LA
KABYLIE ET SES VILLAGES
Dans le Tell oriental,
de l'Isser à la coupure de la vallée de Bougie, se dresse
le massif kabyle, région de terrains cristallins, de climat rude,
de relief puissant, mais des plus intéressantes tant par ses
caractéristiques géographiques, ses beautés naturelles
qui attirent de nombreux touristes, que par les murs et le particularisme
de très denses populations qui s'y pressent.
La Grande Kabylie est une des régions naturelles les mieux individualisées
de l'Afrique du Nord. Elle s'étend du littoral au seuil de Bouïra,
compact pâté de montagnes, où cîmes, chaînes
et contreforts sont séparés par des vallées étroites
et encaissées. Au Sud s'arrondit en demi-cercle ]e Djurdjura,
le Mons Ferratus des Quinquégentiens, dressant à plus
de 2,000 mètres ses farouches escarpements ; au centre, se découpent
des noyaux de rocs dont les principaux sont ceux des Flissa, des Maâtka,
des Zouaoua. Vu du Sud, le massif apparaît grandiose et sauvage
avec ses pentes métalliques portées haut dans l'altitude,
ses ravins découpés en sinuosités d'encre, ses
pâturages, ses forêts sombres et le miroitant éclat
de ses tapis de neige. Aperçu du Nord, le pays se départit
de sa sévérité, sur les pentes alternent prairies
et cultures, bois d'oliviers au feuillage d'argent, forêts de
chênes ou de pins. Dans les vallées, où se précipitent
les eaux écumeuses, croissent frênes et ormeaux enlacés
de vignes.
La nature parait hostile, la terre cultivable rare sur ces pentes raides
défoncées par des pluies torrentielles et très
abondantes. Pourtant la Kabylie est la région la mieux travaillée
- exception faite des plaines côtières aménagées
par la culture européenne - et la plus peuplée de l'Algérie.
La culture des céréales, à cause des difficultés
du terrain, le cède aux cultures arbustives ; le caroubier, le
chêne à glands, le frêne, qui trouve là le
climat qui lui convient, y. prospèrent à merveille et
fournissent à la nourriture du bétail ; l'olivier et le
figuier, par plantations autant que par greffes, se sont intensément
multipliés et l'huile et la figue constituent, avec un peu de
grains, l'alimentation fondamentale des hommes.
Les habitants de ces hautes terres sont des cultivateurs émérites,
sobres, vigoureux, excellant à l'art d'irriguer, d'entretenir
jardins et vergers.
Ce sont des Berbères, résidus de la race africaine qui,
pour échapper à la domination de Rome ou des Arabes, se
cantonnèrent aux endroits les plus inaccessibles et faciles à
défendre. Le Kabyle, malgré les diversités du type,
est le descendant du Numide ; sa langue est parfaitement distincte des
dialectes arabes et, en plus de cette particularité marquant
par là son originalité, il a conservé sa législation,
ses Kanouns, son droit coutumier différent de la loi civile importée
par le conquérant arabe sous les espèces du Coran. .La
polygamie est exceptionnelle, la condition de la femme, en apparence,
et officiellement plus libérale que celle octroyée par
la tradition islamique.
De tous temps, sans avoir pourtant su former un état avec sa
législation, ses pouvoirs civils, militaires et judiciaires,
les Kabyles ont résisté aux conquérants qui se
succédèrent sur le sol africain. Carthage parait les avoir
ignorés. Rome ne s'aventura point sur leur territoire, sinon
exceptionnellement, et on n'y retrouve ni vestiges de villes, ni ruines
de monuments ; Arabes et Turcs furent impuissants à les soumettre,
et pour venir à bout de leur défense, nous-mêmes
dûmes leur déléguer d'importantes armées,
tenir campagne durant des années et livrer les combats les plus
acharnés et les plus sanglants de toutes nos guerres coloniales.
Les Kabyles sont des républicains, des démocrates. Avant
notre venue, chaque agglomération formait une cellule sociale
indépendante, se régissant elle-même, appliquant
le Gouvernement du peuple par le peuple. L'assemblée communale,
djemâa, déléguait l'exécutif à un
amine, chargé de tous les pouvoir, mais révocable à
la volonté de l'assemblée.
Ces Conseils du peuple sont toujours pratiqués, mais n'exercent
plus, du fait que les magistrats municipaux sont désignés
par l'administration française, qu'une puissance relative.
Ils décidaient autrefois souverainement de la guerre et de la
paix, de la fiscalité et de la justice. Ce qui empêchait
ces cellules des thaddert ou villages, de s'organiser en empire et de
posséder l'unité administrative et militaire qui aurait
pu permettre à ces guerriers nombreux et décidés,
alors que l'outillage ne les infériorisait pas trop, de repousser
l'envahisseur et de reprendre les territoires dont celui-ci les avait
dépossédés, c'est l'esprit même de cette
race, cet amour de la guerre incessante, de la perpétuelle discorde
pour le pouvoir, La Kabylie est le pays du çof, des factions,
des partis. Dans chaque village, il a deux çofs, associations,
cadres où se rangent les partisans. La guerre en découlait,
de leurs compétitions avec les vendettas, les. assassinats, les
pillages indispensables.
L'occupation française et la suppression des franchises survenue
après la grande insurrection de 1871 ont mis fin aux hostilités
ouvertes et aux destructions méthodiques, sans effacer cet esprit
anarchique. La passion des querelles et des chicanes, qui empêcha
toujours cette race d'atteindre à l'unité d'un peuple
et d'acquérir le sentiment d'un intérêt supérieur
national, revêt aujourd'hui des formes amenuisées. Entre
les partis la lutte devient politique, le bulletin de vote tend à
se substituer au fusil. L'assassinat, d'une pratique autrefois courante,
devient d'un usage moins fréquent. Chaque mort d'homme constituait,
à la charge du meurtrier et de sa famille, une dette de sang
imprescriptible dont on se payait tôt ou tard.
La paix française a modifié ces murs ; de là,
par l'économie des existences humaines jadis sacrifiées
avec tant de libéralité, comme par les mesures de protection
générales contre les épidémies, le relèvement
du bien-être et la valorisation de la condition humaine, un accroissement
formidable de la population. La commune mixte du Djurdjura a 245 habitants
au kilomètre carré, aussi pressés que dans les
pays les plus peuplés de l'Europe, la Belgique, la Saxe, les
comtés anglais. La natalité est en accroissement continu
Sur la mortalité, avec les agglomérations des versants
inclinés sur la vallée de la Soummam, l'arrondissement
de Tizi-Ouzou groupe un bloc de 650,000 âmes. A être peuplée
partout comme l'est la Grande-Kabylie, l'Algérie compterait deux
cents millions d'habitants. j
Aussi, malgré leur activité et leur industrie, les Kabyles
ne peuvent entièrement subsister de leurs cultures. Ils s'expatrient,
émigrent temporairement, s'en vont travailler comme faucheurs,
moissonneurs, vendangeurs dans les exploitations agricoles de la Mitidja
ou comme manuvres dans les villes du littoral. Jadis, quelques-uns
allaient en Europe pratiquer le métier de colporteurs ; depuis
la guerre, c'est par masses compactes qu'ils franchissent la mer, attirés
par les hauts salaires que payent les industries minières ou
manufacturières françaises. Revers de la médaille,
contre-partie de promesses souvent fallacieuses, avec les " douros
" auxquels ils sont si sensibles, les Kabyles ramènent dans
leurs montagnes des vices, des murs dissolues et des maladies
inconnues jusqu'alors, telle la tuberculose, qui commence à faire
d'inquiétants ravages et que favorisent, malgré l'air
ozoné des altitudes, les promiscuités de l'habitat, le
manque d'hygiène et la sobriété alimentaire.
Le Kabyle excelle autant au commerce, aux transactions, quelquefois
aux fabrications industrielles qu'au travail de la terre. De son pays
il a exclu la concurrence des Européens et même celle des
Juifs. ; il est mercier, colporteur, épicier, marchand de grains,
d'huile, de figues. Tous les métiers qui rapportent lui sont
bons, il les pratique avec diligence et âpreté. Assez tiède
musulman, les prescriptions du Coran interdisant le prêt à
intérêt, ne l'arrêtent point ; il s'avère,
chaque fois qu'il le peut, au mépris de la loi divine musulmane
et des interdictions du Code français, usurier imperturbable.
Les quelques Européens qu'on trouve dans la Haute-Kabylie sont
des fonctionnaires, des colons fixés par la colonisation officielle
sur les terres séquestrées après l'insurrection
de 1871,. des industriels et des boutiquiers citadins. La pénétration
française est insignifiante, elle est même en régression
sérieuse ; non seulement le Kabyle conserve sa terre, mais encore
il rachète aussi bien les propriétés rurales que
les immeubles urbains. Notre rôle,. dans cette région,
se bornera de plus en plus à administrer, lever l'impôt,
assurer la justice, la voirie, l'hygiène, l'enseignement et surtout
à imposer la paix.
Le pays est parcouru des routes les plus pittoresques de notre réseau.
Juchés comme des aires à la cime de chaque crête,
les villages très nombreux, amas de pierrailles agglutinées
et couvertes de tuiles creuses, ne constituent pas la moindre originalité
du paysage. Les rues sont étroites, tortueuses, grasses d'ordures
et des eaux usées qui s'échappent des maisons par des
trous ménagés un peu au-dessus du niveau du sol. Les fumiers
s'entassent au petit bonheur, l'habitation ne comporte, le plus souvent,
qu'une pièce, les gens se rangent d'un côté, les
bêtes de l'autre, le plancher en contre-bas pour l'écoulement
des déjections est de sol battu avec un trou central pour le
foyer ; dans les coins se rangent les jarres à provisions, des
coffres, les nattes et les tapis qui constituent la literie. La maison
correspond à l'hôte, l'une sordide, l'autre crasseux, quoique
souvent très aisé, quelquefois riche puisqu'on compte,
en Kabylie quelques millionnaires. L'ensemble, pour qui n'est pas touriste
éberlué seulement curieux de pittoresque et dédaigneux
de réfléchir, amène une impression pénible
et des idées moins optimistes que celles mises en cours par nos
Jean-tant-mieux de gouvernement. Ces villages rebâtis à
mesure que le temps où les hommes les détruisaient, voilà
trois mille ans d'histoire connue qu'ils se hissent dans leur position
inexpugnable. Guerres et massacres, défense, voilà ce
que signifient ces forteresses naturelles. On peut l'admettre pour le
passé, au temps de la lutte contre le nomade, pour la préservation
des biens et la conservation de la vie. Mais, depuis un siècle
d'occupation, depuis au moins cinquante ans de paix française
absolue, que ces hommes, déraidissant leur attitude, n'aient
point daigné modifier leur incommode habitat de vautours, n'y
faut-il point voir, sinon le parti-pris, de moins l'incapacité
d'évoluer dans le sens de la civilisation européenne,
la volonté marquée de demeurer tels qu'ils furent toujours
? Nos volontés d'accommodement, notre espoir d'empire unifiant,
dans l'intérêt commun, les races confédérées
s'en irait alors rejoindre nos défuntes chimères d'assimilation.
Sans en dire plus, qui serait peut-être superlatif, il faut remarquer
que le progrès voulu par nous s'est assez peu précisé,
que les sociétés restent en antagonisme intégral,
que le prosélytisme chrétien s'est usé vainement
et qu'en fait nous sommes plus impuissants que nos prédécesseurs
à assouplir l'âme anarchique de l'Afrique, car si l'on
a pu dire autrefois Berbères romanisés ou Berbères
islamisés, l'association de mots : Berbères francisés
n'a jamais été écrite ni même prononcée...