II
DE prime abord, la Casbah apparaît comme un interminable
escalier qui tente de rejoindre le ciel et n'atteint que la vision déjà
suffisamment magnifique de la pleine mer. Entre temps, sur certains paliers
où l'on doit s'arrêter pour reprendre souffle, on rencontre
la boue humaine. De même, avant de trouver des rues spécifiquement
arabes, il faut endurer bien des voies sans caractère.
Une braderie perpétuelle se tient chaque soir
rue Randon. La rue Randon est le calvaire peu odorant et sans
majesté par lequel on aborde le plus souvent la ville arabe. Elle
est d'une apparence banale, bordée de vieux immeubles de style
français de l'époque 1900, mais la braderie en masque en
partie la laideur plate.
Cette braderie est composée comme toute braderie d'une permanence
de vendeurs et d'un flot passager d'acquéreurs, de badauds plus
encore. Les bradeurs sont musulmans. La plupart des acheteurs aussi. Il
arrive pourtant qu'une juive des parages, une européenne égarée,
un touriste spirituel, marchande. Les vendeurs peuvent être des
chômeurs soucieux, des fainéants résolus ou des resquilleurs
malins. Il est difficile de distinguer à première vue l'homme
un peu humilié qui momentanément sans emploi tente de vendre
la chemise confectionnée par sa femme, de l'amateur de nonchaloir
que dans un an on retrouvera à cette place à moins que d'ici
là il n'ait découvert un moyen moins fatigant encore de
gagner de quoi boire chaque jour un thé à la menthe, acquérir
une kesra et dormir dans un café maure. Pour le troisième
larron, on peut penser qu'on le reverra dans cette rue plus ou moins fréquemment
selon la générosité ou la crédulité
des patrons européens chez lesquels une personne de sa famille
est en service. Trois
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fois sur quatre, quand une femme de ménage arabe, un manoeuvre
indigène quémandent à leurs employeurs une paire
de souliers hors d'usage, un vieux costume, une robe défraîchie,
on retrouve cet objet entre les mains d'un de ces vendeurs improvisés
de la braderie perpétuelle de la rue Randon.
Vieilles sebaths...chaussures... Godillots de cuir racorni... Brodequins
d'ordonnance... qui bâillent à peine... Capotes militaires
complètement décolorées mais résistantes encore...
Casque colonial défraichi... Casserole à peine trouée...
Vieille poêle... Cuillers de bois pour manger la graine de couscouss...
cocotte en fonte sans couvercle... couvercle d'on ne sait quel récipient
probablement hors d'usage... Et, se faisant balance dans les mains de
ce grand gaillard réjoui, un compotier de verre bleu à peine
fêlé, de l'espèce de ceux que l'on peut gagner aux
loteries foraines... un exemplaire intact d'une ancienne édition
de Madame Bovary !...
***
Cet autre présentait sur son poing une chéchia
presque neuve, d'un rouge orangé de beau géranium. Le visage
de l'homme était extrêmement grave et sa façon de
procéder plutôt gauche. Il n'avait pas l'habitude, visiblement,
de ce genre de jeu, de faux travail qu'on appelle " négoce
" ; il ne savait ni interpeller les passants.... ni placer avec autorité
sous le nez d'un badaud irrésolu cette pièce intéressante
et si peu chère.. "O frère en vérité..
Ya Allah! je te jure.. une occasion et véritable... Je ne m'en
suis démuni que pour toi !.. "
Comme il était tête nue, l'on pouvait bien croire, en effet,
qu'il s'était dépouillé de cet insigne de gloire
musulmane, par nécessité vraiment pressante.
Trois jours après, il se trouvait à la même place,
la chéchia invendue toujours sur son poing. Son visage sali d'une
poussée de barbe paraissait plus creux. Ce sont des impressions
que jamais les touristes ne recueillent. Le vent des cars les entraîne
vers des émotions plus faciles, une vérité de camelote,
de superficie. Qui s'aviserait d'ailleurs, si le hasard ne menait le jeu,
de revenir contrôler, à trois jours de distance, la montée
du désespoir, les nuances de l'effroi sur le visage d'un être
qui perd pied sur le sol, qui se sent solidement happé par l'engrenage
de la misère ?
Depuis lors, les travaux agricoles ont repris et le bâtiment recom-
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mence aussi à réclamer de la main-d'oeuvre. Le musulman
à la chéchia n'est plus sur cette route.
Entre un fabricant mozabite de beignets au miel et un vendeur de pantoufles
juif, ce vieux docteur musulman chaque fin de journée est assis.
Il est campé sur un escabeau, à califourchon, pour voir
plus commodément défiler le spectacle de la rue, comme s'il
s'agissait d'une fantasia. Il s'évente mais c'est plutôt
une habitude qu'un besoin. A son âge, on ne saurait jamais avoir
assez chaud. Il est vêtu d'une lourde gandoura de drap de couleur
aubergine sur laquelle un ruban de décoration de même teinte
ou presque tant la crasse la neutralise, vous laisse longtemps indécis...
Un comparse vous renseigne " On l'a décoré de la Légion
d'Honneur en 1910 "...
Ce vieux toubib qui fit ses études médicales à Paris
sait parler de ce lointain séjour en France avec verve. Il possède
une langue élégante, souple, sans défectuosité
de prononciation ce qui est rare même chez les musulmans cultivés.
Le vieux toubib est orgueilleux à cause de cette prononciation
impeccable. N'est-ce pas cela qui lui valut de ce Dieu qui s'appelait
Victor Hugo et bouchait tout le ciel de gloire littéraire de l'époque,
ce compliment qu'il cite chaque fois qu'on lui amène un nouveau
visiteur : " Votre costume possède un bel accent mais votre
bouche n'en a pas ".
***
La
rue Marengo fait suite à la rue Randon.
Elle s'orne, presque au sommet, d'un commissariat de police que l'on serait
de prime abord tenté de confondre avec n'importe quel autre lieu
de ce genre. Cependant celui-ci est beaucoup plus qu'une prison momentanée
pour ivrognes, un rendez-vous banal de délinquants automobilistes
ayant oublié d'éclairer leurs phares. Y aboutissent du matin
au soir et même en pleine nuit, tous ceux qui dans la Casbah sentent
le besoin de trouver instantanément des arbitres assermentés
pour un cas sentimental ou tout autrement périlleux.
Quand un musulman pauvre de la Casbah d'Alger se dispute avec les parents
de son épouse qui voudraient le contraindre au divorce tout en
gardant la dot ; quand une femme d'humeur belliqueuse (et beaucoup de
musulmanes, probablement à cause du manque d'exercice physique
et de la réclusion, le sont) se dispute avec sa propriétaire
ou sa voisine ; quand une négligente a empuanti la cour commune
de la demeure (depuis la guerre les loyers ont si outrageusement haussé
dans la Casbah
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qu'il n'est plus d'humble famille qui connaisse le contentement d'habiter
seule une maison, si petite soit-elle) ; quand à la fontaine publique
de la rue, deux pourvoyeuses d'eau se sont battues pour atteindre la source
chacune la première et finalement se sont douchées en commun
pour la plus grande joie des spectateurs ; quand un mari juge mauvais
qu'un jeune homme habitant une maison voisine de la sienne et sous prétexte
qu'il fait tiède se permette de dormir à proximité
de la terrasse où il repose lui-même en compagnie de sa femme
légitime qu'il sait de sang chaud ; enfin, chaque fois que pour
une raison intime, profondément préjudiciable à l'équilibre
de sa vie ou simplement pour l'un de ces froissements d'amour-propre qui
chez les humbles de tous pays prennent si facilement l'ampleur d'une tragédie,
un habitant de la Casbah éprouve le besoin d'une aide, d'un secours
ou d'une vengeance, il arrive au commissariat de la rue Marengo généralement
escorté d'une smala de voisins, de voisines, d'enfants braillards
à la mamelle, de gamins morveux, de vieilles qui brandissent des
membres noueux à peine couverts de chair et sur lesquels elles
prétendent faire constater des traces de coups parfois imaginaires.
Ce poste de police possède des auxiliaires indigènes, traducteurs
et médiateurs patients. Il est extrêmement lent et difficultueux
de débrouiller ces affaires arabes parce que tout le monde parle
à la fois.
Le poste de police de la rue Marengo, par certaines après-midi
extrêmement chaudes où les disputes et les coups sont en
suspens dans l'air, devient une sorte de prétoire improvisé
où défilent les comédies les plus subtilement orientales
et les cas burlesques les plus curieux.
Finalement, on envoie l'un chez le toubib pour faire constater ses traces
de blessures présumées, on promet à l'autre de faire
une enquête dès le lendemain, on réconcilie le jeune
couple en sermonnant les beaux-parents, on pousse dehors le tout, le personnel
s'éponge. Il fait, dans ce poste, dès la fin mai, d'une
façon continue, une température sénégalienne
que le tassement de tous ces plaignants aggrave d'une odeur de suint de
mouton, d'essence de jasmin et de beurre un peu rance. Le personnel soupire,
respire. Des cris, des paroles, un piétinement de troupeau. C'est
une seconde fournée. Les gens de bonne volonté qui sont
là recommencent du mieux qu'ils peuvent à parodier la justice,
à en assurer le bienfaisant simulacre.
Même quand ils ne font rien, quand ils ne peuvent rien faire, l'illusion
d'influence qu'ils donnent à ces plaignants est salutaire. Car
cet espoir d'une intervention puissante donne aux esprits bouillants le
temps de se calmer, aux événements la possibilité
de changer de direction... " Moi, j'en ai été trouver
l'coumissaire... Et l'coumissaire il m'a reçu (tout sous-ordre
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ici se confond facilement avec la divinité principale) ... Et l'coumissaire
entention, hein ! maintenant si tu marches pas droit la route !"
Il en est du commissariat de la rue Marengo comme de la plupart des temples
de la foi. Ils valent par ce qu'on leur prête....
***
La
rue du Nil est escarpée comme une montagne.
La rue du Diable est si parfaitement noire, pendant les nuits
sans lune, qu'il faut emprunter l'aide de quelque éclairage de
fortune pour s'y retrouver.... Elle grimpe sataniquement, la bien nommée,
et cela pour redescendre d'une manière aussi rapide, sur la voie
même où elle prit son départ... La rue du Diable est
en forme de fer à cheval porte-bonheur.
La rue du Regard offre, en effet, entre deux pans de murailles grises,
un mince filet de mer bleue qui est comme une prunelle toute fraîche,
un coup d'oeil d'adolescente.
La rue du Lion ne connaît que les rugissements de fureur
de certains maris et les miaulements défensifs de leurs femelles.
La rue du Delta est droite et sans eau comme tant d'autres...
La
rue Kléber est semée de marchands de légumes
qui ne connaissent rien de ce guerrier de l'époque révolutionnaire....
Elle est glorieuse seulement de produits de vergers victorieux des saisons,
de la grêle, dès sauterelles.
La rue de l'Hydre est sans aucune bifurcation serpentine et symbolique...
Il en est qui n'ont même plus de nom... Les plaques d'émail
se sont écaillées, ont chu.... Personne ne les a remplacées.
Un nom !...
Pourquoi ?.. C'est déjà presque trop désigner la
demeure, situer avec un mot précis l'endroit du bonheur que guettent
les maléfices des jaloux.
*
**
Certaines possèdent des arcs de soutènement
qui prennent des apparences triomphales et sont naturellement couronnés
de plantes grasses, d'herbes folles. On passe dessous tout juste sans
être obligé de se baisser.
- 20 -
Il est des vôles si sombres et dont les màisons tendent à
nettement d'un bord à l'autre à se rejoindre par leur sommet,
à se confondre et s'étreindre, qu'on hésite à
les emprunter à cause de la sensation d'hostilité, d'étouffement,
de resserrement qu'elles inspirent. Mais un peu plus loin elles s'élargissent,
respirent et vous permettent de respirer, entr'ouvrent leurs murailles
pour vous accueillir...
***
Il en est encore qui sont construites en voûtes
et tellement vouées aux ténèbres que le soleil au
plus vaste moment de sa splendeur estivale, au plein de sa forme et de
sa course ne parvient jamais à les percer d'un rayon. Elles pourraient
être intégralement réservées aux nombreux aveugles
de cette ville sanieuse car nul voyant ne saurait s'y conduire, y distinguer
la moindre chose. C'est seulement au toucher qu'on peut éprouver
la crasse des murailles, la hauteur des marches des escaliers. On entend
au passage et dans un murmure plutôt que dans un cri, s'exprimer
les damnés de ces quartiers d'une ville par endroits infernale.
Des formes vagues de gens, d'animaux, d'entités peut-être
illusoires s'agitent dans une pénombre qu'il est impossible de
pénétrer au passage et que l'on n'a pas le courage d'essayer
lentement de distinguer. Car cette pénombre parfois, aussi, atrocement
pue... Des charbonniers ont placé leurs entrepôts dans ces
antres déjà naturellement voués au noir. Mais comme
ils ont fait poser l'électricité, grâce à eux
on peut de-ci, de-là, apprécier plus nettement la terrible
malédiction d'enfouissement qui pèse sur ces rues... Cependant
un des locataires que l'on interroge à l'instant qu'il s'apprête
à franchir le seuil vous affirme que de cette maison on a la plus
belle des vues sur la pleine mer et sur la rade... Veux-tu voir? "
On le remercie... Cette attestation de son bonheur vous suffit ; ce n'est
que la rue qui est noire 1
***
Il y a, dans la Casbah d'Alger, des dédales d'une
pureté vraiment orientale tant par l'aspect architectural des maisons
qui les bordent que par l'odeur, les sons qui s'en échappent, la
violence des coloris et la densité des crasses qui les maculent...
Y sont semés des cafés maures ornés de guirlandes
de jasmin, d'agneaux bêlants, de flûtistes paresseux environnés
d'enfants braillards, de femmes voilées furtives, de thalebs faiseurs
de charmes et fabricants de correspondance commerciale ou de lettres anonymes...
Mais soudain l'on retombe dans une voie disgraciée où les
immeubles sont construits en série du genre Exposition Universelle
de 1900, où les boutiques ne sont occupées que par des négociants
mal vêtus, chauves et gras, préoccupés de façonner
en série également des objets usuels ou des bibelots affreux.
- 21 -
Il en est qui servent de lieu de passage et de charroi
continu et d'autres aussi larges que personne n'emprunte, qui sont par
tradition vouées au silence, au repos, à la retraite.
*
**
Tout paraissait, ici, excessivement calme au sortir de
tant de passages tumultueux, bossués d'éventaires de marchands...
Quelques hommes, accroupis sur des nattes, jouaient aux échecs,
aux dames, aux dominos... Une vieille, dévoilée (ce qui
démontrait un trouble absolu) , surgit hurlant, s'arrachant avec
les ongles la chair du visage... L'un des joueurs interrompt alors la
partie, se lève et saisit la femme par un bras, au passage.
" 0 ma sur ! Qu'as-tu ?
La vieille le lui explique par onomatopées, cris presque indistincts,
hurlements coupés de sanglots... Une fois renseigné, il
lâche son bras, la laisse continuer sa route en gémissant,
en pleurant, en se cognant aux murs de la rue étroite... sortir
de sa tragédie comme elle le pourra... revient s'asseoir et reprend
sa partie...
- " Dis, Ahmed, qu'est ce que c'est ?.. " Il se retient à
peine de hausser une épaule... " Oh, elle vient de perdre
seulement une fille !.. "
***
La rue des Bouchers qui est atroce à voir et à
sentir, le devient davantage quand on s'avise que cette verte tripaille
semée de mouches, ces viandes corrompues, ces charniers de bêtes
marinées au soleil sont destinés à la consommation...
On presse le pas, on va, on court, on aborde un couloir plus vaste qui
semble capable de vous mener jusqu'au sommet du tertre... Au bout de quelques
mètres, il faut s'arrêter, ce n'est qu'un cul-de-sac.
Tant de voies, dans la Casbah d'Alger, qui sont parties pour être
amples, larges, passantes et soudain, se murent ainsi en impasses... Mais
un figuier pousse ses branches par-dessus la muraille et derrière
le mur l'on entend parler des femmes et rire des enfants...
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Le mystère de l'Orient vient beaucoup de cette nonchalance dans
le plan des villes... d'une absence totale d'alignement, de toute idée
d'ordre, de symétrie.... d'une fantaisie de qui plante sa tente
au petit bonheur. Impasses... culs-de-sacs... Qu'il est donc admirable
de savoir que jamais une auto, un camion, un tram ne pourront pétarader
devant votre porte !
Il est certaines nuits, dans la Casbah d'Alger, du côté des
quartiers de familles honnêtes, des silences précieux que
l'on chercherait vainement non seulement dans la ville basse mais dans
tant de campagnes des alentours... Un chat miaule... Un remorqueur siffle...
Un son de flûte de roseau très lointain ne parvient que par
bribes... Puis plus rien pendant des heures... Le monde musulman dort
en paix...
*
**
Planté comme un jet de branches au lieu d'un jet
d'eau, dans une vaste cour dallée de précieuses faïences,
il est, dans la Casbah d'Alger, un bel arbre bien difficile à atteindre...
Cependant, sur quelque sommet que l'on se trouve vieille enceinte turque
terrasse haute, on l'aperçoit Mais pour y parvenir que de marches
et contre marches... que de demandes... " Dis moi, Ahmed... Explique-moi
donc, Fathma, comment on peut parvenir dans cette cour où il y
a ce bel arbre " " Manarf... je ne sais pas " Ou bien :
" Tu tournes par ici, tu vois, ma belle... et puis après par
là... et encore après tu marches et tu tournes... et tu
marches ". L'arbre, malgré tant d'explications minutieuses,
se dérobe toujours. Il en est bientôt de lui comme de tout
ce que l'on n'atteint pas, il devient une exigence, un désir, il
grandit encore... Il est magnifique. Peut-être est-il fiché
dans une maison maraboutique où une chrétienne ne saurait
pénétrer (dans cette Casbah ce serait extraordinaire !)
... Ou, peut-être, un mari exceptionnellement jaloux et suffisamment
riche, enferme-t-il, dans son enceinte, une femme qu'il croit si belle
qu'il craint que tout le monde ne la lui veuille ravir.
Et puis, un jour, après tant de difficultés, on parvient
à trouver la route et l'on vous reçoit dans la cour, on
vous amène au pied de l'arbre. Ce n'est qu'un arbre comme tant
d'autres sauf qu'il plonge dans une sorte de corbeille de plantes grasses,
une corbeille entourée de petites dalles roses, vertes, bleues.
Oui, la maison aussi est belle. Mais, de l'entrée à la sortie,
l'on se voit assailli d'une nuée de ménagères pratiques
qui ont besoin de remplacer un foulard, d'enfants qui ont soif de coco
ou faim de bonbons et qui, sans un moment de répit, tendent des
mains avides. Même les femmes qui semblaient rêver, accoudées
à la rampe de la terrasse, ont secoué leur paresse pour
venir quémander aussi.
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Il n'est pas une maison de filles publiques de la Casbah où le
désir d'argent se soit jamais aussi violemment manifesté
que dans ce patio de dames honnêtes, devant ce bel arbre.
Tout auprès, les gosses se sont réservé ce sombre
carrefour où ils semblent, lorsqu'on passe, ne jouer qu'à
des jeux innocents. L'un d'eux qui est gras, estropié, affreux,
se détache de son jeu volontairement et pendant plusieurs minutes
nous poursuit pour, bon gré mal gré, nous montrer quelque
chose que nous ne voulons pas voir mais dont il s'obstine à vouloir
nous faire payer la vue... Il est gluant, il colle à vous son immonde
corps presque invertébré et sa bouche bave un peu en vous
incitant à consommer... Eunuque... Maquereau... Tenancier... ou
Bistrot, cet enfant gras devenu grand arrivera sûrement à
ce qu'on appelle : " Quelque chose " et qui consiste généralement
à posséder un compte en Banque.
*
**
Il est des rues qu'un seul café maure suffit à
peupler, encombrer.... Qu'elles soient en pente rapide ou même jalonnées
de marches, peu importe, on installe les clients sur la pente ou sur l'escalier
en plaçant une mince natte. Quelquefois, il y a des bancs mais
c'est un luxe et cela encombre trop la circulation. A l'intérieur
du café, les serveurs préparent le café ou le thé
à la menthe dans une demi-obscurité qui ne permet qu'au
bout d'un certain temps de distinguer la couleur de la pièce.
La plupart des cafetiers maures ont pris l'habitude d'apposer sur les
murs de leurs salles des papiers d'une désolante banalité.
De temps à autre, pourtant, et sans parler du célèbre
café du carrefour Fromentin qui apparaît (dans le sens opposé)
d'une tradition trop académique, l'on trouve dans une voie silencieuse,
écartée, une salle dont les parois sont ornées de
fresques naïves : Une chasse au lion... un avion en plein vol...
une locomotive... la tête de Charlot... un bouquet charmant en forme
de pièce montée qui est par excellence le bouquet à
l'arabe, réunissent sur ce mur blanc tout ce qui peut au monde
réjouir le coeur des hommes.
Pour quatre sous, prix unique des consommations, on reste là pendant
des heures en contemplation devant ces images propices au rêve.
On prête l'oreille aux racontars de la ville et du quartier car
le monde musulman n'est pas fermé à la malice...
En voici un exemple...
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" Parfois la bouche des Seigneurs du Sud se tourne vers nous et son
haleine est assez vigoureuse pour accomplir en quelques heures ce qui
demanderait la patience d'un mois ".
En d'autres termes, le sirocco, vent des sables, s'il sévit en
été, est capable de hâter la maturité des épis
ou des grappes quand il ne brûle pas littéralement les récoltes.
C'est un passionné qui force tout. Il paraît que, dans la
Casbah, il est même capable de faire mûrir plus tôt
qu'il ne faudrait le ventre des filles.
Et c'est ainsi qu'un vieillard honoré qui avait marié précipitamment
sa fille à l'un de ses cousins ni bien jeune, ni bien beau, ni
bien riche et se voyant pourvu d'un petit-fils moins de sept mois après
le jour des noces l'annonça, dit-on, de la façon suivante
:
- " Oui, nous avons un descendant mâle depuis ce matin et Dieu
soit loué, nous l'avons appelé Mohamed en l'honneur du Prophète
et en remerciement de ce qu'il nous soit parvenu beau et fort quoiqu'un
peu avant l'heure... Vous vous souvenez, n'est-ce pas, de ce grand coup
de sirocco du mois dernier... Et naturellement, car Dieu seul sait tout
et peut tout, le ventre de cette fille, grâce à ce sirocco,
Inch-Allah ! a mûri plus vite ".
C'est un vent propice aussi aux mirages. Bien que sur le littoral ils
soient rares, il y en eut un magnifique, certaine année, peu après
la guerre, et qui fut nettement visible du sommet de la Casbah. C'était
par un midi de la fin de juillet, ce mirage dura une grande heure et ne
fut pas observé de la même manière par tous. Il y
eut une variété fantaisiste d'opérateurs qui le réduisirent
à leur angle de vue particulier, qui l'interprétèrent
en artistes.
Pour le mieux contempler, les gens s'étaient massés sur
le balcon de la rue Kataroudjil qui est la plate-forme de la Casbah réservée
d'ordinaire aux allées et venues de la clientèle des maisons
publiques.
Des ménagères fatiguées, des putains grasses, des
cafetiers, des tenanciers, des vendeurs de poisson, des passants de tous
genres s'y trouvèrent momentanément réunis sous le
signe du miracle... Mais tandis que l'un voyait une plaine féconde,
l'autre voyait une ville sainte et l'autre un troupeau. Le plus enrichi
fut un aveugle qui se fit expliquer successivement
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la vision de chacun et en composa pour son idéal personnel une
fresque assez magnifique. Le plus mécontent, un enfant qui ne pouvait
rien distinguer à cause de sa petite taille et de tous ces gens
hauts et vastes groupés devant lui. Il pleurait, accroché
aux vêtements de sa mère.
- " Ya Ma...a...ma! quest-ce que c'est? Ya Ma...a...ma! je veux voir!
" La mère qui était extrêmement lasse tenta l'échappatoire
si commode pour les mères de toutes les races et de tous les pays.
- Tiens-toi tranquille ! d'abord tu es trop lourd... et que saurais-tu
voir autrement que par moi et par mes yeux et je vais tout aussi bien
tout te dire... Ecoute ! C'est un mirage... c'est une ville... un oiseau...
un jardin... une gazelle...
- Ya Ma...a...ma porte moi... je veux voir moi-même ! ! ! Toi tu
ne sais pas.
- Ya...a...a... petit mauvais... petit insolent... O fils de chitane !
que saurais-tu voir... Que voudrais-tu voir que je ne sais voir ?
- Ya...a...Ma...a...ma ! Je veux voir Charlot dans les nuages !
**
Cris spontanés... regards... gestes... C'est toujours
par les détails que se dégage, peu à peu, du bloc
humain, la vérité entière...
L'eau potable ici est rare et chère. Nombreux sont encore les porteurs
; ils vendent jusqu'à dix sous la lourde cruche d'environ dix litres.
Peu d'habitants de la Casbah ont les moyens de s'offrir un tel luxe, chaque
jour. D'autre part, les hommes n'aiment guère que leurs jeunes
femmes aillent à la
fontaine. S'ils sont complaisants, ils s'y rendent eux-mêmes
au retour du travail. Les enfants et les vieilles sont chargés
aussi d'assurer le précieux ravitaillement... Au crépuscule
on croise donc dans les rues, des gosses de tout âge munis d'un
récipient approprié à leur taille. Il en est qui
traînent des brocs, de vieux seaux, des bocaux ; les plus jeunes,
gravement, répandent à terre la moitié du liquide
contenu dans le gobelet qu'ils soutiennent.
*
**
- 28 -
Dans les familles pauvres de la Casbah d'Alger, contrairement à
ce qui se passe chez certains autres peuples, ce sont les jeunes femmes
qui gardent la demeure et les vieilles qui vont travailler au dehors.
Ces vieilles qui ne sauraient plus séduire ni être séduites,
qui ont passé l'âge d'amener quelque bâtard dans la
famille, se placent comme domestiques dans la ville européenne.
Quand elles en remontent, à chaque fin de matinée ou d'après-midi,
leurs poches secrètes (car rien ne se prête à la dissimulation
comme l'ampleur du costume des musulmanes) , sont généralement
gonflées de sucre, et leur bouche est emplie d'un suc de médisances,
de calomnies ou de simples nouvelles capables de sustenter et de réjouir
au crépuscule les autres abeilles moins industrieuses de la Casbah
entière. Tout bruit de potin, tout événement (ou
incident pris pour tel par ces femmes avides) , se propage avec la vitesse
de l'éclair sur ce domaine aérien.
Et cependant que les habitants de la ville basse continuent d'ignorer
la Casbah absolument, même quand ils sont nés ici ou qu'ils
y vivent depuis vingt ans, il est, dans la ville indigène, une
quantité de personnes qui s'occupent d'eux et possèdent
parfaitement les secrets les plus intimes de leurs familles.
Cette fin d'après-midi, les terrasses communicantes de la plus
haute Casbah frémissent d'une seule rumeur... Le fils de Monsieur
Un Tel de la Préfecture ou du Gouvernement Général
s'est enfin aperçu qu'il était cocu et il casse la carte
(il divorce) . Et qui l'a fait cocu ainsi... " Ah ! Ah ! Et c'est
à ne pas croire. Tout juste, poh ! un espagnol ! Et qui n'est qu'un
marchand ! "
***
Un vieux guide indigène, extrêmement loquace
et qui paraît n'avoir aucun préjugé islamique quant
aux boissons spiritueuses, s'efforce de présenter la Casbah à
des gens déjà initiés qui s'amusent à lui
faire raconter des histoires d'une authenticité douteuse sur des
choses qu'ils connaissent mieux que lui. Tout à coup, le guide
glisse sur une plaque de fer, se rattrape...
-- Et qu'est-ce que cette plaque... O Saïd ?
- Qu'est-ce que c'est ?... C'est très bien, malgré que je
viens de manquer de me casser les jambes dessus !... Qu'est-ce que c'est
? Tiens, une bouche
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pour l'eau de mer que chaque nuit, maintenant, on lave la Casbah avec
; comme ça, si elle n'est pas encore très propre, elle n'est
plus si sale... Ah ! oui, c'est bon et c'est encore une invention française...
Vive la France !... Vive la France !.. Vive la France !..
Sa voix est extrêmement sonore... Elle éveille tous les échos
d'alentour, elle commence à faire aboyer les chiens, elle attire
des visages curieux aux fenêtres...
- Oh ! tu sais, ne te fatigue pas pour nous, Saïd, nous sommes allemands...
- Ah ! c'est aussi un grand pays... Vive l'Allemagne !..
*
**
Une dame récemment importée d'Europe effectue
un achat dans un magasin musulman ou juif de la rue de la Lyre. Elle se
trouve assise à côté d'une jeune femme arabe impénétrablement
voilée qui éprouve d'une main fine et soignée la
qualité des étoffes placées devant elle sur le comptoir
de bois verni. Il advient que la dame française s'intéresse
soudain au tissu qui paraît retenir aussi l'attention de la musulmane.
Elle se penche alors vers elle et dans une intention aimable, avec ce
besoin si français d'échange verbal, questionne :
- Tu trouves cela joli, n'est-ce pas, Fathma ?
- Oui, très joli... Marie !
***
Des milliers de gens ont passé et passeront encore
devant cette vieille enceinte turque en pierres grises cimentées
de poussière, de terreau, de mousse, sans remarquer l'incrustation
de briques placée vers le sommet... Lequel, mécréant
esclave ou pieux musulman, eut l'idée d'encastrer dans cette muraille
le profil de Sainte Sophie... tour à tour église et mosquée
?.. Le ton de la brique décolorée par le temps est à
peine discernable... Il faut un oeil particulièrement averti pour
distinguer le tracé, découvrir cette relique. Un homme a-t-il
vraiment espéré quelque profit éternel de cela ?..
Quel qu'il fût, il dut travailler lentement, difficultueusement
sous le plein soleil, à une hauteur périlleuse.. Plusieurs
siècles s'écoulent.. Les passants ne lèvent même
plus les yeux sur son chef-d'oeuvre... N'en ont connaissance que certains
vieux savants et des musulmans contemplatifs.
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Un filet d'eau légèrement sodique descend
de la colline qui supporte la vieille enceinte turque, jusqu'à
la voie du tram, le long du remblai où se tient un café
maure particulièrement achalandé. Les musulmans appellent
cette source " La petite source salée ". Ils ont muré
son embouchure d'une charmante porte peinte de bleu vif et décorée
en outre d'une main de Fathma et d'un croissant. Cela prend l'allure d'une
sorte de reliquaire. Car tout ici, chez les plus pauvres gens, devient
précieux grâce à ce sens racial de l'enluminure.
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