---------Alors
que j'étais jeune avocat, encore stagiaire chez l'un des grands noms
du barreau d'Alger, je recevais un jour de mon patron instruction d'assister
à une reconstitution de crime dans la région de Sakamody,
un col situé à environ quarante kilomètres d'Alger.
---------Il
fallut partir tôt en voiture le matin, pour être à huit
heures au pied du col, dans un fondouk où attendaient plusieurs mulets,
harnachés, prêts à recevoir tous ceux qui étaient
appelés à cette opération : juge, greffier, avocats
des parties civiles et des prévenus, interprètes... toute
une caravane qui, par des sentiers étroits, devait rejoindre, après
deux heures de trajet, le lieu du crime.
---------Parcourant
pour la première fois ces chemins de crête sur de telles montures,
j'ai admiré l'étonnant paysage qui s'étendait au-dessous
de nous, la rivière du Hamiz se terminant par un des plus pittoresques
barrages de l'Algérie, entouré de forêts, véritable
paysage alpin à quelques lieues de la capitale.
---------Arrivés
sur place où était évoquée la querelle mal terminée
entre deux voisins qui s'étaient préalablement disputés
la propriété d'une parcelle de quelques ares et avaient fini
après plusieurs années de procédure, par ne trouver
de solution que dans le crime, après qu'on eut entendu tous les témoins,
vrais ou faux, cités par la partie civile et par l'accusé,
vint l'heure du repas.
---------Ce
déjeuner, préparé par les gens du douar sous les ordres
du caïd présent sur les lieux, fut servi en plein air, sur la
pelouse où une énorme keftah remplie de couscous, avoisinait
les casseroles d'accompagnement avec la marga, le petit lait, la viande
de mouton. Et tout le monde s'assit sur l'herbe, près de vingt personnes
le juge, le greffier, les avocats, les parties civiles, les gendarmes et
aussi... le prévenu.
---------Un
observateur passant à ce moment, aurait presque cru à une
fête de famille; tout ce petit monde se servant au plat commun et
échangeant des propos bien éloignés de la préoccupation
du jour.
---------Si j'évoque
ce souvenir aujourd'hui avant de vous parler de la justice en Algérie
pendant près d'un siècle et demi de présence française,
c'est pour souligner qu'on ne peut traiter d'un tel sujet sans se placer
dans un contexte bien éloigné de celui d'une métropole
avec ses institutions, ses règles et ses traditions et donc dans
un certain folklore qui existait non dans les principes mais au quotidien.
Il paraît ambitieux d'autre part de résumer dans un article
toute l'oeuvre française en matière de justice, mais au
moins peut-on en donner un aperçu en rappelant d'abord de quelle
manière cette fonction s'exerçait sous la domination turque
avant le débarquement de 1830, puis en décrivant l'évolution
de l'organisation judiciaire, reflet des hésitations et des tournants
de la politique d'administration de ce territoire qui devait permettre
à la France de tripler sa superficie et de modifier son histoire.
La justice turque
---------Comment
s'exerçait la justice avant l'arrivée des Français
dans ce territoire soumis à l'administration turque sous l'autorité
d'un dey, siégeant à Alger?
---------C'est
du dey qu'émane par principe toute justice; on ne connaît
pas la séparation des pouvoirs et toutes les décisions sont
soumises à la discrétion du dey. Tout particulier peut,
du moins en théorie, en appeler à la justice directe du
souverain ou d'un de ses représentants, les beys dans chacun des
trois beylics qui constituent l'armature administrative de l'Algérie.
Dans les affaires civiles, le dey donne délégation à
un cadi, homme désigné pour ses connaissances du Coran et
des coutumes; mais ses décisions ri ont jamais l'autorité
de la chose jugée et un plaideur peut toujours faire appel à
un autre cadi pour voir infirmer la sentence le condamnant, voire revenir
devant le même avec de nouveaux témoins pour réexaminer
son procès. Deux cadis siègent à Alger, l'un pour
le rite hanéfite auquel étaient soumis les Turcs, c'est-à-dire
la plupart des habitants de la zone littorale, l'autre pour le rite malékite
qui concernait les Arabes, c'est-à-dire la population de l'intérieur.
Seul le cadi d'Alger était nommé par le sultan de Constantinople,
les autres par le dey. Les cadis exerçaient aussi des fonctions
de notaires, d'où ils tiraient leurs revenus, outre les divers
cadeaux des plaideurs, l'intégrité de ces juges n'étant
pas leur plus grande qualité.
---------La justice
criminelle est, elle, l'apanage du dey ou du bey, sauf pour les petits
délits jugés dans les villes par le hakem (chef), ou le
cheih et belad (sorte de maire), et ailleurs par les caïds, c'est-à-dire
dans tous les cas par les représentants de l'exécutif. Ils
pouvaient prononcer des amendes ou la bastonnade, peine courante. Mais
la peine de mort et les longues détentions étaient le privilège
de l'autorité supérieure.
---------L'assassinat,
le vol, le blasphème étaient punis de mort. L'adultère
entraînait la lapidation et la musulmane, surprise à avoir
des relations avec un chrétien ou un juif, était cousue
dans un sac et jetée à la mer, le partenaire condamné
à mort.
---------En
prononçant la mort, le juge décidait du mode d'exécution
: souvent la peine du talion; un jeune ayant tué un vieillard en
lui portant sept coups de couteaux, fut condamné à avoir
la tête tranchée à sept reprises. Quand la peine était
prononcée par le dey, le condamné était précipité
sur les crochets de fer qui garnissaient la porte Bab-Azoun à Alger
et y était suspendu jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les juifs
condamnés à mort étaient brûlés vifs.
Quant à la peine de la bastonnade, elle allait de 30 à 1200
coups administrés sur la plante des pieds. La prison n'existait
pratiquement pas, sauf pour le blasphémateur. La principale, pour
ne pas dire la seule, qualité de cette justice, était évidemment
son caractère expéditif. Tant au civil qu'au pénal,
on ne s'embarrassait guère de procédure; l'instruction n'existait
pas, les droits de la défense étaient totalement inconnus
et quelle qu'ait pu être la conscience du juge, toutes les erreurs
judiciaires étaient permises.
---------Il
n'empêche qu'en prenant possession d'Alger, le représentant
de la France avait pris l'engagement de respecter la liberté, la
religion et les coutumes des habitants de toutes les classes; et le maréchal
Bugeaud luimême, se considérait lié par cet engagement,
ce qui a longtemps constitué une entrave à une organisation
logique, rationnelle et équitable de la justice. Ce souci français
de respect de la convention accompagnant la capitulation d'Alger le 5
juillet 1830, devait être à l'origine de toutes les hésitations
et des erreurs qui ont marqué l'organisation administrative et
judiciaire de l'Algérie; la France ne voulant bouleverser les habitudes
des indigènes sans chercher à voir ce qu'elles avaient parfois
de cruel et de contraire à tous les principes que notamment la
Révolution française avait introduits dans tout le monde
occidental.
---------Ainsi,
quatre périodes de durées très diverses, apparaissent
dans l'organisation judiciaire de l'Algérie en fonction précisément
des hésitations de la politique coloniale de la France.
Période 1830-1834
---------C'est
naturellement la période de tâtonnements.
---------Rappelons
qu'après le débarquement, la conquête se limite à
six villes du littoral : Alger, Bône, Bougie, Oran, Arzew, Mostaganem.
La monarchie de Juillet n'a pas encore adopté de politique définitive
et le régime sera alors celui d'une armée en campagne. Toutes
les décisions émanent de l'autorité militaire.
---------Un
arrêté du général en chef du 9 septembre 1830
institue à Alger un tribunal spécial composé d'un
président, de deux juges et d'un procureur du roi, jugeant au criminel
comme au civil. De lui relevaient toutes personnes sauf les militaires
justiciables des conseils de guerre et les étrangers soumis aux
juridictions consulaires de l'Ancien Régime. Quand des musulmans
ou des juifs étaient en cause, on lui adjoignait des juges musulmans
ou israélites. C'était l'idée d'unité de juridiction
pour tous les éléments de la population. Mais ce système
ne vécut que quelques semaines. Un arrêté du 22 octobre
institua à sa place, une cour de justice et un tribunal de police
correctionnelle. La cour de justice, présidée par un membre
du comité de gouvernement, connaissait au civil de toutes causes
dans lesquelles un Français était intéressé,
et au criminel elle était chambre d'instruction qui renvoyait les
prévenus devant les tribunaux français de métropole.
---------Le tribunal
de police correctionnelle, présidé par le commissaire général
de police, connaissait des délits et contraventions.
---------Les
conseils de guerre jugeaient les crimes et délits commis par les
indigènes contre les Français, mais pour les indigènes,
l'autorité judiciaire était restituée au cadi, ce
qui était une erreur car précédemment, les cadis
n'avaient aucune compétence en matière pénale; mais
comme l'écrit le professeur Lambert, cette "
erreur ne tenait qu'à l'outrance avec laquelle on posait le principe
de la personnalité des juridictions, corollaire de la personnalité
des lois ".
---------Divers
arrêtés du général en chef, entre 1831 et 1833,
devaient combler plusieurs lacunes de cette organisation judiciaire, en
prévoyant l'appel du tribunal correctionnel devant la cour de justice
et, de la cour de justice au conseil d'administration; création
d'un juge royal à Bône et à Oran, d'une cour criminelle
à Alger. La mise en place de cette organisation est due en grande
partie au baron Pichon. En effet, en 1831 Casimir Périer, ministre
de la Guerre, avait eu l'idée de séparer le pouvoir militaire,
confié au duc de Rovigo, du pouvoir civil attribué au baron
Pichon. Celui-ci chercha à corriger les insuffisances de l'arrêté
du 22 octobre 1830 qui avait oublié de prévoir l'appel des
jugements de la cour de justice. Il crut bien faire en prévoyant
par arrêté du 16 février 1832, que les recours seraient
portés devant le conseil supérieur de la Régence,
institué le 1er décembre 1831. C'était mélanger
les genres et subordonner le judiciaire à l'organe administratif.
Le baron Pichon prépara l'organisation judiciaire future, mais
il ne put parfaire son ocuvre car il ne s'entendait pas avec le duc de
Rovigo. C'est l'éternel conflit entre le représentant du
droit et celui de l'ordre, l'un ayant le souci des formes et du respect
de la loi, l'autre ayant surtout un besoin légitime d'efficacité.
---------Une affaire
devait illustrer cet antagonisme, celle du cheik des Ouffias un vol ayant
été commis sur des aventuriers Biscarras, Rovigo s'en prit
à la tribu des Ouffias qu'il fit décimer; leur cheik fut
traduit devant un conseil de guerre, condamné à mort et
exécuté.
---------C'était
de la part de Rovigo un abus car il a été prévu qu'aux
termes de l'arrêté du 22 octobre 1830, la compétence
des conseils de guerre était limitée aux crimes commis par
les indigènes contre les personnes ou les biens de Français,
et que les Biscarras ne pouvaient d'aucune manière, être
considérés comme Français. L'intention de Rovigo
se justifiait sans doute, du moins à ses yeux, par le souci d'imposer
l'autorité de l'armée. Cette affaire devait cependant aggraver
les rapports entre le civil et le militaire et Pichon fut rappelé
en métropole et remplacé par Genty de Bussy.
---------Cette
affaire devait aussi, à la demande de Rovigo, entraîner une
nouvelle compétence des conseils de guerre qui statueraient désormais
même pour les crimes commis par des indigènes entre eux.
C'était une régularisation, à posteriori, de l'affaire
des Ouffias.
---------C'était
aussi un retour à la juridiction antérieure du cadi qui
demeurait désormais compétent seulement en matière
civile entre musulmans et pour les petits délits. Le cadi se voyait
aussi refuser toute compétence dans les affaires entre juifs et
musulmans.
---------On
s'acheminait donc vers une reconnaissance complète de la compétence
des tribunaux français dans les conflits entre juifs et musulmans,
et ce principe devait être proclamé par l'ordonnance du 10
août 1834, qui inaugure la deuxième période de l'histoire
judiciaire de l'Algérie.
Période 1834-1841
---------Après
la première période de tâtonnements, c'est une période
de recherches.
---------La
conquête se précise et si Paris hésite sur l'avenir
de l'Algérie et sur le statut à lui donner, sur place, les
militaires ont progressé et occupent une grande partie du territoire.
Les Européens s'installent de plus en plus nombreux et il faut
donc organiser la justice comme l'administration. Une commission, dont
le rapporteur était M. Laurence, prépara l'ordonnance du
10 août 1834 dans le sens de l'assimilation de la justice algérienne
avec les juridictions de métropole. Cette ordonnance tend à
introduire, en Algérie, les principes élémentaires
de l'organisation judiciaire française : la spécialisation
et la hiérarchie des juridictions.
---------Pour les
procès entre Français, on crée trois juridictions
de type français et hiérarchisées avec double degré
de juridiction : trois tribunaux de première instance à
Alger, Bône et Oran; un tribunal de commerce à Alger; et
un tribunal supérieur qui connaît des appels de décisions
de tribunaux de première instance et de commerce.
---------Les
procès entre musulmans restent de la compétence des cadis
mais ceux-ci sont désormais nommés par les autorités
françaises et leurs jugements portés en appel devant le
tribunal supérieur. Ils retrouvaient (c'est une erreur) le pouvoir
de juger crimes et délits qu'ils n'avaient jamais eu durant la
période turque et, même corrigée par la possibilité
de l'appel, cette faculté répressive ne correspondait pas
à la tradition pénale puisque celle-ci était du domaine
de l'autorité et il y avait trop à craindre de l'arbitraire
de ces juges non formés pour une telle compétence.
---------Les
tribunaux rabbiniques sont maintenus avec appel possible devant le tribunal
supérieur. Pourtant, ces tribunaux spéciaux avaient de graves
lacunes. Ils ne pouvaient juger " au nom
du peuple français ", donc n'avaient pas la possibilité
d'imposer l'exécution de leurs décisions.
---------Un exemple
cité par l'excellente étude d'Edmond Norès, ancien
avocat général à Alger, montre bien cette difficulté
: le mariage rabbinique ne comportait, pour sa validité, d'autre
obligation que l'échange de consentements des époux devant
deux témoins. Un juif d'Alger prétendait avoir, dans ces
conditions, épousé une riche veuve oranaise qui niait le
mariage. Le tribunal rabbinique d'Alger lui donna gain de cause, mais
la veuve s'adressa de son côté au tribunal rabbinique d'Oran
qui lui donna raison. Le résultat fut que la veuve demeura chez
elle.
---------Cette seconde
période apparaît cependant comme la plus importante pour
l'organisation judiciaire de l'Algérie car elle porte déjà
en elle, tous les germes de ce que sera l'administration de la justice
algérienne telle qu'elle est encore en place à ce jour.
Elle allait cependant trop loin et trop vite dans l'assimilation, et de
ce point de vue, elle était en avance sur l'organisation administrative
et le statut de ce pays qui était encore soumis aux hésitations
et aux combats politiques de Paris.
---------En 1841,
la France est décidée enfin à conserver sa conquête.
Il s'agit donc maintenant de préserver les droits de ses nationaux,
d'ôter tout caractère précaire à l'organisation
du territoire et de la justice, de tenir compte de l'expérience
de ces dix années et d'adapter la justice à celle de métropole,
en tenant compte des particularités et des diversités des
populations algériennes.
---------Une
troisième période va donc commencer avec les ordonnances
des 28 février 1841 et 26 septembre 1842.
Période 1841-1854
---------Cette période
voit le triomphe des idées assimilatrices. Les ordonnances de 1841
et 1842 vont s'efforcer de constituer des juridictions sur le modèle
métropolitain, la première créant une cour royale
et des justices de paix.
--------La
cour royale connaît en appel de tous les jugements rendus par les
tribunaux civils ou de commerce et par les tribunaux musulmans. Constituée
en cour criminelle, elle juge tous les individus accusés de crimes,
indifféremment européens ou indigènes; elle connaît
aussi de tous les appels correctionnels. Les cadis perdent toute compétence
pénale sauf pour les infractions non prévues par la loi
française.
---------Plusieurs
justices de paix sont créées sur le modèle français
et se substituent donc aux commissaires civils, statuant en premier ressort
jusqu'à 300 F et à charge d'appel au-delà de cette
somme. Les cadis sont nommés par le gouverneur et leurs décisions
soumises à l'appel devant les tribunaux français. Plusieurs
textes créent des tribunaux à Blida, Constantine et Mostaganem,
créent une seconde chambre à la cour d'appel d'Alger avec
titre de premier président. Toutes les affaires civiles sont susceptibles
de pourvoi en cassation. Comme l'écrit Norès, on est allé
trop loin dans la voie de l'assimilation "
la théorie ne put entrer dans le domaine de la pratique et la force
même des choses et des faits, plus puissante que les conceptions
des idéologues, ne devait pas tarder à faire ressortir que
cette assimilation complète était inapplicable dans le domaine
de la justice civile en attendant qu'une expérience analogue vint
démontrer qu'elle n'était pas de mise en matière
criminelle ".
--------Comment
confier en effet aux mêmes juges, les problèmes complexes
du droit musulman avec ses
règles particulières en matière de mariage, de répudiation,
de succession suivant des traditions typiquement musulmanes comme les
règles de dévolution par rahnia
(contrat de prêt sur gages sans usufruit), tsenia
(contrat de prêt sur gages avec usufruit) ou chefaa
(retrait d'indivision), le tout compliqué par l'existence de biens
habous et terres melk,
et les règles de droit français?
---------De
même, en matière pénale faire juger les criminels
musulmans par des Européens risquait de créer des inégalités
dans la répression. Crainte pas toujours justifiée comme
l'a montré une affaire qui avait, à l'époque, été
provoquée par le général d'Uzer qui, par ailleurs,
n'a pas laissé que de bons souvenirs en Kabylie où il exerçait
son commandement : un brick s'était échoué près
de Bône à l'embouchure de la Seybouse. Tous les efforts du
commandant de bord Brindejonc pour le sauver sont demeurés vains
et il dut quitter le dernier son navire.
---------Le
procureur du roi du ressort de Bône, dans un rapport à M.
Laurence, accusait les Arabes de la tribu de Béni-Urdjine, proche
du lieu du naufrage, d'avoir commis des atrocités sur les rescapés
sans que le général d'Uzer ne soit intervenu.
---------Le
tribunal de Bône a rendu, contre les membres de la tribu des BéniUrdjine
accusés d'actes criminels, un jugement particulièrement
bienveillant, condamnant cinq d'entre eux à cinq jours d'emprisonnement
et 300 F de dommages-intérêts à la charge de la tribu
toute entière.
---------L'expérience
acquise durant cette période permettait cependant de remettre en
question une politique d'assimilation complète; et si cette politique
ne fut pas abandonnée, elle donna lieu à de nouveaux textes
et au premier d'entre eux, le décret du 19 août 1854, qui
inaugure la quatrième période de l'histoire judiciaire de
l'Algérie.
Période 1854-1962
----------La principale
innovation de ce décret de 1854 est la création des justices
de paix à compétence étendue, nouvelle institution
tout à fait originale, destinée à rapprocher la justice
du justiciable dans un pays, écrit M. Zeys : "
presque aussi étendu que la France où il n'existe que seize
tribunaux de première instance, alors qu'il y en a 287 en métropole...
Il fallait donc : ou multiplier les tribunaux de première instance,
ou augmenter les attributions et la compétence des juges de paix
". Cette création devait s'avérer très efficace
et se maintint jusqu'à la période contemporaine, sans modification.
Qu'était donc ce nouveau juge? Recruté comme en métropole,
ce juge devait en outre être titulaire d'un diplôme de législation
algérienne.
----------Sa
compétence nouvelle le situait à mi-chemin du juge de paix
et du tribunal, car il avait désormais des pouvoirs étendus
en toutes matières, tant civiles que pénales.
----------1
- En matière civile et commerciale, le taux de compétence
est triplé.
----------2
- Comme juge des référés civils ou commerciaux, il
a la même attribution que les présidents de tribunaux de
première instance.
----------3
- En matière correctionnelle, il connaît des délits
entraînant une peine inférieure à deux années
d'emprisonnement ou une peine d'amende quel qu'en soit le taux.
----------4
- En matière criminelle et correctionnelle, il devient même
juge d'instruction, du moins dans la première phase de l'information,
pouvant procéder au premier interrogatoire et délivrer des
mandats de dépôts provisoires.
----------Hors
les villes où existaient des tribunaux de première instance,
tous les juges de paix devenaient " à
compétence étendue ", soit 99 au total,
contre 20 " à compétence ordinaire
". Ils eurent un pouvoir considérable et une charge
difficile. En fait, pour les avoir pratiqués, je peux dire, comme
le professeur Jacques Lambert, que cette "
création empruntée à notre droit colonial s'est révélée
à tous points de vue excellente ".
----------Curieusement,
on a vu de tels juges faire toute leur carrière dans le même
tribunal. Je pense en particulier à ceux que j'ai fréquentés
Bernardot à Maison-Carrée, Ferrandis à L'Arba, dont
je ne me souviens du nom que parce que, pendant quinze ans, je n'en ai
pas connu d'autres dans leur justice de paix. Ils devenaient, pour tous
les citoyens, l'incarnation de la justice dans leur territoire et ils
avaient une connaissance complète de tous leurs justiciables.
----------Une grande
innovation fut, en matière de justice civile musulmane,
l'ordonnance du 23 novembre 1944, créant la chambre de révision
musulmane, chambre spéciale de la cour d'appel d'Alger, véritable
cour de cassation qui devait permettre d'unifier et clarifier le droit
musulman. La procédure est inspirée de celle de la cour
de cassation et, comme la cour suprême française, elle ne
juge pas au fond, mais rejette ou casse le jugement déféré
en le renvoyant devant un autre tribunal. jusqu'en 1962, la chambre de
révision est devenue un véritable régulateur du droit
musulman; sa jurisprudence a survécu à l'indépendance
et il continue à être fait référence à
ses décisions dans l'actuelle cour de cassation algérienne.
----------Ainsi,
à partir de 1854, l'organisation judiciaire trouve sa forme définitive,
du moins sur le plan civil et avec périodiquement des textes
d'aménagement. On peut dire que désormais, sauf en matière
de droit personnel et succession, où le cadi demeure seul compétent
et où la chambre de révision est une juridiction spéciale
de droit musulman, la justice se rend en Algérie comme en métropole,
avec des juridictions de première instance, la cour d'appel d'abord
à Alger, puis à Oran et Constantine, des tribunaux de commerce,
conseil de prud'hommes.
----------En
matière pénale, la situation est plus complexe. En principe,
les contraventions et délits sont passibles, comme en métropole,
de simple police et de correctionnelle avec la juridiction déjà
examinée des juges de paix à compétence étendue.
----------Sans
s'attarder sur les pouvoirs exercés pendant quelque temps par le
gouvernement général (l'internement administratif, le séquestre,
voire l'amende collective), et sur les peines disciplinaires infligées
par les commandants militaires, on voit se créer en 1902 les
tribunaux répressifs pour la connaissance des délits
commis par les indigènes; ils seront supprimés en 1930 au
profit des tribunaux correctionnels ordinaires.
----------La
même année 1902, par une loi du 30 décembre, sont
créées des cours criminelles pour juger les crimes
commis par les indigènes; l'expérience ayant montré
qu'ils ne pouvaient, dans leur propre intérêt, être
passibles des cours d'assises ordinaires composées de seuls jurés
européens. Ces cours étaient composées de trois magistrats
entourés de deux jurés européens et deux musulmans.
----------Malgré
cette composition, ces cours spéciales se sont montrées
généralement sévères et furent critiquées
dans la mesure où elles apparaissaient comme des juridictions d'exception.
Elles devaient être définitivement supprimées en 1942
et remplacées par les cours d'assises ordinaires auxquelles, donc,
on revenait. On prit soin cependant d'exiger dans le jury la moitié
de musulmans lorsqu'il s'agissait de juger un musulman. Pour avoir personnellement
plaidé devant ces cours d'assises à formation paritaire,
je peux dire qu'elles sont loin d'avoir eu la même réputation
de sévérité que celle des cours criminelles.
----------Telles
sont les grandes lignes de l'organisation judiciaire française
en Algérie. Il serait évidemment fastidieux, sinon sans
intérêt, d'entrer dans le détail de cette grande oeuvre
française, en n'oubliant pas qu'elle est presque partie de zéro
et qu'il fallut constamment innover, réfléchir, imaginer,
rebâtir, adapter et faire en sorte qu'aucune communauté ne
se sente brimée par ses juges. Il serait osé de dire qu'aucune
erreur n'a été commise et que tout fonctionna parfaitement,
et pour illustrer cette réserve, je vous parlerai d'une affaire
qui a déchaîné la chronique et les passions au XIXe
siècle et qui fut pour l'Algérie, une véritable
affaire Dreyfus avant l'autre. Ce fut l'affaire Doineau
----------Le capitaine
Doineau commandait le bureau arabe de Tlemcen, une de ces institutions
créées peu après la conquête pour rapprocher
l'armée des populations, ce qu'on peut comparer mutatis mutandis,
à ce que furent les officiers S.A.S. pendant la guerre d'Algérie.
Ils eurent leurs partisans et des adversaires résolus accusant
leurs titulaires d'être de petits potentats et décidés
à les faire supprimer. L'occasion leur en fut donnée par
cette affaire qui commença le 12 septembre 1856 par l'attaque de
la diligence qui devait relier Tlemcen à Oran.
----------À
3 heures du matin, alors que les six passagers somnolaient à bord,
subitement la diligence fut entourée par une douzaine de cavaliers
qui l'arrêtent et s'acharnent sur l'un des passagers, l'agha Ben
Abdallah, qu'ils tuent après lui avoir arraché sa légion
d'honneur; deux passagers sont blessés mortellement : le secrétaire
de l'agha et un négociant, M. Valette. Les soupçons se portent
immédiatement sur l'agha Bel'Hadj qui vouait une haine connue de
tous à la victime, avec qui il avait eu une violente querelle deux
jours auparavant et qui, injure suprême, lui avait tiré la
barbe.
----------Le juge
Doineau fut chargé de l'enquête qui ne donna aucun résultat;
à la suite de quoi, le général Cousin Montauban,
commandant la division d'Oran, dépêcha sur place un enquêteur
discret, l'agha Bendaoud, ami de la victime. Il semble que celui-ci ait
prêté l'oreille à tous les ragots qui couraient dans
la ville et il désigna dans son rapport plusieurs coupables, dont
bien entendu l'agha Bel'Hadj et aussi Si Mohamed Khodja, secrétaire
du capitaine Doineau. Des arrestations suivirent sauf celle de l'agha
qui s'enfuit au Maroc. Celui-ci devait être arrêté
quelques mois plus tard en revenant imprudemment à Tlemcen avec
sa nouvelle femme.
----------Soit
par erreur de l'interprète selon certains, soit pour diminuer leur
propre responsabilité, certains inculpés mirent en cause
le capitaine Doineau comme instigateur du crime. Il est de fait que Doineau
détestait la victime qu'il accusait "de
faire suer le burnous suivant les méthodes pratiquées lors
de l'occupation turque ". Sur ces accusations assez douteuses,
Doineau fut arrêté, inculpé par le juge d'instruction
et incarcéré.
----------L'affaire
déborda aussitôt le cadre tlemcénien pour devenir
une affaire nationale, en opposant l'armée aux libéraux.
Tous les camarades de Doineau et la plupart des officiers défendront
avec acharnement Doineau, tandis que ses adversaires profitaient de cette
trop belle occasion pour demander la suppression des bureaux arabes; suppression
qu'ils devaient d'ailleurs obtenir le 27 octobre 1870.
----------Le procès
Doineau eut lieu à Oran en dix-sept audiences, du 6 au 23 août
1857. Les amis de Doineau crurent bien faire en lui choisissant comme
avocat Me Nogent Saint-Laurent qui avait défendu Napoléon
III quand celui-ci n'était que conspirateur. Bel'Hadj eut comme
avocat l'un des plus célèbres et plus brillants de l'époque,
Me Jules Favre, qui fut un véritable procureur pour Doineau et
usa de tout son talent pour condamner les bureaux arabes. Face à
Jules Favre, Doineau fut, semble-t-il, mal défendu et malgré
toutes les contradictions de ses accusateurs, fut condamné à
mort le 23 août 1857. Ce fut évidemment un déchaînement
dans l'armée, qui n'eut pas le retentissement que devait connaître
l'affaire Dreyfus, mais laissa tout de même beaucoup de traces.
Doineau fut finalement gracié et transféré à
Toulon avant d'obtenir, en 1859, la grâce complète de l'Empereur
sous la promesse, qu'il devait tenir, de s'éloigner de France pendant
dix ans et de ne rien publier sur son affaire. Il vécut jusqu'à
l'âge de 90 ans et mourut à Lille en 1914.
----------L'évocation
de la défense de Doineau me conduit à terminer en rappelant
comment s'est exercée la défense en Algérie pendant
ces 132 années de présence française.
----------Si
devant les cadis, et seulement devant eux, les plaideurs musulmans n'ont
jamais cessé d'être défendus par les Oukils, corps
de défenseurs traditionnels et institutionnalisés par le
décret du 18 octobre 1864, la défense des justiciables fut
assez rapidement organisée. Dès 1835, les barreaux étaient
créés et les avocats exercèrent leurs fonctions comme
en métropole. Le corps des avocats défenseurs disparut par
extinction avant d'être remplacé par les avoués qui
eurent le privilège de la postulation devant les tribunaux de première
instance et le droit de plaider dans les tribunaux où le barreau
n'existait pas et devant les juges de paix. L'accès au barreau
des musulmans fut définitivement consacré en 1862 par la
cour de cassation. De grands noms illustrèrent les barreaux algériens
: le bâtonnier L'Admiral, grand criminaliste, connut entre les deux
guerres une grande renommée qui dépassa le cadre du barreau
d'Alger; les bâtonniers Sansonetti, Sema, du barreau d'Alger ont
laissé le souvenir d'avocats d'assises redoutables, appelés
fréquemment devant les cours d'assises de métropole. Me
Goutermanoff, grand humaniste, s'illustra dans la défense (oh combien
délicate) du général Salan, après avoir été
lui aussi un spécialiste des assises.
----------J'ai
eu l'honneur de côtoyer la plupart de ces ténors, plaidant
parfois à leur côté. Pendant quinze ans, ils ont été
pour moi des modèles et après avoir exercé plus de
trente ans au barreau de Paris, je ne trouve pas que ces confrères,
et bien d'autres que je ne citerai pas, aient eu à envier le talent
de leurs homologues métropolitains.
----------Ils
ont d'ailleurs laissé en Algérie un souvenir vivace comme
j'ai pu le constater en visitant récemment le barreau d'Alger,
comme j'ai pu voir combien l'organisation actuelle de la justice en Algérie
est finalement le prolongement naturel de ce qu'elle fut en 132 ans de
présence française et, n'est-ce pas là le plus grand
hommage que les Algériens rendent à leur ancienne patrie?
Me Roland Blanquer
de l'Académie des sciences d'outre-mer
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