Kabylie... cher pays de mon enfance. Ce n'est pas le titre
d'une chanson mais bien celui du souvenir.
Si j'ai choisi ce sujet c'est que j'éprouve le sentiment que ressent
tout exilé de sa province natale, Provençal, Bourguignon
ou n'importe quel autre, quand il se remémore ses premières
joies, ses premiers chagrins, le déroule-ment de son enfance dans
un cadre familier et lorsque l'abandon de la terre où il a pris
le souffle tend les liens qui l'y rattachent sans les briser.
Car qui pourrait oublier les jeux innocents, les jeunes amitiés,
l'affection naïve d'un petit garçon murmurant à la
petite fille, de santé délicate : e Quand je serai docteur,
je me marierai avec toi et je pourrai te soigner tous les jours et te
guérir." Qui l'oublierait, surtout si la petite fille était
morte ? Et lequel d'entre nous perdrait la mémoire du pays où
naquît un tel souvenir, immortelle dans une brassée de souvenirs
?
J'ai vécu tout enfant à Fort-National, coeur de la Grande
Kabylie, dans le décor hautain des montagnes du Djurdjura, au milieu
de paysages féeriques, figés dans une grandiose solitude
sous la neige des hivers, mais, au printemps, animés par une foule
joyeuse de soleil et de clarté après les longues journées
de brume. Alors les villages s'éveillaient pleins de rumeurs. Des
toits sans cheminée, à travers les tuiles, s'élevaient
des fumées légères et l'odeur des bruyères
brûlées se mêlait au parfum de corolles prêtes
à éclore. Les pâtres, pressés de jouir de l'heure,
poussaient leurs troupeaux sur les chantiers. Derrière eux, ivres
de la liberté retrouvée, les chiens irritaient de leurs
aboiements les boeufs placides, jetaient les chèvres hors des chemins.
Dans le ciel, les vautours menaient leur ronde, à l'affût
d'une proie, tandis que martinets et hirondelles, comme par miracle issus
des nues, se grisaient de vols rapides et de cris. Les femmes et les enfants
cou-raient vers les fontaines délivrées et les vieux hommes
s'allongeaient à terre, graves et béats. Gens et bêtes
se hâtaient de vivre comme si le jour naissant ne devait être
qu'une offrande passagère du soleil.
J'habitais une maison longue et blanche, entourée d'un grand jardin
coloré d'iris et de pervenches. Tout au fond s'élevait une
tonnelle de lierre où je réfugiais mes joies et mes peines
d'enfant. Souvent j'errais le long des remparts, admirant, à travers
les meurtrières, les pics du Djurdjura dont les blancs sommets
se teintaient de vives couleurs au soleil levant et où mouraient
les dernières lueurs du jour. Et je fréquentais l'école
communale en compagnie de jeunes camarades kabyles qui, lors des fêtes
patronales, chantaient avec moi la " Marseillaise ".
A cette époque, il était assez ardu de parvenir jusqu'à
Fort-National. D'Alger, le chemin de fer, généreux en fumée
et en poussières, menait le voyageur en gare de Tizi-Ouzou. Un
grand break l'attendait et le conduisait à l'hôtel Kohler
en vue d'un traditionnel café au lait agrémenté de
brioches et de croissants. Puis on reprenait place dans le break qui,
tentures flottant au vent, traversait au trot de ses trois chevaux la
foule compacte des burnous. L'odeur du bois brûlé, mêlé
au parfum du " kaoua ", quittait les cafés maures et
accompagnait le voyageur qui glanait encore, au passage, d'autres odeurs
: musc, benjoin, épices. Ce mélange ne heurtait pas l'odorat
: il caractérise la senteur de la cité kabyle que l'on ne
retrouve en aucun autre pays du monde et l'on en garde le souvenir nostalgique.
Tout allait bien jusqu'au lieu-dit " Les Fermes-Françaises
". Puis la côte devenait rude. Les bêtes ralentissaient
l'allure malgré le fouet et les injures. Les voyageurs, sous le
soleil sans pitié, fermaient les yeux et une somnolence, cependant
inquiète des mouches tenaces, tentait sa chance... Un cri brusque
du conducteur mettait fin à toute incertitude.
- Tout le monde descend !... sauf les dames, ajoutait-il galamment lorsqu'elles
n'étaient pas en très grand nombre.
La montée sévère justifiait cet appel si l'on considérait
les haridelles aux paturons fatigués qui, plus têtues, à
l'occasion, que des mulets, étaient fermement décidées
à ne poursuivre leur route qu'allégées de leur fardeau
humain. Alors tout le monde descendait. Les enfants kabyles des villages
voisins, au courant de cet épisode quotidien, accouraient, escortaient
la caravane, offrant à la vente des bouquets de fleurs sauvages,
des oeufs, des poulets ou quémandant simplement une aumône.
Les voyageurs faisaient plus ample connaissance et le jeune lieutenant
profitait de la promenade forcée pour tenter de s'attirer les bonnes
grâces de la nouvelle institutrice. L'on arrivait ainsi à
la halte officielle, marquée par une baraque en bois dressée
sur le bord de la route où un cafetier kabyle vendait du café
maure, du thé à la menthe et de la tiède limonade.
Un passant facétieux avait accroché au-dessus de la porte
une pancarte sur laquelle il avait inscrit : a Le Grüber ".
Le cafetier avait maintenu l'enseigne lorsqu'il avait su qu'elle reproduisait
le nom d'un grand café d'Alger.
Les chevaux reposés, on repartait et c'est alors qu'à l'issue
de chaque lacet de la route on apercevait la caserne des zouaves qui dominait
Fort-National et le pays environnant. Cette vision mettait beaucoup d'espoir
au coeur de ceux dont c'était le premier voyage. Hélas !
Bien des tournants restaient à franchir avant l'arrivée.
Mais, soudain, survenait la récompense des fatigues endurées.
Sortant de l'étreinte des collines qui le bordaient jusque-là,
le chemin débouchait, après une courbe, sur un paysage d'une
fastueuse grandeur. Du fond d'un abîme, où un oued traçait
son cours à travers une parure de lauriers-roses, jaillissait une
végétation puissante, née des caprices des vents,
des pluies et des neiges. Elle s'élançait sans ordre à
l'assaut des premiers contreforts du Djurdjura et l'oeil fatigué
des poussières de la route parcourait, ravi, l'immense fouillis
de verdure. Le regard était aussitôt après attiré
par les cîmes imposantes du Djurdjura, ces pics gardiens de la terre
kabyle, protecteurs des moindres éminences rangées, telles
des filles peureuses, sous la domination paternelle. Cet ensemble est
inséparable d'un paysage kabyle. Il faut avoir admiré ces
sommets dans le clair matin, dans les soirs bleus, au cours des nuits
d'été, lorsqu'ils empruntent au soleil, à la lune,
à toutes les lueurs venues des cieux, des reflets merveilleux et
divers. Mais pourtant c'est l'hiver que le Djurdjura, orgueilleux, immobile
sous son blanc manteau, impose toute sa puissance et domine la Kabylie
de son invincible éternité.
Ce paysage grandiose accompagnait le voyageur jusqu'à Fort-National
où l'on entrait par la porte d'Alger. Le conducteur demandait alors
à son attelage un ultime effort et le break parvenait à
une allure très convenable jusqu'à la place du village.
C'est le maréchal Randon qui, en 1857, fit construire, sur le point
le plus élevé du village, un fort qu'il baptisa Fort-Napoléon.
A l'avènement de la République on lui donna le nom de Fort-National.
Peu à peu, au régime militaire se substitua l'administration
civile. La commune de plein exercice comprit le centre proprement dit.
La commune mixte, dirigée par un administrateur civil, engloba
une vaste circonscription divisée en douars. A la
tête de chacun de ceux-ci était placé
un caïd, fonctionnaire nommé par l'administration française,
dépendant de l'administrateur. Chaque village avait son chef qui
exerçait, sous la surveillance du caïd, les fonctions de maire
en quelque sorte, assisté d'une assemblée de notables, véritable
conseil municipal.
A Fort-National, mairie et justice de paix s'édifièrent
sur la place principale. L'église se bâtit à l'extrémité
de la grand-rue, non loin de l'école communale où la jeunesse
kabyle se mêla aux enfants de France. L'armée veillait sur
cet ensemble paisible au sein duquel commença l'évolution
des esprits et des coeurs.
Un marché se tenait tous les mercredis, hors les murs de Fort-National,
sur un vaste emplacement. Le spectacle n'était pas démuni
d'une certaine poésie d'un caractère évidemment réaliste.
Ce marché avait nom, en langue kabyle : Souk-el-arba Beni-Iraken.
Souk, signifie : marché, El-arba veut dire : du mercredi et Beni-Iraken
est le nom du douar où il se tenait.
Les Kabyles s'y rendaient en très grand nombre, qui à pied,
qui à mulet ou à cheval, qui monté sur un âne,
venant des villages environnants. Des transactions de toute sorte s'y
déroulaient du point du jour au crépuscule : troc de bêtes
contre les pièces d'or ou d'argent ainsi que celui de marchandises
diverses : fruits, poivrons et piments ; céréales, viandes
crues ou grillées, vêtements neufs et friperie, ustensiles
de ménage, animaux, quincaillerie, en bref tout ce qui s'achète
et se vend sans oublier les parfums dont les femmes, tenues au logis,
étaient friandes. En fin de journée, les cafetiers maures
ambulants comptaient une appréciable recette ainsi que les diseurs
d'avenir qui révélaient à leurs clients leur destin
inscrit sur la terre, en signes mystérieux, dans un cercle magique.
De la foule jaillissait une constante rumeur que dominaient, sur des modes
divers, le bêlement des moutons et des chèvres, le hennissement
des chevaux et des mulets le cri des volailles égorgées.
Les flûtes criardes et les tambourins achevaient de composer cet
orchestre hétéroclite cependant qu'insensibles aux dissonances
brutales, vendeurs et acheteurs poursuivaient d'interminables palabres
avant de conclure une affaire.
Assis sur un billot, un client, impassible, faisait raser son crâne
par un coiffeur ambulant qui prenait grand soin de lui laisser sur le
sommet la touffe de cheveux par laquelle Mahomet l'entraînerait,
le jour de sa mort, jusqu'au paradis d'Allah. Ailleurs, un dentiste arrachait
une dent à un patient geignant.
Et dans l'air flottait une senteur particulière, synthèse
des odeurs empruntées aux étaux de bouchers, à l'huile
chaude des beignets, aux brochettes grillées, au café, au
thé à la menthe, aux hommes eux-mêmes qui conservaient
dans les plis de leur burnous l'émanation tenace du bois brûlé
à l'intérieur de leurs maisons sans cheminée.
A la tombée du jour les éventaires disparaissaient un à
un, les hommes regagnaient leur demeure. Le silence s'emparait de l'esplanade
désertée et bientôt l'on n'entendait plus que le croassement
des corbeaux et des charognards, vautours fauves au ventre blanc, dont
naissait l'heure du festin. Aux portes du fort veillaient les sentinelles
et, dans la nuit venue, l'aboie-ment aigre des chacals en chasse troublait
seul parfois le repos des hommes.
Les portes d'Alger et de Michelet, seules ouvertures dans les remparts
qui ceignaient Fort-National, étaient fermées, plus par
habitude que par crainte car, plus tard, étant juge, combien de
fois suis-je revenu, seul, à mulet, la nuit, au retour d'un transport,
laissant loin derrière moi greffier et interprète, sans
que rien de fâcheux ne m'arrivât ! En ce temps, la Kabylie
n'abritait que des hommes de paix, des hommes qui aimaient leurs soldats
qui aimaient leurs juges. De nuit comme de jour, les hommes de France
parcouraient la montagne, assurés de la légendaire hospitalité
kabyle. Le pain et le sel, l'eau fraîche de la source étaient
offerts au passant et les femmes s'affairaient afin que le couscous soit
un mets délicieux.
Fort-National était un haut lieu de France, un lieu où soufflait
l'esprit et l'on doit regretter que les hommes et les femmes de France
n'y soient allés en pèlerinage, je dis bien en pèlerinage.
Ils y auraient découvert l'empreinte spirituelle de notre pays.
Quittant le village, franchissant l'en-ceinte des remparts, ils auraient
gravi le sentier rocailleux qui menait au bastion d'Ismaineserène.
De là, ils auraient empli leur regard du panorama grandiose du
Djurdjura, géant lointain, dominant les hautes collines au sommet
desquelles un village dressait le minaret de sa mosquée. Dans les
ravins, les lauriers-roses parsemaient le lit des oueds, asséchés
l'été, véritables torrents l'hiver. Et ces hommes,
ces femmes auraient compris que la Kabylie commandait à l'âme.
Ils auraient aspiré à découvrir les sources cachées
au creux des vallées, à jouir de la solitude des sommets
où apaiser les ardeurs, les soucis de leur vie quotidienne. Ils
auraient communié avec l'infini et tenté d'assouvir ce besoin
d'absolu que seule la mort contentera peut-être...
L'isolement dans lequel vécurent les Kabyles fut la cause principale
des particularités de ce peuple orgueilleux, fier d'avoir, au cours
des siècles, échappé aux envahisseurs, respectueux
de coutumes oralement transmises de génération en génération
et que les vieillards, membres du conseil du village, étaient chargés
d'appliquer. Elles variaient quelque peu suivant les régions mais
étaient toujours dures, sévères, en harmonie avec
l'existence âpre imposée par la montagne. Aussi ces hommes
étaient-ils intransigeants sur les questions d'honneur, défendant
leur bien jusqu'à la mort. Ils étaient bons époux
et bons pères, avides au gain mais par nécessité,
en raison d'une terre peu féconde.
C'est la notion de l'honneur qui a créé la " rekba
", la vengeance, semblable à la vendetta corse. Elle s'exerce
de famille à famille, née d'un outrage primitif, et elle
peut durer des années si les notables n'y mettent fin en exigeant
le paiement, de l'auteur du premier outrage, ou de ses descendants, du
prix du sang à verser à la famille de l'outragé.
Car, en ce pays, un outrage se lave dans le sang (1 L'auteur était,
à cette époque, juge de paix à Fort-National.)
Les gendarmes, un soir, vinrent me prévenir qu'un caïd, chef
d'un douar voisin, avait été blessé grièvement
d'un coup de feu. Les chevrotines avaient pénétré
dans les reins et l'on craignait pour la vie du caïd. Je me rendis
à sa demeure et procédai à une brève audition
au cours de laquelle il me déclara simplement qu'il n'avait vu
personne, qu'il ne se connaissait pas d'ennemi et qu'il ne pouvait me
fournir aucun renseignement. Je regagnai le fort et, les jours suivants,
poursuivis mon enquête mais sans succès. Le caïd se
remit de ses blessures et l'affaire se termina comme tant d'autres : non-lieu,
auteur inconnu.
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-Quelque temps après,
je quittai la Kabylie et gagnai le département d'Oran. Mais, deux
ou trois ans plus tard, ma carrière me ramena en Kabylie, à
Tizi-Ouzou, le chef-lieu. Et un jour, traversant la place de la petite
ville, j'aperçus mon caïd qui venait à ma rencontre.
II me manifesta son contentement de me revoir dans son pays pour lequel
il connaissait mon attachement. Après avoir échangé
tous les salamalecs en honneur en pays musulman, nous évoquâmes
le soir de son agression. Et la question vint tout naturellement sur mes
lèvres :
- Avez-vous su qui avait voulu attenter à votre vie, caïd
?
J'eus la réponse sur-le-champ : - Il y a longtemps qu'il est mort,
monsieur le Juge !
Régler soi-même ses affaires, telle était la coutume.
Ou bien les faire régler par l'un de ceux qui faisaient métier
d'assassin à gages : 1'" aketal en langue kabyle. Pas très
nombreux, ces tueurs étaient connus. Ils exerçaient leur
" profession " sans risque car, payés aujourd'hui par
une famille, ils devenaient le lendemain, pour le même salaire,
les serviteurs de la famille adverse. Personne ne les dénonçait
et ils étaient muets comme des... tombes !
Cependant, au contact de la France, les moeurs avaient tendance à
s'adoucir et la justice française avait de plus en plus l'audience
des montagnards. La civilisation, si elle apporte aux peuples qu'elle
touche de nombreux défauts, de fâcheuses habitudes, engendre
le respect de la loi sociale, l'égalité - ou presque - devant
la loi tout court. Les administrateurs de commune mixte ont joué
un rôle prépondérant en vue de l'unification du pays
et de la pénétration de la civilisation française
au sein des populations mais il est certain que les magistrats, notamment
les juges de paix, avaient une mission aussi importante à remplir.
Les premiers oeuvraient pour l'administration, les seconds en vue de l'établissement
d'une justice humaine, équitable, compréhensive et fondée
sur le bon sens. Elle avait pour but de conduire à l'application
du droit français, grand transformateur de coutumes cruelles et
désuètes.
Le juge avait, avec les hommes, un contact direct et constant, grâce
aux audiences, aux transports personnels qu'il effectuait sur les lieux
où les faits qui motivaient ses déplacements s'étaient
déroulés, aussi bien en matière civile que criminelle.
Et il ne devait pas restreindre son activité à la stricte
application de la lettre de la loi. Il devait - mais n'est-ce pas son
devoir aussi dans tout pays évolué ? - pénétrer
au fond des consciences et, pour cela, il lui fallait connaître
les hommes.
Que de leçons ne tire-t-on pas de descentes dans la rue, de visites
dans les ruelles et les taudis où l'on ne rencontre que les rudes
caresses de la misère, de passages dans les endroits de plaisir
où les hommes se meuvent pour oublier, semble-t-il, leur destin
de mortels. Quelle tâche exaltante que de tenter de deviner le mystère
que cachent un regard, un mot, une larme, un sourire. Le juge doit entendre
les battements de coeur de la souffrance plus encore que ceux de la joie.
Cette digression ne nous a pas entraînés si loin de notre
sujet qu'on pourrait le penser car elle permet de faire saisir à
quel point le juge, en Kabylie, devait descendre dans la rue, se mêler
à ces Berbères de caractère ombrageux, indépendant,
afin de les persuader que les Français n'étaient pas venus
pour les réduire en esclavage mais bien pour les instruire, les
conduire vers une route unie et large autre que le sentier que, depuis
des générations, ils piétinaient de leur naissance
à leur mort, les élever vers un idéal autre que le
bout de champ à cultiver.
Ils furent d'ailleurs nombreux à le comprendre et un jour un de
mes amis, Kabyle et avocat, a prononcé un hommage en ce sens à
la France à l'occasion d'une cérémonie qui se déroulait
au douar des Beni-Yenni.
"La force de la France, a-t-il dit, c'est qu'elle n'a pas seulement
des hautes et basses classes sociales mais aussi une classe intermédiaire,
la plus nombreuse : les Français moyens. C'est à la densité
de cette classe moyenne que l'on juge de la civilisation d'un pays. L'Algérie
ne connaît pas encore cette classe moyenne qui naît cependant
en Kabylie. On assiste, dans cette contrée, à ce phénomène
miraculeux : la lente apparition d'un Kabyle moyen qui sera la base de
la Kabylie de demain et, peut-être, la future pâte algérienne.
C'est à la France que l'on doit ce miracle. "
Le temps ne nous a pas été laissé pour vérifier
l'exactitude de cette prophétie mais je puis affirmer que la voie
était ouverte à un tel avenir. Quel sera maintenant celui-ci
? Car il était dans la vérité mon ami kabyle : il
avait découvert le secret de la vitalité d'une nation. N'est-ce
point en effet cette classe moyenne, en France ou dans tout autre pays
évolué, qui, cheminant sur les avenues qui conduisent vers
l'avenir, par foulées plus ou moins rapides, mais avec une sûre
patience, crée les usages, les coutumes, les traditions, la réalité
d'un peuple et construit l'édifice solide et sain où abriter
les hautes vertus de la patrie ? Elle va, cette foule anonyme, vivante
de tous les siècles morts, de tous les siècles futurs aussi,
mainteneuse du passé mais chercheuse de lendemains meilleurs. Elle
libère peu à peu les aspirations qui la tendent vers des
matins plus clairs. Dans les grandes épreuves, c'est elle qui peine
et souffre mais elle en sort magnifiée. Elle est le coeur de l'arbre
d'où la sève s'élance pour donner naissance à
de neufs et vigoureux rameaux, à des racines plus puissantes. Elle
constitue le dur noyau autour duquel le fruit mûrit. Et si, parfois,
elle s'égare sous l'effet d'une drogue savamment administrée,
son trouble, son délire, son erreur, sa folie ne sont que passagers.
Elle reprend toujours le chemin que lui dicte sa mission de justice et
de liberté.
Voilà pourquoi la France est une grande nation. Voilà pourquoi
elle avait réussi à placer en Kabylie des guides aptes à
forger là-bas une classe moyenne susceptible de comprendre sa tâche,
de devenir une alliée indéfectible : il y fallait de la
patience, du tact... et du temps.
De la patience et du tact, il en fallait pour ne pas heurter un Kabyle
attaché à la tradition, aux coutumes. Ce jour-là,
il s'agissait d'un ménage dont la femme, à la suite de dissentiments
graves avec son mari, s'était réfugiée chez ses parents.
Ce départ du domicile conjugal constituait l'état d'insurrection.
Avant de trancher le différend entre les époux, je voulus
entendre la femme et je la convoquai à la justice de paix. Son
père se présenta seul, s'excusant de ne m'avoir pas conduit
sa fille. Dans sa famille, m'expliqua-t-il, les femmes ne se rendaient
jamais dans un lieu public.
Mon premier mouvement fut de le réprimander pour n'avoir pas obéi
à une injonction de la justice mais je ne commis pas cette erreur,
comprenant que c'était là une manifestation du caractère
orgueilleux et fier des Kabyles. D'ailleurs, tout de suite après,
il ajouta " qu'il priait monsieur le juge de bien vouloir venir entendre
sa fille au domicile paternel. Il paierait tous les frais. "
Je lui répondis que je comprenais parfaitement ses scrupules et
que j'acceptais sa proposition.
Au jour fixé, je partis de bon matin, accompagné du greffier
et de l'interprète, tous deux Kabyles. Nous étions montés
sur des mulets, envoyés par le père, et guidés par
le conducteur des bêtes. Ce fut la rude mais toujours merveilleuse
randonnée par les sentiers rocailleux que seuls connais-sent ceux
qui ont parcouru la montagne kabyle. Après deux heures de chemin,
la demeure de notre hôte apparut. Elle était située,
admirablement, sur une éminence, au milieu d'une clairière
entourée de vieux chênes. Avant d'y parvenir, j'arrêtai
ma monture. Je désirais imprégner mon esprit de l'image
de cet ensemble que formaient la maison basse au toit de tuiles rousses,
semblable à un mas de Provence, les grands arbres donneurs d'ombre,
et cette jeune femme, adossée au tronc d'un chêne, immobile,
toute vêtue de blanc, le visage voilé, qui nous attendait,
rappelant quelque victime expiatoire. Autour de nous tout n'était
que silence et solitude.
Après quelques paroles de bienvenue, le père me conduisit
vers sa fille. Aussitôt, le greffier et l'interprète, demeurés
sur leur mulet, firent faire demi-tour à leur monture, tournant
le dos à celle dont ils ne devaient pas apercevoir les traités.
Car tous deux savaient que, rendant hommage au magistrat français,
le père allait relever le voile qui masquait son enfant. Le visage
était d'une beauté fine, délicate, d'une jeunesse
encore épargnée par la vie dure, destin habituel des femmes
kabyles. Il rappelait les portraits des statues grecques qui ornent les
musées. La bouche était petite, le nez aquilin et la peau
veloutée. Et je songeais à l'existence étroite, sequestrée
de cette jeune femme qui, dans une de nos réunions mondaines, eût
attiré vers elle tous les hommages des hommes et les pires.., jalousies
des femmes...
Sur ma demande, Aicha - elle se prénommait ainsi - m'énuméra
les griefs qu'elle reprochait à son époux. Certains étaient
enfantins, d'autres assez sérieux. Elle me les débitait
comme une leçon bien apprise, me regardant sans fausse timidité
de ses grands yeux bleus. L'interrogatoire était traduit au fur
et à mesure par l'interprète et le greffier inscrivait,
l'un et l'autre toujours dos tourné à la jeune femme. Lorsque
ce fut terminé, le voile retomba sur le joli visage. De graves
salutations furent échangées de part et d'autre et le tribunal
ambulant reprit le chemin de Fort-National. Lorsque j'évoque ce
souvenir, je ressens la mélancolie qui m'accompagna pendant notre
retour.
Les juges trouvaient des auxiliaires très précieux dans
l'accomplisse-ment de leur mission auprès des " oukils "
judiciaires, défenseurs agréés pour plaider devant
les justices de paix. Ils avaient fait de bonnes études de droit,
en général, et comprenaient, sauf exception, que le droit
français remplacerait, un jour, les coutumes, affranchirait les
populations de ce joug. Ma tournure d'esprit s'accordait fort bien avec
la leur et m'aidait, en maintes occasions, à jouer le rôle
de précurseur auquel me portait ma jeunesse et mon enthousiasme
de manieur débutant du pouvoir !
L'affaire dont je vais vous entretenir se déroula aussi à
Fort-National où je débutai comme juge de paix. C'était
en 1920. Une jeune femme, ainsi que celle dont je vous ai parlé
tout à l'heure, avait fui le domicile conjugal. Son mari l'avait
assignée en réintégration du domicile et elle refusait.
Ses parents, pour une fois, étaient d'accord avec elle, prêts
à rembourser au mari le montant de la dot qu'il avait payée
au moment du mariage. Mais le mari ne voulait rien entendre. Alors l'oukil,
défenseur de la femme, me demanda de rejeter la demande du mari
et de prononcer le divorce aux torts de celui-ci et d'accorder une pension
alimentaire à sa cliente. Mais le divorce n'existait pas, à
l'époque, en territoire kabyle... Cependant, je me laissai séduire
par la plaidoirie de l'oukil et, reléguant les coutumes au magasin
des accessoires désuets, je prononçai le divorce aux torts
du mari. Il y eut appel, évidemment, de la part de celui-ci et,
à quelque temps de là, le président du tribunal de
Tizi-Ouzou m'adressa une invitation à l'aller voir.
" Mon cher collègue, me dit-il, il n'est pas dans les habitudes
de la magistrature qu'une décision rendue soit l'objet d'observations
de la part d'un chef. Mais, en l'occurrence, il m'a paru nécessaire
de vous mettre en garde, jeune débutant dans notre profession,
contre les atteintes portées dans ce pays aux coutumes. Il nous
faut appliquer celles-ci puisqu'elles constituent la loi pour les Kabyles.
Sinon, vous pourriez vous attirer de graves ennuis en haut lieu. "
Je lui expliquai mon indignation au sujet de la façon dont étaient
traitées les femmes et que là était la raison de
ma décision. Mais il se contenta de hocher la tête et, à
la plus prochaine audience il réforma mon jugement. Il n'avait
pas tort mais, à quelques années de là, le divorce
fut institué en Kabylie. Ce président n'eut pas l'occasion
de l'appliquer car il avait atteint alors l'âge de la retraite.
La période de transition, de transformation que j'ai vécue
là-bas rendait la mission du juge exaltante. Elle procurait de
très belles satisfactions, tant pour soi que pour la France D'ailleurs,
n'était-ce pas de l'histoire ? Car, qu'est-ce que l'histoire ?
Si l'on en croit Pasternak, l'auteur du roman le Docteur Jivago ?
" C'est la mise en chantier des travaux destinés à
éluder progressive-ment le mystère de la mort et à
la vaincre un jour. C'est pour cela que l'on découvre l'infini
mathématique, c'est pour cela qu'on écrit des symphonies.
Pour avancer dans cette direction, on ne peut se passer d'un certain élan.
Ces découvertes exigent un équipement spirituel. Les données
en sont contenues dans l'Evangile. Les voici : c'est premièrement
l'amour du prochain, cette forme évoluée de l'énergie
vitale qui remplit le coeur de l'homme, qui exige une issue et une dépense...
Rien ne peut être conquis par la force brutale. Il faut mener les
gens au bien par le bien. "
Il n'en est pas souvent, hélas ! ainsi. Mais cela n'est pas l'histoire
que l'on enseigne à l'école, bien sûr. Elle est plus
belle, elle entrouvre de plus vastes horizons. Ce n'est pas l'histoire
des nations : c'est l'histoire de l'humanité.
Jean TURIN.
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