justice en Algérie
Juge en Kabylie
Jean Turin

----------«.Juge de paix, quel beau nom pour un métier d'homme ! L'exercer en Kabylie, c'était presque un sacerdoce. Jean Turin l'avait bien ressenti ainsi, lui qui aimait tant ces montagnes dont, tout enfant déjà, il avait subi l'envoûtement.

Extrait de la revue du Cercle algérianiste, n°5, décembre 1979 avec l'autorisation de la direction de la revue "l'Algérianiste"

Jean Turin est né en Algérie, où s'est déroulée toute sa carrière de magistrat. Ce texte est extrait d'une conférence faite à Toulon, à l'Académie du Var, en 1964.
mise sur site le 27-8-2006
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Kabylie... cher pays de mon enfance. Ce n'est pas le titre d'une chanson mais bien celui du souvenir.

Si j'ai choisi ce sujet c'est que j'éprouve le sentiment que ressent tout exilé de sa province natale, Provençal, Bourguignon ou n'importe quel autre, quand il se remémore ses premières joies, ses premiers chagrins, le déroule-ment de son enfance dans un cadre familier et lorsque l'abandon de la terre où il a pris le souffle tend les liens qui l'y rattachent sans les briser.

Car qui pourrait oublier les jeux innocents, les jeunes amitiés, l'affection naïve d'un petit garçon murmurant à la petite fille, de santé délicate : e Quand je serai docteur, je me marierai avec toi et je pourrai te soigner tous les jours et te guérir." Qui l'oublierait, surtout si la petite fille était morte ? Et lequel d'entre nous perdrait la mémoire du pays où naquît un tel souvenir, immortelle dans une brassée de souvenirs ?

J'ai vécu tout enfant à Fort-National, coeur de la Grande Kabylie, dans le décor hautain des montagnes du Djurdjura, au milieu de paysages féeriques, figés dans une grandiose solitude sous la neige des hivers, mais, au printemps, animés par une foule joyeuse de soleil et de clarté après les longues journées de brume. Alors les villages s'éveillaient pleins de rumeurs. Des toits sans cheminée, à travers les tuiles, s'élevaient des fumées légères et l'odeur des bruyères brûlées se mêlait au parfum de corolles prêtes à éclore. Les pâtres, pressés de jouir de l'heure, poussaient leurs troupeaux sur les chantiers. Derrière eux, ivres de la liberté retrouvée, les chiens irritaient de leurs aboiements les boeufs placides, jetaient les chèvres hors des chemins. Dans le ciel, les vautours menaient leur ronde, à l'affût d'une proie, tandis que martinets et hirondelles, comme par miracle issus des nues, se grisaient de vols rapides et de cris. Les femmes et les enfants cou-raient vers les fontaines délivrées et les vieux hommes s'allongeaient à terre, graves et béats. Gens et bêtes se hâtaient de vivre comme si le jour naissant ne devait être qu'une offrande passagère du soleil.

J'habitais une maison longue et blanche, entourée d'un grand jardin coloré d'iris et de pervenches. Tout au fond s'élevait une tonnelle de lierre où je réfugiais mes joies et mes peines d'enfant. Souvent j'errais le long des remparts, admirant, à travers les meurtrières, les pics du Djurdjura dont les blancs sommets se teintaient de vives couleurs au soleil levant et où mouraient les dernières lueurs du jour. Et je fréquentais l'école communale en compagnie de jeunes camarades kabyles qui, lors des fêtes patronales, chantaient avec moi la " Marseillaise ".

A cette époque, il était assez ardu de parvenir jusqu'à Fort-National. D'Alger, le chemin de fer, généreux en fumée et en poussières, menait le voyageur en gare de Tizi-Ouzou. Un grand break l'attendait et le conduisait à l'hôtel Kohler en vue d'un traditionnel café au lait agrémenté de brioches et de croissants. Puis on reprenait place dans le break qui, tentures flottant au vent, traversait au trot de ses trois chevaux la foule compacte des burnous. L'odeur du bois brûlé, mêlé au parfum du " kaoua ", quittait les cafés maures et accompagnait le voyageur qui glanait encore, au passage, d'autres odeurs : musc, benjoin, épices. Ce mélange ne heurtait pas l'odorat : il caractérise la senteur de la cité kabyle que l'on ne retrouve en aucun autre pays du monde et l'on en garde le souvenir nostalgique.

Tout allait bien jusqu'au lieu-dit " Les Fermes-Françaises ". Puis la côte devenait rude. Les bêtes ralentissaient l'allure malgré le fouet et les injures. Les voyageurs, sous le soleil sans pitié, fermaient les yeux et une somnolence, cependant inquiète des mouches tenaces, tentait sa chance... Un cri brusque du conducteur mettait fin à toute incertitude.

- Tout le monde descend !... sauf les dames, ajoutait-il galamment lorsqu'elles n'étaient pas en très grand nombre.

La montée sévère justifiait cet appel si l'on considérait les haridelles aux paturons fatigués qui, plus têtues, à l'occasion, que des mulets, étaient fermement décidées à ne poursuivre leur route qu'allégées de leur fardeau humain. Alors tout le monde descendait. Les enfants kabyles des villages voisins, au courant de cet épisode quotidien, accouraient, escortaient la caravane, offrant à la vente des bouquets de fleurs sauvages, des oeufs, des poulets ou quémandant simplement une aumône. Les voyageurs faisaient plus ample connaissance et le jeune lieutenant profitait de la promenade forcée pour tenter de s'attirer les bonnes grâces de la nouvelle institutrice. L'on arrivait ainsi à la halte officielle, marquée par une baraque en bois dressée sur le bord de la route où un cafetier kabyle vendait du café maure, du thé à la menthe et de la tiède limonade. Un passant facétieux avait accroché au-dessus de la porte une pancarte sur laquelle il avait inscrit : a Le Grüber ". Le cafetier avait maintenu l'enseigne lorsqu'il avait su qu'elle reproduisait le nom d'un grand café d'Alger.

Les chevaux reposés, on repartait et c'est alors qu'à l'issue de chaque lacet de la route on apercevait la caserne des zouaves qui dominait Fort-National et le pays environnant. Cette vision mettait beaucoup d'espoir au coeur de ceux dont c'était le premier voyage. Hélas ! Bien des tournants restaient à franchir avant l'arrivée.

Mais, soudain, survenait la récompense des fatigues endurées. Sortant de l'étreinte des collines qui le bordaient jusque-là, le chemin débouchait, après une courbe, sur un paysage d'une fastueuse grandeur. Du fond d'un abîme, où un oued traçait son cours à travers une parure de lauriers-roses, jaillissait une végétation puissante, née des caprices des vents, des pluies et des neiges. Elle s'élançait sans ordre à l'assaut des premiers contreforts du Djurdjura et l'oeil fatigué des poussières de la route parcourait, ravi, l'immense fouillis de verdure. Le regard était aussitôt après attiré par les cîmes imposantes du Djurdjura, ces pics gardiens de la terre kabyle, protecteurs des moindres éminences rangées, telles des filles peureuses, sous la domination paternelle. Cet ensemble est inséparable d'un paysage kabyle. Il faut avoir admiré ces sommets dans le clair matin, dans les soirs bleus, au cours des nuits d'été, lorsqu'ils empruntent au soleil, à la lune, à toutes les lueurs venues des cieux, des reflets merveilleux et divers. Mais pourtant c'est l'hiver que le Djurdjura, orgueilleux, immobile sous son blanc manteau, impose toute sa puissance et domine la Kabylie de son invincible éternité.

Ce paysage grandiose accompagnait le voyageur jusqu'à Fort-National où l'on entrait par la porte d'Alger. Le conducteur demandait alors à son attelage un ultime effort et le break parvenait à une allure très convenable jusqu'à la place du village.

C'est le maréchal Randon qui, en 1857, fit construire, sur le point le plus élevé du village, un fort qu'il baptisa Fort-Napoléon. A l'avènement de la République on lui donna le nom de Fort-National. Peu à peu, au régime militaire se substitua l'administration civile. La commune de plein exercice comprit le centre proprement dit. La commune mixte, dirigée par un administrateur civil, engloba une vaste circonscription divisée en douars. A la
tête de chacun de ceux-ci était placé un caïd, fonctionnaire nommé par l'administration française, dépendant de l'administrateur. Chaque village avait son chef qui exerçait, sous la surveillance du caïd, les fonctions de maire en quelque sorte, assisté d'une assemblée de notables, véritable conseil municipal.

A Fort-National, mairie et justice de paix s'édifièrent sur la place principale. L'église se bâtit à l'extrémité de la grand-rue, non loin de l'école communale où la jeunesse kabyle se mêla aux enfants de France. L'armée veillait sur cet ensemble paisible au sein duquel commença l'évolution des esprits et des coeurs.

Un marché se tenait tous les mercredis, hors les murs de Fort-National, sur un vaste emplacement. Le spectacle n'était pas démuni d'une certaine poésie d'un caractère évidemment réaliste. Ce marché avait nom, en langue kabyle : Souk-el-arba Beni-Iraken. Souk, signifie : marché, El-arba veut dire : du mercredi et Beni-Iraken est le nom du douar où il se tenait.

Les Kabyles s'y rendaient en très grand nombre, qui à pied, qui à mulet ou à cheval, qui monté sur un âne, venant des villages environnants. Des transactions de toute sorte s'y déroulaient du point du jour au crépuscule : troc de bêtes contre les pièces d'or ou d'argent ainsi que celui de marchandises diverses : fruits, poivrons et piments ; céréales, viandes crues ou grillées, vêtements neufs et friperie, ustensiles de ménage, animaux, quincaillerie, en bref tout ce qui s'achète et se vend sans oublier les parfums dont les femmes, tenues au logis, étaient friandes. En fin de journée, les cafetiers maures ambulants comptaient une appréciable recette ainsi que les diseurs d'avenir qui révélaient à leurs clients leur destin inscrit sur la terre, en signes mystérieux, dans un cercle magique.

De la foule jaillissait une constante rumeur que dominaient, sur des modes divers, le bêlement des moutons et des chèvres, le hennissement des chevaux et des mulets le cri des volailles égorgées. Les flûtes criardes et les tambourins achevaient de composer cet orchestre hétéroclite cependant qu'insensibles aux dissonances brutales, vendeurs et acheteurs poursuivaient d'interminables palabres avant de conclure une affaire.

Assis sur un billot, un client, impassible, faisait raser son crâne par un coiffeur ambulant qui prenait grand soin de lui laisser sur le sommet la touffe de cheveux par laquelle Mahomet l'entraînerait, le jour de sa mort, jusqu'au paradis d'Allah. Ailleurs, un dentiste arrachait une dent à un patient geignant.

Et dans l'air flottait une senteur particulière, synthèse des odeurs empruntées aux étaux de bouchers, à l'huile chaude des beignets, aux brochettes grillées, au café, au thé à la menthe, aux hommes eux-mêmes qui conservaient dans les plis de leur burnous l'émanation tenace du bois brûlé à l'intérieur de leurs maisons sans cheminée.

A la tombée du jour les éventaires disparaissaient un à un, les hommes regagnaient leur demeure. Le silence s'emparait de l'esplanade désertée et bientôt l'on n'entendait plus que le croassement des corbeaux et des charognards, vautours fauves au ventre blanc, dont naissait l'heure du festin. Aux portes du fort veillaient les sentinelles et, dans la nuit venue, l'aboie-ment aigre des chacals en chasse troublait seul parfois le repos des hommes.

Les portes d'Alger et de Michelet, seules ouvertures dans les remparts qui ceignaient Fort-National, étaient fermées, plus par habitude que par crainte car, plus tard, étant juge, combien de fois suis-je revenu, seul, à mulet, la nuit, au retour d'un transport, laissant loin derrière moi greffier et interprète, sans que rien de fâcheux ne m'arrivât ! En ce temps, la Kabylie n'abritait que des hommes de paix, des hommes qui aimaient leurs soldats qui aimaient leurs juges. De nuit comme de jour, les hommes de France parcouraient la montagne, assurés de la légendaire hospitalité kabyle. Le pain et le sel, l'eau fraîche de la source étaient offerts au passant et les femmes s'affairaient afin que le couscous soit un mets délicieux.

Fort-National était un haut lieu de France, un lieu où soufflait l'esprit et l'on doit regretter que les hommes et les femmes de France n'y soient allés en pèlerinage, je dis bien en pèlerinage. Ils y auraient découvert l'empreinte spirituelle de notre pays. Quittant le village, franchissant l'en-ceinte des remparts, ils auraient gravi le sentier rocailleux qui menait au bastion d'Ismaineserène. De là, ils auraient empli leur regard du panorama grandiose du Djurdjura, géant lointain, dominant les hautes collines au sommet desquelles un village dressait le minaret de sa mosquée. Dans les ravins, les lauriers-roses parsemaient le lit des oueds, asséchés l'été, véritables torrents l'hiver. Et ces hommes, ces femmes auraient compris que la Kabylie commandait à l'âme. Ils auraient aspiré à découvrir les sources cachées au creux des vallées, à jouir de la solitude des sommets où apaiser les ardeurs, les soucis de leur vie quotidienne. Ils auraient communié avec l'infini et tenté d'assouvir ce besoin d'absolu que seule la mort contentera peut-être...

L'isolement dans lequel vécurent les Kabyles fut la cause principale des particularités de ce peuple orgueilleux, fier d'avoir, au cours des siècles, échappé aux envahisseurs, respectueux de coutumes oralement transmises de génération en génération et que les vieillards, membres du conseil du village, étaient chargés d'appliquer. Elles variaient quelque peu suivant les régions mais étaient toujours dures, sévères, en harmonie avec l'existence âpre imposée par la montagne. Aussi ces hommes étaient-ils intransigeants sur les questions d'honneur, défendant leur bien jusqu'à la mort. Ils étaient bons époux et bons pères, avides au gain mais par nécessité, en raison d'une terre peu féconde.

C'est la notion de l'honneur qui a créé la " rekba ", la vengeance, semblable à la vendetta corse. Elle s'exerce de famille à famille, née d'un outrage primitif, et elle peut durer des années si les notables n'y mettent fin en exigeant le paiement, de l'auteur du premier outrage, ou de ses descendants, du prix du sang à verser à la famille de l'outragé. Car, en ce pays, un outrage se lave dans le sang (1 L'auteur était, à cette époque, juge de paix à Fort-National.)

Les gendarmes, un soir, vinrent me prévenir qu'un caïd, chef d'un douar voisin, avait été blessé grièvement d'un coup de feu. Les chevrotines avaient pénétré dans les reins et l'on craignait pour la vie du caïd. Je me rendis à sa demeure et procédai à une brève audition au cours de laquelle il me déclara simplement qu'il n'avait vu personne, qu'il ne se connaissait pas d'ennemi et qu'il ne pouvait me fournir aucun renseignement. Je regagnai le fort et, les jours suivants, poursuivis mon enquête mais sans succès. Le caïd se remit de ses blessures et l'affaire se termina comme tant d'autres : non-lieu, auteur inconnu.

 

-Quelque temps après, je quittai la Kabylie et gagnai le département d'Oran. Mais, deux ou trois ans plus tard, ma carrière me ramena en Kabylie, à Tizi-Ouzou, le chef-lieu. Et un jour, traversant la place de la petite ville, j'aperçus mon caïd qui venait à ma rencontre. II me manifesta son contentement de me revoir dans son pays pour lequel il connaissait mon attachement. Après avoir échangé tous les salamalecs en honneur en pays musulman, nous évoquâmes le soir de son agression. Et la question vint tout naturellement sur mes lèvres :

- Avez-vous su qui avait voulu attenter à votre vie, caïd ?
J'eus la réponse sur-le-champ : - Il y a longtemps qu'il est mort, monsieur le Juge !

Régler soi-même ses affaires, telle était la coutume. Ou bien les faire régler par l'un de ceux qui faisaient métier d'assassin à gages : 1'" aketal en langue kabyle. Pas très nombreux, ces tueurs étaient connus. Ils exerçaient leur " profession " sans risque car, payés aujourd'hui par une famille, ils devenaient le lendemain, pour le même salaire, les serviteurs de la famille adverse. Personne ne les dénonçait et ils étaient muets comme des... tombes !

Cependant, au contact de la France, les moeurs avaient tendance à s'adoucir et la justice française avait de plus en plus l'audience des montagnards. La civilisation, si elle apporte aux peuples qu'elle touche de nombreux défauts, de fâcheuses habitudes, engendre le respect de la loi sociale, l'égalité - ou presque - devant la loi tout court. Les administrateurs de commune mixte ont joué un rôle prépondérant en vue de l'unification du pays et de la pénétration de la civilisation française au sein des populations mais il est certain que les magistrats, notamment les juges de paix, avaient une mission aussi importante à remplir. Les premiers oeuvraient pour l'administration, les seconds en vue de l'établissement d'une justice humaine, équitable, compréhensive et fondée sur le bon sens. Elle avait pour but de conduire à l'application du droit français, grand transformateur de coutumes cruelles et désuètes.

Le juge avait, avec les hommes, un contact direct et constant, grâce aux audiences, aux transports personnels qu'il effectuait sur les lieux où les faits qui motivaient ses déplacements s'étaient déroulés, aussi bien en matière civile que criminelle. Et il ne devait pas restreindre son activité à la stricte application de la lettre de la loi. Il devait - mais n'est-ce pas son devoir aussi dans tout pays évolué ? - pénétrer au fond des consciences et, pour cela, il lui fallait connaître les hommes.

Que de leçons ne tire-t-on pas de descentes dans la rue, de visites dans les ruelles et les taudis où l'on ne rencontre que les rudes caresses de la misère, de passages dans les endroits de plaisir où les hommes se meuvent pour oublier, semble-t-il, leur destin de mortels. Quelle tâche exaltante que de tenter de deviner le mystère que cachent un regard, un mot, une larme, un sourire. Le juge doit entendre les battements de coeur de la souffrance plus encore que ceux de la joie.

Cette digression ne nous a pas entraînés si loin de notre sujet qu'on pourrait le penser car elle permet de faire saisir à quel point le juge, en Kabylie, devait descendre dans la rue, se mêler à ces Berbères de caractère ombrageux, indépendant, afin de les persuader que les Français n'étaient pas venus pour les réduire en esclavage mais bien pour les instruire, les conduire vers une route unie et large autre que le sentier que, depuis des générations, ils piétinaient de leur naissance à leur mort, les élever vers un idéal autre que le bout de champ à cultiver.

Ils furent d'ailleurs nombreux à le comprendre et un jour un de mes amis, Kabyle et avocat, a prononcé un hommage en ce sens à la France à l'occasion d'une cérémonie qui se déroulait au douar des Beni-Yenni.

"La force de la France, a-t-il dit, c'est qu'elle n'a pas seulement des hautes et basses classes sociales mais aussi une classe intermédiaire, la plus nombreuse : les Français moyens. C'est à la densité de cette classe moyenne que l'on juge de la civilisation d'un pays. L'Algérie ne connaît pas encore cette classe moyenne qui naît cependant en Kabylie. On assiste, dans cette contrée, à ce phénomène miraculeux : la lente apparition d'un Kabyle moyen qui sera la base de la Kabylie de demain et, peut-être, la future pâte algérienne. C'est à la France que l'on doit ce miracle. "

Le temps ne nous a pas été laissé pour vérifier l'exactitude de cette prophétie mais je puis affirmer que la voie était ouverte à un tel avenir. Quel sera maintenant celui-ci ? Car il était dans la vérité mon ami kabyle : il avait découvert le secret de la vitalité d'une nation. N'est-ce point en effet cette classe moyenne, en France ou dans tout autre pays évolué, qui, cheminant sur les avenues qui conduisent vers l'avenir, par foulées plus ou moins rapides, mais avec une sûre patience, crée les usages, les coutumes, les traditions, la réalité d'un peuple et construit l'édifice solide et sain où abriter les hautes vertus de la patrie ? Elle va, cette foule anonyme, vivante de tous les siècles morts, de tous les siècles futurs aussi, mainteneuse du passé mais chercheuse de lendemains meilleurs. Elle libère peu à peu les aspirations qui la tendent vers des matins plus clairs. Dans les grandes épreuves, c'est elle qui peine et souffre mais elle en sort magnifiée. Elle est le coeur de l'arbre d'où la sève s'élance pour donner naissance à de neufs et vigoureux rameaux, à des racines plus puissantes. Elle constitue le dur noyau autour duquel le fruit mûrit. Et si, parfois, elle s'égare sous l'effet d'une drogue savamment administrée, son trouble, son délire, son erreur, sa folie ne sont que passagers. Elle reprend toujours le chemin que lui dicte sa mission de justice et de liberté.

Voilà pourquoi la France est une grande nation. Voilà pourquoi elle avait réussi à placer en Kabylie des guides aptes à forger là-bas une classe moyenne susceptible de comprendre sa tâche, de devenir une alliée indéfectible : il y fallait de la patience, du tact... et du temps.

De la patience et du tact, il en fallait pour ne pas heurter un Kabyle attaché à la tradition, aux coutumes. Ce jour-là, il s'agissait d'un ménage dont la femme, à la suite de dissentiments graves avec son mari, s'était réfugiée chez ses parents. Ce départ du domicile conjugal constituait l'état d'insurrection. Avant de trancher le différend entre les époux, je voulus entendre la femme et je la convoquai à la justice de paix. Son père se présenta seul, s'excusant de ne m'avoir pas conduit sa fille. Dans sa famille, m'expliqua-t-il, les femmes ne se rendaient jamais dans un lieu public.

Mon premier mouvement fut de le réprimander pour n'avoir pas obéi à une injonction de la justice mais je ne commis pas cette erreur, comprenant que c'était là une manifestation du caractère orgueilleux et fier des Kabyles. D'ailleurs, tout de suite après, il ajouta " qu'il priait monsieur le juge de bien vouloir venir entendre sa fille au domicile paternel. Il paierait tous les frais. "

Je lui répondis que je comprenais parfaitement ses scrupules et que j'acceptais sa proposition.

Au jour fixé, je partis de bon matin, accompagné du greffier et de l'interprète, tous deux Kabyles. Nous étions montés sur des mulets, envoyés par le père, et guidés par le conducteur des bêtes. Ce fut la rude mais toujours merveilleuse randonnée par les sentiers rocailleux que seuls connais-sent ceux qui ont parcouru la montagne kabyle. Après deux heures de chemin, la demeure de notre hôte apparut. Elle était située, admirablement, sur une éminence, au milieu d'une clairière entourée de vieux chênes. Avant d'y parvenir, j'arrêtai ma monture. Je désirais imprégner mon esprit de l'image de cet ensemble que formaient la maison basse au toit de tuiles rousses, semblable à un mas de Provence, les grands arbres donneurs d'ombre, et cette jeune femme, adossée au tronc d'un chêne, immobile, toute vêtue de blanc, le visage voilé, qui nous attendait, rappelant quelque victime expiatoire. Autour de nous tout n'était que silence et solitude.

Après quelques paroles de bienvenue, le père me conduisit vers sa fille. Aussitôt, le greffier et l'interprète, demeurés sur leur mulet, firent faire demi-tour à leur monture, tournant le dos à celle dont ils ne devaient pas apercevoir les traités. Car tous deux savaient que, rendant hommage au magistrat français, le père allait relever le voile qui masquait son enfant. Le visage était d'une beauté fine, délicate, d'une jeunesse encore épargnée par la vie dure, destin habituel des femmes kabyles. Il rappelait les portraits des statues grecques qui ornent les musées. La bouche était petite, le nez aquilin et la peau veloutée. Et je songeais à l'existence étroite, sequestrée de cette jeune femme qui, dans une de nos réunions mondaines, eût attiré vers elle tous les hommages des hommes et les pires.., jalousies des femmes...

Sur ma demande, Aicha - elle se prénommait ainsi - m'énuméra les griefs qu'elle reprochait à son époux. Certains étaient enfantins, d'autres assez sérieux. Elle me les débitait comme une leçon bien apprise, me regardant sans fausse timidité de ses grands yeux bleus. L'interrogatoire était traduit au fur et à mesure par l'interprète et le greffier inscrivait, l'un et l'autre toujours dos tourné à la jeune femme. Lorsque ce fut terminé, le voile retomba sur le joli visage. De graves salutations furent échangées de part et d'autre et le tribunal ambulant reprit le chemin de Fort-National. Lorsque j'évoque ce souvenir, je ressens la mélancolie qui m'accompagna pendant notre retour.

Les juges trouvaient des auxiliaires très précieux dans l'accomplisse-ment de leur mission auprès des " oukils " judiciaires, défenseurs agréés pour plaider devant les justices de paix. Ils avaient fait de bonnes études de droit, en général, et comprenaient, sauf exception, que le droit français remplacerait, un jour, les coutumes, affranchirait les populations de ce joug. Ma tournure d'esprit s'accordait fort bien avec la leur et m'aidait, en maintes occasions, à jouer le rôle de précurseur auquel me portait ma jeunesse et mon enthousiasme de manieur débutant du pouvoir !

L'affaire dont je vais vous entretenir se déroula aussi à Fort-National où je débutai comme juge de paix. C'était en 1920. Une jeune femme, ainsi que celle dont je vous ai parlé tout à l'heure, avait fui le domicile conjugal. Son mari l'avait assignée en réintégration du domicile et elle refusait. Ses parents, pour une fois, étaient d'accord avec elle, prêts à rembourser au mari le montant de la dot qu'il avait payée au moment du mariage. Mais le mari ne voulait rien entendre. Alors l'oukil, défenseur de la femme, me demanda de rejeter la demande du mari et de prononcer le divorce aux torts de celui-ci et d'accorder une pension alimentaire à sa cliente. Mais le divorce n'existait pas, à l'époque, en territoire kabyle... Cependant, je me laissai séduire par la plaidoirie de l'oukil et, reléguant les coutumes au magasin des accessoires désuets, je prononçai le divorce aux torts du mari. Il y eut appel, évidemment, de la part de celui-ci et, à quelque temps de là, le président du tribunal de Tizi-Ouzou m'adressa une invitation à l'aller voir.

" Mon cher collègue, me dit-il, il n'est pas dans les habitudes de la magistrature qu'une décision rendue soit l'objet d'observations de la part d'un chef. Mais, en l'occurrence, il m'a paru nécessaire de vous mettre en garde, jeune débutant dans notre profession, contre les atteintes portées dans ce pays aux coutumes. Il nous faut appliquer celles-ci puisqu'elles constituent la loi pour les Kabyles. Sinon, vous pourriez vous attirer de graves ennuis en haut lieu. "

Je lui expliquai mon indignation au sujet de la façon dont étaient traitées les femmes et que là était la raison de ma décision. Mais il se contenta de hocher la tête et, à la plus prochaine audience il réforma mon jugement. Il n'avait pas tort mais, à quelques années de là, le divorce fut institué en Kabylie. Ce président n'eut pas l'occasion de l'appliquer car il avait atteint alors l'âge de la retraite.

La période de transition, de transformation que j'ai vécue là-bas rendait la mission du juge exaltante. Elle procurait de très belles satisfactions, tant pour soi que pour la France D'ailleurs, n'était-ce pas de l'histoire ? Car, qu'est-ce que l'histoire ? Si l'on en croit Pasternak, l'auteur du roman le Docteur Jivago ?

" C'est la mise en chantier des travaux destinés à éluder progressive-ment le mystère de la mort et à la vaincre un jour. C'est pour cela que l'on découvre l'infini mathématique, c'est pour cela qu'on écrit des symphonies. Pour avancer dans cette direction, on ne peut se passer d'un certain élan. Ces découvertes exigent un équipement spirituel. Les données en sont contenues dans l'Evangile. Les voici : c'est premièrement l'amour du prochain, cette forme évoluée de l'énergie vitale qui remplit le coeur de l'homme, qui exige une issue et une dépense... Rien ne peut être conquis par la force brutale. Il faut mener les gens au bien par le bien. "

Il n'en est pas souvent, hélas ! ainsi. Mais cela n'est pas l'histoire que l'on enseigne à l'école, bien sûr. Elle est plus belle, elle entrouvre de plus vastes horizons. Ce n'est pas l'histoire des nations : c'est l'histoire de l'humanité.

Jean TURIN.