuve les populations d'Afrique Noire trouvent leur expression en Algérie aussi dans la formule large et humaine de l'esprit communautaire qui sera l'unique solution humaine à nos maux. Quoi qu'il en soit, l'avenir seul nous départagera.
---------Pour nous, Algériens, son approche rend nécessaire de tenter de déceler les sentiments des uns et des autres, en quelque sorte leur dynamisme collectif, si tant est qu'il existe à la veille d'une consultation dont va dépendre " le reste ".
---------Plutôt que de constater simplement les effets, perceptibles aujourd'hui, il nous faut explorer les causes profondes des sentiments et des dissentiments en détruisant les légendes qui irritent et, développant le film de la vie politique algérienne durant ces dernières années, fouiller dans le cimetière des occasions perdues... pour éviter cette fois de perdre la dernière.

III

--------ON sait ce que pensent les leaders du F.L.N. Depuis cinq ans, leurs déclarations multiples ont clairement explicité leurs objectifs et leurs sentiments. On sait aussi ce que pense le fellegh du bled et de la montagne ; son action armée est sans équivoque. On ne meurt pas pour rien.
--------Mais, tenter de déceler le sentiment profond de la masse musulmane algérienne en cet instant précis du combat est plus difficile et peut conduire à d'incalculables erreurs d'optique. Parmi les sentiments qu'on lui prête, et les choses qu'on lui fait dire, où est la vérité?
--------Prétendre la découvrir est une entreprise certes difficile dans le climat passionnel où l'on vit, où chacun réagit en fonction de ses propres sentiments et non de ceux qu'il devrait apprécier.
--------Qu'un intellectuel musulman exprime son état d'âme, on le jugera selon le titre du journal qui lui donne l'hospitalité et non d'après l'expression de ses sentiments. D'ailleurs, intellectuels et élites musulmans sont trop souvent et sans autre forme de procès catalogués antifrançais.
--------Qu'un fellah, à son tour, déclare sincèrement son attachement à la France, il sera également suspecté par le commissaire politique F.L.N. du coin, catalogué traître à la patrie algérienne et châtié.
--------Alors, l'Algérie se tait, d'abord faute de moyens d'expression et ensuite parce que, quoi qu'on dise, bien ou mal, porte malheur. La loi du silence est devenue la règle. On ne la rompt que pour faire preuve du plus nécessaire opportunisme, sans quoi la sécurité et la vie sont en jeu. La méfiance domine partout. Rien n'est plus déprimant et plus nocif.
--------Il n'empêche que, de part et d'autre de ce mur du silence, les esprits continuent de travailler dans une sorte de clandestinité de la pensée qui attise l'esprit de résistance.
--------Ballottée de part et d'autre suivant la fortune de la guerre, son adhésion recherchée avec une égale ardeur par chacun et par tous les moyens qui vont de la douceur à l'extrême sévérité, la masse musulmane apparaît à première vue comme un peuple las et à la dérive, disponible pour qui saura le prendre et le retenir en lui rendant la paix.
--------Ce n'est pas tout. Des sentiments nouveaux et plus profonds bouleversent cette masse que quatre années de guerre et d'impossibilité d'expression ont repliée sur elle-même, fermée et incitée à la réflexion.
--------Il suffit de constater combien toutes les radios du monde sont écoutées avec avidité et la presse métropolitaine épluchée, dans les bidonvilles comme dans les douars les plus reculés, pour comprendre le travail qui s'opère dans une population dont on prétendait naguère qu'elle n'avait ni jugement ni pensée.
--------D'aucuns qui répugnent à faire leur auto-critique constructive cherchent une évasion en attribuant aux seules excitations extérieures l'origine du trouble de la masse musulmane et, du même coup, les causes de la rébellion.
--------Que de fois, depuis trois ans surtout, n'a-t-on pas abusé de la séquence des préalables, communistes, tunisiens, marocains, égyptiens, voire anglais ou américains, qui empêchaient, disait-on, toute solution du drame algérien?
--------" L'affaire algérienne serait vite réglée si... l'U.R.S.S. et le communisme, si... les Tunisiens, si... les Marocains, si... les Égyptiens, etc. "
--------On refusait à juste titre de laisser internationaliser le problème algérien devant l'O.N.U., mais on n'avait de cesse d'affirmer que la solution se trouvait hors de nos frontières, donc qu'elle était extra-nationale.
--------Certes, nul ne contestera que des raisons extérieures pèsent dans la balance, mais elle ne sont pas tout le poids et eussent-elles trouvé en Algérie un climat et un terrain favorables que leur influence eût pu être aisément neutralisée.
--------A considérer l'évolution internationale depuis 1945, on constate que le monde s'est partagé, que les alliés d'hier s'affrontent et que le bloc de 35o millions de musulmans placé à la charnière des deux autres blocs antagonistes est un atout majeur pour qui saura le faire entrer dans son jeu. La politique de NASSER n'a pas d'autre sens.
--------Il suffit également de considérer l'évolution des pays islamiques depuis un demi-siècle pour découvrir qu'ils sont sortis de leur léthargie, qu'une conscience nouvelle est devenue leur, et que les révolutions qui les agitent sont l'expression d'une renaissance.
--------Il suffit de connaître enfin les progrès de la science et des ondes pour comprendre que le Djezirat-el-Maghreb, cette île du Maghreb qu'était l'Afrique du Nord isolée par la mer et par le désert, n'est plus une île aujourd'hui. Par tous ses pores, et à chaque instant, pénètrent par tous les moyens de transmission, de transport et d'échange l'étranger et ses doctrines, les nouvelles, les idées et la propagande.
--------L'étranger et le monde extérieur ont ainsi pénétré dans l'âme musulmane naguère repliée sur elle-même et qui maintenant va vibrer, s'émouvoir ou s'enflammer sous des influences dont on n'eût point jusqu'alors soupçonné le poids et que nous aurions cru négligeables.
--------Aussi, lorsque par un curieux paradoxe on voit les protagonistes les plus acharnés de la politique d'intégration tenter de justifier leur thèse en donnant aux causes extérieures une sorte de primauté, sinon, de monopole dans les origines du drame algérien, leur argumentation contient en soi sa propre condamnation.
--------Car enfin, si 9 millions de musulmans, sacrés
"Français à part entière ", peuvent être si sensibles à l'influence extérieure que sa pression les incite à la guerre civile en Algérie, quels dangers alors menaceront la France quand, l'intégration une fois réalisée, ses institutions et ses affaires seront dirigées ou partagées par les Algériens et que, dans le parlement français, s'ajouteront aux communistes qui obéissent à Moscou cinquante parlementaires qui obéissent au Caire. Qui dominera alors au Parlement, et ce moyen de vouloir conserver l'Algérie française ne risque-t-il pas simplement de perdre la France?
--------De ces causes lointaines et extérieures du drame que nous vivons, le musulman a désormais conscience, mais d'autres causes, intérieures et plus personnelles, celles-ci, viennent s'y ajouter, qui altèrent l'amitié et la confiance qu'il nous témoignait.
--------JEAN AMROUCHE résume cette dégradation de l'amitié et de la confiance en des phrases saisissantes qui contiennent la substance du drame algérien. Analysant les causes de la révolte des musulmans, il écrit dans " Quelques vérités amères " une page poignante que tout Algérien eût dû lire : " Leur ferveur déçue est à la mesure de leur révolte. "

-------Il peut paraître naïf de le déclarer, mais il y a beaucoup d'amour déçu dans la révolte du musulman.
--------Le musulman algérien n'est pas antifrançais. Peut-être le deviendra-t-il demain, mais jusqu'à présent ont menti tous ceux qui lui imputaient l'intention de nous chasser d'Algérie. Si cette pensée avait cheminé dans son subconscient, les occasions ne lui eussent pas manqué maintes fois pour le faire.
--------En 1940, nous étions vaincus et chacun sait qu'en terre d'Islam, le vaincu perd la face. Sans troupes et sans moyens, sans secours possible, travaillés en outre par les agents de l'ennemi, l'occasion était belle pour nous liquider. Or ceux qui ont vécu en Algérie durant cette période n'ont jamais rencontré auprès des musulmans davantage d'amitié et d'expression plus sincère de solidarité dans le malheur de la patrie.
--------Dans son rapport du 10 août 1941 au maréchal PÉTAIN sur les problèmes algériens, FERHAT ABBAS, l'un des leaders actuels de la rébellion algérienne, qui vient d'être désigné comme président du " Gouvernement " provisoire au Caire, n'écrivait-il pas :
--------"Depuis juin 1940, la France est malheureuse. Elle n'a jamais été aussi chère à leur coeur (les musulmans). Riche ou pauvre, elle reste pour eux la France, c'est-à-dire la nation aux traditions généreuses qui, durant des générations, s'est immolée pour le respect de l'individu et la dignité humaine dans le monde.

--------Et celui-ci, descendant d'une des plus illustres familles du Constantinois et ces derniers temps encore maire de Kenchela dans les Aurès, Si ACHMI BENCHENOUF, ne répondait-il pas fièrement à la même époque, à ceux qui paraissaient mettre en doute la survie de la France : " La France ne peut pas mourir, car si elle mourait, le monde entier ne serait pas assez fort pour porter son cercueil. "
--------Si les musulmans étaient véritablement antifrançais, comment expliquer que, dans les pires moments de l'action terroriste, après un engagement ou un attentat, nous puissions de nouveau nous côtoyer, nous parler, continuer de vivre ensemble? Serions-nous plus forts ou plus courageux que les autres?
--------Je ne le crois pas, nous avons simplement conscience de notre destin commun. Sans nous l'avouer parce que nous ne le voulons pas ou parce que nous répugnons à le faire, nous savons que nous ne pouvons pas vivre les uns sans les autres.

  --------Avoir supposé que la masse musulmane d'Algérie, collant au grand mouvement de réveil de l'Islam, nous lâchait et devenait antifrançaise, a été la cause d'une des tragiques erreurs de la guerre d'Algérie.
--------Le jour où, croyant vaincre rapidement par la force en matant une masse que l'on tenait, sans beaucoup la connaître, pour avoir choisi entre l'Islam et la France, on la confondait dans la répression, elle qui ne nous était pas hostile, avec le fellegh qui nous combattait, on a servi le F.L.N. Le problème des effectifs dans l'armée des fellagha s'est ainsi trouvé résolu et le recrutement assuré.
--------Sans préjudice de la contrepartie en effectifs que cela nous a imposée, cet élément déterminant de la lutte que constitue l'appui populaire s'est trouvé amenuisé à notre détriment. Par le fait même de sa participation grandissante au combat, la masse s'est de plus en plus engagée directement ou indirectement contre nous, souvent même à son corps défendant.
--------Le F.L.N. n'en demandait pas davantage pour consolider ses assises et plus il recueillait de concours, plus ses tentacules s'étendaient, broyant les résistances, au besoin par le crime.
--------Évoquant l'un des responsables de cette tragique et inhumaine erreur, un musulman me déclarait non sans humour : " Si un jour l'Algérie devient indépendante, c'est à cet homme qui nous a fait tant de mal que nous élèverons quand même et en premier une statue. Nous lui reconnaissons le mérite d'avoir réalisé notre unité. "
--------L'appréciation est sans doute exagérée, mais quoi qu'il en soit, il fallait éviter ce piège, car l'unité est l'expression la plus parfaite de la cohésion morale, quand elle n'est pas physique, d'un peuple rassemblé pour un même combat.
--------Le Parti communiste, depuis de nombreuses années, et le F.L.N. depuis le début de la rébellion, n'ont eu de cesse de réaliser cette unité. Dès le août 1946, dans une circulaire reproduisant les décisions du Comité central du Parti communiste algérien des 20 et 21 juillet 1946, et envisageant la nécessité de créer un Front national démocratique algérien, le Comité central déclarait :

--------"STALINE nous enseigne que, dans les pays coloniaux, les blocs et les accords provisoires avec la bourgeoisie, à une certaine étape de la révolution nationale, sont non seulement admissibles, mais absolument indispensables.
--------C'est pourquoi nous devons faire des alliances avec tous ceux qui sont disposés à lutter contre l'impérialisme. C'est en tenant compte de tout cela que notre Comité central a lancé son appel pour la création d'un vaste Front national démocratique algérien rassemblant P.P.A., U.D.M.A. (parti de FERHAT ABBAS), Oulémas (organisation religieuse du cheik BRAHIMI BACHIR), socialistes et tous les progressistes sans distinction de race, de langue, ni de religion.

--------C'était en août 1946...
--------Cinq ans plus tard, le 6 août 1951, en pleine crise gouvernementale française, le Front algérien pour la défense et le respect de la liberté était constitué, au cours d'une réunion tenue au cinéma " Donyazad ", en plein coeur d'Alger. A l'exception des socialistes qui n'adhérèrent point, il groupait tous les partis ou organisations qui, depuis, se sont retrouvés côte à côte dans la révolution algérienne.
--------Les objectifs de ce Front, tels qu'ils étaient définis par ses protagonistes, ne contenaient rien en apparence que pût renier une vraie démocratie. Mais le fait même de la conjonction des divers éléments d'une force qui, sous l'égide du Parti communiste, prenait conscience d'elle-même et unissait des concepts si farouchement opposés en Islam, tels que la spiritualité et le matérialisme, eût dû inciter à quelque réflexion.
--------Nous fûmes quelques-uns, musulmans et Français, à nous en rendre compte. Le 14 septembre 1951, mon collègue Benchenouf et moi-même remettions au gouverneur de l'Algérie une lettre qu'avec le recul du temps nous sommes heureux d'avoir pu écrire; on me permettra d'en reproduire le contenu :

Alger, le 14 septembre 1951.
Monsieur le Gouverneur général,
--------Au cours de l'automne 1950, les signataires de la présente note, qui étaient alors membres de l'Assemblée nationale (fonction dont ils se sont depuis volontairement dessaisis), sollicitèrent une audience de votre prédécesseur, M. M. E. NAEGELEN.
--------Cette audience leur était accordée le 16 octobre 1950 à 17 heures en la " Villa des Oliviers ", à El-Biar. A la demande de Si Hachemi Benchenouf était également présent M. Ciosi, directeur du Cabinet chargé des affaires musulmanes.
--------Abstraction faite de certaines questions de personnes accessoirement évoquées, l'essentiel de l'échange de vues qui suivit porta sur les divers aspects du problème politique algérien.
--------Nous les rappelons aujourd'hui d'autant plus volontiers qu'aucun compte n'ayant été tenu de nos avertissements et suggestions, les données du problème se sont depuis compliquées et revêtent même à présent un caractère de singulière acuité.
--------Nous déclarâmes notamment à M. Naegelen, que :
--------1°: " L'heure nous paraissait venue de " reconsidérer " l'orientation donnée jusqu'alors à la politique française en Algérie, eu égard à certains facteurs dont on ne pouvait ignorer l'importance.
--------Sur le plan international, on assistait à une véritable prise de conscience de l'Islam, sorti de sa longue léthargie. Les leaders musulmans ne méconnaissaient pas les motifs qui incitaient les puissances de l'un ou l'autre bloc à rechercher leur alliance; ils appréciaient à sa juste valeur l'atout que ces amitiés intéressées constituaient.
--------Dans cet ordre d'idées, il était clair que l'exploitation du nationalisme musulman par la propagande soviétique avait pour but de flatter certaines aspirations, parfois chimériques, et de susciter des complications intérieures chez les nations atlantiques.
--------Sur le plan métropolitain, les difficultés économiques et financières, de jour en jour plus perceptibles, provoqueraient des remous sociaux auxquels l'Algérie n'échapperait pas.
--------L'impécuniosité grandissante de l'Etat aboutirait fatalement à un amenuisement de l'aide financière consentie à l'Algérie, voire simplement à un changement dans l'affectation des crédits consentis. Et les transferts de chapitre à chapitre poseraient des problèmes délicats.
--------Ils fourniraient notamment l'occasion de remettre en cause les lourds engagements souscrits dans le Statut. Ils mettraient en relief l'inéluctabilité d'un divorce entre les possibilités économiques et les impératifs sociaux, ébranlant ainsi un système insuffisamment adapté aux réalités.
--------Sur le plan strictement algérien, le pays en pleine évolution, en pleine crise de croissance politique depuis la mise en application des réformes consécutives à la guerre de 1939-1945 et du Statut voyait une élite de plus en plus nombreuse prendre, elle aussi, conscience de sa personnalité. Elle devenait d'autant plus réceptive aux influences extérieures que son existence ou sa valeur étaient localement ignorées ou sciemment méconnues.

--------
2° Devant des causes de fièvre, de division et de discorde dont nous ne citons pour mémoire qu'une infime partie, nous déclarâmes qu'il importait avant tout d'armer moralement l'Algérie et de rétablir parmi les diverses collectivités qui la peuplent un climat de confiance, de compréhension, de justice et d'amitié.
--------Ainsi, forte de son unité morale, pourrait-elle
dominer les difficultés présentes et affronter, unie et apaisée, les spasmes chaotiques qui ébranleraient l'univers.

--------3°/ Pour établir cet indispensable courant de confiance entre les diverses collectivités, nous suggérions que fût instaurée une politique de rapprochement des élites, axée sur une meilleure connaissance les uns des autres, sur des contacts plus étroits entre évolués musulmans et européens, et sur une loyale et franche collaboration entre les élites musulmanes et l'Administration.
--------Ces élites devaient pouvoir exprimer librement leur pensée sans être astreintes à se réfugier pour ce faire dans les colonnes d'un quotidien communiste. Dans ce but, nous envisageâmes d'ouvrir un " Dialogue entre Algériens ".
Vous savez ce qu'il en advint au bout de quelques semaines...

--------4°/ Nous exposâmes que nous considérions les élites musulmanes acquises à notre culture comme des réussites dans l'oeuvre entreprise par la France en Algérie.
--------Et pourtant, plutôt que de les accueillir avec enthousiasme, plutôt que de les associer intime-ment à nos efforts pour tenter de résoudre avec elles les innombrables et surhumains problèmes posés par la masse immense qu'il reste à élever, il semblait qu'un incompréhensible aveugle-ment incitât à pousser ces élites vers d'autres horizons.
--------Sans raison, les portes de la Cité leur demeuraient fermées. Alors qu'elles quittaient leur milieu, on leur refusait l'accès du nôtre. Comment s'étonner ensuite qu'elles allassent là où il nous déplaît de les retrouver?
--------Comment s'étonner qu'elles formassent les cadres d'une réelle opposition dont nous déplorons l'agressivité politique, alors que ce repli ne s'explique souvent que par une profonde blessure de l'homme dans son amour-propre, -ou mieux, dans sa dignité?

--------5°/ Nous suggérâmes encore que fût appliqué honnêtement le Statut de l'Algérie et loyalement observée la loi française.
--------Le musulman a un sens inné de la justice. Pourquoi lui reprocherait-on de recourir à l'illégalité quand ceux qui lui ont imposé leurs lois les violent parfois cyniquement ?
--------Quelle autorité pouvait avoir une Administration, émanation de l'Exécutif, chargée de faire appliquer la loi, quand elle donnait elle-même ouvertement l'exemple de son non-respect?
--------L'Administration qui, par ses créatures, contrôlait l'Assemblée algérienne eût pu faire résoudre rapidement l'épineuse question de la Séparation du Culte et de l'État. L'article 56 de la loi du 20 septembre 1947 l'y engageait. Elle préférait néanmoins attendre : sans comprendre que dans un pays en pleine évolution le temps ne résout jamais rien... au contraire.

--------
6°/ Enfin, nous insistâmes de façon toute particulière sur le fait que l'accélération chaque jour accrue de l'évolution exigeait une adaptation, à vrai dire une évolution parallèle de la part de l'Administration.
--------Il fallait qu'elle révisât certaines méthodes dont la persistance engendrait découragement, amertume et peut-être ressentiment chez les élites musulmanes. Si elle s'y refusait, la désaffection qui s'ensuivrait vis-à-vis de la France ne manquerait pas d'être exploitée par la propagande étrangère toujours à l'affût.
--------Ce disant, nous visions les procédés générale-ment employés au cours des élections. Nous exposâmes notamment que depuis 1945 le truquage électoral dans le deuxième collège s'accentuait de façon si maladroite qu'aussi patientes que fussent les populations, il ne serait plus de mise, sans risque grave, de continuer à recourir dans l'avenir à de tels procédés.
--------Le préjudice moral qu'en retirait la France dépassait de beaucoup les inconvénients qui résulteraient de l'accession dans les assemblées de quelques membres de l'opposition.
Nous demandâmes enfin au Gouverneur général de ne point confondre l'aile pensante musulmane avec quelques trublions et d'abandonner le procédé facile, mais absurde, qui consiste, par mesure de sécurité, à soutenir ou à désigner des analphabètes et des non-valeurs.
--------Le Gouverneur général nous remercia de notre exposé, en approuva le fond, se déclara d'accord quant à l'expérience de rapprochement que nous voulions tenter, et nous demanda de le tenir au courant pour suivre nos efforts et au besoin nous aider de son autorité. Par contre, il s'éleva avec véhémence contre les attaques personnelles dont il était l'objet de la part de l'U.D.M.A.
--------Rappelant par ailleurs son passé de militant socialiste et de syndicaliste, le Gouverneur général manifesta sa satisfaction de voir deux hommes appartenant à deux collectivités si différentes s'attaquer avec foi à la besogne ingrate et difficile de tenter de vaincre les complexes et les préjugés raciaux.
--------Il rappela que tel avait été également son désir. Son message à l'Assemblée algérienne du vendredi 21 mai 1948 l'attestait.
--------Notre entretien prit fin sur cette déclaration. Une espérance était née ......................


--------Un an bientôt se sera écoulé depuis notre entretien du 14 octobre 1950 aux " Oliviers ".
--------Économiquement, socialement, politiquement, partout, la situation s'aggrave.

--------On demande sans cesse de nouveaux efforts à l'Algérie. Depuis la guerre d'Indochine à laquelle elle contribue héroïquement, jusqu'à ceux, plus lourds encore, que demain peut-être l'Occident sollicitera d'elle.
--------Pourtant, hormis notre essai qui nous valut d'abondantes injures, rien n'a été fait pour armer moralement le pays.
--------Le communisme moscoutaire l'a parfaitement compris. Il a saisi au vol l'occasion inespérée que lui offrait cette déception nouvelle et pro-fonde des musulmans devant l'unanimisme administratif des récentes élections.
--------L'absence de vision de l'Administration algérienne aura, en quelques jours, provoqué une union que le Parti communiste, des années durant, s'était efforcé en vain de réaliser.
--------Il ne faut pas mésestimer le e Front algérien ". C'est une conjonction redoutable, désormais inspirée par une nation qui, camouflée sous des prête-noms, livre la guerre à l'Occident. Ceux qui ont adhéré à ce Front l'ont fait moins par conviction que par désespoir. Et la masse musulmane semble accueillir avec sympathie la constitution de ce Front.
--------La religion musulmane étant engagée dans le Front algérien, combattre le Front serait interprété par certains comme une manifestation hostile à la religion.
--------Les musulmans modérés se trouvent maintenant acculés dans une impasse. Ou adhérer au Front, c'est-à-dire se solidariser avec lui pour condamner ce qu'ils réprouvent, mais supporter du même coup l'hypothèque communiste, ou bien ne pas adhérer au Front et paraître ainsi avaliser la politique routinière de l'Administration, la préfabrication des élus, etc.

--------Nous n'avons pas le droit d'enfermer les modérés dans ce dilemme tragique.
--------L'Administration doit prendre position pendant qu'il en est temps encore, avant les élections d'octobre.
--------Elle doit se décider à appliquer loyalement le Statut. En particulier, elle doit se prononcer sur la séparation du Culte et de l'Etat par le dépôt d'un projet provoquant la discussion de l'article 56 du Statut.
--------Elle doit modifier sa conception des élections en garantissant et en imposant une stricte liberté du vote.
--------Qu'elle songe aux incidents que les communistes, à l'affût de toute occasion d'agitation, ne manqueront pas de provoquer si elle persistait dans ses méthodes antérieures.
--------Qu'elle songe que l'O.N.U. siège à présent à trois heures d'Alger et qu'il est de l'intérêt de certains de la voir s'intéresser à nos affaires.
--------Qu'elle songe enfin que lorsque l'agitation commence en Algérie, nul ne sait où, quand et comment finira l'aventure...
--------Il était de notre devoir de Français et de musulmans de vous avertir de ces choses. Notre rôle d'élus est de vous aider dans votre tâche et de vous dire la vérité, aussi pénible qu'elle puisse être.
--------Par l'observation de la loi et d'une stricte justice, vous pouvez encore redresser une situation compromise.
--------Permettez-nous de vous conseiller d'axer votre action sur le secteur moral, trop souvent négligé par vos prédécesseurs.
--------Chaque jour nous démontre davantage le bien-fondé de ce jugement de GSELL :

--------" La conquête morale du pays tout entier s'imposera d'une manière aussi nécessaire que la conquête matérielle. Malheur aux maîtres de l'Afrique du Nord qui ne sauront pas le comprendre. "
--------Veuillez agréer, Monsieur le Gouverneur général, l'expression de notre haute et respectueuse considération.

Si HACHEMI BENCHENOUF
Ancien député
Délégué à l'Assemblée algérienne
Conseiller général
Jacques CHEVALLIER
Ancien député
Délégué à l'Assemblée algérienne
Conseiller général

--------De ces avertissements aucun compte ne fut tenu. Vivant sur sa lancée officielle l'Administration algérienne continua d'oublier que tout citoyen, justiciable de la loi, devait aussi, le cas échéant, en être bénéficiaire.
--------Le chef des Oulémas, le cheik Brahimi Bachir, n'avait pas réclamé autre chose quand il déclarait le 3 janvier 1943 devant la Commission des réformes : " L'accomplissement d'un devoir exige en toute équité l'octroi à son auteur des droits en découlant. "
--------Cette méconnaissance d'abord, et depuis novembre 1954 la confusion dans la répression de l'innocent et du coupable nous ont fait un mal incalculable. Le musulman s'est pris à douter de notre sens de la justice et de la sincérité de notre amitié.

***

--------Mise à part la réduction d'un petit noyau d'activistes armés et constitués en bandes, la rébellion algérienne eût pu être jugulée dès ses débuts par des réformes libérales et profondes qui lui eussent enlevé beaucoup de ses raisons d'être.
--------Cédant à des pressions stupides et aux campagnes faciles, politiquement si payantes, contre les prétendus abandons et la soi-disant trahison, campagnes animées par de sordides intérêts personnels, on a cru mater tout cela rapidement. On a cédé à ceux qui disaient avec une vue simpliste et une ignorance crasse du vrai problème : " La manière forte, c'est la seule que l'Arabe comprenne. "
--------Depuis quatre ans, on ne cesse d'utiliser la manière forte et l'Arabe n'a toujours pas compris... Mais, entre temps, le cycle infernal assassinat - répression - assassinat se déchaînait de manière folle.
--------Nous en avons cruellement souffert et la masse musulmane encore plus que nous. Le F.L.N. seul en a profité : plus le sang coulait de part et d'autre, plus il en tirait avantage pour montrer sa force et exploiter les ferments de haine que répandait cette inutile boucherie.
--------Alors qu'il eût fallu prendre une rapide conscience des causes de la rébellion et lui enlever l'éventuel appui populaire par des preuves tangibles de notre esprit de réformes ou par tout autre moyen suscitant l'adhésion, on s'est refusé à discuter ces choses avec les cadres de la population autochtone, sa bourgeoisie, ses hommes politiques, son opposition, ses élites nouvelles. Depuis lors, celles-ci ont disparu, dispersées, muettes, ou volatilisées dans la tourmente.
--------Et pourtant, la plupart des chefs politiques actuels du F.L.N. étaient en Algérie, circulant librement et tirant la sonnette d'alarme pour empêcher l'irréparable. FERHAT ABBAS, YAZID, KIHOUANE, BOUMENDJEL, LAMINE DEBBAGHINE, FRANCIS, TEWKIF-EL-MADANI, et combien d'autres, ont continué de vivre, de travailler et souvent de s'exprimer librement parmi nous de longs mois encore après le début de la rébellion, fréquentant nos assemblées et même nos responsables du pouvoir.
--------Plutôt que de les rassembler et de discuter avec eux pour trouver un modus vivendi honorable, nul ne s'en est soucié. Ils ont disposé à leur guise. Aujourd'hui, de l'O.N.U. au Caire en passant par Genève ou Stockholm, ils constituent l'état-major de la rébellion et son gouvernement provisoire. Absurdité, mais n'était-il pas entendu qu'on ne discuterait pas, car discuter même en territoire français avec des musulmans citoyens français, aux termes même d'une loi française, c'était, disait-on, trahir?

--------Si on qualifie de traîtres ceux qui n'ont cessé de préconiser la discussion, de quel qualificatif gratifiera-t-on alors ceux qui ont permis à l'adversaire de constituer ses états-majors et de former son gouvernement provisoire? Les musulmans raisonnables ne comprennent pas tant d'incohérence de notre part.
--------De là à penser qu'il dépendrait de nous que tout s'arrange mais que nous nous y sommes refusés, il n'y a qu'un pas à franchir. La propagande du F.L.N. l'a fort bien compris et exploite nos prétendues arrière-pensées, ne fût-ce que celle de génocide alors que, tout au plus, elle devrait nous accuser de n'avoir point eu de pensée du tout.
--------Tout cela se solde par l'extinction de la confiance, cette étincelle merveilleuse et si rare qui fait que, sans souci même de comprendre, un homme accepte de partager le destin d'un autre homme en qui il a mis sa foi pour le meilleur et pour le pire.
--------La perte de la confiance est une des causes essentielles de notre drame algérien, l'hypothèque qui pèsera demain lourdement au moment de sa conclusion, celle qu'il faudra lever dans tous les domaines sans exception aucune.

IV

--------DANS sa conférence au palais d'Orsay, le ter octobre 1958, à son retour d'Algérie, le président BIDAULT, commentant ses impressions d'Algérie et les perspectives, déclarait : " Le devoir de demain, c'est de ne pas ruser, de ne pas tricher, de ne pas biaiser, de ne pas revenir en arrière. Donner et retenir ne vaut. Le devoir de demain, c'est la fidélité à l'oeuvre entreprise et à la parole donnée. "
--------Il est difficile de définir avec plus de netteté le fond même de ce que pense le musulman aujourd'hui.
--------Jean Amrouche, avec sévérité, l'avait lui aussi défini quelques mois plus tôt : " La guerre d'Algérie, écrivait-il, marque la fin des temps où la France pouvait être crue sur parole. "
--------Certes, il est déplaisant que la confiance en la France puisse être discutée, mais le fait que Jean Amxouche, dont on connaît la probité intellectuelle, rejoigne la pensée plus nuancée du président Georges Bidault donne à réfléchir.
--------Pourtant, cette confiance a longtemps existé. Du temps de nos pères, l'Arabe était l'Arabe. C'était clair et net.
--------La conquête était récente, les révolutions sociales et la promotion de l'homme encore imperceptibles, on vivait donc en confiance dans le plus complet paternalisme. Autour des fermes, la gens romaine se reconstituait.
--------On l'aimait tout de même, cet Arabe. Chacun avait alors les siens comme chacun a continué d'avoir le sien. Rien ne m'a en effet davantage frappé en 1956-1957, au cours de la sanglante bataille d'Alger, que de voir nombre d'Européens venir discrètement me supplier d'intervenir en faveur d'un musulman arrêté ou disparu.
--------Je connaissais les sentiments de ces Européens qui affichaient ouvertement la nécessité de " les tuer tous " et, quand je leur objectais que leurs déclarations ne correspondaient pas à leur démarche, invariablement, chacun me répondait : " Oui, mais celui-là n'est pas comme les autres. "
--------On peut dire, sans crainte de se tromper, qu'un million de musulmans algériens ont un million d'amis fidèles chez les Européens qui n'osent l'avouer.
--------Ces trames qui se tissent entre individus, sou-vent à leur insu, dans le contact ou le labeur quotidiens pour finir avec le temps en symbiose, qu'on les appelle union ou amitié sont l'essence même de la vie algérienne.
--------Sans doute les différences ethniques et le mode d'existence les rendent-elles plus lentes et difficiles, mais les lois de la vie prévalent en dernier lieu.
--------La Gaule envahie par César, l'Angleterre par le Normand, l'Espagne occupée durant sept siècles par le Maure n'échappèrent pas à cette loi. Ainsi naquirent les Gallo-Romains, les Anglo-Saxons et les Andalous, et il est déjà en Algérie nombre de familles françaises, et non des moins ultra, qui ne s'en vantent guère, mais ont quelque ancêtre musulman.
--------Peuple généreux dont les idées libérales et explosives ont ébranlé et détruit tant d'empires, c'est un nécessaire retour des choses qu'un jour nous fassions les frais de nos propres doctrines : on ne peut pas sans cesse éveiller la conscience des gens sans qu'elle prenne sa revanche.
--------Si l'on veut émanciper l'homme et lui rendre sa dignité, il ne faut pas s'en plaindre, le jour où il y parvient. Ce qui est un bonheur pour lui devient un succès pour nous. Aussi paradoxal que cela paraisse, la psychologie actuelle du musulman algérien est d'abord la conséquence du succès de la colonisation et de la pénétration des doctrines dont nous avons négligé de tirer en temps voulu les conséquences logiques. Elle résulte aussi de promesses généreuses qui n'ont pas été suivies d'effets.
--------Prisonniers de notre succès? Dans les écoles d'Algérie, nous avons enseigné aux petits musulmans notre histoire, nous l'avons imposée cette histoire qui est l'histoire de la naissance et de la création d'une nation.
--------Le peuple français est un composé : "C'est mieux qu'une race, c'est une nation ", écrit JACQUES BAINVILLE.
--------Nous leur avons appris, aux jeunes musulmans, que Vercingétorix fut le héros malheureux de la lutte pour l'indépendance, que Jeanne d'Arc bouta l'Anglais hors de France, que La Fayette et Rochambeau aidèrent Washington à proclamer l'indépendance des États-Unis d'Amérique, que 1789 fut l'année des grands principes de liberté, d'égalité et de fraternité, qu'en France, sous l'occupation allemande, on vit le sacrifice héroïque des maquisards et des résistants qui déposaient bombes et plastic.
--------Cet ensemble de connaissances eût dû nous faire admirer et aimer, si l'enfant qui en bénéficiait, parvenu à l'âge d'homme, s'était senti sans réticence aucune membre de la communauté dont on lui avait conté les exploits.
--------Il ne fallait pas qu'à vingt ans, le mur des préjugés, de la supériorité française ou tout simplement du racisme, tout ce qui offense la dignité humaine, le séparât soudain de cette communauté. Après avoir arraché cet enfant à sa tribu, il fallait lui ouvrir toutes grandes les portes de notre cité, sinon les rancoeurs n'allaient-elles pas s'accumuler et faire des ravages?

--------A lui marchander ou à lui refuser en temps opportun sa place et sa dignité d'homme dans notre nation, n'allait-il pas vouloir se créer sa propre nation où il aurait sa dignité et son droit et ne s'acharnerait-il pas à la créer en bénéficiant, certes, de tout ce que nous lui avions appris, qui se retournerait contre nous?
--------La participation active ou indirecte, matérielle ou spirituelle, mais dans tous les cas quasi générale de l'élite musulmane à la rébellion, ne répond-elle pas à la question?
--------Je voudrais rendre justice à M. JACQUES Sous?
TELLE pour avoir, en avril 1955, compris ces choses, et avoir eu le courage de les exprimer à ses subordonnés, préfets, sous-préfets, maires, administrateurs, etc. dans une circulaire (no 2385 CAC du 5 avril 1955) dont les termes d'une très haute élévation de pensée sont inhabituels en matière administrative.
--------Circulaire qui mérite d'être connue. Sous le
titre " politique des égards et de la confiance ", M. Soustelle écrivait :

--------" L'ordre matériel n'est pas tout. La paix des esprits, l'accord des volontés ont besoin de la coopération de tous. Marchander notre confiance à nos concitoyens musulmans serait faire le jeu de nos adversaires.
--------Il appartient donc à tous les Français conscients des nécessités de l'heure (autorités administratives, élus, fonctionnaires de tous ordres, hommes de bonne volonté, quelles que soient leur origine et leur condition) de se convaincre, et de convaincre leurs proches par la parole et par l'exemple, que nous ne triompherons durablement du crime, du fanatisme et de l'erreur que par l'union étroite et confiante de tous les éléments de ce pays.
--------Je suis certain que tous auront à coeur de se donner à cette tâche.
--------Les quelques manifestations de méfiance injustifiée qui m'ont été signalées ne sont peut-être pas sans rapport, chez certains, avec la persistance de cet état d'esprit qu'on appelle aujourd'hui " complexe de supériorité ", si souvent et si durement condamné par les meilleurs artisans de notre oeuvre en Afrique du Nord, notamment par le maréchal LYAUTEY :
--------"Le secret, disait-il, c'est la main tendue, et
non la main condescendante, mais la loyale
poignée de main d'homme à homme faits pour
se comprendre... Adaptons-nous les uns aux
autres... La morgue, la distance sont les choses
qui se pardonnent le moins... La durée, la fécondité de notre établissement ont comme condition absolue la multiplication de nos rapports avec les indigènes : association agricole, industrielle, association d'affaires, mais surtout association intellectuelle : celle de l'esprit et celle du coeur... "
--------Certes, le " danger du mépris " n'est plus aussi menaçant qu'autrefois. Les expressions malsonnantes de jadis s'entendent de moins en moins. Le tutoiement systématique à l'égard des autochtones tend à disparaître. Les préjugés réciproques se dissipent.
--------Un gros effort reste néanmoins à faire pour que la courtoisie entre vraiment dans les moeurs. On constate parfois encore, de la part de personnes dont la culture laisse à désirer, des paroles ou des gestes désinvoltes, voire grossiers, à l'égard des Français musulmans.
--------De telles attitudes ont pu passer jadis pour l'expression d'une certaine bonhommie bourrue.Aujourd'hui et de plus en plus à mesure que se répandent notre langue et nos concepts, l'autochtone veut être traité avec la même politesse que tout autre. Il tient, légitimement, à sa dignité d'homme.
--------Les blessures d'amour-propre, chez un peuple naturellement fier et imbu des règles de la politesse orientale, sont souvent les plus longues à cicatriser. Un grand pas sera fait le jour où tous les habitants de ce pays se respecteront les uns les autres et se comporteront en conséquence, quelles que soient leur race, leur religion et leur situation sociale.
--------Il n'est pas besoin d'ajouter que les représentants de l'autorité doivent, dans ce domaine, donner l'exemple.
--------En bref, si le " problème algérien " est de nature économique, sociale, politique, il est aussi, et plus encore peut-être, un problème de relations humaines.
--------Cette " politique des égards " nécessaire à la conquête des coeurs n'est d'ailleurs nullement exclusive de la fermeté qui convient dans la défense de l'intérêt général. Loin de s'opposer, autorité et bienveillance sont les caractéristiques des hommes et des États forts, comme renoncement et nervosité sont celles des faibles. Fermer les yeux sur des infractions délibérées à la loi serait un abandon. En faire grief à la communauté à laquelle appartient le coupable serait une injustice. L'immense majorité de ceux qui représentent la France dans ce pays l'ont compris et savent se tenir à égale distance de ces deux excès.
--------Que chacun, dans son comportement quotidien, s'inspire de ces idées et les inspire à ses subordonnés, qu'il s'efforce à la patience et au tact, quelles que soient les difficultés de sa tâche, que nos concitoyens musulmans se sentent traités en égaux comme le veulent les lois et l'esprit de la République, qu'ils constatent surtout que la justice et l'équité s'appliquent à tous sans discrimination : c'est là une condition essentielle de la paix publique et du progrès. "

--------Il est regrettable que, depuis des années, pareilles directives n'aient pu être suivies faute d'avoir été données à temps... Appliquées rigoureusement, elles eussent produit les plus heureux effets.
--------Prisonniers de nos doctrines, disions-nous aussi.
--------N'entendions-nous pas en toutes occasions, condamner par les plus hautes instances politiques et par presque tous les partis le régime colonial que les congrès socialistes avaient stigmatisé du nom de colonialisme?
--------Condamner le colonialisme, n'était-ce pas condamner le régime sous lequel nous vivions en Algérie depuis un siècle et demi, condamner la suzeraineté dont la base même est l'emploi éventuel de la force et du même coup saper les fondements de notre politique de souveraineté?
--------A réprouver sans cesse le système colonial dans les mots, est-il possible en même temps de prétendre le faire persévérer dans les faits? Nulle équivoque n'est plus tragique que ce divorce permanent entre les mots qui engagent et les faits qui demeurent.
--------On ne condamne pas non plus un régime sans lui en substituer un autre. Le bannissement du colonialisme dont le principe est la force impliquait l'avènement de l'association dont le principe est la confiance, régime sous lequel la dignité humaine reprend ses droits et la loi du nombre impose les siens.
--------L'homme soumis au régime colonial est un mineur. Décider de mettre fin à ce régime, c'est reconnaître du même coup que ce mineur a atteint sa majorité et ne doit d'autre compte à ses tuteurs que la reconnaissance et l'affection.
--------La reconnaissance est chose rare. On dit même, les faits le démontrent, qu'elle n'est point de ce monde. Reste donc l'affection, lien du coeur et de la confiance, d'une extrême fragilité, lien qu'il faut renouer et consolider sans cesse. Comme dans l'amour maternel tel que l'exprimait VICTOR Hugo, chacun en a sa part et chacun doit l'avoir tout entière, une part unique en quelque sorte.
--------C'est ce que m'exprimait un jour par une image traduisant la même pensée et dans une lettre pleine de finesse, d'intelligence et de dignité l'un des hommes les plus éminents de l'élite nord-africaine, un Algérien actuellement bâtonnier de l'Ordre des avocats à Fez, Me KAID HAMMOUD. Il m'excusera, j'en suis sûr, de le citer.
--------" Dans le navire, écrivait-il, qui emporte les destinées de l'Algérie, il faut supprimer la plupart des compartiments en les remplaçant par la classe unique, laissant tout de même un étage supérieur où ne seraient admises que l'intelligence, la compétence et l'autorité, sans souci de l'origine ou de la confession de leur titulaire, comme cela existe dans beaucoup de pays. Si l'on parvient à ce résultat, le malaise actuel aura vécu et la question algérienne sera résolue d'elle-même. "
--------Mais, évoquant un navire, ces lignes traduisaient aussi une autre pensée : celle de l'océan qui sépare l'octroi de tous les droits reconnus aux Algériens musulmans de la possibilité de les exercer...