LE
CHABET -EL-AKRA OU LE DÉFILÉ DE LA MORT
Pour qui vient de Sétif,
la descente est vertigineuse. La route tourne, s'enfonce, vrille, s'insinue,
vire, pour atteindre le fond de la vallée. Quand on débouche
le Tizi-NTIèta ? au Nord, verticale comme une énorme arête
de poisson, une barrière de montagnes s'élève vers
le ciel. Du Takouteh au Babor, c'est une suite de pics d'aiguilles tantôt
claires, tantôt sombres. Pas une faille, rien ne parait du gouffre,
où, on le sait, la route tout à l'heure va s'engager.
On descend... on descend, presque sur place... le rempart maintenant
s'élève... s'élève... et se rapproche. On
distingue cependant quelque chose d'interrompu, une hésitation
de la matière, une soudure qui a lâché, car là,
entre l'Ahmar Khaddou à gauche et l'Adrar Melial à droite,
il y a un trou bleu... un trou aux parois presque verticales, mais qui
semble sans continuation, fermé de suite par un haut de mur de
pierres, et de buissons. Et l'on descend toujours. Enfin, voici l'oued
Agrioun ! Personne ne peut ne pas être déçu à
l'apparition de ce torrent, ni plus ni moins fougueux que ces frères
kabyles; De l'eau claire en été; terreuse en hiver, qui
court, se heurte bruyamment à toutes les roches qui encombrent
son lit, et s'en va, indifférente. Rien ne la retient. Il y a
cependant au-dessus d'elle des bosquets de lauriers-roses; des taillis
de verdure et des chants d'oiseaux. Elle semble appelée par un
devoir, une obligation, et elle court, elle bondit. On côtoie
l'oued sur la rive droite. Une petite plaine brève s'étale
dans une courbure, puis une brusque montée nous mène à
Kerrata.
Kerrata (qu'il faudrait pour conserver son beau nom berbère qui
veut dire éboulis, écrire " Kharrato "), c'est
cette tache verte que l'on voyait du Tizi-N'Tléta comme une longue
écharpe au pied de l'Adrar-Mellal (la montagne blanche). Au bas
de la montagne abrupte aux éboulis de calcaire pâle, ce
petit village est charmant. On dirait d'un hameau de nos Pyrénées
perdu dans la verdure des frênes, des trembles, et des bouleaux.
Après la traversée des grandes plaines de Sétif
où, dans la nudité rousse, les fermes sont des îles
de verdure, cette exubérance de végétation, quel
plaisir pour le regard ! L'eau coule nuit et jour aux fontaines, une
belle eau fraîche, abondante et qu'à bien goûter
on croit venue de glaciers invisibles. L'oued, au bas du village, semble
se reposer, grandes nappes, d'eau calme... arrêté avant
l'effort colossal qu'il lui faudra faire pour traverser le Chabet-el-Akra.
Mais, plus que cette eau que l'on entend partout couler, aussi présente,
inévitable, la montagne est là, dressée entre le
ciel et vous, et qui captive tous les regards. Qui a dit que les paysages
terrestres étaient toujours semblables ? Que de fois ai-je contemplé
cet hérissement sombre de l'Ahmar Kaddou, ce gigantesque massif
pâle de l'Adrar Melial, et j'ai, chaque fois trouvé un
aspect nouveau, à ces paysages de rocs, à l'assaut du
ciel. Avec toujours une écharpe de brume accrochée à
ses flancs de sanguine, l'Ahmar Kaddou dresse vers les nues une multitude
de pics isolés, de clochetons tachetés de buissons ; l'Adrar
Melial au contraire, est d'un seul jet, une énorme croupe nue,
un puissant rocher aride, austère. Des grands éboulis
en descendent comme des traînées d'une neige éternelle,
et cette montagne si fière se désagrège au jour
le jour. C'est entre ces deux massifs de visages si différents
que, puissant, irrésistible, aux époques quaternaires,
l'oued Agrioun s'est frayé un chemin qui ressemble à ceux
qui mènent aux Enfers. Et c'est en le voulant suivre que les
hommes ont taillé dans les flancs de la montagne, cette route
admirable qui, pendant sept kilomètres reste suspendue au-dessus
de l'oued, dominée par les pentes verticales des monts berbères.
Quitté Kerrata, la route descend, Bientôt les montagnes
se resserrent, et ne laissent d'espace que celui occupé par le
lit de l'oued et la route. Le seuil est passé. D'ailleurs, ce
n'est pas une porte, et l'impression d'écrasement, d'étouffement
qui prend ensuite ne commence pas dès le début. Mais bientôt
au premier tournant le ciel là-haut se rétrécit,
la montagne de partout nous domine. Déjà les rocs surplombent
la route, et l'on ne peut regarder que la rive gauche. Un mugissement
monte de l'abîme sur lequel on craint de se pencher. Des cris
d'oiseaux de proie dominent ce grondement. Des pierres, on ne sait par
qui détachées, bondissent et se perdent dans le gouffre.
Quelle étonnante prison naturelle ! On avance avec crainte, le
paysage a trop de sauvage grandeur, trop d'inhumaine beauté,
il est trop pur, il apeure, mais il captive... effrayé et charmé,
on avance dans ce labyrinthe. Ce paysage fantastique, cet élan
de la terre vers le Zénith, cette flore africaine accrochée
aux pentes verticales, et cet oued là, grondant sur son lit de
pierres, tout cela nous écrase, nous réduit, nous annule.
Et l'on avance cependant, et l'on suit, attiré par cette beauté
(attirance irrésistible de la beauté), cette route immense
entaillée dans le roc à coups de mines. Un tunnel vous
happe. Par les arcades, qui sur le précipice percent l'un des
murs, la paroi de la rive, en face, est un mur vertical et parfaitement
lisse, et elle paraît si proche qu'il semble que se penchant un
peu, on puisse, d'un bras, l'atteindre. Quelques pas et un autre tunnel
vous engloutit. On regrette ces trous sombres pendant lesquels l'effrayante
beauté de ces lieux vous échappe. On les traverse en courant
pour, au sortir, retrouver le même paysage vertical. Le regard
habitué à découvrir dans l'espace les lignes qui
lui font un tableau, ici, ne sait plus coordonner ses recherches. Tout
monte, tout s'élève. La perspective a pris pour point
de mire le Zénith d'un ciel, aperçu à une hauteur
vertigineuse. On avance, mais on retrouve toujours ces pics, ces pylônes,
ces aiguilles, et quelle abondance de végétation ! cette
terre africaine humide et chaude s'est couverte d'une épaisse
fourrure de feuilles, de fleurs et de fruits. Et dans cette prison luxuriante;
on avance ravi, ébloui. Aux nombreux méandres de l'oued
correspondent exactement les virages de la route protégée
du précipice par un garde-corps de maçonnerie. Toujours
construite en surplomb, cette route étonnante semble suspendue.
On se penche à gauche et, perdue dans un éboulis colossal
de rocs détritiques; on découvre l'eau vive, bondissante,
écumante contre les roches. Tantôt elle disparaît
sous une voûte naturelle, tantôt apparaît dans une
courbe, presque calme, et tantôt, d'un saut, allègrement,
retombe dans une vasque d'une extraordinaire régularité
de forme. Cette eau que l'on ne peut voir qu'en penchant le buste au-dessus
du vide, de son mugissement de cataracte emplit le beau silence de ces
lieux déserts. On aimerait pouvoir ne pas l'entendre, mais, continu,
le roulement du torrent sur son lit de rocs, assourdit. Et ce bruit
infernal plus que la grandeur sauvage de ces monts apeuré. Ah
! qu'il ferait doux dans cette ombre humide si l'on ne sentait à
vingt mètres sous soi ce bouillonnement sauvage de l'oued Agrioun
! Des vols de ramiers évoluent dans ce gouffre et disparaissent
dans la faille d'une roche. Des fleurs tapissent la roche nue, et par
ce printemps si doux quel splendide bouquet si, ne craignant pas le
vertige, se penchant, on pourrait composer. illets, romarins,
pervenches, mufliers, capillaires, fougères, pêle-mêle
poussent dans la tiédeur des bas-fonds et les bruyères
; les bruyères blanches ou roses ou mauves. Dans ce dédale
de verdure et de fleurs on va le regard attiré, captivé
par ce grandiose spectacle et quand on lève la tête pour
voir le ciel, là-haut, éclatantes de blancheur, nues,
virginales, vous apparaissent les cimes extrêmes du Takouteh ou
des Beni-Felkaï.
Voici, à ce tournant, l'étonnant " Pain de sucre
". La roche s'est dressée dans un élan sublime, et
toute droite, comme un obus de pierre colossal, est restée figée
dans cet élan. Pas un pas humain ne l'a gravie, mais elle est
le refuge de familles de magots pour lesquels les moindres aspérités
servent de point d'appui. Quand par delà la largeur du lit de
l'oued, on aperçoit cette masse, on reste une seconde interdit,
puis on lève la tête, on se penche sur l'abîme et
l'on admire, effrayé. Des pigeons sauvages y nichent et à
votre vue tracent dans le vide leurs brusques arabesques bleues. Des
palmiers, des lentisques, des buissons de genêts ça et
là s'y accrochent, mais l'on reste confondu, et pour mieux admirer,
l'on recule. Mais l'étau des monts se desserre, le ciel se développe
entre les cimes plus éloignées, et bientôt la route
change de rive, traverse l'oued sur un viaduc de pierre, pour suivre
la rive gauche, le pont aux arcades puissantes, fait de la pierre surabondante
des lieux s'harmonise avec le beau paysage.
On s'arrête sur un refuge et on regarde en amont, en aval. Dans
une lumière plus abondante, les détails sont visibles,
et d'ici seulement on peut à la fois contempler les deux rives.
Sur la droite, une merveilleuse sente, disparaît sous les branches
et réapparaît sur les hauteurs sinuant au-dessus des précipices.
Là, enfin, les arbres ont pu se développer, alors que
vers le Sud tout n'était que maquis, ici la forêt commence,
et quelle variété dans les espèces de ce fourré.
Voici les lentisques, les bruyères, les arbousiers, les genêts,
les myrtes, composant les sous-bois, et sous les arbustes, les fougères,
les romarins, le " diss " et le lierre terrestre et les acanthes,
puis, dominant tout, et fraternisant, les figuiers-mâles, les
chênes, les merisiers, les caroubiers, les vernes, les oliviers,
les micocouliers, et là-haut, vers les cimes, les pins, et là,
racines dans l'eau, de gigantesques lauriers-roses. Richesse de notre
terre africaine quand l'eau dans la tiédeur partout ruisselle,
suinte, et l'imbibe ! moins écrasante que la forêt tropicale,
voici la forêt méditerranéenne, colorée,
pleine de soleil et de parfums, élégante, aérée.
Et ici, sur cette terre riche en minerai de fer, cette terre d'une belle
couleur de rouille, comme toutes ces plantes sont vigoureuses ! que
seraient ces monts, si, sur leurs roches arides n'avait poussé
cette flore exubérante ? Quel chaos infernal ! Quelle gorge du
Styx aurions-nous devant les yeux ! Alors que, dans cette matinée
printanière, ces montagnes sont des parcs étages en hauteur.
Plus encore qu'à l'entrée des gorges, les parois paraissent
sous une admirable fourrure végétale. Avec l'altitude,
le fouillis s'éclaircit et vers les sommets paraît la roche
dans toute sa nudité première. On dirait d'un vêtement
tombé du ciel et.,qui se serait déchiré aux pics
trop aigus, pour former des épaisseurs dans les ravins, les bas-fonds,
les anfractuosités.
Le manteau végétal du Chabet-el-Akra est d'une incomparable
richesse. Tous les verts y figurent, et les roux en automne, et les
pourpres. Au printemps, les bruyères y dessinent de complexes
dessins roses, blancs ou mauves, puis des genêts y sèment
leur or et les pervenches leurs turquoises pâles. Toujours beau,
toujours neuf, ce perpétuel vêtement humanise le paysage.
Dans la succession ininterrompue de sites au premier coup d'il
semblable, quels sont ceux qui, le plus profondément, ont imprégné
votre rétine ? On ne sait pas, celui-ci efface l'autre, et avec
lui se confond, et si l'on demandait aux nombreux visiteurs du Chabet-el-Akra
ce de quoi ils se souviennent, tous diront :
- Chabet-el-Akra ? des montagnes vertigineuses recouvertes de maquis,
dans le fond un oued rageur
Et pourtant le Chabet-el-Akra est autre chose, mais pour le discerner,
il faut l'avoir parcouru bien des fois à pieds en promeneur,
dans les deux sens, alors seulement on différencie, tel escarpement,
tel contrefort, telle cascade, telle cime pâle dans le ciel trop
haut. Pour moi, qui en connaît tous les aspects, je n'enfermerai
point ce site incomparable dans une formule ; si grande et si belle
fut celle-ci, il la dépasserait toujours.
Ce tortueux méandre va-t-il enfin s'ouvrir sur un espace illimité
? On le désire et plus précipitamment on marche. Quelle
magnifique délivrance, si au sortir de ce défilé
on découvrait tout à coup l'immensité bleue de
la mer ! Il eut fallu pour faire du Chabet-el-Akra quelque chose d'unique
au monde, qu'il ouvrît ses portes d'émeraude et de béryl
sur le golfe de Bougie, et hanté par ce désir, le promeneur
hâte ses pas. Il veut sortir, ces sommets et ces gouffres font
désirer la nudité, la platitude, l'infini vide du désert,
tandis que devant lui lointaines et bleues, des montagnes s'étagent.
Enfin ! voici la porte Nord du Défilé de la Mort. Une
dernière fois les parois se rapprochent ; des cascatelles vous
éclaboussent d'eau fraîche, et l'oued délivré
paresseusement s'étale au bord d'une plage de sable clair ! Le
cirque des Beni-lsmaël vous accueille après cet emprisonnement
et cette ombre humide.
Le paysage a des courbes harmonieuses que l'on a l'habitude de voir,
les monts s'inclinent vers le val et s'y rejoignent en pentes douces.
Les bois viennent jusqu'au bord de l'eau, pour y refléter leurs
ramures. Tout est plus doux, tout est plus beau, chacun reprend sa place,
et puis voici des habitations et dés hommes. Des bergers rentrant
leur troupeau. Après ce bain d'ombre de plus d'une heure, la
lumière seule est une joie. Des hommes en burnous de laine, à
la démarche souple, vous croisent et vont rejoindre leur village
entouré de jardins splendides.
Chabet-el-Akra, le bien-nommé, sa grandeur imposante, sa sauvage
et primitive beauté, son incomparable puissance, nous apeurent
et nous charment, comme la mort, et ceux qui le nommèrent le
savent bien qui le traversent; mais n'y vivent point. Il n'est qu'un
passage (comme la mort) entre deux vies, deux rivages de notre terre
d'Afrique; terre des contrastes ett des extrêmes. Au Sud, c'est
le pays des hautes ferres nues et fauves, pays qui ne manque point de
grandeur et de beauté, malgré son aspect austère,
pays des terres à blé depuis les temps antiques. Au Nord,
c'est le pays des espaces harmonieux; des bosquets de verdure et des
plaines charmantes entre la mer et les monts, pays de fleurs et de douceurs,
où des villes blanches se penchent sur les eaux des golfes bleus;
Riviera Algérienne. Et entre ces deux mondes le Chabet-el-Akra
est un couloir sombre, tortueux et dantesque qui fait de ses deux portes
des baies de lumière et d'espace.