XV
SAUF pendant les périodes des fêtes
religieuses où elles fréquentent exceptionnellement les
mosquées et organisent aussi une sorte de trafic, de va-et-vient
de réceptions familiales... sauf les cas - non moins impérieux
- de naissances, de mariages, de morts de personnes de leur parenté,
les jeunes musulmanes de condition honnête ne sortent en principe
que pour la visite au cimetière, chaque vendredi et pour la purification
au bain maure, une fois le mois. Bien entendu dans toutes ces circonstances
elles sont toujours escortées des enfants et des vieilles. Cette
promenade au cimetière, triste partout ailleurs, devient donc ici,
forcément, dans l'esprit de ces recluses, une véritable
et plutôt joyeuse distraction, un moyen de s'évader momentanément
de la geôle et de la norme.
Les nécropoles musulmanes d'Alger ne sauraient au surplus évoquer
la mélancolie. Rien de laid ou d'offensant et par conséquent
d'attristant pour la vue, aucun monument d'une vulgarité ostentatoire,
nulle couronne de perles de verre ou de celluloïd à l'imitation
des fleurs naturelles, aucun visage mis sous verre d'un défunt
particulièrement odieux et antipathique n'y peuvent contrarier
l'élan du coeur et l'idée de sérénité
immortelle.
Les tombes musulmanes ne se permettent comme originalité extrême
qu'un revêtement de faïence éclatant, parfois. La plupart
se contentent d'être pures absolument, nues, dépouillées
de tout orgueil décoratif et parfaitement blanches. A leur chevet,
veille le plus souvent un bel arbre, presque toujours un figuier dont
l'ombre courtoise assure un abri propice pour les heures solaires dangereuses
du plein été... Les visiteuses s'asseoient sous la protection
du bel arbre pour bavarder en grignotant les provisions apportées
(car la visite au cimetière, chez les musulmanes, dès l'instant
qu'on accepte cette
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idée d'une véritable partie de campagne, ne saurait durer
juste un bref instant...) Les enfants courent, piaillent presque discrètement,
comme des oiseaux, tandis que les femmes confrontent leur manière
de médire, de calomnier, de rire... de jouir du monde présent.
Un courant de vie stupide et magnifique vient ainsi, chaque vendredi,
ranimer les heureux morts musulmans.
Elles arrivent tenant toutes en main le rameau de myrte que les vendeurs
leur ont offert, de droite et de gauche, sur les bords du large chemin
qui conduit à la nécropole... Elles se réservent
probablement (car on ne saurait s'encombrer les bras quand on fait une
visite aux morts) d'acquérir au retour les étoffes, les
savons, les foulards, les peignes, les racines qui sont bonnes pour la
santé des gencives et que ces négociants ambulants ne cessent
de proposer sur la route du
cimetière d'El-Kettar, de l'aube à la nuit.
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Il est des visiteuses si belles qu'elles
devraient pouvoir réveiller complètement ces défunts
osseux, leur transmettre cette ardeur venue de la chair et des nerfs dont
ils ne paraissent plus dignes n'étant plus que des ascètes
orgueilleux, réfugiés dans un espoir de survie peut-être
illusoire.
Par plein soleil, dans le cimetière d'El-Kettar, il est des visages
de filles et de femmes orientales si beaux, si splendides, si adorables
(et dont on sait combien la réussite, la perfection sont passagères,
fugitives, transitoires) qu'on en voudrait faire profiter outre les morts
et dans un but éducatif tant de pauvres hommes vivants qui se contentent
trop facilement de laides femelles. Mais nul homme, fût-il européen,
c'est-à-dire considéré à peu près comme
un chien sans importance, ne saurait être admis dans le cimetière
d'El-Kettar au jour d'affluence féminine du vendredi.
*
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Celle-ci possède une chevelure sombre
et luisante de gitane (car elles ne dévoilent pas seulement leurs
visages, elles laissent même choir cette espèce de guérite
qu'est le haïck et l'on peut ainsi les apprécier d'une manière
complète) . Celle-ci, donc, est brune et de peau à peine
bistrée.
Cette autre est blond pâle, naturellement aussi, avec des yeux de
source, un épiderme de qualité supérieure, une bouche
rose aux coins soulevés en arc.
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Celle-là, très roussie de henné, est d'une matité
ardente par rapport à l'éclat de cette chevelure de flamme...
Et ses lèvres largement ourlées absorbent encore plus indécemment
l'attention que ses cheveux. Une beauté du diable !
Et puis une autre encore dont on ne pourrait presque pas dire ce qui est
le plus admirable de son teint, de son regard, de son nez (cet écueil
éternel des belles) , de son cou fragile, de ses mains de sultane...
Ces musulmanes ont des gestes charmants... L'une d'elles pour arroser
les plantes qui veillent au chevet de cette tombe, puise d'abord à
l'aide d'un gobelet dans un seau. Mais au lieu, ensuite, de rudimentairement
et directement vider l'eau du gobelet sur les plantes, elle la fait préalablement
glisser dans le creux de sa main, la répand ensuite avec ses doigts,
émiette cette eau comme elle émietterait du pain, l'éparpille
pour nourrir cette verdure, la distribue en pluie égale d'une façon
vraiment si adorable qu'on voudrait que cela ne finisse pas si tôt...
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Il en est qui sont à peine nubiles
et minces comme le roseau avec (sans l'aide de pince épilatoire)
ces sourcils en vol d'hirondelle qui ont inspiré depuis quelques
années la mode mondiale, dès qu'une voyageuse en surprit
la beauté.
Il y en a d'un peu plus grasses car elles savent déjà ce
qu'est le plaisir et elles s'en gorgent inconsidérément
tant qu'elles le peuvent, comme d'une pâtisserie de délices,
trop nourrissante, qui les alourdit.
Il en est d'extrêmement vastes, qui apparaissent belles quand même
grâce à l'harmonie de cet ample costume si bien combiné
depuis des millénaires par les femmes de pays semblables qu'il
sait transformer en agrément leurs tares même.
On est obligé de conclure à quelque adresse manoeuvrière
en matière de vêtement, chez les dames musulmanes de la Casbah,
quand après avoir contemplé tant de beautés costumées
au cimetière on assiste à l'évidence de tant de laideurs
dévêtues au bain maure.
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Le bain maure public n'est que pour les dames
musulmanes ou
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juives d'extraction médiocre. On y admet volontiers les européennes,
sauf au moment des grandes fêtes où il n'y a déjà
pas suffisamment de place pour les autres. Les riches personnes arabes
qui hantent les villas immenses, entourées de jardins paradisiaques,
des coteaux de Mustapha, de Kouba,
d'El-Biar,
d'Hydra,
de Kaddous, ont toutes leur chambre de bains de vapeur à domicile.
Quant aux musulmanes vraiment pauvres, il y a déjà plusieurs
années qu'elles se contentent de se lessiver dans la buanderie
de leur terrasse. L'on ne trouve actuellement, dans les bains maures publics
de la Casbah d'Alger, que des prostituées prospères ou de
petites bourgeoises.
Tout ce monde fraye, sans dégoût apparent, dans la même
tenue édénique, car il y a beau temps que sans publicité
le monde musulman a inventé le nudisme et commencé d'appliquer
certains principes de fusion démocratique.
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Bain maure... révélation désolante
de ce monde féminin entrevu pourtant au travers d'une buée.
Il faut s'approcher jusqu'à les toucher presque pour savoir si
cette fesse trop vaste appartient à ce torse mince et ce sein qui
croule à ce dos parfait... A cause de la température étouffante
certains visages d'albuminuriques se boursouflent et d'autres, de cardiaques,
s'étirent jusqu'à simuler la pire anémie... Il y
a, dans ces bains maures, des femmes à la ressemblance de magnifiques
Rubens et de certains Modigliani et c'est la pire confusion artistique...
La pudeur, ici, est inconnue. Les plus monstrueuses incarnations de la
laideur féminine osent s'y étaler. Personne ne songe à
s'en étonner... à en rire ; les musulmanes sont habituées
aux malfaçons du corps, comme nous à celles du visage. Elles
se voilent la figure pour affronter le jugement d'autrui et nous nous
vêtons.
Bain maure... La beauté presque parfaite et les monstruosités
prodigues s'y opposent... Que dire qui puisse paraître vraisemblable
du corps de cette juive éléphantiasique et mère de
quinze enfants 1
Il y a des adolescentes sveltes et blanches comme neige, car il n'est
plus que dans les pays d'Orient que les femmes connaissent assez le maléfice
doré de la lumière pour y savoir dérober la fraîcheur
de leur teint. On trouve, aux bains maures de la Casbah d'Alger, des carnations
qui déshonoreraient les femmes d'Europe vouées actuellement
à la teinte safran et pain d'épice.
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Le bain maure des femmes se tient l'après-midi.
Les hommes qui
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n'y peuvent pénétrer que le matin s'en font peut-être
une idée paradisiaque. Les européens surtout. Pour les musulmans,
s'ils se souviennent de leur enfance !
Il convient de savoir d'abord que les femmes de la Casbah d'Alger, comme
celles de tous les pays de moeurs orientales, viennent ici autant par
coquetterie que par hygiène. Tandis que leurs pores se débarrassent
des crasses superflues, leurs chevelures, leurs mains, leurs pieds, sont
soumis à la boue d'abord gluante et verte du cataplasme de henné
qui deviendra roux comme une feuille d'automne, ensuite, lorsqu'il sera
complètement sec.
De même, leurs aisselles, leurs parties sexuelles se dissimulent-elles
momentanément sous une sorte de boue grisâtre qui est un
épilatoire renommé... Tandis que ces divers produits opèrent,
pour occuper le temps, elles s'interpellent au travers de la salle, de
la chaleur asphyxiante, de la vapeur... Leurs enfants braillent... (Toute
bonne mère imposant à ses rejetons ce spectacle affligeant
et ce supplice de plusieurs heures) . Un bain maure, par temps d'affluence,
revêt assez le caractère d'une composition démoniaque.
Que l'on essaie d'imaginer ce que peut devenir une femelle de beauté
médiocre quand elle a les extrémités et le chef recouverts
de boue verte et la base du ventre caparaçonnée d'onguent
gris.
Cependant, de temps à autre, de cette mêlée de rumeurs
des officiantes, de ces braillements de gosses qui souffrent ou qui s'ennuient,
des renseignements circonstanciels hurlés par des commères
qui se reconnaissent d'un bout de la salle à l'autre, malgré
le brouillard et utilisent leurs mains grasses en manière de porte-voix,
de cette vision d'arche féminine évoquant une idée
de cataclysme car le halo de la buée amplifie certaines anatomies
au point que l'on serait tenté de les confondre avec les monstres
de la préhistoire, surgit soudain... (et ce n'est peut-être
qu'une sorte de nuage, de vapeur, d'illusion syncopale) , un visage divin,
une forme angélique, une adolescente qu'on croirait presque imaginaire
tant son apparence réduite, floue et souple, sa faculté
de plier le torse ou le bras sans déclancher le flux d'une cascade
graisseuse apparaissent surprenants... tant sa réussite provisoire,
sa structure presque linéaire apparaissent nécessaires comme
une foi, une preuve, une certitude que la beauté existe, dans ce
lieu où la pesanteur, la corpulence, l'évidence graisseuse
comme ailleurs la sottise et la suffisance prétendent à
tout pouvoir ; tant sa fragilité s'oppose victorieusement à
la force de cette masse de commères adipeuses. Elle n'est pas encore
coiffée du cataplasme vert et ses aisselles non plus que son sexe
ne se chargent d'aucun onguent.... Elle semble attendre, à peine
effarouchée et si patiente, que l'on s'occupe de sa mince apparence
quand on en aura fini avec
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ces personnes corpulentes qui comme les obèses de tous les pays
demandent boulimiquement que l'on s'occupe d'abord d'elles. Cette jeune
beauté se sent ici comme une intruse à se savoir fatalement
charmante au milieu de tant de monstres humains qui ont cependant conquis
et retenu pour la plupart (à moins qu'il n'ait préféré
en mourir) cet être fabuleux : l'homme.
Il n'en est qu'une aussi parfaite souvent pour un grand nombre d'autres...
Ce sont toujours de celles-là que les marieuses expertes entretiennent
les adolescents.
Les marieuses vraiment possédées de la vocation sont des
manières d'illusionnistes. Rien ne les décourage. Elles
sont capables de croire et de laisser supposer surtout qu'une fille qui
n'a qu'un oeil depuis sa naissance n'est que momentanément borgne,
qu'une naine est simplement mignonne et qu'une fille obèse est
dodue à souhait.
Il est extrêmement étonnant qu'on ne signale jamais de crimes
de désillusion passionnelle, au lendemain de certaines unions.
Car le meurtre, ici, sur ce tertre chargé de tant de bouillons
de culture, trouve forcément une matière favorable à
son développement.
Certains traditionalistes emploient les vieilles méthodes : matraque,
boussaâdi. Les gars à la page utilisent d'autres armes.
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