Gorges et défilés d'Algérie
Victor PROUTEAU.
..........l'Algérie a un relief singulièrement tourmenté. D'ouest en est, elle est traversée par deux chaînes de hautes montagnes qui culminent à plus de 2.300 mètres (le Lalla Khedidja, en Kabylie, et le Chélia dans l'Aurès) .
------------Aussi, pour les franchir, les mules doivent soit escalader des cols, soit s'infiltrer dans des défilés naturels que les cours d'eau ont creusé depuis la création du monde.
Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, février 1955, n°40. Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot, Alger
mise sur site le 24-9-2005...ici, mars 2016
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------------LES légendes ont, généralement, la vie dure ! Celle qui donne à Algérie la configuration d'une vaste plaine, en général sablonneuse, est au nombre des plus tenaces. Un certain jour, il y a de cela quelques années seulement, au cours d'une manifestation publique, un Gouverneur général de l'Algérie contait l'anecdote suivante dont le souvenir ne s'est pas perdu chez tous ceux qui l'ont entendue. Ce Gouverneur général venait de recevoir, ce jour-là, vers 16 heures, quelques jeunes gens d'une grande école métropolitaine de passage en Alger. Sentant chez ses auditeurs une certaine impatience, il leur en demanda la cause. Les jeunes gens ne firent pas mystère de leurs intentions. Ils étaient pressés de se rendre à El-Biar d'où ils devaient, suivant ce qu'on leur avait affirmé avant leur départ de la Métropole, assister au coucher du soleil dans les sables du Sahara.
------------Ah ! sans aucun doute, la poésie perd à l'inexactitude de cette naïve affirmation, mais la réalité y trouve son compte. Car on se demande comment serait assurée la vie des Algériens si le désert commençait aux portes d'Alger.
------------En vérité, l'Algérie a un relief singulièrement tourmenté. D'ouest en est, elle est traversée par deux chaînes de hautes montagnes qui culminent à plus de 2.300 mètres (le Lalla Khedidja, en Kabylie, et le Chélia dans l'Aurès) .
------------Aussi, pour les franchir, les mules doivent soit escalader des cols, soit s'infiltrer dans des défilés naturels que les cours d'eau ont creusé depuis la création du monde.

Les gorges de la Chiffa

------------LA route d'Alger à Laghouat, entre Blida (voir ce lieu) et le village de la Chiffa, remonte le torrent du même nom qui dévale des pentes de l'Atlas. D'abord rectiligne et délicieusement ombragée, elle s'élève soudain pour atteindre Sidi-Madani. Pendant longtemps, la voie ferrée d'Alger à Djelfa lui tient compagnie.
------------C'est après Sidi-Madani qu'elle épouse intimement le cours du torrent. Elle n'aurait pu passer ailleurs ! Et, dès cet instant, elle fait une impression-profonde à qui la parcourt. Quel spectacle cyclopéen d'à-pics vertigineux et de roches grises et noires jouant à cache-cache avec le soleil dont les rayons n'illuminent l'eau de la rivière qu'à l'heure méridienne.
------------Audacieusement accrochée en encorbellement aux flancs de la falaise à laquelle elle a imposé sa volonté, mais qui se venge souvent aux premières pluies d'automne, en interrompant son trafic par les amas de pierres et de terre qu'elle y projette, la route accompagne l'oued, s'en éloignant en s'élevant, la rejoignant en s'abaissant dans une fantasmagorie constante de jeux d'ombre et de lumière.
------------La voie ferrée a eu moins de scrupules. Quand la montagne l'a gênée, elle l'a percée de multiples tunnels. L'homme a vaincu deux fois les monts orgueilleux qui, de part et d'autre de la rivière, lui criaient : Tu ne passeras pas. Il est passé. C'est en juillet 1848 que les zouaves, les biffins du 53è de ligne et des disciplinaires entreprirent les travaux de percement de cette magnifique voie de pénétration vers le sud, emmenant dans leurs chars à outils la paix française et la prospérité.
------------Mais les gorges de la Chiffa ne sont pas seulement célèbres par leur beauté sauvage. Les singes ont contribué à leur réputation. Je laisse à Guy de Maupassant le soin de vous conter sa promenade.
------------" Le passage se rétrécit encore. Les rochers droits vous menacent, le ciel apparaît comme une bande bleue entre les sommets, puis soudain, dans un brusque détour, une petite auberge se montre à la naissance d'un ravie couvert d'arbres. C'est l'auberge du Ruisseau des Singes.
------------"Devant la porte, l'eau chante dans les réservoirs ; elle s'élance, retombe, remplit ce coin de fraîcheur, fait songer aux calmes vallons suisses. On se repose, on s'assoupit à l'ombre, mais soudain, sur votre tête, une branche remue ; on se lève : alors, dans toute l'épaisseur du feuillage, c'est une fuite précitée de singes, des bondissements, des dégringolades, des sauts et des cris... " ( Guy de Maupassant : "Au soleil. La province d'Alger".).
------------La petite auberge qu'a aimée l'auteur de "Bel ami " a pris de l'importance. (note du déjanté : dire que tout jeune, j'ai mis mes pas dans ceux de Maupassant et ce, sans qu'on m'en dise un mot!)C'est aujourd'hui un grand établissement recevant, les dimanches et souvent en semaine, des promeneurs et des touristes, en grand nombre, qui y viennent pour oublier un moment les soucis de la vie, pour s'amuser au spectacle des singes espiègles et querelleurs, pour goûter la fraîcheur exquise et l'ombre douce de ce coin délicieux.

Palestro

------------LA route d'Alger à Constantine (par Bouira et les hauts plateaux sétifiens) n'est jamais monotone. C'est qu'aussi bien elle traverse des sites variés parmi lesquels le défilé de Palestro.
------------L'oued Isser, venu des monts lointains du Tittery, a ouvert la voie à ses eaux tumultueuses, à travers rocs et éboulis, avant de s'épanouir dans la plaine qu'il fertilise ou ravage au gré de son humeur fantasque et bourrue.
------------C'est à pied qu'il faut parcourir les gorges pour en apprécier la splendeur, à pied et sac au dos, dans une liberté totale de mouvements.
------------" A droite et à gauche se dressent de hautes murailles dont le sommet est vivement éclairé par le soleil. Sous ces reflets dorés, l'Isser scintille comme unruban argenté. La paroi rocheuse, constituée par des stratifications coupées de fissures régulières, s'élève obliquement à une grande hauteur. Il arrive aussi qu'à la muraille succède, en une sorte de chaos, des amoncellements de roches aux couleurs variées. Sous la lumière, ce qui domine, sur cette palette, c'est le rouge irisé.
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Voici qu'un passage idyllique vient faire un contraste inattendu avec cette nature sauvage : sur la rive opposée à la route, une source abondante tombe en cascade dans la rivière du haut des sommets escarpés. L'eau a fait, là encore, des merveilles : les roches sont parées de mousses, de lichens et de pariétaires de toutes sortes, tandis qu'en une végétation luxuriante et échevelée, des arbustes, des lianes, du lierre s'enchevêtrent dans tous les sens et, suspendus en festons verdoyants, semblent monter à l'assaut de la source et faire une parure à la cascade divine.
------------" La source chantant en un pareil décor a quelque chose de sacré. A l'époque lointaine où, humble nomade, je parcourais ce pays, les indigènes attribuaient à cette source des vertus curatives, quand ils allaient offrir leur corps à la douche bienfaisante " (Ch. de Galland : " Alger et l'Algérie ".).

Kerrata
" Le Défilé de la mort "

------------L'ON a dit des gorges de Kerrata qu'elles sont les plus belles de l'Algérie. Pourquoi chercher toujours à hiérarchiser, en quelque sorte, la beauté que chacun apprécie personnellement et de manière absolument subjective ?
------------Longues de sept kilomètres, elles ont été creusées dans le calcaire par l'oued Agrioun et sont dominées parfois de plus de mille mètres par les monts aux pieds desquels elles serpentent.
La légende veut qu'avant le percement de la route qui relie aujourd'hui Bougie à Sétif nul n'avait la vie sauve qui tentait de franchir le défilé. C'est pourquoi le nom de Chabet-el-Akra (le défilé de la mort) lui fut donné.
------------C'est en 1862 que fut entreprise la construction de la route. Il fallut huit ans pour l'achever. Elle coûta la vie à des dizaines d'ouvriers, rançon fréquente des grandes œuvres humaines. Les troupes françaises les franchirent, pour la première fois, en 1864. Une inscription taillée dans la falaise, au kilomètre 55.300, en a fixé le souvenir.
------------" Les mots sont impuissants à dépeindre la sauvage et grandiose harmonie de ces entassements de roches dont on ne voit ni la cime ni la base, perdues dans le même infini de cieux et de gouffres... II faut savoir s'arrêter et se laisser envoûter par toute cette majestueuse grandeur, goûter le subtil délice d'une pointe de vertige, admirer tour à tour l'ensemble et le détail, le ruissellement des eaux et le chant des cascades, les jeux incessants de la lumière et des ombres. Et aussi l'incomparable variété d'agencements et de coloris de ces masses informes : encorbellements audacieux, arêtes déchiquetées, panneaux craquelés, plissements fantastiques, toute la somptuosité de la pierre et du rocher " ( Martial Rémond : "La Kabylie".).
------------Un des rochers les plus remarquables est assurément le pain de sucre " qui se trouve, à un certain moment, placé dans l'axe de la route et que l'on peut alors admirer au centre d'un paysage de montagne bien équilibré.
------------Puis la vallée s'élargit, la cime des monts s'abaisse progressivement. Les montagnes ne sont plus que des collines C'est bientôt la riche plaine de Bougie et la mer. On se sent
soulagé, l'esprit comme libéré d'un poids énorme. Au fil des kilomètres parcourus, une sensation d'écrasement avait fait naître une véritable angoisse que la vue de la plaine et de la mer a fait disparaître.
------------Quel contraste étonnant, en un parcours si bref, entre les gorges que l'on vient de quitter et la mer au chant éternel et puissant. C'est là un des charmes de l'Algérie, non le moins séduisant.

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-----------C'est dans le décor infernal des gorges de Kerrata que le génie français s'est manifesté avec une maîtrise extraordinaire, par la création de l'aménagement hydroélectrique de l'oued Agrioun. Un ensemble de travaux gigantesques comprenant plusieurs barrages, des galeries de plusieurs kilomètres de longueur et une usine souterraine constituant l'élément principal de cet ensemble augmentera de 185.000.000 de kwh. la production énergétique de l'Algérie.

Le Rhummel à Constantine

------------ON a beaucoup écrit sur Constantine et le Rhummel. Maupassant a été séduit par le site. Jean Lorrain, en se penchant sur l'abîme, évoque toutes les vies humaines qui s'y sont englouties.
------------Qui descend au fond du gouffre ne peut écarter l'idée de l'enfer. L'ombre de Dante rode en permanence. On craint de voir surgir, à l'entrée des gorges, les trois bêtes horribles qui barrèrent le chemin au poète génial quand il décida de pénétrer en enfer.
------------Ces eaux jaunes, qui coulent tout en bas en grondant, c'est l'Achéron et chacun s'attend à voir apparaître la barque des damnés de quelqu'une des voûtes sous lesquelles disparaît la rivière pour reparaître un peu plus loin.
------------Constantine fait corps avec son fleuve dantesque. Il l'étreint de tous côtés, la garde jalousement, en fait un véritable nid d'aigles, un repaire longtemps imprenable qui demeure immuable dans le temps et malgré le progrès.

Les canyons de l'Aurès

------------AUJOURD'HUI comme avant, une excursion dans les canyons de l'Aurès a un parfum d'aventure. Il émane de l'ensemble du pays, un pays demeuré sauvage, comme figé dans son passé, réfractaire à toute évolution, où les hommes vivent simplement, aussi " bibliquement " que dans des temps très anciens.
------------A la Chiffa, à Palestro, à Kerrata, un acte de la vie moderne, le passage d'un véhicule automobile, le survol d'un avion, les chants d'un groupe joyeux de pique-niqueurs viendront, à tout instant, interrompre votre rêverie.
------------Ici, rien de semblable. Vous demeurez des heures en contact avec la pleine nature, qu'animent seulement les mouvements d'un troupeau de chèvres, les abois lointains d'un sloughi qui veut se donner du courage ou les appels d'un berger. D'ailleurs, on ne peut vraiment connaître les gorges de l'Aurès qu'en les parcourant à pied ou juché sur un mulet au pied sûr.
------------" Ces falaises de calcaire, tantôt d'une blancheur crayeuse et aveuglante sur la paroi ensoleillée, tantôt d'un ocre chaud, gravées de stries, moulures de frises et de corniches plus sombres, interrompues, de place en place, par des redans et des bastions... disent, avec une muette éloquence, la fureur du torrent qui... s'est creusé son lit en direction du sud.
------------" ...Plus loin, construites avec la même audace, au ras des lèvres de l'abîme, des "guelaas" à deux étages murées du côté du plateau terminal, mais qui ouvrent sur le gouffre leurs galeries d'exposition et de séchage des fruits... " (Georges Rozet : "L'Aurès, escalier du désert ". ).
------------Sur la piste qui conduit de Biskra à Arris, le long de l'oued El Abiod dont on remonte le cours, M'Chounèche, Rouffi et Tighanimine sont les sites les plus remarquables. Parfois, les gorges s'évasent, le ravin prend l'allure d'une étroite vallée qu'envahissent alors les palmiers-dattiers et les arbres de la Méditerranée, les pêchers, les abricotiers, les grenadiers et les figuiers.

El-Kantara

------------ET nous voici, après maint détour, à El-Kantara dont le défilé est " une sorte de brèche de Roland du désert. Dans la vallée encadrée de hautes murailles aux parois lisses et luisantes sur lesquelles le soleil jette un éclat insoutenable, l'oued serpente mystérieusement ; ses eaux coulent discrètement parmi les éboulis de roches et les arbustes rabougris " (Léon Lehuraux : " Le Sahara, ses oasis ").
------------Ici, un nom s'impose à l'esprit : celui de Fromentin qui, le premier, fit du défilé d'El-Kantara une description magistrale dont on cite constamment une phrase, une seule, alors que son contexte mérite tout autant l'hommage reconnaissant du lettré.
------------L'extrait qu'on va lire d' " Un été au Sahara " va clôturer cette brève étude sur les défilés et les gorges qui ponctuent le relief de l'Algérie. Prédécesseur illustre d'une lignée d'écrivains conquis par le charme de l'Algérie, Fromentin fut à l'origine de bien des vocations et de bien des voyages. Il demeure encore, malgré tant d'années passées, celui qu'on relit avec le plus de profit, le guide le plus averti et le plus captivant.
------------" Est-il vrai que la première colonne militaire qui ait, en 1844, franchi ce pont célèbre, se soit arrêtée par un mouvement de subite admiration ; et que les musiques se soient mises à jouer d'enthousiasme ? le ne sais là-dessus que ce qu'on m'en a dit, mais, ce soir-là, le spectacle que j'avais sous les yeux m'eût fait croire à cette tradition.
------------" Les palmiers, les premiers que je voyais, ce petit village couleur d'or, enfoui dans des feuillages verts déjà chargés des fleurs blanches du printemps, une jeune fille qui venait à nous en compagnie d'un vieillard, avec le splendide costume rouge et les riches colliers du désert, portant une amphore de grès sur sa hanche nue ; cette première fille à la peau blonde, belle et forte d'une jeunesse précoce, encore enfant et déjà femme, ce vieillard abattu, mais non défiguré par une vieillesse hâtive ; tout le désert m'apparaissant ainsi sous toutes ses formes, dans toutes ses beautés et dans tous ses emblèmes, c'était, pour la première, une étonnante vision. Ce qu'il y avait surtout d'incomparable, c'était le ciel : le soleil allait se coucher et dorait, empourprait, émaillait de feu une multitude de petits nuages détachés du grand rideau noir étendu sur nos têtes et rangés comme une frange d'écume au bord d'une mer troublée. Au delà commençait l'azur ; et alors, à des profondeurs qui n'avaient pas de limites, à travers des limpidités inconnues, on apercevait le pays céleste du bleu. Des brises chaudes montaient avec je ne sais quelles odeurs confuses et quelle musique aérienne, du fond de ce village en fleurs ; les dattiers, agités doucement, ondoyaient avec des rayons d'or dans leurs palmes et l'on entendait courir, sous la forêt paisible, des bruits d'eau mêlés aux froissements légers du feuillage, à des chants d'oiseaux, à des sons de flûte. En même temps, un muezzin, qu'on ne voyait pas, se mit à chanter la prière du soir, la répétant quatre fois aux quatre points del'horizon et sur un mode si passionné, avec de tels accents, que tout semblait se taire pour l'écouter.
------------" Le lendemain, même beauté dans l'air et même fête partout. Alors, seulement, je me donnai le plaisir de regarder ce qui se passait au nord du village ; et le hasard me rendit témoin d'un phénomène, en effet, très singulier. Tout ce côté du ciel était sombre et présentait l'aspect d'un énorme océan de nuages, dont le dernier flot venait, pour ainsi dire, s'abattre et se rouler sur l'extrême arête de la montagne. Mais la montagne, comme une solide falaise, semblait le repousser au large ; et, sur toute la ligne orientale du Djebel-Sahari, il y avait un remous violent exactement pareil à celui d'une forte marée. Derrière, descendaient lugubrement les traînées grises d'un vaste déluge ; puis, tout à fait au fond, une montagne éloignée montrait sa tête couverte de légers frimas. Il pleuvait à torrents dans la vallée du Metlili, et quinze lieues plus loin il neigeait. L'éternel printemps souriait sur nos têtes.
------------' Notre arrivée au désert se fit par une journée magnifique, et je n'eus pas une seule goutte-de pluie pendant tout mon séjour dans le Sahara, qui fut long.
------------" Tel fut, cher ami, le préambule radieux de mon voyage aux Ziban. Ce passage inattendu d'une saison à l'autre, l'étrangeté du lieu, la nouveauté des perspectives, tout concourut à en faire comme un lever de rideau splendide ; et cette subite apparition de l'Orient, par la porte d'or d'El-Kantara, m'a laissé, pour toujours, un souvenir qui tient du merveilleux
".

Victor PROUTEAU.