Le fabiuleux destin d'un produit de chez nous
Le " déo " d'Oran
Gérard Rosenzweig

extraits du numéro 109 ,mars 2005 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 5-11-2010

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un produit de chez nous
Le " déo " d'Oran

Gérard Rosenzweig

Ce que je vais vous raconter est proprement incroyable. Moi-même, alors que je suivais le long cheminement de mes recherches, j'ai souvent pensé que c'était impossible, que j'étais l'objet d'une illusion ou bien que c'était trop beau pour être vrai. Et pourtant, il fallut bien me rendre à l'évidence : si la réalité dépassait la fiction, elle n'en demeurait pas moins réelle; réelle et avérée. Les indices devenant preuves, les preuves succédant aux preuves, je dus m'incliner et finir par l'admettre. J'ai connu ainsi ce moment extraordinaire et rare où le chercheur dépassé par la beauté de sa découverte, reste saisi, émerveillé devant elle, ébloui par sa grandeur et pour tout dire par la manifestation presque divine de la vérité...

Si vous doutez, si le scepticisme vient vous chatouiller de son ongle, sachez que j'ai traversé ces instants bien plus durement que vous ne le pensez. Mais aujourd'hui, ma conviction est scellée, établie et voici venu le moment où il me faut venir vous soumettre l'étrange résultat de mes travaux.

* *

Au départ, il y a un vague souvenir d'enfance. Souvenir que je suppose partagé par nombre d'entre vous.

Dans les années 1944-1948, enfant d'une famille fort modeste d'Oran, nous vivions dans le sympathique et populaire quartier d'Eckmühl. Contrairement à ce que le nom de mon père semble indiquer, la très grande majorité de nos ancêtres était espagnole, andalouse pour être précis. Fiers Français d'Algérie, nous avions cependant conservé de cette noble origine quelques vieilles traditions.

C'est ainsi que pendant que les Français de France parfumaient leurs armoires de ces petits sacs de graines de lavande qui se glissaient entre draps et serviettes, ma mère et toutes nos voisines gardaient leur fidélité à une autre habitude. Pour beaucoup, la provençale lavande était un luxe inabordable; qui ne se souvient par contre de ces longues feuilles séchées qui, spontanément, se roulaient sur elles-mêmes et que quelques mains expertes disposaient abondamment en placards, armoires et commodes? " D'accord, reconnaissait ma mère alors que je disais rien, y'en a qui te diront que la lavande sent meilleur, plus fort et plus longtemps, mais elle coûte bien trop cher et ton père n'aime pas. Tiens, poursuivait-elle, respire-moi ça ". Et elle me tendait un long rouleau brunâtre à l'aspect faussement fragile. Il s'agissait d'un dédo. Selon les jours, le dédo se changeait en déo par cette manie du sud de l'Espagne qui fait supprimer le " d " des dernières syllabes (À l'intention des hispanisants: Casao pour Casado, Matao au lieu de Matado par exemple. On retrouve déjà cette particularité linguistique dans l'ancien espagnol dénommé Latino.) Parfois, le mot s'agrémentait d'un pluriel et dédo se transformait en dédos. Il est juste de dire que la fragrance du dédo-déo était plus subtile que celle du parfum de lavande, moins tranchée et plus pénétrante à la fois. Génétiquement conforme, moi aussi j'aimais bien. Les hispanisants auront traduit sans peine. Dédo signifie doigt, dans cette langue de Molière qui était aussi, hélas ! celle du général De Gaulle.

- " Et ce que tu ne sais pas, ajoutait-elle, et c'est M. Santa qui me l'a certifié dans sa pharmacie, c'est que le déo en plus, mieux que l'eucalyptus, il te tue les microbes en même temps que les mauvaises odeurs ".

Ainsi le déo était-il encore plus universel que le tout-puissant bicarbonate. On pouvait se le procurer sous un élégant et inutile emballage carton, soit chez le même Santa, ou à l'autre pharmacie, celle de M. Avril, plus bas sur l'avenue d'Oujda. Mais au meilleur prix selon ma mère, on ne le trouvait en vrac que chez l'Espagnol du marché qui l'emballait sans manière dans une feuille de journal roulée en cornet.

Étant donné qu'au marché d'Eckmühl tous ceux qui n'étaient pas Arabes étaient Espagnols, je reste incapable aujourd'hui de vous apporter une meilleure précision.

Fin du souvenir d'enfance.

Très vite les événements, puis les gaulliâneries que vous connaissez, reléguèrent le mythique déo ou dédo au rayon des préoccupations sans importance avant de le faire plonger dans l'oubli.

Tout reprend durant un voyage au coeur de notre chère Andalousie. C'était peu avant l'an 2000. Au marché couvert d'Elche puis ensuite, plus au sud, à celui d'Antequera. Là, bien calé entre une pyramide de moniatos (Patates douces (lat. ipomoea batatas)) et une autre de pimientos (Piments (lat. pigmentum)., là, oui là, il fallut que je me penche pour m'en persuader, un modeste alignement de déos! C'était bien eux, et presque aussi beaux que ceux d'Eckmühl!

Une conversation s'engage :
- " Dites-moi. Là, il me semble, ce sont bien des déos que vous vendez ? ".
- " Non, non, Monsieur. Il ne s'agit que de quelques
Dedos-de-Dios qui me restent. Ça ne se vend plus: que voulez-vous, avec toutes ces cochonneries chimiques à la mode... Quand le monde se sera bien empoisonné, les gens reviendront aux produits naturels, mais ce sera trop tard ! ".

Ainsi notre bon vieux déo se nommait modestement doigt-de-Dieu sur sa terre de naissance. Cette rencontre surprise eut pour moi un effet imprévu; elle me donna l'irrésistible désir de rechercher et d'éclaircir cette humble part de notre histoire. J'ignorais à ce moment là, à quelle tâche je venais de m'atteler. J'ignorais surtout l'importance historique de ce qu'elle allait révéler pour la communauté des Oranais. Mais n'anticipons pas. Une fois de retour en France, je me mis au travail sans attendre. C'est ainsi que je dus écumer de nombreuses bibliothèques, surfer sur tous les web de la terre que nous à Oran on connaissait déjà, remuer les vieilles cendres du passé, chercher sans trêve ni repos avant de parvenir à forcer les solides remparts qui emprisonnent la vérité. Et la vérité, dites-vous impatients que vous êtes? Eh bien la voici dans sa pudique nudité.

À sa naissance, le déo n'est rien d'autre que la feuille d'un arbre sauvage. On ne trouve celui-ci que sur certaines pentes du versant nord de la Sierra Nevada. Probable parent de l'eucalyptus, il ne s'en distingue que par sa taille plus ramassée et sa remarquable adaptation à des conditions climatiques particulièrement difficiles, et surtout par les extraordinaires qualités de ses feuilles. Les Andalous connaissent et utilisent ses vertus depuis l'aube des temps, les conquérants arabes feront de même. On suppose qu'après la Reconquista, ces derniers essayèrent de l'adapter aux terres d'Afrique du Nord, mais sans aucun succès. A maturité, la longue et fine feuille est délicatement cueillie. D'un beau vert-brun, elle acquiert en séchant une nuance plus profonde tandis que, simultanément, la voici qui s'enroule sur elle- même. Elle mesure à ce moment entre huit et douze centimètres, et prend alors le nom de Dedos-de-Dios. Naturellement antiseptique, légèrement parfumée comme je l'ai dit, elle a de plus la réputation non usurpée de détruire les odeurs. D'armoires en commodes jusque dans les buffets, présente dans tous les foyers, les Andalous l'utilisent telle quelle. Mais elle demeurera inconnue au nord du Guadalquivir. Sous cette seule forme, elle parviendra à franchir la Méditerranée avec le flux de l'émigration espagnole. C'est-à-dire qu'une exportation d'abord artisanale la verra utilisée dans les quartiers populaires d'Oran. Surtout à compter des années 1910; c'est à cette époque qu'elle perdra son identité première au profit de celle, plus oranaise, de déo.

Venons-en maintenant à l'organisation matérielle de ce commerce entre les deux rives. Un nom s'impose d'emblée comme étant celui du maître d'oeuvre. Il s'agit d'un certain Ralunac (voir glossaire en fin d'article). Je vous le livre en toute certitude, l'ayant retrouvé sur des documents forts différents. Impossible pourtant d'y rattacher le moindre prénom. Vu la durée sur laquelle on le voit se manifester - en fait de 1900 jusqu'à 1962 - j'ai aujourd'hui la conviction qu'il s'agit d'une lignée familiale. Origine indécise, j'ai longtemps pensé à une ascendance slave - en Algérie tout était possible - je penche maintenant pour une source prosaïquement plus française, et la situe vers le Périgord. Quoiqu'il en soit, on retrouve la trace de multiples aller- retour de ce Ralunac entre Oran et Alméria ou Malaga. Celui-ci installe très rapidement son premier entrepôt, proximité oblige, dans le quartier du port, rue Tnem (voir glossaire en fin d'article) pour être précis. Dès les années 1920, l'entreprise Ralunac exerce le monopole de l'exportation - distribution du déo sur la ville et l'ensemble du département. On imagine sans peine que ses efforts de marketing durent être minimaux, étant donné que le terrain était conquis d'avance. En effet, quel Oranais ou Oranien aurait pu ne pas avoir chez lui et à cette époque, quelques déos qui, en plus, lui rappelaient le pays de ses ancêtres? L'entreprise Ralunac devient très vite extrêmement florissante. Le succès éveillant la jalousie et celle-ci engendrant la concurrence déloyale, on voit apparaître de nombreuses associations d'intérêt qui, à Oran même, vont tenter de tailler des croupières à notre Ralunac. Certains m'ont affirmé qu'il ne s'agissait pas d'Oranais de souche. Ces tentatives se manifestent jusqu'aux années trente, mais toujours sans parvenir à le menacer vraiment. Durant cette décennie, l'entreprise Ralunac, demeure invaincue, et pour tout dire invincible.

La première véritable menace va nous arriver d'Alger et des Algérois, traditionnels et rudes concurrents des Oranais dans le domaine du commerce et du développement économique.

Non contents d'annexer frauduleusement le produit, les Algérois vont tenter de le dénaturer ! C'est-à-dire que nos belles feuilles de déo vont être broyées, transformées en pâte et même mises en décoction dans de curieux liquides ! Je précise, pour ceux d'entre-nous qui auraient cédé à l'idée saugrenue de visiter Alger, que les usurpateurs étaient installés rue Jelag (voir glossaire en fin d'article), pas très loin de la rue Michelet, sous l'enseigne sans imagination des " Produits Eda Jelag " (voir glossaire en fin d'article). Une succursale se créera même sur les hauteurs, vers le Télemly, sous le nom toujours étrange des " Produits Eda Logir " (voir glossaire en fin d'article). Pour mieux se l'approprier, ils iront jusqu'à baptiser le produit oranais du nom ridicule de Déo d'Alger, tandis que simultanément et avec l'aide d'hommes d'affaires peu scrupuleux du Constantinois, est lancé dans l'est de notre beau pays, un éphémère Déo de Constantine... Une entreprise implantée rue Ugalb (voir glossaire en fin d'article), chez un certain Osolob (voir glossaire en fin d'article). Là non plus ne cherchez pas, certainement un prête-nom.
précurseur, le véritable produit phare pour toute une génération d'herboristes et hélas ! de chimistes. C'est en 1960 que, dans un ultime sursaut de dynamisme commercial et de géniale clairvoyance, Ralunac crée une version anti-odeurs corporelles, sous forme liquide, et conditionnée sans alcool dans un flacon avec pulvérisateur (voir dessin ci-dessous).


Prototype du flacon pulvérisateur
Prototype du flacon pulvérisateur

* *

Mais rien n'y fera. Notre déo va résister, victorieusement comme tout ce qui naît à Oran. C'était au temps de notre célèbre abbé Lambert. Celui-ci, prenant les choses en main avec sa fougue habituelle, ira jusqu'à menacer les Algérois d'un siège en règle. Et pas pour de rire, un vrai, comme çuila entre les Grecs et les Troyens. Devant notre détermination, ceux-ci capituleront comme d'habitude. Ah! si Oran avait pu être la capitale de l'Algérie comme tout le laissait prévoir, les choses se seraient passées autrement... (Nous laissons à notre collaborateur, qui en a été dûment prévenu, l'entière responsabilité de ses propos (note du directeur de la publication).).

Mais revenons à notre propos. Le grand Ralunac va tirer toutes les leçons de cette affaire. Dès la fin de la guerre, il va suivre les conseils d'hommes de loi avisés et déposer un brevet. Mais surtout, géniale trouvaille, il va désormais commercialiser la miraculeuse feuille séchée sous le nom de déo d'Oran. Nous voilà désormais à l'abri des faussaires, mais par dépit on ne verra jamais le moindre déo d'Oran en vente à Alger. Les choses se calmeront ensuite jusqu'aux années 1955-1960. On avait à cette époque des problème plus urgents. Notre déo d'Oran assure et confirme son implantation dans l'ouest du pays. Un descendant du Ralunac d'origine va diversifier le produit de base. Il en tire une pommade vendue dans toutes les meilleures pharmacies oranaises ainsi qu'au Prisunic d'Oran. J'ai sous les yeux le mode d'emploi qui accompagne ce dérivé révolutionnaire, je cite : " Sans oublier les messieurs, et quant aux dames et aux demoiselles, nous en recommandons l'usage par application matinale d'une noisette de produit partout où cela leur paraîtra souhaitable, notamment sous les bras ".

C'est vers cette époque que le déo d'Oran va opérer sa grande mutation; celle qui lui permettra d'atteindre à l'immortalité. Il va cesser d'être utilisé comme une quelconque lavande, au bénéfice de ses vertus plus antiseptiques, et notamment celle combattant les odeurs corporelles. Ceci n'est pas anodin; avec les années soixante, nous entrons dans cet âge où il deviendra de bon ton de ne pas attirer l'attention sur soi. Le déo d'Oran en sera l'incontournable

***

La fin de notre saga est plus triste. Dans l'apocalypse de juin-juillet 1962, le déo d'Oran sera lui aussi confronté au choix impitoyable de la valise ou du cercueil. Pour lui aussi ce sera la valise. Mais cette valise de l'espoir n'ouvrira que sur le cercueil des occasions assassinées. Le dernier connu des Ralunac va désespérément lutter pour ouvrir un destin français à l'ceuvre de sa vie et de celle de ses ancêtres. Sans succès. Vaincu par l'indifférence des uns et la convoitise des autres, par désespoir il s'embarque pour un petit pays du sud de l'Afrique, le Bolaland (voir glossaire en fin d'article), proche voisin du Swaziland. On perd complètement sa trace à partir de là.

Et le déo d'Oran dans tout cela? Son brevet ne le protégeait, semble-t-il, que sur le territoire français d'Algérie. De manière révoltante, il tombe de fait dans le domaine public. Devant les convoitises, il ne va pas y rester longtemps. Après notre Terre, c'est notre déo d'Oran qui nous est arraché.

L'information que je vais maintenant vous donner a été obtenue avec la plus grande des difficultés. Il semble, selon toutes les jurisprudences et les avis unanimes des meilleurs hommes de loi consultés, que chaque Oranais de naissance pourrait exiger aujourd'hui une part des gigantesques royalties qui ont été accumulées par les grands trusts français et internationaux. Ceux- là même qui ont honteusement profité du chaos subi après 1962 pour accaparer et détourner à leur profit les géniaux efforts et le travail des Oranais. Il paraît que c'est un délit grave. Mais, nous Oranais, nous savons que nous sommes modestes; modestes et humbles, bien trop souvent. Eh bien il est temps pour nous de nous adapter à cet univers impitoyable qu'est devenu le monde. Voici venu l'heure de faire reconnaître nos droits et d'exiger. Exiger, obtenir, et recevoir !

Vers l'année 1965 en effet, un premier groupe de parfumerie de luxe, dont je tairai le nom pour ne pas l'accabler, s'empare - il n'y a pas d'autres mots - de notre bien commun. Il est rapidement suivi par d'autres. Les loups ne chassent qu'en meute. Curieusement la marque résiste; on lit encore le doux nom de notre belle ville d'Oran sur les nouveaux emballages. Mais cela ne dure pas. Dernier coup de Jarnac, ultime coup de grâce donné par les analphabètes des écoles de commerce: l'immortel déo d'Oran va d'abord devenir DéodOran, puis ensuite Déodoran, et enfin déodorant! Pourquoi ce " t " final? Là aussi, vraisemblablement méconnaissance, une crasse de publicistes ignorant tout de l'orthographe des villes de notre beau pays perdu... Ainsi les milliards commencèrent-ils de s'accumuler et se construisit la prospérité indue de ces marchands d'eau de Cologne.

Aujourd'hui la situation n'a guère évolué. Tandis que d'autres font fortune sur notre dos, chaque matin, comme vous sans doute, je termine ma toilette par une généreuse pulvérisation de déo d'Oran. Pardon, de déodorant. Le parfum n'est plus le même, mais ça ne fait rien; et mon index caresse l'étiquette, là où se dissimulent les quatre lettres sacrées qui devraient faire un jour notre richesse.

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Glossaire (eriassolg):
- Ralunac: canular; rue Tnem: menteur; rue Jelag: galéjeur ; (produit) Eda Jelag: galéjade; (produit) Eda Logir: rigolade; rue Ugalb : blagueur; Osolob: boloso (menteur en espagnol); Bolaland: de l'espagnol bola (pays des menteurs).