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       II 
      DE prime abord, la Casbah apparaît comme un interminable 
        escalier qui tente de rejoindre le ciel et n'atteint que la vision déjà 
        suffisamment magnifique de la pleine mer. Entre temps, sur certains paliers 
        où l'on doit s'arrêter pour reprendre souffle, on rencontre 
        la boue humaine. De même, avant de trouver des rues spécifiquement 
        arabes, il faut endurer bien des voies sans caractère. 
         
        Une braderie perpétuelle se tient chaque soir 
        rue Randon. La rue Randon est le calvaire peu odorant et sans 
        majesté par lequel on aborde le plus souvent la ville arabe. Elle 
        est d'une apparence banale, bordée de vieux immeubles de style 
        français de l'époque 1900, mais la braderie en masque en 
        partie la laideur plate. 
         
        Cette braderie est composée comme toute braderie d'une permanence 
        de vendeurs et d'un flot passager d'acquéreurs, de badauds plus 
        encore. Les bradeurs sont musulmans. La plupart des acheteurs aussi. Il 
        arrive pourtant qu'une juive des parages, une européenne égarée, 
        un touriste spirituel, marchande. Les vendeurs peuvent être des 
        chômeurs soucieux, des fainéants résolus ou des resquilleurs 
        malins. Il est difficile de distinguer à première vue l'homme 
        un peu humilié qui momentanément sans emploi tente de vendre 
        la chemise confectionnée par sa femme, de l'amateur de nonchaloir 
        que dans un an on retrouvera à cette place à moins que d'ici 
        là il n'ait découvert un moyen moins fatigant encore de 
        gagner de quoi boire chaque jour un thé à la menthe, acquérir 
        une kesra et dormir dans un café maure. Pour le troisième 
        larron, on peut penser qu'on le reverra dans cette rue plus ou moins fréquemment 
        selon la générosité ou la crédulité 
        des patrons européens chez lesquels une personne de sa famille 
        est en service. Trois 
         
        - 14 - 
         
        fois sur quatre, quand une femme de ménage arabe, un manoeuvre 
        indigène quémandent à leurs employeurs une paire 
        de souliers hors d'usage, un vieux costume, une robe défraîchie, 
        on retrouve cet objet entre les mains d'un de ces vendeurs improvisés 
        de la braderie perpétuelle de la rue Randon. 
         
        Vieilles sebaths...chaussures... Godillots de cuir racorni... Brodequins 
        d'ordonnance... qui bâillent à peine... Capotes militaires 
        complètement décolorées mais résistantes encore... 
        Casque colonial défraichi... Casserole à peine trouée... 
        Vieille poêle... Cuillers de bois pour manger la graine de couscouss... 
        cocotte en fonte sans couvercle... couvercle d'on ne sait quel récipient 
        probablement hors d'usage... Et, se faisant balance dans les mains de 
        ce grand gaillard réjoui, un compotier de verre bleu à peine 
        fêlé, de l'espèce de ceux que l'on peut gagner aux 
        loteries foraines... un exemplaire intact d'une ancienne édition 
        de Madame Bovary !... 
      *** 
      Cet autre présentait sur son poing une chéchia 
        presque neuve, d'un rouge orangé de beau géranium. Le visage 
        de l'homme était extrêmement grave et sa façon de 
        procéder plutôt gauche. Il n'avait pas l'habitude, visiblement, 
        de ce genre de jeu, de faux travail qu'on appelle " négoce 
        " ; il ne savait ni interpeller les passants.... ni placer avec autorité 
        sous le nez d'un badaud irrésolu cette pièce intéressante 
        et si peu chère.. "O frère en vérité.. 
        Ya Allah! je te jure.. une occasion et véritable... Je ne m'en 
        suis démuni que pour toi !.. " 
         
        Comme il était tête nue, l'on pouvait bien croire, en effet, 
        qu'il s'était dépouillé de cet insigne de gloire 
        musulmane, par nécessité vraiment pressante. 
         
        Trois jours après, il se trouvait à la même place, 
        la chéchia invendue toujours sur son poing. Son visage sali d'une 
        poussée de barbe paraissait plus creux. Ce sont des impressions 
        que jamais les touristes ne recueillent. Le vent des cars les entraîne 
        vers des émotions plus faciles, une vérité de camelote, 
        de superficie. Qui s'aviserait d'ailleurs, si le hasard ne menait le jeu, 
        de revenir contrôler, à trois jours de distance, la montée 
        du désespoir, les nuances de l'effroi sur le visage d'un être 
        qui perd pied sur le sol, qui se sent solidement happé par l'engrenage 
        de la misère ? 
         
        Depuis lors, les travaux agricoles ont repris et le bâtiment recom- 
         
        - 17 - 
         
        mence aussi à réclamer de la main-d'oeuvre. Le musulman 
        à la chéchia n'est plus sur cette route. 
         
        Entre un fabricant mozabite de beignets au miel et un vendeur de pantoufles 
        juif, ce vieux docteur musulman chaque fin de journée est assis. 
        Il est campé sur un escabeau, à califourchon, pour voir 
        plus commodément défiler le spectacle de la rue, comme s'il 
        s'agissait d'une fantasia. Il s'évente mais c'est plutôt 
        une habitude qu'un besoin. A son âge, on ne saurait jamais avoir 
        assez chaud. Il est vêtu d'une lourde gandoura de drap de couleur 
        aubergine sur laquelle un ruban de décoration de même teinte 
        ou presque tant la crasse la neutralise, vous laisse longtemps indécis... 
        Un comparse vous renseigne " On l'a décoré de la Légion 
        d'Honneur en 1910 "... 
         
        Ce vieux toubib qui fit ses études médicales à Paris 
        sait parler de ce lointain séjour en France avec verve. Il possède 
        une langue élégante, souple, sans défectuosité 
        de prononciation ce qui est rare même chez les musulmans cultivés. 
        Le vieux toubib est orgueilleux à cause de cette prononciation 
        impeccable. N'est-ce pas cela qui lui valut de ce Dieu qui s'appelait 
        Victor Hugo et bouchait tout le ciel de gloire littéraire de l'époque, 
        ce compliment qu'il cite chaque fois qu'on lui amène un nouveau 
        visiteur : " Votre costume possède un bel accent mais votre 
        bouche n'en a pas ". 
      *** 
      La 
        rue Marengo fait suite à la rue Randon. 
        Elle s'orne, presque au sommet, d'un commissariat de police que l'on serait 
        de prime abord tenté de confondre avec n'importe quel autre lieu 
        de ce genre. Cependant celui-ci est beaucoup plus qu'une prison momentanée 
        pour ivrognes, un rendez-vous banal de délinquants automobilistes 
        ayant oublié d'éclairer leurs phares. Y aboutissent du matin 
        au soir et même en pleine nuit, tous ceux qui dans la Casbah sentent 
        le besoin de trouver instantanément des arbitres assermentés 
        pour un cas sentimental ou tout autrement périlleux. 
         
        Quand un musulman pauvre de la Casbah d'Alger se dispute avec les parents 
        de son épouse qui voudraient le contraindre au divorce tout en 
        gardant la dot ; quand une femme d'humeur belliqueuse (et beaucoup de 
        musulmanes, probablement à cause du manque d'exercice physique 
        et de la réclusion, le sont) se dispute avec sa propriétaire 
        ou sa voisine ; quand une négligente a empuanti la cour commune 
        de la demeure (depuis la guerre les loyers ont si outrageusement haussé 
        dans la Casbah 
         
        - 18 - 
         
        qu'il n'est plus d'humble famille qui connaisse le contentement d'habiter 
        seule une maison, si petite soit-elle) ; quand à la fontaine publique 
        de la rue, deux pourvoyeuses d'eau se sont battues pour atteindre la source 
        chacune la première et finalement se sont douchées en commun 
        pour la plus grande joie des spectateurs ; quand un mari juge mauvais 
        qu'un jeune homme habitant une maison voisine de la sienne et sous prétexte 
        qu'il fait tiède se permette de dormir à proximité 
        de la terrasse où il repose lui-même en compagnie de sa femme 
        légitime qu'il sait de sang chaud ; enfin, chaque fois que pour 
        une raison intime, profondément préjudiciable à l'équilibre 
        de sa vie ou simplement pour l'un de ces froissements d'amour-propre qui 
        chez les humbles de tous pays prennent si facilement l'ampleur d'une tragédie, 
        un habitant de la Casbah éprouve le besoin d'une aide, d'un secours 
        ou d'une vengeance, il arrive au commissariat de la rue Marengo généralement 
        escorté d'une smala de voisins, de voisines, d'enfants braillards 
        à la mamelle, de gamins morveux, de vieilles qui brandissent des 
        membres noueux à peine couverts de chair et sur lesquels elles 
        prétendent faire constater des traces de coups parfois imaginaires. 
        Ce poste de police possède des auxiliaires indigènes, traducteurs 
        et médiateurs patients. Il est extrêmement lent et difficultueux 
        de débrouiller ces affaires arabes parce que tout le monde parle 
        à la fois. 
         
        Le poste de police de la rue Marengo, par certaines après-midi 
        extrêmement chaudes où les disputes et les coups sont en 
        suspens dans l'air, devient une sorte de prétoire improvisé 
        où défilent les comédies les plus subtilement orientales 
        et les cas burlesques les plus curieux. 
         
        Finalement, on envoie l'un chez le toubib pour faire constater ses traces 
        de blessures présumées, on promet à l'autre de faire 
        une enquête dès le lendemain, on réconcilie le jeune 
        couple en sermonnant les beaux-parents, on pousse dehors le tout, le personnel 
        s'éponge. Il fait, dans ce poste, dès la fin mai, d'une 
        façon continue, une température sénégalienne 
        que le tassement de tous ces plaignants aggrave d'une odeur de suint de 
        mouton, d'essence de jasmin et de beurre un peu rance. Le personnel soupire, 
        respire. Des cris, des paroles, un piétinement de troupeau. C'est 
        une seconde fournée. Les gens de bonne volonté qui sont 
        là recommencent du mieux qu'ils peuvent à parodier la justice, 
        à en assurer le bienfaisant simulacre. 
         
        Même quand ils ne font rien, quand ils ne peuvent rien faire, l'illusion 
        d'influence qu'ils donnent à ces plaignants est salutaire. Car 
        cet espoir d'une intervention puissante donne aux esprits bouillants le 
        temps de se calmer, aux événements la possibilité 
        de changer de direction... " Moi, j'en ai été trouver 
        l'coumissaire... Et l'coumissaire il m'a reçu (tout sous-ordre 
         
        19 - 
         
        ici se confond facilement avec la divinité principale) ... Et l'coumissaire 
        entention, hein ! maintenant si tu marches pas droit la route !" 
         
        Il en est du commissariat de la rue Marengo comme de la plupart des temples 
        de la foi. Ils valent par ce qu'on leur prête.... 
      *** 
      La 
        rue du Nil est escarpée comme une montagne. 
        La rue du Diable est si parfaitement noire, pendant les nuits 
        sans lune, qu'il faut emprunter l'aide de quelque éclairage de 
        fortune pour s'y retrouver.... Elle grimpe sataniquement, la bien nommée, 
        et cela pour redescendre d'une manière aussi rapide, sur la voie 
        même où elle prit son départ... La rue du Diable est 
        en forme de fer à cheval porte-bonheur. 
         
        La rue du Regard offre, en effet, entre deux pans de murailles grises, 
        un mince filet de mer bleue qui est comme une prunelle toute fraîche, 
        un coup d'oeil d'adolescente. 
         
        La rue du Lion  ne connaît que les rugissements de fureur 
        de certains maris et les miaulements défensifs de leurs femelles. 
         
        La rue du Delta est droite et sans eau comme tant d'autres... 
         
        La 
        rue Kléber est semée de marchands de légumes 
        qui ne connaissent rien de ce guerrier de l'époque révolutionnaire.... 
        Elle est glorieuse seulement de produits de vergers victorieux des saisons, 
        de la grêle, dès sauterelles. 
         
        La rue de l'Hydre est sans aucune bifurcation serpentine et symbolique... 
         
        Il en est qui n'ont même plus de nom... Les plaques d'émail 
        se sont écaillées, ont chu.... Personne ne les a remplacées. 
        Un nom !... 
        Pourquoi ?.. C'est déjà presque trop désigner la 
        demeure, situer avec un mot précis l'endroit du bonheur que guettent 
        les maléfices des jaloux. 
      * 
        ** 
      Certaines possèdent des arcs de soutènement 
        qui prennent des apparences triomphales et sont naturellement couronnés 
        de plantes grasses, d'herbes folles. On passe dessous tout juste sans 
        être obligé de se baisser. 
         
        - 20 - 
         
        Il est des vôles si sombres et dont les màisons tendent à 
        nettement d'un bord à l'autre à se rejoindre par leur sommet, 
        à se confondre et s'étreindre, qu'on hésite à 
        les emprunter à cause de la sensation d'hostilité, d'étouffement, 
        de resserrement qu'elles inspirent. Mais un peu plus loin elles s'élargissent, 
        respirent et vous permettent de respirer, entr'ouvrent leurs murailles 
        pour vous accueillir... 
      *** 
      Il en est encore qui sont construites en voûtes 
        et tellement vouées aux ténèbres que le soleil au 
        plus vaste moment de sa splendeur estivale, au plein de sa forme et de 
        sa course ne parvient jamais à les percer d'un rayon. Elles pourraient 
        être intégralement réservées aux nombreux aveugles 
        de cette ville sanieuse car nul voyant ne saurait s'y conduire, y distinguer 
        la moindre chose. C'est seulement au toucher qu'on peut éprouver 
        la crasse des murailles, la hauteur des marches des escaliers. On entend 
        au passage et dans un murmure plutôt que dans un cri, s'exprimer 
        les damnés de ces quartiers d'une ville par endroits infernale. 
        Des formes vagues de gens, d'animaux, d'entités peut-être 
        illusoires s'agitent dans une pénombre qu'il est impossible de 
        pénétrer au passage et que l'on n'a pas le courage d'essayer 
        lentement de distinguer. Car cette pénombre parfois, aussi, atrocement 
        pue... Des charbonniers ont placé leurs entrepôts dans ces 
        antres déjà naturellement voués au noir. Mais comme 
        ils ont fait poser l'électricité, grâce à eux 
        on peut de-ci, de-là, apprécier plus nettement la terrible 
        malédiction d'enfouissement qui pèse sur ces rues... Cependant 
        un des locataires que l'on interroge à l'instant qu'il s'apprête 
        à franchir le seuil vous affirme que de cette maison on a la plus 
        belle des vues sur la pleine mer et sur la rade... Veux-tu voir? " 
        On le remercie... Cette attestation de son bonheur vous suffit ; ce n'est 
        que la rue qui est noire 1 
      *** 
      Il y a, dans la Casbah d'Alger, des dédales d'une 
        pureté vraiment orientale tant par l'aspect architectural des maisons 
        qui les bordent que par l'odeur, les sons qui s'en échappent, la 
        violence des coloris et la densité des crasses qui les maculent... 
        Y sont semés des cafés maures ornés de guirlandes 
        de jasmin, d'agneaux bêlants, de flûtistes paresseux environnés 
        d'enfants braillards, de femmes voilées furtives, de thalebs faiseurs 
        de charmes et fabricants de correspondance commerciale ou de lettres anonymes... 
        Mais soudain l'on retombe dans une voie disgraciée où les 
        immeubles sont construits en série du genre Exposition Universelle 
        de 1900, où les boutiques ne sont occupées que par des négociants 
        mal vêtus, chauves et gras, préoccupés de façonner 
        en série également des objets usuels ou des bibelots affreux. 
      - 21 - 
      Il en est qui servent de lieu de passage et de charroi 
        continu et d'autres aussi larges que personne n'emprunte, qui sont par 
        tradition vouées au silence, au repos, à la retraite. 
      * 
        ** 
      Tout paraissait, ici, excessivement calme au sortir de 
        tant de passages tumultueux, bossués d'éventaires de marchands... 
        Quelques hommes, accroupis sur des nattes, jouaient aux échecs, 
        aux dames, aux dominos... Une vieille, dévoilée (ce qui 
        démontrait un trouble absolu) , surgit hurlant, s'arrachant avec 
        les ongles la chair du visage... L'un des joueurs interrompt alors la 
        partie, se lève et saisit la femme par un bras, au passage. 
         
        " 0 ma sur ! Qu'as-tu ? 
         
        La vieille le lui explique par onomatopées, cris presque indistincts, 
        hurlements coupés de sanglots... Une fois renseigné, il 
        lâche son bras, la laisse continuer sa route en gémissant, 
        en pleurant, en se cognant aux murs de la rue étroite... sortir 
        de sa tragédie comme elle le pourra... revient s'asseoir et reprend 
        sa partie... 
         
        - " Dis, Ahmed, qu'est ce que c'est ?.. " Il se retient à 
        peine de hausser une épaule... " Oh, elle vient de perdre 
        seulement une fille !.. " 
      *** 
      La rue des Bouchers qui est atroce à voir et à 
        sentir, le devient davantage quand on s'avise que cette verte tripaille 
        semée de mouches, ces viandes corrompues, ces charniers de bêtes 
        marinées au soleil sont destinés à la consommation... 
        On presse le pas, on va, on court, on aborde un couloir plus vaste qui 
        semble capable de vous mener jusqu'au sommet du tertre... Au bout de quelques 
        mètres, il faut s'arrêter, ce n'est qu'un cul-de-sac. 
         
        Tant de voies, dans la Casbah d'Alger, qui sont parties pour être 
        amples, larges, passantes et soudain, se murent ainsi en impasses... Mais 
        un figuier pousse ses branches par-dessus la muraille et derrière 
        le mur l'on entend parler des femmes et rire des enfants... 
         
        - 22 - 
         
        Le mystère de l'Orient vient beaucoup de cette nonchalance dans 
        le plan des villes... d'une absence totale d'alignement, de toute idée 
        d'ordre, de symétrie.... d'une fantaisie de qui plante sa tente 
        au petit bonheur. Impasses... culs-de-sacs... Qu'il est donc admirable 
        de savoir que jamais une auto, un camion, un tram ne pourront pétarader 
        devant votre porte ! 
         
        Il est certaines nuits, dans la Casbah d'Alger, du côté des 
        quartiers de familles honnêtes, des silences précieux que 
        l'on chercherait vainement non seulement dans la ville basse mais dans 
        tant de campagnes des alentours... Un chat miaule... Un remorqueur siffle... 
        Un son de flûte de roseau très lointain ne parvient que par 
        bribes... Puis plus rien pendant des heures... Le monde musulman dort 
        en paix... 
      * 
        ** 
      Planté comme un jet de branches au lieu d'un jet 
        d'eau, dans une vaste cour dallée de précieuses faïences, 
        il est, dans la Casbah d'Alger, un bel arbre bien difficile à atteindre... 
        Cependant, sur quelque sommet que l'on se trouve vieille enceinte turque 
        terrasse haute, on l'aperçoit Mais pour y parvenir que de marches 
        et contre marches... que de demandes... " Dis moi, Ahmed... Explique-moi 
        donc, Fathma, comment on peut parvenir dans cette cour où il y 
        a ce bel arbre " " Manarf... je ne sais pas " Ou bien : 
        " Tu tournes par ici, tu vois, ma belle... et puis après par 
        là... et encore après tu marches et tu tournes... et tu 
        marches ". L'arbre, malgré tant d'explications minutieuses, 
        se dérobe toujours. Il en est bientôt de lui comme de tout 
        ce que l'on n'atteint pas, il devient une exigence, un désir, il 
        grandit encore... Il est magnifique. Peut-être est-il fiché 
        dans une maison maraboutique où une chrétienne ne saurait 
        pénétrer (dans cette Casbah ce serait extraordinaire !) 
        ... Ou, peut-être, un mari exceptionnellement jaloux et suffisamment 
        riche, enferme-t-il, dans son enceinte, une femme qu'il croit si belle 
        qu'il craint que tout le monde ne la lui veuille ravir. 
         
        Et puis, un jour, après tant de difficultés, on parvient 
        à trouver la route et l'on vous reçoit dans la cour, on 
        vous amène au pied de l'arbre. Ce n'est qu'un arbre comme tant 
        d'autres sauf qu'il plonge dans une sorte de corbeille de plantes grasses, 
        une corbeille entourée de petites dalles roses, vertes, bleues. 
        Oui, la maison aussi est belle. Mais, de l'entrée à la sortie, 
        l'on se voit assailli d'une nuée de ménagères pratiques 
        qui ont besoin de remplacer un foulard, d'enfants qui ont soif de coco 
        ou faim de bonbons et qui, sans un moment de répit, tendent des 
        mains avides. Même les femmes qui semblaient rêver, accoudées 
        à la rampe de la terrasse, ont secoué leur paresse pour 
        venir quémander aussi. 
         
        - 25 - 
         
        Il n'est pas une maison de filles publiques de la Casbah où le 
        désir d'argent se soit jamais aussi violemment manifesté 
        que dans ce patio de dames honnêtes, devant ce bel arbre. 
         
        Tout auprès, les gosses se sont réservé ce sombre 
        carrefour où ils semblent, lorsqu'on passe, ne jouer qu'à 
        des jeux innocents. L'un d'eux qui est gras, estropié, affreux, 
        se détache de son jeu volontairement et pendant plusieurs minutes 
        nous poursuit pour, bon gré mal gré, nous montrer quelque 
        chose que nous ne voulons pas voir mais dont il s'obstine à vouloir 
        nous faire payer la vue... Il est gluant, il colle à vous son immonde 
        corps presque invertébré et sa bouche bave un peu en vous 
        incitant à consommer... Eunuque... Maquereau... Tenancier... ou 
        Bistrot, cet enfant gras devenu grand arrivera sûrement à 
        ce qu'on appelle : " Quelque chose " et qui consiste généralement 
        à posséder un compte en Banque. 
      * 
        ** 
      Il est des rues qu'un seul café maure suffit à 
        peupler, encombrer.... Qu'elles soient en pente rapide ou même jalonnées 
        de marches, peu importe, on installe les clients sur la pente ou sur l'escalier 
        en plaçant une mince natte. Quelquefois, il y a des bancs mais 
        c'est un luxe et cela encombre trop la circulation. A l'intérieur 
        du café, les serveurs préparent le café ou le thé 
        à la menthe dans une demi-obscurité qui ne permet qu'au 
        bout d'un certain temps de distinguer la couleur de la pièce. 
         
        La plupart des cafetiers maures ont pris l'habitude d'apposer sur les 
        murs de leurs salles des papiers d'une désolante banalité. 
        De temps à autre, pourtant, et sans parler du célèbre 
        café du carrefour Fromentin qui apparaît (dans le sens opposé) 
        d'une tradition trop académique, l'on trouve dans une voie silencieuse, 
        écartée, une salle dont les parois sont ornées de 
        fresques naïves : Une chasse au lion... un avion en plein vol... 
        une locomotive... la tête de Charlot... un bouquet charmant en forme 
        de pièce montée qui est par excellence le bouquet à 
        l'arabe, réunissent sur ce mur blanc tout ce qui peut au monde 
        réjouir le coeur des hommes. 
        Pour quatre sous, prix unique des consommations, on reste là pendant 
        des heures en contemplation devant ces images propices au rêve. 
        On prête l'oreille aux racontars de la ville et du quartier car 
        le monde musulman n'est pas fermé à la malice... 
         
        En voici un exemple... 
         
        - 26 - 
         
        " Parfois la bouche des Seigneurs du Sud se tourne vers nous et son 
        haleine est assez vigoureuse pour accomplir en quelques heures ce qui 
        demanderait la patience d'un mois ". 
         
        En d'autres termes, le sirocco, vent des sables, s'il sévit en 
        été, est capable de hâter la maturité des épis 
        ou des grappes quand il ne brûle pas littéralement les récoltes. 
        C'est un passionné qui force tout. Il paraît que, dans la 
        Casbah, il est même capable de faire mûrir plus tôt 
        qu'il ne faudrait le ventre des filles. 
         
        Et c'est ainsi qu'un vieillard honoré qui avait marié précipitamment 
        sa fille à l'un de ses cousins ni bien jeune, ni bien beau, ni 
        bien riche et se voyant pourvu d'un petit-fils moins de sept mois après 
        le jour des noces l'annonça, dit-on, de la façon suivante 
        : 
        - " Oui, nous avons un descendant mâle depuis ce matin et Dieu 
        soit loué, nous l'avons appelé Mohamed en l'honneur du Prophète 
        et en remerciement de ce qu'il nous soit parvenu beau et fort quoiqu'un 
        peu avant l'heure... Vous vous souvenez, n'est-ce pas, de ce grand coup 
        de sirocco du mois dernier... Et naturellement, car Dieu seul sait tout 
        et peut tout, le ventre de cette fille, grâce à ce sirocco, 
        Inch-Allah ! a mûri plus vite ". 
         
        C'est un vent propice aussi aux mirages. Bien que sur le littoral ils 
        soient rares, il y en eut un magnifique, certaine année, peu après 
        la guerre, et qui fut nettement visible du sommet de la Casbah. C'était 
        par un midi de la fin de juillet, ce mirage dura une grande heure et ne 
        fut pas observé de la même manière par tous. Il y 
        eut une variété fantaisiste d'opérateurs qui le réduisirent 
        à leur angle de vue particulier, qui l'interprétèrent 
        en artistes. 
         
        Pour le mieux contempler, les gens s'étaient massés sur 
        le balcon de la rue Kataroudjil qui est la plate-forme de la Casbah réservée 
        d'ordinaire aux allées et venues de la clientèle des maisons 
        publiques. 
         
        Des ménagères fatiguées, des putains grasses, des 
        cafetiers, des tenanciers, des vendeurs de poisson, des passants de tous 
        genres s'y trouvèrent momentanément réunis sous le 
        signe du miracle... Mais tandis que l'un voyait une plaine féconde, 
        l'autre voyait une ville sainte et l'autre un troupeau. Le plus enrichi 
        fut un aveugle qui se fit expliquer successivement 
         
        - 27 - 
         
        la vision de chacun et en composa pour son idéal personnel une 
        fresque assez magnifique. Le plus mécontent, un enfant qui ne pouvait 
        rien distinguer à cause de sa petite taille et de tous ces gens 
        hauts et vastes groupés devant lui. Il pleurait, accroché 
        aux vêtements de sa mère. 
        - " Ya Ma...a...ma! quest-ce que c'est? Ya Ma...a...ma! je veux voir! 
        " La mère qui était extrêmement lasse tenta l'échappatoire 
        si commode pour les mères de toutes les races et de tous les pays. 
        - Tiens-toi tranquille ! d'abord tu es trop lourd... et que saurais-tu 
        voir autrement que par moi et par mes yeux et je vais tout aussi bien 
        tout te dire... Ecoute ! C'est un mirage... c'est une ville... un oiseau... 
        un jardin... une gazelle... 
        - Ya Ma...a...ma porte moi... je veux voir moi-même ! ! ! Toi tu 
        ne sais pas. 
        - Ya...a...a... petit mauvais... petit insolent... O fils de chitane ! 
        que saurais-tu voir... Que voudrais-tu voir que je ne sais voir ? 
        - Ya...a...Ma...a...ma ! Je veux voir Charlot dans les nuages ! 
       ** 
      Cris spontanés... regards... gestes... C'est toujours 
        par les détails que se dégage, peu à peu, du bloc 
        humain, la vérité entière... 
        L'eau potable ici est rare et chère. Nombreux sont encore les porteurs 
        ; ils vendent jusqu'à dix sous la lourde cruche d'environ dix litres. 
        Peu d'habitants de la Casbah ont les moyens de s'offrir un tel luxe, chaque 
        jour. D'autre part, les hommes n'aiment guère que leurs jeunes 
        femmes aillent à la 
        fontaine. S'ils sont complaisants, ils s'y rendent eux-mêmes 
        au retour du travail. Les enfants et les vieilles sont chargés 
        aussi d'assurer le précieux ravitaillement... Au crépuscule 
        on croise donc dans les rues, des gosses de tout âge munis d'un 
        récipient approprié à leur taille. Il en est qui 
        traînent des brocs, de vieux seaux, des bocaux ; les plus jeunes, 
        gravement, répandent à terre la moitié du liquide 
        contenu dans le gobelet qu'ils soutiennent. 
      * 
        ** 
      - 28 - 
         
        Dans les familles pauvres de la Casbah d'Alger, contrairement à 
        ce qui se passe chez certains autres peuples, ce sont les jeunes femmes 
        qui gardent la demeure et les vieilles qui vont travailler au dehors. 
         
        Ces vieilles qui ne sauraient plus séduire ni être séduites, 
        qui ont passé l'âge d'amener quelque bâtard dans la 
        famille, se placent comme domestiques dans la ville européenne. 
         
        Quand elles en remontent, à chaque fin de matinée ou d'après-midi, 
        leurs poches secrètes (car rien ne se prête à la dissimulation 
        comme l'ampleur du costume des musulmanes) , sont généralement 
        gonflées de sucre, et leur bouche est emplie d'un suc de médisances, 
        de calomnies ou de simples nouvelles capables de sustenter et de réjouir 
        au crépuscule les autres abeilles moins industrieuses de la Casbah 
        entière. Tout bruit de potin, tout événement (ou 
        incident pris pour tel par ces femmes avides) , se propage avec la vitesse 
        de l'éclair sur ce domaine aérien. 
         
        Et cependant que les habitants de la ville basse continuent d'ignorer 
        la Casbah absolument, même quand ils sont nés ici ou qu'ils 
        y vivent depuis vingt ans, il est, dans la ville indigène, une 
        quantité de personnes qui s'occupent d'eux et possèdent 
        parfaitement les secrets les plus intimes de leurs familles. 
         
        Cette fin d'après-midi, les terrasses communicantes de la plus 
        haute Casbah frémissent d'une seule rumeur... Le fils de Monsieur 
        Un Tel de la Préfecture ou du Gouvernement Général 
        s'est enfin aperçu qu'il était cocu et il casse la carte 
        (il divorce) . Et qui l'a fait cocu ainsi... " Ah ! Ah ! Et c'est 
        à ne pas croire. Tout juste, poh ! un espagnol ! Et qui n'est qu'un 
        marchand ! " 
      *** 
      Un vieux guide indigène, extrêmement loquace 
        et qui paraît n'avoir aucun préjugé islamique quant 
        aux boissons spiritueuses, s'efforce de présenter la Casbah à 
        des gens déjà initiés qui s'amusent à lui 
        faire raconter des histoires d'une authenticité douteuse sur des 
        choses qu'ils connaissent mieux que lui. Tout à coup, le guide 
        glisse sur une plaque de fer, se rattrape... 
        -- Et qu'est-ce que cette plaque... O Saïd ? 
        - Qu'est-ce que c'est ?... C'est très bien, malgré que je 
        viens de manquer de me casser les jambes dessus !... Qu'est-ce que c'est 
        ? Tiens, une bouche 
         
        - 29 - 
         
        pour l'eau de mer que chaque nuit, maintenant, on lave la Casbah avec 
        ; comme ça, si elle n'est pas encore très propre, elle n'est 
        plus si sale... Ah ! oui, c'est bon et c'est encore une invention française... 
        Vive la France !... Vive la France !.. Vive la France !.. 
         
        Sa voix est extrêmement sonore... Elle éveille tous les échos 
        d'alentour, elle commence à faire aboyer les chiens, elle attire 
        des visages curieux aux fenêtres... 
        - Oh ! tu sais, ne te fatigue pas pour nous, Saïd, nous sommes allemands... 
        - Ah ! c'est aussi un grand pays... Vive l'Allemagne !.. 
      * 
        ** 
      Une dame récemment importée d'Europe effectue 
        un achat dans un magasin musulman ou juif de la rue de la Lyre. Elle se 
        trouve assise à côté d'une jeune femme arabe impénétrablement 
        voilée qui éprouve d'une main fine et soignée la 
        qualité des étoffes placées devant elle sur le comptoir 
        de bois verni. Il advient que la dame française s'intéresse 
        soudain au tissu qui paraît retenir aussi l'attention de la musulmane. 
        Elle se penche alors vers elle et dans une intention aimable, avec ce 
        besoin si français d'échange verbal, questionne : 
        - Tu trouves cela joli, n'est-ce pas, Fathma ? 
        - Oui, très joli... Marie !  
       
        *** 
         
      Des milliers de gens ont passé et passeront encore 
        devant cette vieille enceinte turque en pierres grises cimentées 
        de poussière, de terreau, de mousse, sans remarquer l'incrustation 
        de briques placée vers le sommet... Lequel, mécréant 
        esclave ou pieux musulman, eut l'idée d'encastrer dans cette muraille 
        le profil de Sainte Sophie... tour à tour église et mosquée 
        ?.. Le ton de la brique décolorée par le temps est à 
        peine discernable... Il faut un oeil particulièrement averti pour 
        distinguer le tracé, découvrir cette relique. Un homme a-t-il 
        vraiment espéré quelque profit éternel de cela ?.. 
        Quel qu'il fût, il dut travailler lentement, difficultueusement 
        sous le plein soleil, à une hauteur périlleuse.. Plusieurs 
        siècles s'écoulent.. Les passants ne lèvent même 
        plus les yeux sur son chef-d'oeuvre... N'en ont connaissance que certains 
        vieux savants et des musulmans contemplatifs. 
      - 30 - 
      * 
        ** 
      Un filet d'eau légèrement sodique descend 
        de la colline qui supporte la vieille enceinte turque, jusqu'à 
        la voie du tram, le long du remblai où se tient un café 
        maure particulièrement achalandé. Les musulmans appellent 
        cette source " La petite source salée ". Ils ont muré 
        son embouchure d'une charmante porte peinte de bleu vif et décorée 
        en outre d'une main de Fathma et d'un croissant. Cela prend l'allure d'une 
        sorte de reliquaire. Car tout ici, chez les plus pauvres gens, devient 
        précieux grâce à ce sens racial de l'enluminure. 
         
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