un produit de chez nous
Le " déo " d'Oran
Gérard Rosenzweig
Ce que je vais vous raconter est proprement incroyable.
Moi-même, alors que je suivais le long cheminement de mes recherches,
j'ai souvent pensé que c'était impossible, que j'étais
l'objet d'une illusion ou bien que c'était trop beau pour être
vrai. Et pourtant, il fallut bien me rendre à l'évidence
: si la réalité dépassait la fiction, elle n'en demeurait
pas moins réelle; réelle et avérée. Les indices
devenant preuves, les preuves succédant aux preuves, je dus m'incliner
et finir par l'admettre. J'ai connu ainsi ce moment extraordinaire et
rare où le chercheur dépassé par la beauté
de sa découverte, reste saisi, émerveillé devant
elle, ébloui par sa grandeur et pour tout dire par la manifestation
presque divine de la vérité...
Si vous doutez, si le scepticisme vient vous chatouiller de son ongle,
sachez que j'ai traversé ces instants bien plus durement que vous
ne le pensez. Mais aujourd'hui, ma conviction est scellée, établie
et voici venu le moment où il me faut venir vous soumettre l'étrange
résultat de mes travaux.
* *
Au départ, il y a un vague souvenir d'enfance.
Souvenir que je suppose partagé par nombre d'entre vous.
Dans les années 1944-1948, enfant d'une famille fort modeste d'Oran,
nous vivions dans le sympathique et populaire quartier d'Eckmühl.
Contrairement à ce que le nom de mon père semble indiquer,
la très grande majorité de nos ancêtres était
espagnole, andalouse pour être précis. Fiers Français
d'Algérie, nous avions cependant conservé de cette noble
origine quelques vieilles traditions.
C'est ainsi que pendant que les Français de France parfumaient
leurs armoires de ces petits sacs de graines de lavande qui se glissaient
entre draps et serviettes, ma mère et toutes nos voisines gardaient
leur fidélité à une autre habitude. Pour beaucoup,
la provençale lavande était un luxe inabordable; qui ne
se souvient par contre de ces longues feuilles séchées qui,
spontanément, se roulaient sur elles-mêmes et que quelques
mains expertes disposaient abondamment en placards, armoires et commodes?
" D'accord, reconnaissait ma mère alors que je disais
rien, y'en a qui te diront que la lavande sent meilleur, plus fort
et plus longtemps, mais elle coûte bien trop cher et ton père
n'aime pas. Tiens, poursuivait-elle, respire-moi ça ".
Et elle me tendait un long rouleau brunâtre à l'aspect faussement
fragile. Il s'agissait d'un dédo. Selon les jours, le
dédo se changeait en déo par cette manie du sud
de l'Espagne qui fait supprimer le " d " des dernières
syllabes (À l'intention des hispanisants:
Casao pour Casado, Matao au lieu de Matado par exemple. On retrouve déjà
cette particularité linguistique dans l'ancien espagnol dénommé
Latino.) Parfois, le mot s'agrémentait d'un pluriel
et dédo se transformait en dédos. Il est juste de dire que
la fragrance du dédo-déo était plus subtile
que celle du parfum de lavande, moins tranchée et plus pénétrante
à la fois. Génétiquement conforme, moi aussi j'aimais
bien. Les hispanisants auront traduit sans peine. Dédo signifie
doigt, dans cette langue de Molière qui était aussi, hélas
! celle du général De Gaulle.
- " Et ce que tu ne sais pas, ajoutait-elle, et c'est M. Santa
qui me l'a certifié dans sa pharmacie, c'est que le déo
en plus, mieux que l'eucalyptus, il te tue les microbes en même
temps que les mauvaises odeurs ".
Ainsi le déo était-il encore plus universel que le tout-puissant
bicarbonate. On pouvait se le procurer sous un élégant et
inutile emballage carton, soit chez le même Santa, ou à l'autre
pharmacie, celle de M. Avril, plus bas sur l'avenue d'Oujda. Mais au meilleur
prix selon ma mère, on ne le trouvait en vrac que chez l'Espagnol
du marché qui l'emballait sans manière dans une feuille
de journal roulée en cornet.
Étant donné qu'au marché d'Eckmühl tous ceux
qui n'étaient pas Arabes étaient Espagnols, je reste incapable
aujourd'hui de vous apporter une meilleure précision.
Fin du souvenir d'enfance.
Très vite les événements, puis les gaulliâneries
que vous connaissez, reléguèrent le mythique déo
ou dédo au rayon des préoccupations sans importance avant
de le faire plonger dans l'oubli.
Tout reprend durant un voyage au coeur de notre chère Andalousie.
C'était peu avant l'an 2000. Au marché couvert d'Elche puis
ensuite, plus au sud, à celui d'Antequera. Là, bien calé
entre une pyramide de moniatos (Patates
douces (lat. ipomoea batatas)) et une autre de pimientos (Piments
(lat. pigmentum)., là, oui là, il fallut que
je me penche pour m'en persuader, un modeste alignement de déos!
C'était bien eux, et presque aussi beaux que ceux d'Eckmühl!
Une conversation s'engage :
- " Dites-moi. Là, il me semble, ce sont bien des déos
que vous vendez ? ".
- " Non, non, Monsieur. Il ne s'agit que de quelques Dedos-de-Dios
qui me restent. Ça ne se vend plus: que voulez-vous, avec toutes
ces cochonneries chimiques à la mode... Quand le monde se sera
bien empoisonné, les gens reviendront aux produits naturels, mais
ce sera trop tard ! ".
Ainsi notre bon vieux déo se nommait modestement doigt-de-Dieu
sur sa terre de naissance. Cette rencontre surprise eut pour moi un
effet imprévu; elle me donna l'irrésistible désir
de rechercher et d'éclaircir cette humble part de notre histoire.
J'ignorais à ce moment là, à quelle tâche je
venais de m'atteler. J'ignorais surtout l'importance historique de ce
qu'elle allait révéler pour la communauté des Oranais.
Mais n'anticipons pas. Une fois de retour en France, je me mis au travail
sans attendre. C'est ainsi que je dus écumer de nombreuses bibliothèques,
surfer sur tous les web de la terre que nous à Oran on connaissait
déjà, remuer les vieilles cendres du passé, chercher
sans trêve ni repos avant de parvenir à forcer les solides
remparts qui emprisonnent la vérité. Et la vérité,
dites-vous impatients que vous êtes? Eh bien la voici dans sa pudique
nudité.
À sa naissance, le déo n'est rien d'autre que la feuille
d'un arbre sauvage. On ne trouve celui-ci que sur certaines pentes du
versant nord de la Sierra Nevada. Probable parent de l'eucalyptus, il
ne s'en distingue que par sa taille plus ramassée et sa remarquable
adaptation à des conditions climatiques particulièrement
difficiles, et surtout par les extraordinaires qualités de ses
feuilles. Les Andalous connaissent et utilisent ses vertus depuis l'aube
des temps, les conquérants arabes feront de même. On suppose
qu'après la Reconquista, ces derniers essayèrent de l'adapter
aux terres d'Afrique du Nord, mais sans aucun succès. A maturité,
la longue et fine feuille est délicatement cueillie. D'un beau
vert-brun, elle acquiert en séchant une nuance plus profonde tandis
que, simultanément, la voici qui s'enroule sur elle- même.
Elle mesure à ce moment entre huit et douze centimètres,
et prend alors le nom de Dedos-de-Dios. Naturellement antiseptique, légèrement
parfumée comme je l'ai dit, elle a de plus la réputation
non usurpée de détruire les odeurs. D'armoires en commodes
jusque dans les buffets, présente dans tous les foyers, les Andalous
l'utilisent telle quelle. Mais elle demeurera inconnue au nord du Guadalquivir.
Sous cette seule forme, elle parviendra à franchir la Méditerranée
avec le flux de l'émigration espagnole. C'est-à-dire qu'une
exportation d'abord artisanale la verra utilisée dans les quartiers
populaires d'Oran. Surtout à compter des années 1910; c'est
à cette époque qu'elle perdra son identité première
au profit de celle, plus oranaise, de déo.
Venons-en maintenant à l'organisation matérielle de ce commerce
entre les deux rives. Un nom s'impose d'emblée comme étant
celui du maître d'oeuvre. Il s'agit d'un certain Ralunac (voir glossaire
en fin d'article). Je vous le livre en toute certitude, l'ayant retrouvé
sur des documents forts différents. Impossible pourtant d'y rattacher
le moindre prénom. Vu la durée sur laquelle on le voit se
manifester - en fait de 1900 jusqu'à 1962 - j'ai aujourd'hui la
conviction qu'il s'agit d'une lignée familiale. Origine indécise,
j'ai longtemps pensé à une ascendance slave - en Algérie
tout était possible - je penche maintenant pour une source prosaïquement
plus française, et la situe vers le Périgord. Quoiqu'il
en soit, on retrouve la trace de multiples aller- retour de ce Ralunac
entre Oran et Alméria ou Malaga. Celui-ci installe très
rapidement son premier entrepôt, proximité oblige, dans le
quartier du port, rue Tnem (voir glossaire en fin d'article) pour être
précis. Dès les années 1920, l'entreprise Ralunac
exerce le monopole de l'exportation - distribution du déo sur la
ville et l'ensemble du département. On imagine sans peine que ses
efforts de marketing durent être minimaux, étant donné
que le terrain était conquis d'avance. En effet, quel Oranais ou
Oranien aurait pu ne pas avoir chez lui et à cette époque,
quelques déos qui, en plus, lui rappelaient le pays de ses ancêtres?
L'entreprise Ralunac devient très vite extrêmement florissante.
Le succès éveillant la jalousie et celle-ci engendrant la
concurrence déloyale, on voit apparaître de nombreuses associations
d'intérêt qui, à Oran même, vont tenter de tailler
des croupières à notre Ralunac. Certains m'ont affirmé
qu'il ne s'agissait pas d'Oranais de souche. Ces tentatives se manifestent
jusqu'aux années trente, mais toujours sans parvenir à le
menacer vraiment. Durant cette décennie, l'entreprise Ralunac,
demeure invaincue, et pour tout dire invincible.
La première véritable menace va nous arriver d'Alger et
des Algérois, traditionnels et rudes concurrents des Oranais dans
le domaine du commerce et du développement économique.
Non contents d'annexer frauduleusement le produit, les Algérois
vont tenter de le dénaturer ! C'est-à-dire que nos belles
feuilles de déo vont être broyées, transformées
en pâte et même mises en décoction dans de curieux
liquides ! Je précise, pour ceux d'entre-nous qui auraient cédé
à l'idée saugrenue de visiter Alger, que les usurpateurs
étaient installés rue Jelag (voir glossaire en fin d'article),
pas très loin de la rue Michelet, sous l'enseigne sans imagination
des " Produits Eda Jelag " (voir glossaire en fin d'article).
Une succursale se créera même sur les hauteurs, vers le Télemly,
sous le nom toujours étrange des " Produits Eda Logir "
(voir glossaire en fin d'article). Pour mieux se l'approprier, ils iront
jusqu'à baptiser le produit oranais du nom ridicule de Déo
d'Alger, tandis que simultanément et avec l'aide d'hommes d'affaires
peu scrupuleux du Constantinois, est lancé dans l'est de notre
beau pays, un éphémère Déo de Constantine...
Une entreprise implantée rue Ugalb (voir glossaire en fin d'article),
chez un certain Osolob (voir glossaire en fin d'article). Là non
plus ne cherchez pas, certainement un prête-nom.
précurseur, le véritable produit phare pour toute une génération
d'herboristes et hélas ! de chimistes. C'est en 1960 que, dans
un ultime sursaut de dynamisme commercial et de géniale clairvoyance,
Ralunac crée une version anti-odeurs corporelles, sous forme liquide,
et conditionnée sans alcool dans un flacon avec pulvérisateur
(voir dessin ci-dessous).
Prototype du flacon pulvérisateur
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* *
Mais rien n'y fera. Notre déo va résister,
victorieusement comme tout ce qui naît à Oran. C'était
au temps de notre célèbre abbé Lambert. Celui-ci,
prenant les choses en main avec sa fougue habituelle, ira jusqu'à
menacer les Algérois d'un siège en règle. Et pas
pour de rire, un vrai, comme çuila entre les Grecs et les Troyens.
Devant notre détermination, ceux-ci capituleront comme d'habitude.
Ah! si Oran avait pu être la capitale de l'Algérie comme
tout le laissait prévoir, les choses se seraient passées
autrement... (Nous laissons à
notre collaborateur, qui en a été dûment prévenu,
l'entière responsabilité de ses propos (note du directeur
de la publication).).
Mais revenons à notre propos. Le grand Ralunac va tirer toutes
les leçons de cette affaire. Dès la fin de la guerre, il
va suivre les conseils d'hommes de loi avisés et déposer
un brevet. Mais surtout, géniale trouvaille, il va désormais
commercialiser la miraculeuse feuille séchée sous le nom
de déo d'Oran. Nous voilà désormais à l'abri
des faussaires, mais par dépit on ne verra jamais le moindre déo
d'Oran en vente à Alger. Les choses se calmeront ensuite jusqu'aux
années 1955-1960. On avait à cette époque des problème
plus urgents. Notre déo d'Oran assure et confirme son implantation
dans l'ouest du pays. Un descendant du Ralunac d'origine va diversifier
le produit de base. Il en tire une pommade vendue dans toutes les meilleures
pharmacies oranaises ainsi qu'au Prisunic d'Oran. J'ai sous les yeux le
mode d'emploi qui accompagne ce dérivé révolutionnaire,
je cite : " Sans oublier les messieurs, et quant aux dames et aux
demoiselles, nous en recommandons l'usage par application matinale d'une
noisette de produit partout où cela leur paraîtra souhaitable,
notamment sous les bras ".
C'est vers cette époque que le déo d'Oran va opérer
sa grande mutation; celle qui lui permettra d'atteindre à l'immortalité.
Il va cesser d'être utilisé comme une quelconque lavande,
au bénéfice de ses vertus plus antiseptiques, et notamment
celle combattant les odeurs corporelles. Ceci n'est pas anodin; avec les
années soixante, nous entrons dans cet âge où il deviendra
de bon ton de ne pas attirer l'attention sur soi. Le déo d'Oran
en sera l'incontournable
***
La fin de notre saga est plus triste. Dans l'apocalypse
de juin-juillet 1962, le déo d'Oran sera lui aussi confronté
au choix impitoyable de la valise ou du cercueil. Pour lui aussi ce sera
la valise. Mais cette valise de l'espoir n'ouvrira que sur le cercueil
des occasions assassinées. Le dernier connu des Ralunac va désespérément
lutter pour ouvrir un destin français à l'ceuvre de sa vie
et de celle de ses ancêtres. Sans succès. Vaincu par l'indifférence
des uns et la convoitise des autres, par désespoir il s'embarque
pour un petit pays du sud de l'Afrique, le Bolaland (voir glossaire en
fin d'article), proche voisin du Swaziland. On perd complètement
sa trace à partir de là.
Et le déo d'Oran dans tout cela? Son brevet ne le protégeait,
semble-t-il, que sur le territoire français d'Algérie. De
manière révoltante, il tombe de fait dans le domaine public.
Devant les convoitises, il ne va pas y rester longtemps. Après
notre Terre, c'est notre déo d'Oran qui nous est arraché.
L'information que je vais maintenant vous donner a été obtenue
avec la plus grande des difficultés. Il semble, selon toutes les
jurisprudences et les avis unanimes des meilleurs hommes de loi consultés,
que chaque Oranais de naissance pourrait exiger aujourd'hui une part des
gigantesques royalties qui ont été accumulées par
les grands trusts français et internationaux. Ceux- là même
qui ont honteusement profité du chaos subi après 1962 pour
accaparer et détourner à leur profit les géniaux
efforts et le travail des Oranais. Il paraît que c'est un délit
grave. Mais, nous Oranais, nous savons que nous sommes modestes; modestes
et humbles, bien trop souvent. Eh bien il est temps pour nous de nous
adapter à cet univers impitoyable qu'est devenu le monde. Voici
venu l'heure de faire reconnaître nos droits et d'exiger. Exiger,
obtenir, et recevoir !
Vers l'année 1965 en effet, un premier groupe de parfumerie de
luxe, dont je tairai le nom pour ne pas l'accabler, s'empare - il n'y
a pas d'autres mots - de notre bien commun. Il est rapidement suivi par
d'autres. Les loups ne chassent qu'en meute. Curieusement la marque résiste;
on lit encore le doux nom de notre belle ville d'Oran sur les nouveaux
emballages. Mais cela ne dure pas. Dernier coup de Jarnac, ultime coup
de grâce donné par les analphabètes des écoles
de commerce: l'immortel déo d'Oran va d'abord devenir DéodOran,
puis ensuite Déodoran, et enfin déodorant!
Pourquoi ce " t " final? Là aussi, vraisemblablement
méconnaissance, une crasse de publicistes ignorant tout de l'orthographe
des villes de notre beau pays perdu... Ainsi les milliards commencèrent-ils
de s'accumuler et se construisit la prospérité indue de
ces marchands d'eau de Cologne.
Aujourd'hui la situation n'a guère évolué. Tandis
que d'autres font fortune sur notre dos, chaque matin, comme vous sans
doute, je termine ma toilette par une généreuse pulvérisation
de déo d'Oran. Pardon, de déodorant. Le parfum n'est
plus le même, mais ça ne fait rien; et mon index caresse
l'étiquette, là où se dissimulent les quatre lettres
sacrées qui devraient faire un jour notre richesse.
o
Glossaire (eriassolg):
- Ralunac: canular; rue Tnem: menteur; rue Jelag:
galéjeur ; (produit) Eda Jelag: galéjade; (produit)
Eda Logir: rigolade; rue Ugalb : blagueur; Osolob: boloso
(menteur en espagnol); Bolaland: de l'espagnol bola (pays des menteurs).
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