Gorges et défilés d'Algérie
Gorges du Châabet-el-Akra
LE CHABET -EL-AKRA OU LE DÉFILÉ DE LA MORT
Extrait de Afrique du nord illustrée du 14-3-1936 - Transmis par Francis Rambert

LE CHABET -EL-AKRA OU LE DÉFILÉ DE LA MORT

Pour qui vient de Sétif, la descente est vertigineuse. La route tourne, s'enfonce, vrille, s'insinue, vire, pour atteindre le fond de la vallée. Quand on débouche le Tizi-NTIèta ? au Nord, verticale comme une énorme arête de poisson, une barrière de montagnes s'élève vers le ciel. Du Takouteh au Babor, c'est une suite de pics d'aiguilles tantôt claires, tantôt sombres. Pas une faille, rien ne parait du gouffre, où, on le sait, la route tout à l'heure va s'engager. On descend... on descend, presque sur place... le rempart maintenant s'élève... s'élève... et se rapproche. On distingue cependant quelque chose d'interrompu, une hésitation de la matière, une soudure qui a lâché, car là, entre l'Ahmar Khaddou à gauche et l'Adrar Melial à droite, il y a un trou bleu... un trou aux parois presque verticales, mais qui semble sans continuation, fermé de suite par un haut de mur de pierres, et de buissons. Et l'on descend toujours. Enfin, voici l'oued Agrioun ! Personne ne peut ne pas être déçu à l'apparition de ce torrent, ni plus ni moins fougueux que ces frères kabyles; De l'eau claire en été; terreuse en hiver, qui court, se heurte bruyamment à toutes les roches qui encombrent son lit, et s'en va, indifférente. Rien ne la retient. Il y a cependant au-dessus d'elle des bosquets de lauriers-roses; des taillis de verdure et des chants d'oiseaux. Elle semble appelée par un devoir, une obligation, et elle court, elle bondit. On côtoie l'oued sur la rive droite. Une petite plaine brève s'étale dans une courbure, puis une brusque montée nous mène à Kerrata.

Kerrata (qu'il faudrait pour conserver son beau nom berbère qui veut dire éboulis, écrire " Kharrato "), c'est cette tache verte que l'on voyait du Tizi-N'Tléta comme une longue écharpe au pied de l'Adrar-Mellal (la montagne blanche). Au bas de la montagne abrupte aux éboulis de calcaire pâle, ce petit village est charmant. On dirait d'un hameau de nos Pyrénées perdu dans la verdure des frênes, des trembles, et des bouleaux. Après la traversée des grandes plaines de Sétif où, dans la nudité rousse, les fermes sont des îles de verdure, cette exubérance de végétation, quel plaisir pour le regard ! L'eau coule nuit et jour aux fontaines, une belle eau fraîche, abondante et qu'à bien goûter on croit venue de glaciers invisibles. L'oued, au bas du village, semble se reposer, grandes nappes, d'eau calme... arrêté avant l'effort colossal qu'il lui faudra faire pour traverser le Chabet-el-Akra.

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LE CHABET -EL-AKRA OU LE DÉFILÉ DE LA MORT
LE CHABET -EL-AKRA OU LE DÉFILÉ DE LA MORT
LE CHABET -EL-AKRA OU LE DÉFILÉ DE LA MORT LE CHABET -EL-AKRA OU LE DÉFILÉ DE LA MORT

Pour qui vient de Sétif, la descente est vertigineuse. La route tourne, s'enfonce, vrille, s'insinue, vire, pour atteindre le fond de la vallée. Quand on débouche le Tizi-NTIèta ? au Nord, verticale comme une énorme arête de poisson, une barrière de montagnes s'élève vers le ciel. Du Takouteh au Babor, c'est une suite de pics d'aiguilles tantôt claires, tantôt sombres. Pas une faille, rien ne parait du gouffre, où, on le sait, la route tout à l'heure va s'engager. On descend... on descend, presque sur place... le rempart maintenant s'élève... s'élève... et se rapproche. On distingue cependant quelque chose d'interrompu, une hésitation de la matière, une soudure qui a lâché, car là, entre l'Ahmar Khaddou à gauche et l'Adrar Melial à droite, il y a un trou bleu... un trou aux parois presque verticales, mais qui semble sans continuation, fermé de suite par un haut de mur de pierres, et de buissons. Et l'on descend toujours. Enfin, voici l'oued Agrioun ! Personne ne peut ne pas être déçu à l'apparition de ce torrent, ni plus ni moins fougueux que ces frères kabyles; De l'eau claire en été; terreuse en hiver, qui court, se heurte bruyamment à toutes les roches qui encombrent son lit, et s'en va, indifférente. Rien ne la retient. Il y a cependant au-dessus d'elle des bosquets de lauriers-roses; des taillis de verdure et des chants d'oiseaux. Elle semble appelée par un devoir, une obligation, et elle court, elle bondit. On côtoie l'oued sur la rive droite. Une petite plaine brève s'étale dans une courbure, puis une brusque montée nous mène à Kerrata.

Kerrata (qu'il faudrait pour conserver son beau nom berbère qui veut dire éboulis, écrire " Kharrato "), c'est cette tache verte que l'on voyait du Tizi-N'Tléta comme une longue écharpe au pied de l'Adrar-Mellal (la montagne blanche). Au bas de la montagne abrupte aux éboulis de calcaire pâle, ce petit village est charmant. On dirait d'un hameau de nos Pyrénées perdu dans la verdure des frênes, des trembles, et des bouleaux. Après la traversée des grandes plaines de Sétif où, dans la nudité rousse, les fermes sont des îles de verdure, cette exubérance de végétation, quel plaisir pour le regard ! L'eau coule nuit et jour aux fontaines, une belle eau fraîche, abondante et qu'à bien goûter on croit venue de glaciers invisibles. L'oued, au bas du village, semble se reposer, grandes nappes, d'eau calme... arrêté avant l'effort colossal qu'il lui faudra faire pour traverser le Chabet-el-Akra.

Mais, plus que cette eau que l'on entend partout couler, aussi présente, inévitable, la montagne est là, dressée entre le ciel et vous, et qui captive tous les regards. Qui a dit que les paysages terrestres étaient toujours semblables ? Que de fois ai-je contemplé cet hérissement sombre de l'Ahmar Kaddou, ce gigantesque massif pâle de l'Adrar Melial, et j'ai, chaque fois trouvé un aspect nouveau, à ces paysages de rocs, à l'assaut du ciel. Avec toujours une écharpe de brume accrochée à ses flancs de sanguine, l'Ahmar Kaddou dresse vers les nues une multitude de pics isolés, de clochetons tachetés de buissons ; l'Adrar Melial au contraire, est d'un seul jet, une énorme croupe nue, un puissant rocher aride, austère. Des grands éboulis en descendent comme des traînées d'une neige éternelle, et cette montagne si fière se désagrège au jour le jour. C'est entre ces deux massifs de visages si différents que, puissant, irrésistible, aux époques quaternaires, l'oued Agrioun s'est frayé un chemin qui ressemble à ceux qui mènent aux Enfers. Et c'est en le voulant suivre que les hommes ont taillé dans les flancs de la montagne, cette route admirable qui, pendant sept kilomètres reste suspendue au-dessus de l'oued, dominée par les pentes verticales des monts berbères.

Quitté Kerrata, la route descend, Bientôt les montagnes se resserrent, et ne laissent d'espace que celui occupé par le lit de l'oued et la route. Le seuil est passé. D'ailleurs, ce n'est pas une porte, et l'impression d'écrasement, d'étouffement qui prend ensuite ne commence pas dès le début. Mais bientôt au premier tournant le ciel là-haut se rétrécit, la montagne de partout nous domine. Déjà les rocs surplombent la route, et l'on ne peut regarder que la rive gauche. Un mugissement monte de l'abîme sur lequel on craint de se pencher. Des cris d'oiseaux de proie dominent ce grondement. Des pierres, on ne sait par qui détachées, bondissent et se perdent dans le gouffre. Quelle étonnante prison naturelle ! On avance avec crainte, le paysage a trop de sauvage grandeur, trop d'inhumaine beauté, il est trop pur, il apeure, mais il captive... effrayé et charmé, on avance dans ce labyrinthe. Ce paysage fantastique, cet élan de la terre vers le Zénith, cette flore africaine accrochée aux pentes verticales, et cet oued là, grondant sur son lit de pierres, tout cela nous écrase, nous réduit, nous annule.

Et l'on avance cependant, et l'on suit, attiré par cette beauté (attirance irrésistible de la beauté), cette route immense entaillée dans le roc à coups de mines. Un tunnel vous happe. Par les arcades, qui sur le précipice percent l'un des murs, la paroi de la rive, en face, est un mur vertical et parfaitement lisse, et elle paraît si proche qu'il semble que se penchant un peu, on puisse, d'un bras, l'atteindre. Quelques pas et un autre tunnel vous engloutit. On regrette ces trous sombres pendant lesquels l'effrayante beauté de ces lieux vous échappe. On les traverse en courant pour, au sortir, retrouver le même paysage vertical. Le regard habitué à découvrir dans l'espace les lignes qui lui font un tableau, ici, ne sait plus coordonner ses recherches. Tout monte, tout s'élève. La perspective a pris pour point de mire le Zénith d'un ciel, aperçu à une hauteur vertigineuse. On avance, mais on retrouve toujours ces pics, ces pylônes, ces aiguilles, et quelle abondance de végétation ! cette terre africaine humide et chaude s'est couverte d'une épaisse fourrure de feuilles, de fleurs et de fruits. Et dans cette prison luxuriante; on avance ravi, ébloui. Aux nombreux méandres de l'oued correspondent exactement les virages de la route protégée du précipice par un garde-corps de maçonnerie. Toujours construite en surplomb, cette route étonnante semble suspendue. On se penche à gauche et, perdue dans un éboulis colossal de rocs détritiques; on découvre l'eau vive, bondissante, écumante contre les roches. Tantôt elle disparaît sous une voûte naturelle, tantôt apparaît dans une courbe, presque calme, et tantôt, d'un saut, allègrement, retombe dans une vasque d'une extraordinaire régularité de forme. Cette eau que l'on ne peut voir qu'en penchant le buste au-dessus du vide, de son mugissement de cataracte emplit le beau silence de ces lieux déserts. On aimerait pouvoir ne pas l'entendre, mais, continu, le roulement du torrent sur son lit de rocs, assourdit. Et ce bruit infernal plus que la grandeur sauvage de ces monts apeuré. Ah ! qu'il ferait doux dans cette ombre humide si l'on ne sentait à vingt mètres sous soi ce bouillonnement sauvage de l'oued Agrioun ! Des vols de ramiers évoluent dans ce gouffre et disparaissent dans la faille d'une roche. Des fleurs tapissent la roche nue, et par ce printemps si doux quel splendide bouquet si, ne craignant pas le vertige, se penchant, on pourrait composer. Œillets, romarins, pervenches, mufliers, capillaires, fougères, pêle-mêle poussent dans la tiédeur des bas-fonds et les bruyères ; les bruyères blanches ou roses ou mauves. Dans ce dédale de verdure et de fleurs on va le regard attiré, captivé par ce grandiose spectacle et quand on lève la tête pour voir le ciel, là-haut, éclatantes de blancheur, nues, virginales, vous apparaissent les cimes extrêmes du Takouteh ou des Beni-Felkaï.

Voici, à ce tournant, l'étonnant " Pain de sucre ". La roche s'est dressée dans un élan sublime, et toute droite, comme un obus de pierre colossal, est restée figée dans cet élan. Pas un pas humain ne l'a gravie, mais elle est le refuge de familles de magots pour lesquels les moindres aspérités servent de point d'appui. Quand par delà la largeur du lit de l'oued, on aperçoit cette masse, on reste une seconde interdit, puis on lève la tête, on se penche sur l'abîme et l'on admire, effrayé. Des pigeons sauvages y nichent et à votre vue tracent dans le vide leurs brusques arabesques bleues. Des palmiers, des lentisques, des buissons de genêts ça et là s'y accrochent, mais l'on reste confondu, et pour mieux admirer, l'on recule. Mais l'étau des monts se desserre, le ciel se développe entre les cimes plus éloignées, et bientôt la route change de rive, traverse l'oued sur un viaduc de pierre, pour suivre la rive gauche, le pont aux arcades puissantes, fait de la pierre surabondante des lieux s'harmonise avec le beau paysage.

On s'arrête sur un refuge et on regarde en amont, en aval. Dans une lumière plus abondante, les détails sont visibles, et d'ici seulement on peut à la fois contempler les deux rives. Sur la droite, une merveilleuse sente, disparaît sous les branches et réapparaît sur les hauteurs sinuant au-dessus des précipices. Là, enfin, les arbres ont pu se développer, alors que vers le Sud tout n'était que maquis, ici la forêt commence, et quelle variété dans les espèces de ce fourré. Voici les lentisques, les bruyères, les arbousiers, les genêts, les myrtes, composant les sous-bois, et sous les arbustes, les fougères, les romarins, le " diss " et le lierre terrestre et les acanthes, puis, dominant tout, et fraternisant, les figuiers-mâles, les chênes, les merisiers, les caroubiers, les vernes, les oliviers, les micocouliers, et là-haut, vers les cimes, les pins, et là, racines dans l'eau, de gigantesques lauriers-roses. Richesse de notre terre africaine quand l'eau dans la tiédeur partout ruisselle, suinte, et l'imbibe ! moins écrasante que la forêt tropicale, voici la forêt méditerranéenne, colorée, pleine de soleil et de parfums, élégante, aérée. Et ici, sur cette terre riche en minerai de fer, cette terre d'une belle couleur de rouille, comme toutes ces plantes sont vigoureuses ! que seraient ces monts, si, sur leurs roches arides n'avait poussé cette flore exubérante ? Quel chaos infernal ! Quelle gorge du Styx aurions-nous devant les yeux ! Alors que, dans cette matinée printanière, ces montagnes sont des parcs étages en hauteur.

Plus encore qu'à l'entrée des gorges, les parois paraissent sous une admirable fourrure végétale. Avec l'altitude, le fouillis s'éclaircit et vers les sommets paraît la roche dans toute sa nudité première. On dirait d'un vêtement tombé du ciel et.,qui se serait déchiré aux pics trop aigus, pour former des épaisseurs dans les ravins, les bas-fonds, les anfractuosités.

Le manteau végétal du Chabet-el-Akra est d'une incomparable richesse. Tous les verts y figurent, et les roux en automne, et les pourpres. Au printemps, les bruyères y dessinent de complexes dessins roses, blancs ou mauves, puis des genêts y sèment leur or et les pervenches leurs turquoises pâles. Toujours beau, toujours neuf, ce perpétuel vêtement humanise le paysage.

Dans la succession ininterrompue de sites au premier coup d'œil semblable, quels sont ceux qui, le plus profondément, ont imprégné votre rétine ? On ne sait pas, celui-ci efface l'autre, et avec lui se confond, et si l'on demandait aux nombreux visiteurs du Chabet-el-Akra ce de quoi ils se souviennent, tous diront :
- Chabet-el-Akra ? des montagnes vertigineuses recouvertes de maquis, dans le fond un oued rageur

Et pourtant le Chabet-el-Akra est autre chose, mais pour le discerner, il faut l'avoir parcouru bien des fois à pieds en promeneur, dans les deux sens, alors seulement on différencie, tel escarpement, tel contrefort, telle cascade, telle cime pâle dans le ciel trop haut. Pour moi, qui en connaît tous les aspects, je n'enfermerai point ce site incomparable dans une formule ; si grande et si belle fut celle-ci, il la dépasserait toujours.

Ce tortueux méandre va-t-il enfin s'ouvrir sur un espace illimité ? On le désire et plus précipitamment on marche. Quelle magnifique délivrance, si au sortir de ce défilé on découvrait tout à coup l'immensité bleue de la mer ! Il eut fallu pour faire du Chabet-el-Akra quelque chose d'unique au monde, qu'il ouvrît ses portes d'émeraude et de béryl sur le golfe de Bougie, et hanté par ce désir, le promeneur hâte ses pas. Il veut sortir, ces sommets et ces gouffres font désirer la nudité, la platitude, l'infini vide du désert, tandis que devant lui lointaines et bleues, des montagnes s'étagent. Enfin ! voici la porte Nord du Défilé de la Mort. Une dernière fois les parois se rapprochent ; des cascatelles vous éclaboussent d'eau fraîche, et l'oued délivré paresseusement s'étale au bord d'une plage de sable clair ! Le cirque des Beni-lsmaël vous accueille après cet emprisonnement et cette ombre humide.

Le paysage a des courbes harmonieuses que l'on a l'habitude de voir, les monts s'inclinent vers le val et s'y rejoignent en pentes douces. Les bois viennent jusqu'au bord de l'eau, pour y refléter leurs ramures. Tout est plus doux, tout est plus beau, chacun reprend sa place, et puis voici des habitations et dés hommes. Des bergers rentrant leur troupeau. Après ce bain d'ombre de plus d'une heure, la lumière seule est une joie. Des hommes en burnous de laine, à la démarche souple, vous croisent et vont rejoindre leur village entouré de jardins splendides.

Chabet-el-Akra, le bien-nommé, sa grandeur imposante, sa sauvage et primitive beauté, son incomparable puissance, nous apeurent et nous charment, comme la mort, et ceux qui le nommèrent le savent bien qui le traversent; mais n'y vivent point. Il n'est qu'un passage (comme la mort) entre deux vies, deux rivages de notre terre d'Afrique; terre des contrastes ett des extrêmes. Au Sud, c'est le pays des hautes ferres nues et fauves, pays qui ne manque point de grandeur et de beauté, malgré son aspect austère, pays des terres à blé depuis les temps antiques. Au Nord, c'est le pays des espaces harmonieux; des bosquets de verdure et des plaines charmantes entre la mer et les monts, pays de fleurs et de douceurs, où des villes blanches se penchent sur les eaux des golfes bleus; Riviera Algérienne. Et entre ces deux mondes le Chabet-el-Akra est un couloir sombre, tortueux et dantesque qui fait de ses deux portes des baies de lumière et d'espace.