IV
LA Casbah d'Alger en 1830 (comme aujourd'hui
et comme à presque toutes les époques antérieures
dont on retrouve trace) était habitée par de petites gens,
des artisans, des travailleurs, des manoeuvres.
S'il était des palais dispersés dans cette masse de demeures
modestes, ils étaient occupés par de hauts fonctionnaires
turcs qui s'étaient ménagés ainsi des postes d'observation
permanents.
Certains de ces palais ont disparu, certains autres subsistent. Ils se
trouvent principalement dans le quartier dit " de l'Etat-Major "
et sont transformés en bibliothèques, affectés aussi
comme résidence à de hauts fonctionnaires et magistrats
qui par parenthèse n'apprécient pas toujours leur bonheur.
Quand le corps d'occupation français eut à décider
du sort de la vieille cité barbaresque, le danger de ce lacis tortueux
de voies étroites capables de se transformer en autant de chausse-trapes
apparut et l'Eta tMajor décida de pratiquer des tailles dans cette
masse pour y faire circuler plus facilement ses patrouilles. Sept mille
maisons environ tombèrent sous la pioche des démolisseurs,
de 1830 à 1845. Ces demeures abattues firent place, entre autres,
aux rues
Bab-Azoun, Randon, de Chartres, de la Lyre et de la Casbah
et les brèches furent comblées par des immeubles d'inspiration
européenne. On peut admettre les nécessités militaires
du temps, on ne peut que blâmer le choix des architectes de l'époque.
Et l'on peut affirmer que les entrepreneurs chargés de combler
les vides des trouées pratiquées par souci de sécurité
militaire n'étaient pas des artistes. Un siècle après,
encore, leur mauvaise oeuvre parle vigoureusement contre eux.
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Ces masures sont habitées en grande partie par des éléments
européens. De sorte que ce sont les fils des conquérants
qui sont les plus mal logés dans la haute ville.
En pleine rue de la Casbah, voici ce qui fut jadis, un bâtiment
administratif. Un haut portail, une grille de fer demeurent les seuls
signes distinctifs de cette ancienne attribution... L'extérieur,
à cause de cette hauteur de porche, de cette grille forgée,
pourrait faire illusion encore ! Mais dès que l'on pénètre,
c'est une déchéance qui vous comprime le coeur. Même
en levant les yeux avec une bonne volonté parfaite, ce n'est qu'une
idée de ciel très lointain, plus vague qu'un espoir qui
vous parvient dans ce fond de puits quadrangulaire, sale du bas en haut,
tandis que tombent par les fenêtres, les relents de la puanteur
humaine la plus désolante, qu'il s'agisse d'odeur de nourritures
ou de l'expression de l'âme humaine au travers d'un dialogue ordurier
international... C'est une tour de Babel d'un nouveau genre où
dès qu'on s'insulte on parvient à se comprendre, où
l'on ne hurle d'une fenêtre à l'autre que pour s'insulter...
C'est une maison peuplée continuellement de rebuts humains irrémédiablement
perdus s'ils ne la quitttent pas dans les vingt-quatre heures ou s'ils
ne sont doués d'une résistance particulière... ou
encore parvenus à un âge où l'on peut durer sans respirer
presque.
Des kabyles déboulés par auto-cars de leur montagne natale
aérée et qui ont amené avec eux non seulement leurs
familles mais une partie de leur cheptel... de sorte que le bêlement
d'un mouton couvre la plainte d'un nouveau-né que l'atmosphère
lentement asphyxie et tue, des espagnols, des marocains, des nègres
soutiers en chômage, des français retraités, des maltais
qui pour une fois n'ont pas réussi dans leur négoce, des
piémontais, siciliens, turinois anti-fascistes, des réfugiés
roumains et tchéco-slovaques, des russes et des chinois vendeurs
de verroteries font vibrer cette maison dantesque du bruit de leurs disputes
et de leurs soupirs.
Les escaliers sont si sombres et les marches en sont disjointes d'une
manière si diabolique qu'il faut en plein jour le secours d'une
bougie pour éclairer les pas. Bien entendu il ne saurait être
question de placer l'électricité dans cette gigantesque
caverne obscure de tous les maléfices des mauvais destins. C'est
avec la flamme des lampes à pétrole ou des bougies que les
gens flambent au long des murs les cohortes de punaises et se défendent
des assauts des cafards gros comme des rongeurs.
Il n'y a pas d'eau courante et ce qui sert de lieux d'aisance,
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comme on dit, est si particulièrement inabordable qu'on se sent
soudain la vocation de devenir un corps glorieux.
Les paysans musulmans qui, victimes de spéculations sur des terrains
ou d'idées préconçues sur le bonheur que l'on trouve
dans les villes, campent avec leur smala de femmes et d'enfants dans deux
ou trois chambres et parfois dans la même, élèvent
des volailles concurremment avec les moutons. Les moutons ne bêlent
qu'au grand jour mais les coqs, vraiment désaxés, commencent
à claironner leur chanson dès la deuxième heure....
C'est alors qu'on entend un ancien de la Légion gueuler des insultes
à ce coq, au patron du coq, à toute sa famille dans un langage
concis, extrêmement imagé, car ce coq réveille malencontreusement
le jeune adolescent sur le repos duquel, passé certaines heures
fougueuses, il veille avec l'attention d'une mère.
Dans cette maison qui pue la crasse réchauffée, les nourritures
avariées, le cafard, l'urine et dont chaque mur semble un comprimé
de puante matière car l'odeur sourd aussi des murs comme des bouches,
comme des fenêtres et il n'est pas une molécule de cette
maison qui ne pue, pas un habitant qui ne soit plus ou moins en état
permanent d'asphyxie ; dans ce lieu de détresse, parfois, il est
quelqu'un qui, plutôt que de s'en prendre au voisin le plus proche,
ose hurler son ressentiment, dire leur fait aux responsables invisibles,
réclamer son dû aux puissances obscures qui le maintiennent
d'autorité dans cette fosse immonde. Ce quelqu'un est une femme,
on prétend qu'elle est folle. Elle met pourtant une lucidité
supérieure à tenter d'ébranler par son cri vigoureux
ce qu'il peut rester de solide dans la base de ces pierres. Elle tente
d'obtenir l'écroulement de ce temple de la misère et de
l'ordure sur le dos de ses habitants passifs. De temps à autre,
elle secoue les murs de la force ardente et de l'indignation qui la mordent,
la rongent. Comme Cassandre, elle prédit à tous, et ils
ne veulent pas comprendre, quel destin les attend s'ils demeurent là.
Cette fille est juive car cette cité maudite se charge aussi de
quelques rebuts d'Israël. C'est une sorte de sauvagesse avec des
cheveux crépus, des yeux fulgurants, une bouche élargie
à force de se prêter comme porte-voix pour hurler ce que
personne ne veut entendre. Sa jeune soeur se contente de lui éponger
les lèvres et le front. La mère est morte, le père
est cordonnier et rapetasse de vieilles semelles auprès de la seule
fenêtre qui procure un semblant de jour. Les os percent la peau
du père et des filles. On ne mange vraiment tout son saoul, ici,
que lorsque le consistoire distribue des bons de pain et de viande. La
folle hurle de faim peut- être. Mais c'est un cri si affreux qu'il
sustente immédiatement le reste des jeûneurs de l'immeuble,
qu'il coupe l'appétit des pires affamés.
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Au cours des crises les plus violentes, quand le démon lui inspire
de s'exprimer non seulement de la voix mais du geste, on l'attache solidement
au pied du seul meuble vraiment valide en ouvrant toutes les portes du
logement, pour mieux laisser sortir, en même temps que ses cris,
les esprits mauvais qui les engendrent. Certains habitants plus sensibles
ou timorés prennent alors momentanément la fuite. Les autres
se contentent de se calfeutrer pour éviter que ces esprits pervers,
par courant d'air et de malice, ne pénètrent chez eux. Quand
la folle sévit par sirocco d'août et trente-cinq degrés
à l'ombre on peut assez imaginer quelle sueur inonde les échines
de ces damnés de tout âge et des deux sexes.
***
Dans une telle maison, le viol, l'inversion
sexuelle, l'inceste, le meurtre, paraissent des événements
fatalement créés par l'ambiance et en quelque sorte inévitables.
Il y a des décors dans lesquels il est impossible de jouer la comédie.
Certains éléments purificateurs, cependant, agissent comme
ils peuvent contre cette ambiance démoniaque et pestilentielle.
Tout en haut de l'immeuble, un vieux kabyle, tisseur de burnous, fait
aller son métier. Il est le seul qui reçoive chez lui suffisamment
de lumière du ciel. De sa place, devant le métier, le vieil
homme aperçoit déjà la mer, les coteaux, la ville
basse. Et comme par faveur particulière (ou moyennant rétribution
spéciale à la concierge-gérante) il possède
une clef de la terrasse, il peut à tout instant ouvrir la porte
merveilleuse, aérienne qui donne plein droit au soleil, à
l'air, à l'espace. Il n'en saurait vraiment toujours profiter seul
et vers le soir il introduit subrepticement certains gosses parmi les
plus pâles qui ont un besoin manifeste de respirer à pleins
poumons.
Il ne se contente même pas de les nourrir d'air, il sustente leur
autre faim encore... Les voilà comme des moineaux autour de lui
qui leur émiette son pain... Attention! Doucement! Il leur demande
de ne pas piailler trop haut pour ne pas dénoncer leur présence
interdite. Il les surveille pour qu'ils ne se disputent pas entre eux,
cruellement, les miettes de ce pain, les bribes de cette viande. Il est
obligé de les garder soigneusement, de plus, d'une telle fringale
de bondissement, de mouvement qu'elle les projetterait facilement du mur
bas de la terrasse jusque dans la rue profonde. Il court après
eux comme un clen de berger agile malgré sa vieillesse ; c'est
qu'il est si sobre qu'il n'a pas une once de graisse. Ses yeux sont neufs
comme s'ils n'avaient jamais rien vu. Il ne sort pas de cette maison.
C'est son apprenti qui livre l'ouvrage fait, reprend l'ouvrage à
faire.
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Sur cette terrasse, cinq fois le jour, il vient, le visage tourné
dans la direction de la Mecque, faire les prières et les ablutions
rituelles d'une manière si digne, surtout si absente, que les lessiveuses
de toutes nationalités et de diverses confessions, et généralement
plutôt fortes en gueule, qui se succèdent dans la buanderie
et qui le voient faire, n'osent pas le railler. Il a un sourire et surtout
un regard qui désarment facilement ce besoin fanfaron de blaguer
ce qu'ils ne comprennent pas qui existe en tant de pauvres êtres.
Il en est, au pire, qui disent de lui : " Le vieux maboul de la terrasse
" mais ce terme de " maboul " n'est pas péjoratif
en Islam.
Le vieux tisserand de burnous est secret sur sa vie intime. Une seule
fois qu'un bruit de trompettes et de raïtas en train de fêter
bruyamment le quatorze Juillet dans la ville basse, sur la Place du Gouvernement,
bruit musical porté par le vent de mer jusqu'à cette terrasse,
lui frappait par trop sur le coeur, il a confié - on ne sait plus
à qui car depuis cela passa par tant de bouches - qu'il avait perdu
son fils unique à la guerre et par sa faute puisqu'il avait été
fier un moment de voir ces galons de sergent de tirailleur sur sa manche.
On croit qu'il n'a plus d'autre famille. Personne n'ose l'interroger plusieurs
fois car l'on sait qu'il a une manière de sourire et de vous regarder,
dès la première, sans rien dire !
Un jour, quelqu'un de l'extérieur a prétendu, parlant de
ce vieux mortifié qui vit à l'écart du monde sur
cette terrasse, comme un fakir, qu'il avait été, en son
temps de jeunesse, un homme extrêmement sensuel et frénétique.
Les auditeurs ont haussé les épaules. Comment admettre qu'un
vieillard ressemblât si peu à ce qu'il fut jeune homme ?
Aucun d'eux n'est admis à contempler ce tâcheron robuste,
à certains jours chauds, quand il ne peut se retenir de se pencher
sur la rue des filles.
Car de cette terrasse, si l'on voit aussi bien
la cathédrale que les
mosquées, le ciel que la mer, les coteaux que la ville,
l'on plonge assurément mieux encore sur les mystères profanes
du quartier réservé et sa confusion de filles soumises indigènes
et européennes et d'une manière si intime et si proche que
l'on entend leurs cris, leurs appels aux clients et certains noms, parfois,
prononcés pour un refus ou un acquiescement par ces hommes qui
passent... Ah ! ce sont bien les mêmes douces syllabes que celles
d'autrefois... Messaouda... Malika... Doudjda... Zakia... Sans parler
des plus maudites puisqu'elles ne révèrent pas le même
Dieu... Blondine-la-Blonde...
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Norah-qui-vient-du-Nord... Et surtout ! ah ! tourment pour la nuit, cette
garce plantureuse qui a pris à chaque race de quoi tenter les hommes
de partout... Il n'a jamais pu encore, même en tendant l'oreille
et quand le vent est propice, connaître son nom. Alors, dans le
secret de son coeur et tout en y renonçant, il la baptise "
Celle-là " et... " O, ma fille ". Car il y a un
sentiment de paternité dans son désir.
Il n'y cèdera pas... bien qu'il ait dans cette poche secrète
l'argent nécessaire... C'est un argent destiné à
cet ultime voyage à la Sainte Mecque plutôt qu'à contenter
cette mauvaise faim de chair... Ne te penche plus, passé le couvre-feu,
sur le rempart de cette terrasse... Regarde plutôt, au grand large,
ce bateau, triangle marqué par trois feux blancs qui voyagent et
ces autres feux écarlate et vert qui marquent l'entrée de
la rade, de la passe. Le vert est la couleur de ton Prophète...
" Aide moi, Seigneur ! à repousser le mal !.. "
***
Contre le porche de cette sombre maison,
nuit et jour, un saint d'Islam médite et prie. Aucun poste ne saurait
lui fournir autant de raisons de répudier le monde visible. Il
est jeune, beau, lettré, sale au-delà de toute expression
: cette vermine qui le ronge est son cilice. Il ne consent à accepter,
et une fois par jour seulement, que les aliments (un pain et un peu d'huile
ou une poignée de dattes à la saison) strictement nécessaires
à l'entretien de cette flamme de vie. Il refuse d'un simple mouvement
des paupières et d'un retrait offensé du corps tout don
en numéraire, comme en général tout ce qui ne lui
vient pas de la main d'un musulman.
Dans cette maison, outre la masse misérable et l'infime fraction
de personnes généreuses, il est certains échantillons
d'une humanité surannée, que la concierge-gérante
ne cesse de citer avec orgueil pour prouver que l'ambiance n'est pas si
malsaine :
- " Madame Moralès qui " va " sur ses quatre-vingts
ans... " Ou : - " Madame Scotto qu'elle demeure là depuis
avant-guerre.... " Ainsi les comités d'hygiène risquent-ils
d'être induits en erreur grâce à l'invraisemblable
durée de vieillardes coriaces et des enfants pourront-ils continuer
de succomber par la faute d'une atmosphère qu'on aura jugée
respirable sur la présentation de personnes à peine vivantes
et qui ont depuis longtemps passé l'âge ou l'on doit respirer.
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Ces vieilles résistantes et durables au-delà de la moyenne
et de la générosité permises, qui empiètent
gloutonnement sur la somme des jours dévolus aux autres êtres
humains, ce sont les Parques de la Casbah. Elles sortent le moins possible
de leurs chambres qu'elles désinfectent au papier d'Arménie.
Elles ont accroché sur les murs, outre les portraits de famille
(le zouave et la mariée en grande tenue) des chromos qui représentent
des scènes campagnardes et leur tiennent lieu d'oxygène.
Elles conservent dans des boîtes enrubannées des dragées
moisies du baptême du Prince Impérial et des assignats qui
ruinèrent leurs ancêtres. Il en est de si sourdes, de si
indifférentes ou tellement atteintes d'une régression de
conscience qui va de pair avec l'atrophie pulmonaire et cérébrale,
qu'elles ignorent qu'il y eut une nouvelle guerre qui dura quatre ans
et fit douze millions de victimes. La guerre, pour elles, c'est toujours
70.
Elles n'ont plus de famille. Quand elles meurent, leurs objets familiers,
contemporains ou presque de la Conquête, vont finir de s'émietter
en plein vent, sur ce tertre chargé de déchets de même
sorte et qui est situé sous l'ancienne enceinte turque.
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