-------On comprend,
en tout cas, qu'après l'échec du "putsch" du 22
avril 1961 des généraux Challe, Zeller, Jouhaud et Salan,
le gouvernement ait répugné à confier à nouveau
à un tribunal militaire le soin de réprimer les actes commis
pendant ces quatre jours. Il courait le risque de devoir attendre les
résultats d'une instruction qui prendrait plusieurs mois. Entre
temps, l'Algérie serait peut-être devenue indépendante
- comme le voulait le régime - et peut-être le théâtre
d'événements sanglants comme le Congo... Dès lors,
les généraux accusés ne risquaient-ils pas de faire
figure de héros d'une cause malheureuse, et en tous cas de bénéficier,
de la part d'un tribunal militaire ordinaire, d'une audience attentive
au drame de l'armée?
-------C'est pourquoi, grâce à
l'article 16, De Gaulle institua une juridiction d'exception. Une procédure
expéditive permit de juger l'affaire à chaud alors que la
presse, dans sa majorité, la radio, la télévision,
présentaient les généraux accusés comme des
félons.
-------A 14 heures, le 29 mai, les généraux
Challe et Zeller, vêtus l'un et l'autre de gris, firent leur entrée
dans la salle.
-------Pour les juger, le Haut Tribunal militaire
était composé de M. Maurice Patin, président de la
Chambre criminelle de la Cour de Cassation, et comprenait huit membres
: MM. Henri Hoppenot, conseiller d'Etat, Maurice Gagné, président
de Chambre à la Cour d'Appel de Paris, et Robert Mischlich, premier
président de la cour d'Appel de Colmar : le général
Catroux, grand chancelier de l'Ordre de la Légion d'Honneur ; le
général Ingold, grand chancelier de l'Ordre de la Libération
; les généraux Gelée et Gilliot, et le vice?amiral
Galleret.
-------Les deux accusés avaient derrière
eux un passé chargé d'honneur. Maurice Challe, grand, massif,
paisible, âgé de 56 ans, avait été commandant
en chef à Alger. On lui devait la création des commandos
de chasse qui anéantirent à peu près la capacité
de combat des troupes du FLN. Il était grand-croix de la Légion
d'Honneur et titulaire de six citations.
-------André Zeller, 63 ans, totalisait
9 citations. Il était grand-officier de la Légion d'Honneur.
Ce fils d'Alsaciens avait joué un rôle important dans la
libération des territoires du sud?est. Ancien chef d'état-major
de l'armée de terre, son attachement à la cause de l'Algérie
française était connu de longue date.
-------Le bâtonnier Arrighi défendait
Maurice Challe. Les bâtonniers Toulouse, et Madelin, ce dernier
du barreau d'Orléans, défendaient André Zeller.
-------Le procureur général
près la Cour de Cassation, Antonin Besson, occupait le siège
du ministère public.
Le décret de renvoi reprochait aux accusés la prise illégitime
d'un commandement et l'organisation d'un mouvement insurrectionnel. Ces
crimes, aux termes des articles 90, 91 et 99 du Code pénal, sont
passibles de la peine de mort.
-------Les évènements d'Alger
sont présents à toutes les mémoires. Le 22 avril
1961, la France apprenait que l'armée s'était emparée
du Pouvoir à Alger.
-------Mais dès le lendemain il apparaissait
que les hommes d'Alger étaient loin d'avoir pu s'assurer le contrôle
de toute l'Algérie.
-------Le mardi, Challe renonçait.
Salan, Jouhaud, les colonels Argoud, Broizat, Gardes, Lacheroy, quittaient
la ville que des forces fidèles au gouvernement réoccupaient.
C'était la fin d'une équipée qui avortait avec une
rapidité surprenante.
-------Le 22 avril, la surprise du gouvernement
devant ce coup de force avait été complète. Le 24,
la déconfiture des généraux d'Alger ne l'était
pas moins.
-------Une seule victime était venue
endeuiller ces quatre journées : un sous-officier qui défendait
l'accès de la station R.T.F. d'Alger avait été tué
par les émeutiers. L'acte d'accusation retenait cette mort à
charge contre les accusés.
-------La parole fut donnée en premier
lieu à Challe pour que celui-ci s'expliquât sur les faits
avant l'interrogatoire proprement dit, qui fut courtoisement conduit par
le président Patin. L'ancien commandant en chef parla avec aisance,
sans passion apparente, mais sans reniement. Il rappela l'atmosphère
du 13 mai, souligna qu'il avait défendu auprès de l'armée
qui l'acceptait mal, la politique d'autodétermination, évoqua
son rôle lors des journées des Barricades. Remplacé
à Alger et nommé ensuite à un poste important à
l'O.T.A.N. il avait démissionné parce qu'il ne pouvait pas
être d'accord avec la politique suivie par le Gouvernement.
-------Un fait avait joué un rôle
important dans son évolution : l'affaire Si Salah.
-------Challe en exposa les grandes lignes
devant le Tribunal. Il dit que le pouvoir "avait commis une faute
de tactique", en faisant échouer les négociations engagées
avec les chefs de la wilaya IV, négociations qui auraient pu, selon
lui, amener la pacification rapide de l'Algérie. Le fond de cette
affaire, déclara alors le Président Patin, serait évoqué
à huis-clos.
-------La conférence de presse du
chef de l'Etat, du 4 novembre 1960, acheva de convaincre Challe que l'Algérie
allait à sa perte:"S'il y a un exécutif,
l'Algérie est définitivement perdue, dit-il."
-------Il exprima le déchirement de
l'armée devant cette situation. On vint le trouver :
- Venez, montrez qu'on n'abandonnera pas.
-------Avec Zeller, il se décida.
Son but : pacifier l'Algérie en quelques semaines.
-------Ensuite, ce fut le récit des
quatre journées. Challe souligna que dès le 23 les cellules
communistes travaillaient le contingent. Le discours du général
De Gaulle du même jour renforça les indécis dans leur
attentisme. Désormais, il n'était possible à la rebellion
de tenir qu'en recourant à la violence ; il ne s'y résigna
pas et préféra se rendre.
-------La raison profonde de cet échec
?
- J'avoue que nous ne pensions pas que les tièdes
seraient si nombreux, qu'il y aurait tant de mollesse... Nous n'avons
pas voulu faire la guerre même aux tièdes.
-------Les conséquences ?
- C'est une partie de notre armée que
vous avez à juger. Ceux qui nous ont suivis, vous les verrez ;
ceux qui ont dit non, ils se comptent sur les dix doigts. Il y a enfin
les autres, déboussolés. Ils ne croient plus à rien,
à personne. L'unité de l'armée ? Elle ne réside
plus que dans la désespérance".
-------Et vint la péroraison :
-Servir, obéir, oui, jusqu'à la
mort, mais non jusqu'au parjure...
-------Zeller eut ensuite la parole. En proie
à une vive émotion, il parvint difficilement à s'exprimer.
Par deux fois, il sollicita une suspension et finalement ne put achever
son exposé. Certains journaux écriront le lendemain "
Zeller s'est effondré". En fait, c'est un cardiaque qui comparut
devant le Tribunal et que les péripéties d'une carrière
qui s'achevait devant des juges avaient brisé.
-------Sur les faits, il apporta peu d'éclaircissements.
Dès le début de l'instruction, Challe avait déclaré
qu'il ne donnerait pas de noms. On n'insista guère pour lui en
demander.
Il nia tout projet d'attaque contre la Métropole.
- Après coup, j'ai su qu'il y avait eu
une grande émotion (rires dans la salle). L'opération en
concernait que l'Algérie, elle devait, pour réussir, s'effectuer
sans effusion de sang. Là où on aurait résisté,
nous nous serions retirés.
-------La thèse de Challe parut discutable
aux yeux de tous quand il affirma que quelques semaines auraient suffi
pour gagner la partie en Algérie. L'interrogatoire révèla
en outre une autre faiblesse de l'opération. A travers les réponses
contraintes de Challe on discerna sans peine que les généraux
d'Alger n'étaient pas d'accord entre eux. Salan et Jouhaud étaient
partisans de créer un mouvement politico-militaire. Challe et Zeller
voulaient limiter leur entreprise à l'armée. Opposition
de tactique fondamentale qui laissait prévoir l'échec final.
-------Il est de tradition que le président,
à la fin de son interrogatoire, demande aux accusés s'ils
n'expriment pas quelque regret de leurs actes. Les réponses des
deux accusés se situèrent à mi-chemin du regret et
de l'intransigeance.
-------Challe
- J'ai peut-être eu tort de faire ce que
j'ai fait, mais j'ai agi pour mon pays.
-------Zeller
- Ce que nous avons fait est grave et contraire
à nos traditions. Si notre geste a pu servir à montrer notre
profond amour du pays et de l'Algérie, il n'aura pas été
vain.
-------Sur ces déclarations, qui restent
dignes, pèse la conscience de l'échec.
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-------Vinrent les
témoins.
-------Dans ce procès, ce sont surtout
des officiers qui déposèrent soit à la demande de
la défense, soit à celle de l'accusation. Et ce partage
révèla les scissions de l'armée, qu'il n'était
plus possible de dissimuler et que le procès des Barricades, moins
gravement, avait déjà fait apparaître. Les uns et
les autres apportèrent peu d'éléments quant aux faits.
Ils témoignèrent plutôt du divorce des principes.
-------Le général Gambiez,
petit homme rond, après avoir décrit ses vains efforts pour
empêcher la marche des paras sur Alger, affirma que " le
plus grave, c'est que la notion de service de l'Etat, pourtant fondamentale
dans l'armée, a été foulée aux pieds. On lui
a substitué la notion du service de quelques-uns. L'armée
a perdu la confiance de l'autorité civile et peut?être celle
de la nation".
-------Idée contre laquelle le président
Patin s'éleva publiquement avec force.
-------Challe riposta que lui et ses amis
ne se sont pas mis "au service de quelques-uns,
mais au service d'une cause".
-------A la reprise, les témoins de
la défense arrivèrent à la barre. Solide, la voix
rude, le colonel Georges de Boissieu décrivit longuement les tourments
de conscience de Challe. Il le montra d'abord acharné à
gagner la guerre, confiant dans la politique du gouvernement, puis déçu
et amer quand il eut perçu le sens de cette politique et qu'on
lui retira son commandement.
-------De Boissieu, comme plus tard le général
Cazenave, contesta que Challe eût eu la moindre ambition personnelle.
Il voulut être fidèle à sa parole.
-------Un des grands moments de ce procès
fut marqué
par le déposition du lieutenant Favreau. Ce jeune officier du 1er
R.E.P., grand gaillard blond à l'allure nette exprima les exigences
de la jeune armée, celle qui s'est forgée dans le rizières
d'Indochine, puis dans les djebels d'Algérie et qui n'a guère
de points communs avec celle des états-majors.
"Je lui ai dit (à Challe), que nous,
les lieutenants, nous étions désespérés, que
nous avions prêté des serments qu'il fallait renier. Je lui
ai dit qu'on craignait même que les plus exaltés ne soient
amenés à des actes plus regrettables. Le général
Challe m'a répondu qu'il s'était engagé justement
quand il avait senti que tout allait déborder. C'est grâce
à lui que nous pouvons comparaître aujourd'hui devant nos
juges les mains propres".
-------Et le lieutenant Favreau se tourna
vers les deux accusés, claqua des talons , salua, et se retira.
-------Puis, le général Valluy
déclara
- Si j'avais été dans cette affaire
de près ou de loin, je leur aurais dit : ce que vous faites est
totalement déraisonnable, fou, mais je ne puis m'empêcher
d'être de coeur avec vous.
-------Les témoignages de civils avaient
été ceux du délégué général
Morin pour l'accusation et du député François Valentin
pour la défense. On avait également lu une lettre de M.
Paul Delouvrier qui rendait hommage au général Challe et
exprimait son regret de n'avoir pu lui témoigner son amitié...
Après le défilé des témoins, on devait évoquer
à huis-clos l'affaire Si Salah. Mais de part et d'autre on y renonça.
II est rare dans un procès de voir un si parfait accord entre l'accusation
et la défense.
-------Enfin la parole fut donnée
à M. Besson.
-------Le Procureur Général,
après un préambule où il décrivit "cet
immense mouvement de libération qui secoue le monde entier comme
un sursaut de dignité humaine, qui est aussi le reflet de l'ordre
divin"... prononça un sévère réquisitoire.
Il affirma que l'échec des rebelles était dû à
la lucidité des soldats du contingent que Challe a voulu déconsidérer
en les traitant de communistes, et au discours du chef de l'Etat.
-------"Challe
dit qu'il a voulu éviter toute effusion de sang, mais nous avons
été au bord de la guerre civile. Jamais la ballade de l'apprent-sorcier
ne fut plus d'actualité que dans ces jours d'avril".
-------Après avoir contesté
que le mouvement fût resté purement militaire, le Procureur
général aborda ensuite le fond du débat : le droit
à l'insurrection. Revenant sur le passé, il condamna la
journée du 13 mai où "l'armée
a creusé une plaie au sein de la nation, une plaie encore si béante
que la IV, République en est morte car pour la première
fois on avait vu des militaires en délire pactiser avec des émeutiers".
-------Il y a tout de même un précédent
qui pesait sur les actes des accusés. C'était l'appel du
18 juin 1940.
-------Le procureur général
tenta de réfuter ce parallèle que pourtant le procès
n'avait pas évoqué.
-------"Qu'on
ne me dise pas, s'écria-t-il, que c'est le chef de l'Etat lui-même
qui a fondé ce droit à l'insurrection par son appel du 18
juin 1940, car il est un fait sans discussion, que le gouvernement de
Vichy était aux ordres de l'ennemi et qu'il ne pouvait valablement
représenter la nation".
-------Il pouvait paraître logique,
étant donné la sévérité de l'ensemble
du réquisitoire, que le Procureur général réclamât
la peine de mort. Il estima toutefois que les circonstances atténuantes
pouvaient être accordées aux accusés.
-------Il le fit en invoquant le fait que
Challe avait su mettre fin à l'insurrection et que, si Salan était
présent, on ne saurait appliquer à l'un et à l'autre
la même peine. Quant à Zeller, il avait conspiré à
fond. C'était un ennemi de la République, mais il n'avait
joué que les utilités. Il requit contre les accusés
une peine de vingt années de détention criminelle.
-------Dans sa plaidoirie, le bâtonnier
Arrighi resta fidèle au pacte conclu avec son client : pas d'attaque
contre le Gouvernement. Cela revient à dire qu'il ne plaida que
les circonstances atténuantes. Il décrivit les tourments
de conscience de Challe. Il montra qu'il avait empêché l'insurrection
de déborder jusqu'à l'effusion de sang, et, s'adressant
au Tribunal, il lui demanda de ne pas se laisser influencer par la raison
d'Etat.
-------A son tour, le bâtonnier Madelin
rappela la belle carrière de Zeller : campagnes de Tunisie, d'Italie
et de France. Il souligna que son client s'était livré volontairement
aux autorités militaires.
-------Lui succédant, le bâtonnier
Toulouse tira, pour la première fois, une leçon des récents
événements
-------"Ils
(les accusés) ont échoué. S'ils avaient réussi,
croyez-vous qu'il y aurait un français pour les accabler ?"
-------Il rappela qu'entre les Zeller et
l'Algérie existent des liens de sang et que toute l'armée
était de coeur avec les généraux révoltés.
Le drame, c'est que le mouvement, une fois déclenché, devait
recourir à la force plutôt qu'à la persuasion pour
rallier les tièdes.
-------Et il acheva sa plaidoirie sur la
description émouvante du drame algérien :
- L'armée a été chargée
d'expliquer et de faire triompher la politique de la France qu'elle dut
ensuite expliquer aux Français d'Algérie. D'abord, ils étaient
français, puis ils pouvaient l'être, puis ils pourraient
être souverrains et algériens...
-------"Nous
n'osons plus les regarder dans les yeux parce que nous ne savons plus
quoi leur répondre", sont venus
nous dire ici des officiers déchirés par le serment qu'ils
avaient prêté de mourir pour l'Algérie française..."
-------Le Haut Tribunal militaire revint
avec un jugement qui, si on le compare à celui qu'on attendait,
à la peine que réclamait le procureur général,
était indulgent : quinze ans de détention criminelle.
-------Les accusés, impassibles, écoutèrent
la sentence. La salle resta muette.
Y.F. Jaffré
(à suivre)
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