XIX
CAR sur ce tertre déjà encombré
d'une telle réalité humaine, surchargé de si riches
évidences, regorgeant de tellement de vie offerte au regard, il
est encore un fourmillement d'ombres secrètes, d'irréelles
et fantasmagoriques présences, d'occultes entités.
Et quand on croit en avoir terminé avec la Casbah pour avoir évoqué
Celle des Familles après Celle des Putains et Celle des Gitons...
Celle des Meurtres après Celle des Couleurs sans préjudice
de Celle des Travailleurs et des Mélanges de races et des Personnalités
les plus bizarres, l'on s'aperçoit qu'il reste encore Celle qui
tient ses assises dans un immense domaine souterrain.
C'est la Casbah des Dieux, des Mythes, des Charlatans aussi parfois...
La Casbah du Mysticisme... La Casbah la plus Orientale de Toutes... Celle
qui fournit chaque nuit le mot de passe magique à l'agitation plus
ou moins superflue du jour.
*
**
Le cimetière des Princesses de
la rue N'Fissa, au crépuscule particulièrement,
est l'un des lieux de ralliement de ces puissances secrètes et
formidables.
N'importe quel touriste connaît ce petit enclos parsemé de
quelques tombes turques, ornées à la tête du turban
de marbre, couvertes en été de l'ombre dense des feuilles
serrées de figuiers gigantesques, en hiver, de l'arabesque plus
décorative encore des branches dépouillées qui tracent
- 226 -
les méandres élégants d'une sorte de squelette végétal
au-dessus de ces tombes. Reposent ici deux princesses, filles de Hassan
Bey Pacha, entourées de quelques personnalités secondaires
dont les tombes sont beaucoup moins ornées d'ailleurs... Les Princesses
N'fissa sont mortes d'amour, prétend- on, parce qu'elles furent
simultanément dédaignées du même beau cavalier
indifférent... Leurs inscriptions funéraires ne mentionnent
pas cela. Elles sont extrêmement concises et décentes :
" Voici le tombeau de feue Fathma bent Hassan Bey. Que Dieu lui pardonne
ainsi qu'à tous les musulmans. Amen ! Amen ! "
" Voici le tombeau de Celle qui est en la possession de la miséricorde
de Dieu : N'fissa, fille de feu Hassan Pacha. Que Dieu lui fasse miséricorde
ainsi qu'à tous les musulmans ".
Au fond de l'enclos, se trouve, sous une petite coupole basse, le tombeau
de l'illustre
marabout Sidi Ahmed ben Ali que les femmes de la Casbah viennent
volontiers prier et supplier" auquel elles apportent le soir des
offrandes... Cependant que l'enclos est empli, comme de la rumeur d'une
ruche, du bourdonnement des élèves coraniques.
Car dans ce jardin minuscule, mystérieux, secret et situé
cependant dans l'une des rues les plus passantes de la Casbah, non seulement
dorment des dames et demoiselles mortes d'amour, repose un homme dont
le cadavre possède un pouvoir magique, mais se tient encore une
école que fréquentent de jeunes, de moins jeunes, de très
vieux écoliers parfois. Certains lisent sur un carton qu'ils tiennent
à la main... D'autres, qui ne savent pas lire, s'efforcent de s'instruire
oralement et répètent à mesure les riches et propices
et vénérées syllabes prononcées d'abord par
ces clercs plus savants... On trouve dans cette assistance masculine extrêmement
mêlée : des marchands ambulants, des boutiquiers, des gargotiers,
des employés de trams qui n'ont même pas pris le temps de
troquer leur uniforme contre une gandoura et qui se sont rués,
dès la fin de leur service dans la basse ville française,
à l'assaut de ce sommet de délices et de bénédiction...
Leur récitation de textes coraniques dure souvent fort longtemps
et sans qu'ils paraissent las. Il y a aussi, retranchée dans un
coin, une fontaine aux ablutions et chacun s'y peut purifier à
l'aide de n'importe quel vieux pot de confiture vide ou d'un bidon de
fer ayant contenu n'importe quelle denrée périssable...
Ici, tout est sanctifié et tout s'accomplit avec une gravité
profondément noble... Bien que l'accès de cet enclos soit
facile, l'on sent si nettement qu'on est un intrus qu'on se dissimule
autant
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qu'on le peut, qu'on s'excuserait si l'on osait (et surtout si l'on n'avait
pas en soi ce démon d'une telle curiosité) d'amener sa présence
chrétienne, donc indésirable, dans ce lieu de foi musulmane...
***
Entre une jeune femme voilée tenant
une petite bouteille pleine d'huile à la main... Sans s'attarder
aux tombes des princesses qu'elle enjambe, sans paraître savoir
qu'il y a des hommes en prière, elle atteint rapidement le tombeau
du marabout, y pénètre... tente d'allumer quelque chose
qui prend mal... sollicite de la roumia qui la contemple du seuil l'offrande
propice d'une boîte d'allumettes... remercie avec une grande courtoisie
quand on lui a procuré ce qu'elle demande et pousse ensuite la
générosité, et sans qu'on ait osé la questionner
mais " donnant... donnant " jusqu'à vous renseigner sur
les mobiles qui la poussent à venir ainsi, chaque soir, et bien
entendu quand elle a terminé sa tâche de femme pauvre, allumer
derrière le tombeau du marabout cette lampe (absolument semblable
à celles d'origine romaine que l'on trouve si couramment dans le
sous-sol de cette terre africaine, dès que l'on creuse un peu...)
" Oilà, n'est-ce pas, quand il y a quelque chose qui ne marche
pas à la maison, dans la journée, on vient des fois ici...
comme ça... le soir... et elle va brûler ainsi, la nuit entière,
bien nourrie... mieux que moi. Pour la remplir tellement je dois renoncer
moi, oui, à tremper mon pain dedans la bonne huile... Je le mange
tout sec... Qu'est-ce que tu veux !... Le plaisir de Celui d'En-Haut il
vaut mieux que le petit contentement de mon ventre "...
On s'incline, on hoche la tête pour une approbation polie, on se
déchausse pieusement, comme elle, pour fouler la très petite
salle où s'élève le tombeau du saint, illuminé
pour toute la nuit prochaine de cette belle flamme de foi... Elle se revoile,
s'apprête pour repartir. On la suit enfin. Non... cette fille du
bas peuple est bien trop courtoise, elle exige qu'on la précède
pour sortir, en vous disant de nouveau :
- " Merci bien, n'est-ce pas, pour tes allumettes ! "
On n'a que de très peu dépassé le seuil de la porte
de ce marabout quand elle vous retient par une manche :
- " Oh figure-toi.... écoute.... J'ai fait aussi et pour une
autre chose qui me tient encore plus le coeur, un autre voeu... Quand
je l'ai fait, tu sais bien ce que c'est quand on souffre trop, hein, ma
belle... on promettrait sa
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vie.... on promettrait n'importe quoi.... Et, chaque nuit, en rentrant,
il faut que je travaille encore, à cause ça... Oui, j'ai
aussi juré de donner une étoffe belle et neuve pour recouvrir
un jour prochain le tombeau de ce marabout... Et sais-tu, croirais-tu...
Ya Allah ! (j'aurais dû mesurer avant de promettre) ce qu'il va
m'en coûter pour recouvrir le tombeau du saint homme... O ma belle...
au moins quatre mètres et en grande largeur ! "
Puis nous traversons de compagnie l'enclos dans lequel bourdonne purement,
s'évadant de toutes les contingences, la rumeur mystique des hommes.
***
Tant de mosquées dans la Casbah ou
ses alentours immédiats... Djama Kebir (la grande) dont la construction
date du XI° siècle et fut édifiée sur les ruines
d'une basilique chrétienne. Une inscription placée auprès
du minaret, célèbre le roi de Tlemcen : Abou Tachefin (1324)
. Il y est dit, entre autres poétiques choses :
" Sur toi, mon salut, O toi, la seconde Lune ".
Djama Djedid est auprès. Elle est moins ancienne de beaucoup, n'ayant
été édifiée qu'en 1660 et fut, paraît-il,
construite entièrement grâce aux fonds fournis par la population
pauvre d'El-Djézair.
Au carrefour dit " carrefour Fromentin " on trouve le marabout
de Sidi
Mohamed Ech-Chérif qui est l'objet d'une vénération
particulière de la part des femmes stériles. Je n'ai cependant
vu régulièrement que des hommes y prier. Faut-il en conclure
que certains maris musulmans se rendraient compte enfin que cette insuffisance
conceptive peut aussi bien et même davantage provenir d'eux ?
Au marabout de Sidi Bou Guedour (l'homme aux marmites) revient l'honneur
d'avoir au moment du siège d'Alger par Charles-Quint réussi
le tour paradoxal de couler sur la pointe du cap Matifou autant de galères
que de pots de terre auparavant fracturés sur les roches.
Djama Safir fut fondée en 1534 par un renégat affranchi...
Elle fut construite primitivement en neuf mois comme un fragile enfant
et fut probablement détruite comme étant mal venue puisque
une autre inscription fait connaître qu'elle fut reconstruite par
les soins du Dey Hussein en 1827.
Sidi Abd-er-Rhaman est pourvue de vastes jardins où sont dissé-
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minées des tombes illustres. Entre autres, celle du célèbre
docteur africain Sidi-Abd-er-Rhaman et Tçalbi... Celle de Ouali
Dadda qui, selon la légende, venu d'Orient par la mer, sur une
simple natte, souleva les flots contre la flotte de Charles-Quint, en
les battant de verges... Une vingtaine d'autres célèbres
savants ou marabouts se partagent le reste de l'enclos.
Sidi-Abd-er-Rhaman est un lieu de pèlerinage. C'est aussi, pour
les pauvres, un endroit de bénédiction car on y distribue
des vivres. Ce saint lieu comporte même une cuisine où l'on
prépare le couscouss des mendiants.
Les ombres de deux femmes illustres ont été admises à
partager la gloire des morts fameux et la vénération des
fidèles, ce sont : Rosa, fille d'Hassen Pacha et plus bas, en dehors
de l'enceinte actuelle : Lella Aïcha.
Djama Sidi-Ramdhan, dans la rue
Ramdhan, située entre quelques voies hantées
actuellement de prostituées ruineuses est la plus ancienne mosquée
de la Casbah et, bien que nul érudit ne semble l'admettre, passe
aux yeux des habitants de ces parages pour renfermer dans une annexe le
tombeau de Baba-Aroudj (Barberousse) .
***
Djama Sidi-Ramdhan possédait jadis
(de par le don des fidèles opulents) le revenu d'une cinquantaine
d'immeubles. Elle doit être riche actuellement encore, car chaque
vendredi elle offre un copieux et savoureux couscouss aux pauvres.
Il est extrêmement édifiant de voir, accroupis autour du
vaste plat de bois, tout empli de graine odorante, et puisant dedans chacun
à son tour, fraternellement, avec la même cuiller de buis
verni, les musulmans des castes sociales les plus différentes,
depuis l'imam magnifiquement et noblement vêtu, jusqu'aux échantillons
les plus répugnants et puants de la faune des mendiants de la Casbah.
Mais les mosquées ou les marabouts, construits, maçonnés
par la piété n'ont pas seuls le privilège d'inspirer
ici une foi aveugle... Le peuple de la Casbah sait lui-même et sans
maçonnerie apparente se construire plus d'un temple à son
usage intime, à l'abri des tremblements de terre et des destructions
de vandales. II est certaine place, quelque carrefour, une fontaine qui
soudain se trouvent ou se trouveront réputés saints parce
que quelque habitant ou quelque habitante, en passant devant, se sera
senti soulagé d'un mal, aura appris une nouvelle providentielle,
- 232 -
Toute parcelle de sol sur laquelle vous recevez, comme par une grâce
subite, la bénédiction, l'onction de la chance, du bonheur
ou même d'une simple joie, pourquoi ne serait-elle pas sanctifiée
? Pour chaque être au monde et pas dans la seule Casbah, il est
des lieux sacrés, simplement, parfois, parce qu'une humaine présence
sut les enchanter d'un mot d'amour ou d'un regard. Et qui sait si ce ne
sont pas des sortes de points géodésiques ou de même
qu'en stratégie militaire on rassemble d'un seul endroit favorable
au regard la complexité de lignes d'un vaste territoire, on peut
rassembler en soi et amener sur soi la jonction providentielle de toutes
les grandes lignes humaines de la chance.
Il y a sur et sous terre comme aussi sous la peau des points nerveux sensibles,
des noeuds, des ramifications où s'assemblent et s'épanouissent
les forces naturelles qui ne paraissent mystérieuses que parce
qu'on est ignorant de ce qu'elles sont et peuvent. Ne les connaissent
pleinement que les gens de grande intelligence et de vaste science et
les humbles qui, sans savoir, sentent au moins avec le flair du sauvage
et acceptent sans se demander pourquoi. Entre ces sommets de l'intelligence
et ces esclaves dociles, il y a l'immense troupeau des niais qui ne veulent
croire à rien par peur de paraître crédules. Dans
la Casbah d'Alger, on ne trouve guère de personnes de cette complexion
là.
***
Christine de Suède (directement importée
du pays qui porte ce nom) est occupée par son installation plus
ou moins provisoire dans un des magasins de filles publiques de la Casbah
d'Alger. Tandis qu'elle s'affaire, malgré la chaleur déjà
fortement débutante, en Avril, à organiser son piètre
logis, arrive une fille arabe de mine bienveillante...
- Bonjor... Moi je souis Zouléirah, une autre grande putain de
cette rue !.. Et comment tu t'appelles, toi ?
- Christine 1
- Ah ! fille du Christ ! que nous autres appelons Sidna Aïssa...
As-tu besoin de quelque chose ?... Je souis depuis plusieurs années
ici... Alors... Oilà...
L'épicier qui fait marchand de légumes aussi et le moins
voleur de tous, c'est celui de la rue Desaix, à gauche. Le poisson,
tous les jours les marchands passent devant ta porte... Pour la viande,
il faut que tu descendes au moins jusqu'à la rue de Chartres, si
tu
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es délicate... Oy... ma belle... tu veux que je t'aide à
planter sur ton mur cette belle image de cinéma... Moi aussi, j'ai
presque la même... Seulement il tourne les yeux de l'autre côté...
Et maintenant qu'on se connaît bien et que je t'ai expliqué
les choses... tu me payes le caoua, l'anisette ou la bière ? Moi
je préfère la bière, meilleur que tout !
Christine de Suède, sait assez vite comprendre ce que l'on doit
aux dieux et déesses lares des pays abordés. Elle offre
donc la bière désirée à Zouléirah qui,
pour compléter ces prémices de bon voisinage, dès
qu'elles ont fini de vider plusieurs bouteilles ensemble, lui déclare
:
- Ecoute, ma belle, je vois que tu es brave... .Alors, moi, puisque tu
es brave, pour toi je fais quelque chose aussi de bien, de meilleur...
Ya...a... avant de terminer de t'installer, va t'en trouver un tel, qui
habite telle rue et qui seul est capable de te dire dans quel sens tu
dois placer ton lit !
Christine de Suède que la boisson rend gaie se met à rire,
à rire en face de Zouléirah qui se montre d'autant plus
grave que cette joie monte plus. Quand elle peut de nouveau se faire entendre
:
- Ne ris pas... roumia, mécréante... O pauvre !... tu arrives
et tu ne sais rien... Mais si tu ne sais rien et si je t'aide, Dieu, au
moins, il te sauve.... Ah ! c'est comme tu voudras, ma belle et tu as
tort ! et c'est peut-être à cause de la trop grande chaleur...
parfois, la terre elle est crevée sous toi sans que tu t'aperçoives...
elle est fêlée, sans que tu saches... Et si tu établis
le lieu de ton repos sur la longueur et la largeur de cette crevasse,
tu es perdue... Car, par cette mauvaise fente de la gueule de la terre,
il passera, pour te rejoindre, tous les mauvais souffles d'en bas. Donc,
si tu ne veux pas être tourmentée des mauvais rêves
et des maladies, place ton lit, le vrai, celui pour dormir, dans le sens
favorable de la terre !
Christine de Suède continue à rire et à secouer les
épaules.... Zouléirah n'insiste pas...
Comment Christine pourrait-elle penser que les injonctions de cette sauvagesse
de la Casbah sont basées sur les plus récentes données
scientifiques à propos des rayons dits rayons telluriques ou encore
rayons de la mort et qui passent en effet pour engendrer la plupart des
maux à commencer par l'insomnie, à terminer par le cancer.
Il se peut parfaitement que ce magicien réputé de la Casbah
soit capable de déterminer la place et le sens de ces failles malignes.
- 234 -
*
**
La fraction mystique et agissante des Amaryias
ne pratique pas journellement ses exercices. Certains dimanches (et le
dimanche est choisi simplement parce que c'est un jour de relâche
du travail dans la ville franque et que beaucoup de membres de cette secte
sont obligés pour assurer leur vie quotidienne, en dehors de leur
vie religieuse, de sacrifier à ces puissances matérielles-là)
. Certains dimanches donc, les Amaryias se réunissent, en pleine
Casbah, dans un local affecté à cet usage. Leurs pratiques
ne diffèrent pas essentiellement de celles des Aïssaouas,
à savoir : introduction de feu dans la gorge, plantation de sabres
ou de toutes autres lames au travers des membres, convulsions épileptiques
sur le sol, yeux révulsés, cris inarticulés. Ils
mêlent étrangement à tout cela, à cette atmosphère
digne des mystères du Moyen-Age, des objets et des gestes d'un
modernisme fâcheux ; il est décourageant, par exemple, de
contempler un mystique qui va se transpercer la cuisse ou le flanc, tout
occupé d'abord de dégrafer minutieusement ses systèmes
de jarretelles... et d'entendre la Marseillaise résonner dans ce
patio comme prélude aux exercices périlleux des officiants.
Cette musique étant destinée à disposer favorablement
les français de haute condition sociale que l'on convie à
la vue de ces pratiques qui demanderaient plutôt le secret absolu.
Il arrive qu'une femme de général, une fille de haut fonctionnaire
tombe en pâmoison au bout d'un instant de ce spectacle singulier
et dès que le sang coule. Il se peut ainsi que quelque européenne,
un jour, meure d'un arrêt du coeur alors que les officiants entraînés
ne risquent rien.
***
A certaines périodes de sécheresse
particulière, la Casbah se voit traversée d'un cortège
bruyant, étendards en tête. La procession musulmane parcourt
la ville indigène en faisant bruire toutes ses raïtas, en
offrant à la bénédiction des pluies la soie brochée
d'argent et d'or de ses drapeaux de fête. Une foule considérable
l'escorte en murmurant des prières, en formulant des souhaits.
On trouve partout de ces sortes de choses. Tandis que le Ramadhan offre
une couleur, une vigueur, une densité dont peu de fêtes chrétiennes
actuelles sauraient donner une idée approchante.
*
**
Chaque année, pendant trente jours,
le carême musulman épure
- 237 -
l'âme, renouvelle pour chaque fidèle une certaine faculté
de dominer son corps, assure pour le reste de l'année, la protection
de la divinité occulte.
Dans la Casbah d'Alger ceux (extrêmement rares) qui ne veulent pas
se plier à la règle divine sont obligés de se cacher.
***
Fin de jour, Place
du Gouvernement que les arabes s'obstinent, à cause
de la statue équestre du duc d'Orléans, à nommer
" Place du Cheval " ce qui, par parenthèse, implique
un profond mépris pour le cavalier.
Tout est tranquille... ou à peu près... Les trams râpent
le rail dans leur bruit de ferraille ordinaire... Les autos font leur
vacarme incontinent habituel. Débouche à l'improviste de
la Casbah, une troupe tumultueuse, hurlante qui mêle enfin à
ces bruits mécaniques en série une gueulerie humaine. Non
contente de vociférer, elle prétend passer à l'action
directe sur un pauvre bougre indigène visiblement affolé
qu'elle pourchasse ainsi depuis le sommet de la Casbah.... Il s'agit d'un
Mohamed ou d'un Ali quelconque, récemment revenu de France, qui
prétendait, même en période de Ramadhan, avoir le
droit de manger à sa faim, en plein air, avant l'heure rituellement
prescrite au temps du carême... Comme il sent, non seulement à
son côté droit mais encore à son côté
gauche, et tant en avant de sa route que derrière son dos, des
gaillards résolus, prêts à lui faire passer le goût
du pain, il jette en l'air sa croûte. Une immense clameur accompagne
ce geste de renonciation forcée.
Assis à une terrasse de café, un européen qui est
cependant membre de la Libre Pensée paraît se désintéresser
absolument de ce spectacle, dès l'instant qu'il ne s'agit que d'un
musulman.
***
Petite mosquée, en plein centre de
la Casbah, à l'heure d'une des prières particulièrement
importante. La salle est si exiguë que l'on doit laisser la porte
ouverte sur la rue pour permettre à davantage d'hommes d'y tenir.
Ils quittent d'abord leurs sebaths, puis, foulant de leurs pieds nus les
nattes, élevant et baissant alternativement les bras, courbant
le torse, commencent une gymnastique rythmique mêlée d'incantations
qui doit être excellente autant pour les muscles que pour le coeur
et les voies respiratoires.
Mahomet fut un hygiéniste génial...
- 238 -
*
**
Rarement la Casbah est aussi tumultueuse,
dangereuse et colorée qu'au dernier soir du Ramadhan. Les musulmans
qui se sont imposés durant le mois une privation d'alcool retombent
pour la plupart dans leur vice avec une satisfaction accrue par l'abstinence,
avec une nervosité due à la dose massive après un
sevrage absolu. Ce sont les soirs où les armes partent toutes seules,
tandis que la moindre impasse à l'ordinaire obscure et puante est
inondée de la lueur multicolore des lampions, envahie de l'odeur
de l'encens, du benjoin, de la myrrhe.
Un bruit obsédant de tam-tam sourd de chaque mur épais,
avec une telle frénésie irradiante que ce bruit seul permet
de reconstituer le spectacle qu'il agrémente à l'arrière
du rempart... Femmes parées... marmaille envahissante, jets d'eau,
étoffes précieuses, fruits, fleurs, vapeurs d'encens, agneaux
bêlants, serviteurs nègres, cierges de couleur allumés
à proximité des images sacrées, c'est-à-dire
de la sainte kaaba de la Mecque et du portrait de l'Emir Khaled, descendant
direct d'Abd-El-Kader.
***
L'Emir Khaled qui servit dans l'armée
française jusqu'au titre de capitaine inclusivement (les règlements
particuliers à l'armée d'Afrique ne permettant pas à
un indigène, quelle que soit sa valeur, d'atteindre un grade supérieur)
est en exil depuis quelques années. Il était déjà
populaire ici, auparavant, parce qu'il était beau, courageux et
surtout d'une race illustre. L'éloignement, la proscription en
ont fait une sorte de martyr, de saint, de marabout. Son effigie est souvent
flanquée de celle de Mustapha Kemal Pacha.
*
**
De temps à autre, aussi, un homme
habile, un escamoteur rusé, un séducteur irrésistible
réussit à laisser croire qu'il mérite d'être
canonisé et devient l'une des divinités provisoires de la
Casbah. Ainsi Ali, fils d'Abderahman ben Chérif.
*
**
Ali avait été chaouch d'un
certain préfet d'Alger pendant plusieurs années. Il avait
même, dans ce palais préfectoral, un domicile où il
aurait pu dormir et vivre. Mais la Casbah lui était trop familière,
- 239 -
douce et natale pour qu'il l'abandonnât aussi complètement
et d'ailleurs sa vieille mère y demeurait encore.... Il continuait
donc, malgré son grade important, de fréquenter assidûment
ses coreligionnaires et il leur racontait souvent les histoires secrètes
qu'il pouvait surprendre ou prétendre qu'il surprenait dans la
corbeille à papiers de la préfecture... Ali était
extrêmement éloquent. Il est certain qu'il aurait pu, comme
beaucoup d'autres, faire un excellent oukil et défendre à
la barre les intérêts de ses frères. Il avait surtout
une imagination vraiment orientale, chargée d'incidences, d'arabesques
qui faisait alternativement les délices des habitués des
bistrots européens et des cafés maures, à défaut
d'un auditoire plus éclairé... Et quand il était
las de raconter, sans toutefois avoir sommeil car la fréquentation
des roumis lui avait exagérément donné le goût
des liqueurs fortes, il allait attendre l'aube au Casino où l'on
trouve non seulement des filles faciles dont les mains ensorceleuses savent
happer l'argent, mais un tapis vert plus goulu qu'elles encore à
engloutir les pièces... Le traitement d'un chaouch... attaché
au cabinet du Préfet, n'est pas lourd, même en admettant
qu'Ali, pour ménager certaines audiences rapides à des coreligionnaires
pressés, sût recevoir, de temps à autre, un important
baschich... Vint un temps où Ali couvert de dettes promena dans
la Casbah un visage soucieux et sa bouche ne savait plus aussi bien boire
ni sa langue conter aussi expertement... Cela ne dura guère...
Ali était un homme de ressources et son imagination, dont il fut
parlé plus haut, était capable de le sortir de plus d'un
mauvais pas... Peut-être n'était-ce pas seulement de l'imagination
mais une véritable science prémonitoire... Car ce fut exactement
en Juillet 1912 qu'Ali, ex-chaouch du Préfet d'Alger, et après
avoir auparavant pris suffisamment d'airs mystérieux pour intriguer
son auditoire, commença d'annoncer la guerre mondiale de 1914...
Puis de se dire chargé, déjà, d'une mission officieuse,
justement en prévision de ce cataclysme prochain... et de quêter
d'urgence parmi son peuple en empruntant des moyens extrêmement
habiles et divers, en vérité...
A l'un, il se prétendait fort capable de faire exempter son fils...
A l'autre, tout au contraire, il promettait un grade supérieur
pour son enfant qui n'était encore (et c'était presque une
injustice) que caporal de tirailleurs... A quelque autre encore, il chuchotait
que s'il ne fournissait pas suffisamment pour alimenter cette armée
il se verrait retirer sa licence commerciale que l'on transmettrait à
de mieux payants.... Tout le monde écoutait... paraissait comprendre...
hochait la tête et soupirait un peu, puis payait docilement... On
avait au besoin .. (ce qui prouvait la mansuétude du Gouvernement)
la faculté de s'acquitter en plusieurs échéances...
Aucun ne se dérobait, tant étaient grands le pouvoir verbal
d'Ali et surtout sa pénétration psychologique.... Bien utilisé,
c'était un de ces
- 240 -
agents de propagande qui eût pu rendre de grands services lorsque
la guerre vraiment éclata.... Mais il était déjà
mort (ayant, peu auparavant, payé la plupart de ses dettes) des
suites fâcheuses d'une sorte de crise de délirium tremens
au cours de laquelle il avait littéralement subjugué son
naïf auditoire en mimant devant lui ce qu'allait être le prochain
conflit et d'une manière que ceux qui y prirent part depuis s'accordèrent
à juger fort exacte.
On estime que cet Ali soutira environ de cent cinquante à deux
cent mille francs, au cours de sa campagne de propagande dans la Casbah,
pour le budget de guerre français. Aucun de ceux qui l'entendirent
prêcher ne regretta jamais son argent... même pendant la période
assez longue où il ne fut pas question de déclancher cette
expédition coûteusement subventionnée... Et quand
la guerre eut éclaté, alors, Ali... sur un pareil territoire,
devint quelque chose comme un prophète et l'est resté, bien
entendu.
Certain vieillard qui le connut, et pour sa part contribua fortement à
enrichir la caisse de jeu d'Ali, parle de lui encore actuellement avec
une émotion communicative... Les gens de la Casbah' (comme cet
Ali était mort complètement pauvre ce qui prouvait son désintéressement
absolu) s'arrangèrent de façon que sa vieille mère
qui ne décéda qu'en 1915 eût de quoi vivre confortablement
jusqu'au bout.
Il est encore, maintenant, dans la Casbah, beaucoup des dupes de cet Ali
à qui l'on n'ôtera jamais de la pensée que les fonds
qu'ils versèrent et contre lesquels on ne leur accorda jamais rien
furent gaspillés par l'incurie de quelque haut fonctionnaire français...
De temps à autre, pendant assez longtemps, les différents
préfets qui se succèdèrent, durent éconduire
poliment certaines sortes de fous qui prétendaient avoir payé
à la préfecture et par l'entremise d'un certain Ali des
sommes importantes pour obtenir en cas de guerre certains privilèges
impossibles généralement à leur accorder.
Ali le Précurseur fut indéniablement l'un des phénomènes
les plus réussis de la Casbah d'Alger.
*
**
Les talebs qui sont à la fois des
écrivains publics, des dispensateurs de conseils moraux et juridiques,
des fabricants d'amulettes, des donneurs de remèdes et de charmes,
débitent leur science dans des sortes d'obscures boutiques, sans
espace et sans moyens d'aération, à la ressemblance des
- 243 -
"Magasins " de ces dames qui font d'ailleurs partie de leur
clientèle la plus assidue.
Non seulement les musulmans qui craignent de perdre un procès ou
d'être volés au cours d'une transaction, les musulmanes qui
sont inquiètes quant à l'avenir de leur postérité
ou quant à l'amour de leur conjoint, viennent lui demander assistance,
mais encore nombre d'européens illettrés ou crédules,
habitant ces parages, requièrent l'aide du taleb pour faire leur
correspondance comme pour atteindre au bonheur et parfois le plus illicite.
Le taleb est écrivain, juriste, nécromant et même
un peu toubib. Il sait déceler sur un visage las les symptômes
d'une fatigue du foie provisoire et administre, en conséquence,
au patient, mais après une quantité de mômeries, la
dose de sulfate de soude que n'importe quel pharmacien aurait vendue vingt
centimes et qu'il n'accorde que pour dix francs.
Il y a la manière, l'atmosphère, le don de persuasion...
la prestance... Le taleb est souvent beau, presque toujours bien vêtu...
S'il possède de grands yeux veloutés, une barbe soignée,
les filles du péché qui viennent chercher la chance chez
lui ne savent pas déterminer à quel point cet autre maquereau
les séduit, tant par le prestige de son pouvoir mental que par
son physique.
Il en est pourtant, à la longue, qui s'en plaignent comme elles
se plaignent des médecins qui ne sont pas capables de vous exempter
une bonne fois du risque des enfants et de l'avarie, comme elles se plaignent
des tireuses de cartes et voyantes extra-lucides des tournants Rovigo
ou de la Place de Chartres...
" Ah ! dit l'une d'elles, il a pris vingt francs à Gaby en
lui promettant qu'elle ne risquerait rien à la prochaine visite...
Total, la voilà au dispensaire pour quinze jours ".
L'antre d'un taleb de la Casbah voit défiler au cours d'une journée
tout ce que la crainte, le désespoir, la ruse voudraient à
l'aide de moyens magiques et puérils, conjurer. Tout ce qu'il y
a de maléfique, de ténébreux dans ce labyrinthe,
se donne rendez-vous chez le taleb, qui pourrait quelque chose s'il était
un saint homme doué d'un fluide altruiste, mais qui n'est en général
qu'un commerçant un peu plus voleur que les autres.
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**
On rencontre aussi, dans la Casbah, certains
extatiques assis sur
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quelque marche d'escalier ou sur le seuil d'un café maure et qui
fixent le mur qui leur fait face comme dans une volonté d'adoration
perpétuelle. Il se peut que cette extase soit purement née
d'une savante concentration de pensée. Il se peut qu'elle ait été
déterminée par quelque absorption clandestine de kif, de
haschisch ou d'opium.
On trouve, dans la Casbah d'Alger comme dans chaque ville ornée
d'un port, des fervents de drogue qui sont, comme partout, traqués
par la police. En général ils se rassemblent et se déplacent
avec plus de mystère qu'elle et possèdent un sens plus subtil
des présences indésirables. Ils ont même inventé
ici, un matériel extrêmement commode et de dimensions peu
encombrantes, facile à transporter. Il s'agit surtout du matériel
du fumeur d'opium, plus compliqué que celui du fumeur de kif. Dans
la Casbah d'Alger, on fume l'opium à l'aide d'une noix de coco
séchée au feu et percée de trous dans lesquels plongent
deux roseaux creux. Cela tient dans une poche, se dissimule à l'abri
d'un burnous.
Les lieux du culte sont extrêmement mobiles. Leurs fidèles
emploient comme moyens de ralliement des motifs naïfs et poétiques
: l'oiseau en cage accroché à l'extérieur ou à
l'intérieur d'un café mais selon un certain angle conventionnel,
le poisson rouge dans un aquarium, la fleur en bouquets ou en guirlandes
disposées à certains endroits, signalent aux amateurs le
lieu de jonction de la fumerie momentanée. Il arrive qu'ils soient
pris quand même car il y a des hasards malheureux et parmi ceux-là
celui qui fait passer l'homme qu'il ne faudrait pas par certaine rue tellement
baignée de silence et d'ombre qu'on y distingue mieux de quelle
porte filtre un rais de lumière et d'où s'échappent
ces soupirs de plaisir, ces râles voluptueux, ces phrases ou ces
onomatopées conçues dans l'ivresse.
Dès le lendemain, ceux qui restent libres trouvent un nouveau signal
pour se grouper. Cette fois, ce peut être un agneau marqué
sur le dos, d'une certaine manière, un air spécial inventé
par quelque joueur de flûte. On ne parviendra jamais à dégoûter
personne des rêves dangereux et dans la Casbah d'Alger pas plus
qu'ailleurs, moins que partout ailleurs. Car les rêves, sous ce
ciel, sur ce tertre sont particulièrement à l'aise et le
patio de certaines maisons mauresques mieux que tout autre lieu leur convient.
Ceux qui fument ne boivent pas. L'anisette (cette fausse absinthe) est
autrement plus dangereuse pour la masse et la santé de l'espèce
que l'opium, le kif et le haschisch de quelques-uns.
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