inconnu casbah, chapitre 19
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Chapitre 19
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 19
pages 225 à 244
3 illustrations

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mise sur site : février 2013

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XIX

CAR sur ce tertre déjà encombré d'une telle réalité humaine, surchargé de si riches évidences, regorgeant de tellement de vie offerte au regard, il est encore un fourmillement d'ombres secrètes, d'irréelles et fantasmagoriques présences, d'occultes entités.

Et quand on croit en avoir terminé avec la Casbah pour avoir évoqué Celle des Familles après Celle des Putains et Celle des Gitons... Celle des Meurtres après Celle des Couleurs sans préjudice de Celle des Travailleurs et des Mélanges de races et des Personnalités les plus bizarres, l'on s'aperçoit qu'il reste encore Celle qui tient ses assises dans un immense domaine souterrain.

C'est la Casbah des Dieux, des Mythes, des Charlatans aussi parfois... La Casbah du Mysticisme... La Casbah la plus Orientale de Toutes... Celle qui fournit chaque nuit le mot de passe magique à l'agitation plus ou moins superflue du jour.

*
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Le cimetière des Princesses de la rue N'Fissa, au crépuscule particulièrement, est l'un des lieux de ralliement de ces puissances secrètes et formidables.
N'importe quel touriste connaît ce petit enclos parsemé de quelques tombes turques, ornées à la tête du turban de marbre, couvertes en été de l'ombre dense des feuilles serrées de figuiers gigantesques, en hiver, de l'arabesque plus décorative encore des branches dépouillées qui tracent

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les méandres élégants d'une sorte de squelette végétal au-dessus de ces tombes. Reposent ici deux princesses, filles de Hassan Bey Pacha, entourées de quelques personnalités secondaires dont les tombes sont beaucoup moins ornées d'ailleurs... Les Princesses N'fissa sont mortes d'amour, prétend- on, parce qu'elles furent simultanément dédaignées du même beau cavalier indifférent... Leurs inscriptions funéraires ne mentionnent pas cela. Elles sont extrêmement concises et décentes :

" Voici le tombeau de feue Fathma bent Hassan Bey. Que Dieu lui pardonne ainsi qu'à tous les musulmans. Amen ! Amen ! "
" Voici le tombeau de Celle qui est en la possession de la miséricorde de Dieu : N'fissa, fille de feu Hassan Pacha. Que Dieu lui fasse miséricorde ainsi qu'à tous les musulmans ".

Au fond de l'enclos, se trouve, sous une petite coupole basse, le tombeau de l'illustre marabout Sidi Ahmed ben Ali que les femmes de la Casbah viennent volontiers prier et supplier" auquel elles apportent le soir des offrandes... Cependant que l'enclos est empli, comme de la rumeur d'une ruche, du bourdonnement des élèves coraniques.

Car dans ce jardin minuscule, mystérieux, secret et situé cependant dans l'une des rues les plus passantes de la Casbah, non seulement dorment des dames et demoiselles mortes d'amour, repose un homme dont le cadavre possède un pouvoir magique, mais se tient encore une école que fréquentent de jeunes, de moins jeunes, de très vieux écoliers parfois. Certains lisent sur un carton qu'ils tiennent à la main... D'autres, qui ne savent pas lire, s'efforcent de s'instruire oralement et répètent à mesure les riches et propices et vénérées syllabes prononcées d'abord par ces clercs plus savants... On trouve dans cette assistance masculine extrêmement mêlée : des marchands ambulants, des boutiquiers, des gargotiers, des employés de trams qui n'ont même pas pris le temps de troquer leur uniforme contre une gandoura et qui se sont rués, dès la fin de leur service dans la basse ville française, à l'assaut de ce sommet de délices et de bénédiction...

Leur récitation de textes coraniques dure souvent fort longtemps et sans qu'ils paraissent las. Il y a aussi, retranchée dans un coin, une fontaine aux ablutions et chacun s'y peut purifier à l'aide de n'importe quel vieux pot de confiture vide ou d'un bidon de fer ayant contenu n'importe quelle denrée périssable... Ici, tout est sanctifié et tout s'accomplit avec une gravité profondément noble... Bien que l'accès de cet enclos soit facile, l'on sent si nettement qu'on est un intrus qu'on se dissimule autant

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qu'on le peut, qu'on s'excuserait si l'on osait (et surtout si l'on n'avait pas en soi ce démon d'une telle curiosité) d'amener sa présence chrétienne, donc indésirable, dans ce lieu de foi musulmane...

***

Entre une jeune femme voilée tenant une petite bouteille pleine d'huile à la main... Sans s'attarder aux tombes des princesses qu'elle enjambe, sans paraître savoir qu'il y a des hommes en prière, elle atteint rapidement le tombeau du marabout, y pénètre... tente d'allumer quelque chose qui prend mal... sollicite de la roumia qui la contemple du seuil l'offrande propice d'une boîte d'allumettes... remercie avec une grande courtoisie quand on lui a procuré ce qu'elle demande et pousse ensuite la générosité, et sans qu'on ait osé la questionner mais " donnant... donnant " jusqu'à vous renseigner sur les mobiles qui la poussent à venir ainsi, chaque soir, et bien entendu quand elle a terminé sa tâche de femme pauvre, allumer derrière le tombeau du marabout cette lampe (absolument semblable à celles d'origine romaine que l'on trouve si couramment dans le sous-sol de cette terre africaine, dès que l'on creuse un peu...)

" Oilà, n'est-ce pas, quand il y a quelque chose qui ne marche pas à la maison, dans la journée, on vient des fois ici... comme ça... le soir... et elle va brûler ainsi, la nuit entière, bien nourrie... mieux que moi. Pour la remplir tellement je dois renoncer moi, oui, à tremper mon pain dedans la bonne huile... Je le mange tout sec... Qu'est-ce que tu veux !... Le plaisir de Celui d'En-Haut il vaut mieux que le petit contentement de mon ventre "...

On s'incline, on hoche la tête pour une approbation polie, on se déchausse pieusement, comme elle, pour fouler la très petite salle où s'élève le tombeau du saint, illuminé pour toute la nuit prochaine de cette belle flamme de foi... Elle se revoile, s'apprête pour repartir. On la suit enfin. Non... cette fille du bas peuple est bien trop courtoise, elle exige qu'on la précède pour sortir, en vous disant de nouveau :

- " Merci bien, n'est-ce pas, pour tes allumettes ! "

On n'a que de très peu dépassé le seuil de la porte de ce marabout quand elle vous retient par une manche :

- " Oh figure-toi.... écoute.... J'ai fait aussi et pour une autre chose qui me tient encore plus le coeur, un autre voeu... Quand je l'ai fait, tu sais bien ce que c'est quand on souffre trop, hein, ma belle... on promettrait sa

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vie.... on promettrait n'importe quoi.... Et, chaque nuit, en rentrant, il faut que je travaille encore, à cause ça... Oui, j'ai aussi juré de donner une étoffe belle et neuve pour recouvrir un jour prochain le tombeau de ce marabout... Et sais-tu, croirais-tu... Ya Allah ! (j'aurais dû mesurer avant de promettre) ce qu'il va m'en coûter pour recouvrir le tombeau du saint homme... O ma belle... au moins quatre mètres et en grande largeur ! "

Puis nous traversons de compagnie l'enclos dans lequel bourdonne purement, s'évadant de toutes les contingences, la rumeur mystique des hommes.

***

Tant de mosquées dans la Casbah ou ses alentours immédiats... Djama Kebir (la grande) dont la construction date du XI° siècle et fut édifiée sur les ruines d'une basilique chrétienne. Une inscription placée auprès du minaret, célèbre le roi de Tlemcen : Abou Tachefin (1324) . Il y est dit, entre autres poétiques choses :

" Sur toi, mon salut, O toi, la seconde Lune ".

Djama Djedid est auprès. Elle est moins ancienne de beaucoup, n'ayant été édifiée qu'en 1660 et fut, paraît-il, construite entièrement grâce aux fonds fournis par la population pauvre d'El-Djézair.

Au carrefour dit " carrefour Fromentin " on trouve le marabout de Sidi Mohamed Ech-Chérif qui est l'objet d'une vénération particulière de la part des femmes stériles. Je n'ai cependant vu régulièrement que des hommes y prier. Faut-il en conclure que certains maris musulmans se rendraient compte enfin que cette insuffisance conceptive peut aussi bien et même davantage provenir d'eux ?

Au marabout de Sidi Bou Guedour (l'homme aux marmites) revient l'honneur d'avoir au moment du siège d'Alger par Charles-Quint réussi le tour paradoxal de couler sur la pointe du cap Matifou autant de galères que de pots de terre auparavant fracturés sur les roches.

Djama Safir fut fondée en 1534 par un renégat affranchi... Elle fut construite primitivement en neuf mois comme un fragile enfant et fut probablement détruite comme étant mal venue puisque une autre inscription fait connaître qu'elle fut reconstruite par les soins du Dey Hussein en 1827.

Sidi Abd-er-Rhaman est pourvue de vastes jardins où sont dissé-

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minées des tombes illustres. Entre autres, celle du célèbre docteur africain Sidi-Abd-er-Rhaman et Tçalbi... Celle de Ouali Dadda qui, selon la légende, venu d'Orient par la mer, sur une simple natte, souleva les flots contre la flotte de Charles-Quint, en les battant de verges... Une vingtaine d'autres célèbres savants ou marabouts se partagent le reste de l'enclos.

Sidi-Abd-er-Rhaman est un lieu de pèlerinage. C'est aussi, pour les pauvres, un endroit de bénédiction car on y distribue des vivres. Ce saint lieu comporte même une cuisine où l'on prépare le couscouss des mendiants.

Les ombres de deux femmes illustres ont été admises à partager la gloire des morts fameux et la vénération des fidèles, ce sont : Rosa, fille d'Hassen Pacha et plus bas, en dehors de l'enceinte actuelle : Lella Aïcha.

Djama Sidi-Ramdhan, dans la rue Ramdhan, située entre quelques voies hantées actuellement de prostituées ruineuses est la plus ancienne mosquée de la Casbah et, bien que nul érudit ne semble l'admettre, passe aux yeux des habitants de ces parages pour renfermer dans une annexe le tombeau de Baba-Aroudj (Barberousse) .

***

Djama Sidi-Ramdhan possédait jadis (de par le don des fidèles opulents) le revenu d'une cinquantaine d'immeubles. Elle doit être riche actuellement encore, car chaque vendredi elle offre un copieux et savoureux couscouss aux pauvres.

Il est extrêmement édifiant de voir, accroupis autour du vaste plat de bois, tout empli de graine odorante, et puisant dedans chacun à son tour, fraternellement, avec la même cuiller de buis verni, les musulmans des castes sociales les plus différentes, depuis l'imam magnifiquement et noblement vêtu, jusqu'aux échantillons les plus répugnants et puants de la faune des mendiants de la Casbah.

Mais les mosquées ou les marabouts, construits, maçonnés par la piété n'ont pas seuls le privilège d'inspirer ici une foi aveugle... Le peuple de la Casbah sait lui-même et sans maçonnerie apparente se construire plus d'un temple à son usage intime, à l'abri des tremblements de terre et des destructions de vandales. II est certaine place, quelque carrefour, une fontaine qui soudain se trouvent ou se trouveront réputés saints parce que quelque habitant ou quelque habitante, en passant devant, se sera senti soulagé d'un mal, aura appris une nouvelle providentielle,

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Toute parcelle de sol sur laquelle vous recevez, comme par une grâce subite, la bénédiction, l'onction de la chance, du bonheur ou même d'une simple joie, pourquoi ne serait-elle pas sanctifiée ? Pour chaque être au monde et pas dans la seule Casbah, il est des lieux sacrés, simplement, parfois, parce qu'une humaine présence sut les enchanter d'un mot d'amour ou d'un regard. Et qui sait si ce ne sont pas des sortes de points géodésiques ou de même qu'en stratégie militaire on rassemble d'un seul endroit favorable au regard la complexité de lignes d'un vaste territoire, on peut rassembler en soi et amener sur soi la jonction providentielle de toutes les grandes lignes humaines de la chance.

Il y a sur et sous terre comme aussi sous la peau des points nerveux sensibles, des noeuds, des ramifications où s'assemblent et s'épanouissent les forces naturelles qui ne paraissent mystérieuses que parce qu'on est ignorant de ce qu'elles sont et peuvent. Ne les connaissent pleinement que les gens de grande intelligence et de vaste science et les humbles qui, sans savoir, sentent au moins avec le flair du sauvage et acceptent sans se demander pourquoi. Entre ces sommets de l'intelligence et ces esclaves dociles, il y a l'immense troupeau des niais qui ne veulent croire à rien par peur de paraître crédules. Dans la Casbah d'Alger, on ne trouve guère de personnes de cette complexion là.

***

Christine de Suède (directement importée du pays qui porte ce nom) est occupée par son installation plus ou moins provisoire dans un des magasins de filles publiques de la Casbah d'Alger. Tandis qu'elle s'affaire, malgré la chaleur déjà fortement débutante, en Avril, à organiser son piètre logis, arrive une fille arabe de mine bienveillante...

- Bonjor... Moi je souis Zouléirah, une autre grande putain de cette rue !.. Et comment tu t'appelles, toi ?

- Christine 1

- Ah ! fille du Christ ! que nous autres appelons Sidna Aïssa... As-tu besoin de quelque chose ?... Je souis depuis plusieurs années ici... Alors... Oilà...
L'épicier qui fait marchand de légumes aussi et le moins voleur de tous, c'est celui de la rue Desaix, à gauche. Le poisson, tous les jours les marchands passent devant ta porte... Pour la viande, il faut que tu descendes au moins jusqu'à la rue de Chartres, si tu

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es délicate... Oy... ma belle... tu veux que je t'aide à planter sur ton mur cette belle image de cinéma... Moi aussi, j'ai presque la même... Seulement il tourne les yeux de l'autre côté... Et maintenant qu'on se connaît bien et que je t'ai expliqué les choses... tu me payes le caoua, l'anisette ou la bière ? Moi je préfère la bière, meilleur que tout !

Christine de Suède, sait assez vite comprendre ce que l'on doit aux dieux et déesses lares des pays abordés. Elle offre donc la bière désirée à Zouléirah qui, pour compléter ces prémices de bon voisinage, dès qu'elles ont fini de vider plusieurs bouteilles ensemble, lui déclare :

- Ecoute, ma belle, je vois que tu es brave... .Alors, moi, puisque tu es brave, pour toi je fais quelque chose aussi de bien, de meilleur... Ya...a... avant de terminer de t'installer, va t'en trouver un tel, qui habite telle rue et qui seul est capable de te dire dans quel sens tu dois placer ton lit !

Christine de Suède que la boisson rend gaie se met à rire, à rire en face de Zouléirah qui se montre d'autant plus grave que cette joie monte plus. Quand elle peut de nouveau se faire entendre :

- Ne ris pas... roumia, mécréante... O pauvre !... tu arrives et tu ne sais rien... Mais si tu ne sais rien et si je t'aide, Dieu, au moins, il te sauve.... Ah ! c'est comme tu voudras, ma belle et tu as tort ! et c'est peut-être à cause de la trop grande chaleur... parfois, la terre elle est crevée sous toi sans que tu t'aperçoives... elle est fêlée, sans que tu saches... Et si tu établis le lieu de ton repos sur la longueur et la largeur de cette crevasse, tu es perdue... Car, par cette mauvaise fente de la gueule de la terre, il passera, pour te rejoindre, tous les mauvais souffles d'en bas. Donc, si tu ne veux pas être tourmentée des mauvais rêves et des maladies, place ton lit, le vrai, celui pour dormir, dans le sens favorable de la terre !

Christine de Suède continue à rire et à secouer les épaules.... Zouléirah n'insiste pas...

Comment Christine pourrait-elle penser que les injonctions de cette sauvagesse de la Casbah sont basées sur les plus récentes données scientifiques à propos des rayons dits rayons telluriques ou encore rayons de la mort et qui passent en effet pour engendrer la plupart des maux à commencer par l'insomnie, à terminer par le cancer. Il se peut parfaitement que ce magicien réputé de la Casbah soit capable de déterminer la place et le sens de ces failles malignes.

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La fraction mystique et agissante des Amaryias ne pratique pas journellement ses exercices. Certains dimanches (et le dimanche est choisi simplement parce que c'est un jour de relâche du travail dans la ville franque et que beaucoup de membres de cette secte sont obligés pour assurer leur vie quotidienne, en dehors de leur vie religieuse, de sacrifier à ces puissances matérielles-là) . Certains dimanches donc, les Amaryias se réunissent, en pleine Casbah, dans un local affecté à cet usage. Leurs pratiques ne diffèrent pas essentiellement de celles des Aïssaouas, à savoir : introduction de feu dans la gorge, plantation de sabres ou de toutes autres lames au travers des membres, convulsions épileptiques sur le sol, yeux révulsés, cris inarticulés. Ils mêlent étrangement à tout cela, à cette atmosphère digne des mystères du Moyen-Age, des objets et des gestes d'un modernisme fâcheux ; il est décourageant, par exemple, de contempler un mystique qui va se transpercer la cuisse ou le flanc, tout occupé d'abord de dégrafer minutieusement ses systèmes de jarretelles... et d'entendre la Marseillaise résonner dans ce patio comme prélude aux exercices périlleux des officiants. Cette musique étant destinée à disposer favorablement les français de haute condition sociale que l'on convie à la vue de ces pratiques qui demanderaient plutôt le secret absolu.

Il arrive qu'une femme de général, une fille de haut fonctionnaire tombe en pâmoison au bout d'un instant de ce spectacle singulier et dès que le sang coule. Il se peut ainsi que quelque européenne, un jour, meure d'un arrêt du coeur alors que les officiants entraînés ne risquent rien.

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A certaines périodes de sécheresse particulière, la Casbah se voit traversée d'un cortège bruyant, étendards en tête. La procession musulmane parcourt la ville indigène en faisant bruire toutes ses raïtas, en offrant à la bénédiction des pluies la soie brochée d'argent et d'or de ses drapeaux de fête. Une foule considérable l'escorte en murmurant des prières, en formulant des souhaits. On trouve partout de ces sortes de choses. Tandis que le Ramadhan offre une couleur, une vigueur, une densité dont peu de fêtes chrétiennes actuelles sauraient donner une idée approchante.

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Chaque année, pendant trente jours, le carême musulman épure

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l'âme, renouvelle pour chaque fidèle une certaine faculté de dominer son corps, assure pour le reste de l'année, la protection de la divinité occulte.

Dans la Casbah d'Alger ceux (extrêmement rares) qui ne veulent pas se plier à la règle divine sont obligés de se cacher.

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Fin de jour, Place du Gouvernement que les arabes s'obstinent, à cause de la statue équestre du duc d'Orléans, à nommer " Place du Cheval " ce qui, par parenthèse, implique un profond mépris pour le cavalier.

Tout est tranquille... ou à peu près... Les trams râpent le rail dans leur bruit de ferraille ordinaire... Les autos font leur vacarme incontinent habituel. Débouche à l'improviste de la Casbah, une troupe tumultueuse, hurlante qui mêle enfin à ces bruits mécaniques en série une gueulerie humaine. Non contente de vociférer, elle prétend passer à l'action directe sur un pauvre bougre indigène visiblement affolé qu'elle pourchasse ainsi depuis le sommet de la Casbah.... Il s'agit d'un Mohamed ou d'un Ali quelconque, récemment revenu de France, qui prétendait, même en période de Ramadhan, avoir le droit de manger à sa faim, en plein air, avant l'heure rituellement prescrite au temps du carême... Comme il sent, non seulement à son côté droit mais encore à son côté gauche, et tant en avant de sa route que derrière son dos, des gaillards résolus, prêts à lui faire passer le goût du pain, il jette en l'air sa croûte. Une immense clameur accompagne ce geste de renonciation forcée.

Assis à une terrasse de café, un européen qui est cependant membre de la Libre Pensée paraît se désintéresser absolument de ce spectacle, dès l'instant qu'il ne s'agit que d'un musulman.

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Petite mosquée, en plein centre de la Casbah, à l'heure d'une des prières particulièrement importante. La salle est si exiguë que l'on doit laisser la porte ouverte sur la rue pour permettre à davantage d'hommes d'y tenir. Ils quittent d'abord leurs sebaths, puis, foulant de leurs pieds nus les nattes, élevant et baissant alternativement les bras, courbant le torse, commencent une gymnastique rythmique mêlée d'incantations qui doit être excellente autant pour les muscles que pour le coeur et les voies respiratoires.

Mahomet fut un hygiéniste génial...

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Rarement la Casbah est aussi tumultueuse, dangereuse et colorée qu'au dernier soir du Ramadhan. Les musulmans qui se sont imposés durant le mois une privation d'alcool retombent pour la plupart dans leur vice avec une satisfaction accrue par l'abstinence, avec une nervosité due à la dose massive après un sevrage absolu. Ce sont les soirs où les armes partent toutes seules, tandis que la moindre impasse à l'ordinaire obscure et puante est inondée de la lueur multicolore des lampions, envahie de l'odeur de l'encens, du benjoin, de la myrrhe.

Un bruit obsédant de tam-tam sourd de chaque mur épais, avec une telle frénésie irradiante que ce bruit seul permet de reconstituer le spectacle qu'il agrémente à l'arrière du rempart... Femmes parées... marmaille envahissante, jets d'eau, étoffes précieuses, fruits, fleurs, vapeurs d'encens, agneaux bêlants, serviteurs nègres, cierges de couleur allumés à proximité des images sacrées, c'est-à-dire de la sainte kaaba de la Mecque et du portrait de l'Emir Khaled, descendant direct d'Abd-El-Kader.

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L'Emir Khaled qui servit dans l'armée française jusqu'au titre de capitaine inclusivement (les règlements particuliers à l'armée d'Afrique ne permettant pas à un indigène, quelle que soit sa valeur, d'atteindre un grade supérieur) est en exil depuis quelques années. Il était déjà populaire ici, auparavant, parce qu'il était beau, courageux et surtout d'une race illustre. L'éloignement, la proscription en ont fait une sorte de martyr, de saint, de marabout. Son effigie est souvent flanquée de celle de Mustapha Kemal Pacha.

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De temps à autre, aussi, un homme habile, un escamoteur rusé, un séducteur irrésistible réussit à laisser croire qu'il mérite d'être canonisé et devient l'une des divinités provisoires de la Casbah. Ainsi Ali, fils d'Abderahman ben Chérif.

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Ali avait été chaouch d'un certain préfet d'Alger pendant plusieurs années. Il avait même, dans ce palais préfectoral, un domicile où il aurait pu dormir et vivre. Mais la Casbah lui était trop familière,

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douce et natale pour qu'il l'abandonnât aussi complètement et d'ailleurs sa vieille mère y demeurait encore.... Il continuait donc, malgré son grade important, de fréquenter assidûment ses coreligionnaires et il leur racontait souvent les histoires secrètes qu'il pouvait surprendre ou prétendre qu'il surprenait dans la corbeille à papiers de la préfecture... Ali était extrêmement éloquent. Il est certain qu'il aurait pu, comme beaucoup d'autres, faire un excellent oukil et défendre à la barre les intérêts de ses frères. Il avait surtout une imagination vraiment orientale, chargée d'incidences, d'arabesques qui faisait alternativement les délices des habitués des bistrots européens et des cafés maures, à défaut d'un auditoire plus éclairé... Et quand il était las de raconter, sans toutefois avoir sommeil car la fréquentation des roumis lui avait exagérément donné le goût des liqueurs fortes, il allait attendre l'aube au Casino où l'on trouve non seulement des filles faciles dont les mains ensorceleuses savent happer l'argent, mais un tapis vert plus goulu qu'elles encore à engloutir les pièces... Le traitement d'un chaouch... attaché au cabinet du Préfet, n'est pas lourd, même en admettant qu'Ali, pour ménager certaines audiences rapides à des coreligionnaires pressés, sût recevoir, de temps à autre, un important baschich... Vint un temps où Ali couvert de dettes promena dans la Casbah un visage soucieux et sa bouche ne savait plus aussi bien boire ni sa langue conter aussi expertement... Cela ne dura guère... Ali était un homme de ressources et son imagination, dont il fut parlé plus haut, était capable de le sortir de plus d'un mauvais pas... Peut-être n'était-ce pas seulement de l'imagination mais une véritable science prémonitoire... Car ce fut exactement en Juillet 1912 qu'Ali, ex-chaouch du Préfet d'Alger, et après avoir auparavant pris suffisamment d'airs mystérieux pour intriguer son auditoire, commença d'annoncer la guerre mondiale de 1914... Puis de se dire chargé, déjà, d'une mission officieuse, justement en prévision de ce cataclysme prochain... et de quêter d'urgence parmi son peuple en empruntant des moyens extrêmement habiles et divers, en vérité...

A l'un, il se prétendait fort capable de faire exempter son fils... A l'autre, tout au contraire, il promettait un grade supérieur pour son enfant qui n'était encore (et c'était presque une injustice) que caporal de tirailleurs... A quelque autre encore, il chuchotait que s'il ne fournissait pas suffisamment pour alimenter cette armée il se verrait retirer sa licence commerciale que l'on transmettrait à de mieux payants.... Tout le monde écoutait... paraissait comprendre... hochait la tête et soupirait un peu, puis payait docilement... On avait au besoin .. (ce qui prouvait la mansuétude du Gouvernement) la faculté de s'acquitter en plusieurs échéances... Aucun ne se dérobait, tant étaient grands le pouvoir verbal d'Ali et surtout sa pénétration psychologique.... Bien utilisé, c'était un de ces

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agents de propagande qui eût pu rendre de grands services lorsque la guerre vraiment éclata.... Mais il était déjà mort (ayant, peu auparavant, payé la plupart de ses dettes) des suites fâcheuses d'une sorte de crise de délirium tremens au cours de laquelle il avait littéralement subjugué son naïf auditoire en mimant devant lui ce qu'allait être le prochain conflit et d'une manière que ceux qui y prirent part depuis s'accordèrent à juger fort exacte.

On estime que cet Ali soutira environ de cent cinquante à deux cent mille francs, au cours de sa campagne de propagande dans la Casbah, pour le budget de guerre français. Aucun de ceux qui l'entendirent prêcher ne regretta jamais son argent... même pendant la période assez longue où il ne fut pas question de déclancher cette expédition coûteusement subventionnée... Et quand la guerre eut éclaté, alors, Ali... sur un pareil territoire, devint quelque chose comme un prophète et l'est resté, bien entendu.

Certain vieillard qui le connut, et pour sa part contribua fortement à enrichir la caisse de jeu d'Ali, parle de lui encore actuellement avec une émotion communicative... Les gens de la Casbah' (comme cet Ali était mort complètement pauvre ce qui prouvait son désintéressement absolu) s'arrangèrent de façon que sa vieille mère qui ne décéda qu'en 1915 eût de quoi vivre confortablement jusqu'au bout.

Il est encore, maintenant, dans la Casbah, beaucoup des dupes de cet Ali à qui l'on n'ôtera jamais de la pensée que les fonds qu'ils versèrent et contre lesquels on ne leur accorda jamais rien furent gaspillés par l'incurie de quelque haut fonctionnaire français...

De temps à autre, pendant assez longtemps, les différents préfets qui se succèdèrent, durent éconduire poliment certaines sortes de fous qui prétendaient avoir payé à la préfecture et par l'entremise d'un certain Ali des sommes importantes pour obtenir en cas de guerre certains privilèges impossibles généralement à leur accorder.

Ali le Précurseur fut indéniablement l'un des phénomènes les plus réussis de la Casbah d'Alger.

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Les talebs qui sont à la fois des écrivains publics, des dispensateurs de conseils moraux et juridiques, des fabricants d'amulettes, des donneurs de remèdes et de charmes, débitent leur science dans des sortes d'obscures boutiques, sans espace et sans moyens d'aération, à la ressemblance des

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"Magasins " de ces dames qui font d'ailleurs partie de leur clientèle la plus assidue.

Non seulement les musulmans qui craignent de perdre un procès ou d'être volés au cours d'une transaction, les musulmanes qui sont inquiètes quant à l'avenir de leur postérité ou quant à l'amour de leur conjoint, viennent lui demander assistance, mais encore nombre d'européens illettrés ou crédules, habitant ces parages, requièrent l'aide du taleb pour faire leur correspondance comme pour atteindre au bonheur et parfois le plus illicite.

Le taleb est écrivain, juriste, nécromant et même un peu toubib. Il sait déceler sur un visage las les symptômes d'une fatigue du foie provisoire et administre, en conséquence, au patient, mais après une quantité de mômeries, la dose de sulfate de soude que n'importe quel pharmacien aurait vendue vingt centimes et qu'il n'accorde que pour dix francs.

Il y a la manière, l'atmosphère, le don de persuasion... la prestance... Le taleb est souvent beau, presque toujours bien vêtu... S'il possède de grands yeux veloutés, une barbe soignée, les filles du péché qui viennent chercher la chance chez lui ne savent pas déterminer à quel point cet autre maquereau les séduit, tant par le prestige de son pouvoir mental que par son physique.

Il en est pourtant, à la longue, qui s'en plaignent comme elles se plaignent des médecins qui ne sont pas capables de vous exempter une bonne fois du risque des enfants et de l'avarie, comme elles se plaignent des tireuses de cartes et voyantes extra-lucides des tournants Rovigo ou de la Place de Chartres...
" Ah ! dit l'une d'elles, il a pris vingt francs à Gaby en lui promettant qu'elle ne risquerait rien à la prochaine visite... Total, la voilà au dispensaire pour quinze jours ".

L'antre d'un taleb de la Casbah voit défiler au cours d'une journée tout ce que la crainte, le désespoir, la ruse voudraient à l'aide de moyens magiques et puérils, conjurer. Tout ce qu'il y a de maléfique, de ténébreux dans ce labyrinthe, se donne rendez-vous chez le taleb, qui pourrait quelque chose s'il était un saint homme doué d'un fluide altruiste, mais qui n'est en général qu'un commerçant un peu plus voleur que les autres.

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On rencontre aussi, dans la Casbah, certains extatiques assis sur

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quelque marche d'escalier ou sur le seuil d'un café maure et qui fixent le mur qui leur fait face comme dans une volonté d'adoration perpétuelle. Il se peut que cette extase soit purement née d'une savante concentration de pensée. Il se peut qu'elle ait été déterminée par quelque absorption clandestine de kif, de haschisch ou d'opium.

On trouve, dans la Casbah d'Alger comme dans chaque ville ornée d'un port, des fervents de drogue qui sont, comme partout, traqués par la police. En général ils se rassemblent et se déplacent avec plus de mystère qu'elle et possèdent un sens plus subtil des présences indésirables. Ils ont même inventé ici, un matériel extrêmement commode et de dimensions peu encombrantes, facile à transporter. Il s'agit surtout du matériel du fumeur d'opium, plus compliqué que celui du fumeur de kif. Dans la Casbah d'Alger, on fume l'opium à l'aide d'une noix de coco séchée au feu et percée de trous dans lesquels plongent deux roseaux creux. Cela tient dans une poche, se dissimule à l'abri d'un burnous.

Les lieux du culte sont extrêmement mobiles. Leurs fidèles emploient comme moyens de ralliement des motifs naïfs et poétiques : l'oiseau en cage accroché à l'extérieur ou à l'intérieur d'un café mais selon un certain angle conventionnel, le poisson rouge dans un aquarium, la fleur en bouquets ou en guirlandes disposées à certains endroits, signalent aux amateurs le lieu de jonction de la fumerie momentanée. Il arrive qu'ils soient pris quand même car il y a des hasards malheureux et parmi ceux-là celui qui fait passer l'homme qu'il ne faudrait pas par certaine rue tellement baignée de silence et d'ombre qu'on y distingue mieux de quelle porte filtre un rais de lumière et d'où s'échappent ces soupirs de plaisir, ces râles voluptueux, ces phrases ou ces onomatopées conçues dans l'ivresse.

Dès le lendemain, ceux qui restent libres trouvent un nouveau signal pour se grouper. Cette fois, ce peut être un agneau marqué sur le dos, d'une certaine manière, un air spécial inventé par quelque joueur de flûte. On ne parviendra jamais à dégoûter personne des rêves dangereux et dans la Casbah d'Alger pas plus qu'ailleurs, moins que partout ailleurs. Car les rêves, sous ce ciel, sur ce tertre sont particulièrement à l'aise et le patio de certaines maisons mauresques mieux que tout autre lieu leur convient.

Ceux qui fument ne boivent pas. L'anisette (cette fausse absinthe) est autrement plus dangereuse pour la masse et la santé de l'espèce que l'opium, le kif et le haschisch de quelques-uns.