Francis Garnier
Des Années de Joie... à profusion ! (1940 - 1958)

 


Textes, illustrations : Geneviève Bortolotti - Troncy
mise sur site le 22-8-2011

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DES ANNEES DE JOIE... A PROFUSION !
1940 - 1958

Bien que le village ait été baptisé, lors de sa création, en 1916, 'Francis Garnier'', nous avions gardé l'habitude, en famille, de dire : "Beni Haoua," - les fils d'Eve - nom du Douar près duquel devait être construit le village lors de l'arrivée des premiers pionniers, dont mes grand'parents...Et, dès notre plus tendre enfance, c'était un bonheur infini dès qu'il s'agissait d' aller "à Beni Haoua", pour les vacances, les fêtes, ou autres évènements importants.

Joie débordante, sans réserve, mêlée d'impatience et d'excitation. A l'époque, il fallait du temps pour parcourir en voiture les 150 kms qui nous séparaient de ce paradis.

tunnel

Souvent, nous partions d'Alger en fin de journée, et, si nous dormions durant le trajet, les parents nous réveillaient toujours à l'approche des deux tunnels qui annonçaient la fin du voyage. C'est qu'il y avait là une tradition immuable, un rite incontournable créé un jour par mon grand'père, qui possédait un don fabuleux du rire, du chahut, de la farce, de la plaisanterie. Là, il s'agissait de "Faire le Tunnel". A l'entrée de chacun des deux tunnels, mon père klaxonnait sans interruption, tandis que nous criions à pleins poumons un "AH....." monocorde, assourdisssant, et ce, jusqu'à la sortie. Et la plupart du temps, "LE" porc-épic était là, au milieu de la route, soudain éclairé par les phares, étonné peut-être, mais peu effarouché, et gagnant tranquillement le bas-côté afin d'éviter ces fous bruyants venus inopinément troubler sa promenade nocturne...

Evoquer ces années d'enfance et d'adolescence vécues à Beni Haoua, c'est dérouler le film d'une période de vie de grand bonheur, mais aussi traduire la trame de notre être profond marqué en nous à jamais par notre pays natal.

Reviennent, en premier plan, les paysages et les couleurs d'une côte merveilleuse, ceux des deux oueds qui délimitaient le lieu, la montagne, Imma Binett, le Pain de Sucre et la Baie de l'Ancre... Et, avec ces images, reviennent également les senteurs, les fragrances, et les odeurs de toutes sortes. Celle de l'origan sauvage qui bordait le chemin du jardin, celle de la feuille de figuier que l'on aimait écraser au creux de nos mains, celle des jujubiers et des acacias en fleurs à la sortie du village, ou l'odeur, moins poétique mais si réaliste, des crottins d'ânes et de chevaux, les jours de marché...

Et encore, le murmure des vagues de beau temps,venant mourir sur la plage entre les galets, ou le fracas des grands rouleaux les jours de tempête... Et aussi le chant des cigales dans le ciel bleu, partout, et particulièrement dans les eucalyptus en face de chez nous, dans le petit bois à gauche du chemin qui descendait au jardin... Ou les stridulations diverses des insectes nocturnes, les ululements des chouettes, les coassements des crapauds et des grenouilles, qui accompagnaient nos promenades nocturnes sous les nuits étoilées.

C'était l'espace, infini, sans limites...
Que j'aimais l'immense jardin de la propriété !
Je revois la féerie des amandiers en fleurs, dès la mi-janvier. Les orangers, et les mandariniers...Et aussi la grande allée des néfliers, leurs fruits si délicieux à déguster sur place, lorsqu'ils étaient bien chauffés de soleil... Ainsi que les figues... Et ce muscat, qui n'existait que là-bas... Je n'en ai jamais retrouvé de semblable... Bien sûr nous avions aussi, la chance de profiter de délicieux légumes et fruits de toutes sortes,...

le palmier

A ma naissance, mon grand-père avait planté, selon la coutume, un palmier, tout en bas du jardin, à gauche, près des bananiers, en allant au " Vieux Jardin ". C'était "mon" palmier. En témoigne une photo prise lors de nos 15 ans réciproques....
Et j'aimais particulièrement aller au "Vieux Jardin", où je surveillais la maturité des bergamotes dont je rafolais. Je m'emplissais aussi de ce silence qui, pour moi, était différent des autres silences. Adolescente, j'aimais m'y retrouver seule, j'y restais de longs moments à rêver, respirer cette nature de tout mon être, comme si je sentais, inconsciemment, que ce bonheur allait être perdu à jamais.

Portant un immense chapeau de paille pour se protéger du soleil, vêtue des longues jupes de l'époque, ma grand'mère, forte d'une science horticole certaine, veillait sur son jardin avec un soin méticuleux. Et tout particulièrement sur sa très chère roseraie aux innombrables espèces. C'était sa passion... Roses de toutes couleurs, majestueuses, éclatantes, superbes ... Et dans les périodes où elle était à Alger, elle se faisait livrer chaque jour un immense bouquet, cueilli du matin, arrivé en ville le soir...On imagine sans peine le bonheur en plénitude de cette femme, ornant son appartement de ses propres fleurs...



Nous vivions, bien sûr, des produits du terroir.

Il y avait les retours de chasse et de pêche des hommes... Je revois, étalées tout autour sur la grande table ovale de jardin de ma grand'mère, un matin, bien rangées les unes contre les autres, les victimes du jour : langoustes, bécasses, palombes, perdreaux, lièvres et lapins de garenne... qui annonçaient de merveilleux festins dans la simplicité de l'époque...

Et ces casse-croûtes, dans la cour toute ensoleillée, tôt le matin, d'oursins et de sardines... C'était autour de 9 h : tous, les enfants comme les grands, étions levés depuis 6 h, ayant déjà largement profité d'un beau début de matinée, bien rempli de mille tâches pour chacun, et, souvent, pour nous, de promenades en mer, ou au jardin, ou à la montagne ... Dans la grande volière ronde, située près de la tonnelle, roucoulaient les tourterelles, que côtoyaient les perruches aux couleurs vert-émeraude...
Quel bonheur chaque jour renouvelé !

En face de la maison, l'écurie nous réservait toutes sortes de surprises.
Enfants, nous courions après les poules, les pigeons... Ma tante Solange raconte que le paon avait été un cadeau de son mariage, offert par un certain Monsieur Belon ...On avait donc trouvé charitable d'acheter une paonne pour meubler la solitude de ce célibataire : mais paon et paonne se détestaient cordialement, et une incompatibilité farouche fit que leurs amours ne purent jamais fructifier... Mais ensuite, le harem de ce seigneur s'agrandit... J'attendais toujours qu'il veuille bien faire la roue... et Khada, notre fidèle serviteur, qui veillait sur l'ensemble, me donnait les belles plumes bleues que je collectionnais.




Lorsque j'étais petite fille, mon grand'père m'avait offert un adorable petit bourricot que j'avais appelé " TOTITE ". J'adorais ce TOTITE .. J'avais une belle selle en cuir rouge, des pompons, et des grelots...... Un jour TOTITE est mort, et personne n'osait me le dire... Et je me souviens de ce chagrin qui était proche du désespoir...

Puis, adolescente, mon grand'père, sans doute pour me faire oublier ce chagrin, m'avait confié une jument : je partais, seule, dans les terres, remontant l'Oued Mentrach, après le pont du Caïd, Imma Binett sur la colline, à ma droite, au milieu des lauriers roses en fleurs... Je revenais par les figuiers...L'insécurité n'était pas encore de mise, mais cela n'a pas duré longtemps, hélas, et, un jour, il y a eu l'interdiction de partir ainsi...

Une autre jument, splendide, était prénommée HAOUA, (- Eve- ),portant donc joliment le nom du douar du village.

Ma tante Solange se souvient :
Un jour un de ses cavaliers, au cours d'une expédition, avait tiré un lapin, et Haoua en retira une telle peur qu'il fut soudain impossible de la monter : elle s'était mise à désarçonner tous ses cavaliers... Elle fut alors transportée en camion ( !!! ) à la ferme de BABA HASSEN, où se trouvait un superbe étalon, afin d'être calmée par une bonne saillie, (cela peut se comprendre), ce qui donna un heureux résultat… Ramenée ensuite à Beni Haoua, elle redevint la plus paisible des juments après la naissance de son poulain !

Il y avait nos jeux d'enfants..., et, justement à l'Ecurie, ces parties dans les foins, que nous faisions en cachette, car nous n'avions pas tellement le droit d'y aller - à cause des piqûres d' insectes, et pour ne pas abîmer les foins - mais mon grand-père, notre meilleur avocat, nous défendait toujours lorsqu'arrivaient les représailles maternelles...

Et la vieille Vermorel, à droite, sous les eucalyptus, à l'entrée du chemin qui descendait au jardin ! Nous y jouions très souvent, , c'était un lieu de prédilection... Mon grand-père avait décidé qu'elle devait y mourir là, de sa belle mort... Heureuse époque où il n'y avait pas de "casse" ni de décharge"... Que de voyages imaginaires, que d'heures à y jouer sans perdre haleine ...

C'était l'époque où les plus beaux jouets étaient les noyaux d'abricots très prisés par les garçons, et où nous, les petites filles, nous jouions à la marchande avec, pour trésors, les cosses des eucalyptus, et les caroubes, que nous sucions en nous régalant… La monnaie était représentée par des petits cailloux… Nous nous installions dans le petit bois d'eucalyptus, non loin de la dite Vermorel.

Notre voisine, Madame Camp, faisait sécher ses pâtes de coings au soleil sur le muret de sa maison... Quelle tentation, lorsque nous passions devant ! Nous allions gentiment lui dire bonjour - politesse intéressée - et elle nous en donnait, bien sûr.

Je garde, aussi, un souvenir très précis de l'épidémie de typhus. C'était en 1942. Les médecins de colonisation avaient du mal à persuader les populations de la nécessité absolue de la vaccination. Mon grand'père parvint tout de même, dans ce but, à rassembler les gens des douars environnants. Je revois les longues files des indigènes attendant leur tour, sous les eucalyptus qui étaient en face de l'entrée de la ferme - où, plus tard, a été construite l'usine Karmoucette... Et je me souviens du silence peureux qui régnait dans l'atmosphère.

Ma tante Solange, évoquant la vie de son père, raconte, à ce sujet :
« Alors, devant toute la population réunie, notre homme fait vacciner en premier son épouse, suivie de son employée musulmane, puis vient son tour. Tendant son bras pour la piqûre, il dit en dialecte à la foule, d'une voix très forte :
"Est-ce que vous avez moins de courage que des femmes ?
" Et, pour ne pas subir cette injure, chacun de tendre son bras et d'accepter la vaccination.
L'épidémie fut enrayée...»

Le village n'a été électrifié qu'en 1954. Auparavant, nous étions les seuls à avoir l'électricité . . . Chaque soir à la nuit tombante, Khada allait remettre en route le groupe électrogène créé par mon grand-père... J'entends encore les teuf-teufs hésitants du moteur, au démarrage, et, un peu inquiets, nous attendions que celui-ci ait pris son rythme normal, et, alors, nous étions rassurés... Mais il y avait des pannes...plus ou moins longues, donc, toujours, les bougies à portée de la main... ou les lampes à pétrole... Je détestais cette dernière odeur... Mais le moteur redémarrait assez vite toutefois, et le rythme des soirées se poursuivait, paisible.

C'est grâce à cette installation que des spectacles divers purent être donnés régulièrement dans la cave de la Ferme, tout d'abord, puis, lorsqu'il fut construit, au Foyer Rural. Et je revois tous les villageois, le soir, traverser la rue principale du village, leur siège sous le bras, pour venir partager ces divertissements. Scènes hautes en couleurs dans la "tchatche" et le folklore local...

Durant ces vacances, nous vivions au rythme de la ferme, dans des contacts avec un monde rural que les gens des villes ignoraient. Il y avait particulièrement les temps forts des vendanges, et aussi la cueillette des figues. Après la construction de l'usine Karmoucette, mon grand'père avait embauché toute notre bande de jeunes en vacances, pour y travailler, à la chaîne, avec les ouvriers. Nous avions même une petite rémunération : j'ai eu là ma première "paye", reçue avec quelle fierté !!!

Et, bien sûr, par dessus tout, omniprésente, intégrante partie de notre être, de notre quotidien, il y avait LA MER ! La mer et ses plaisirs, dont il est question ailleurs, au chapitre "La mer, la pêche, les plaisirs de l'eau". (voir ce chapitre)


 

Le " Petit-Fils", le "pointu" de mon grand'père, était pour moi un merveilleux compagnon, un refuge, un frère jumeau. Que de découvertes par lui, grâce à Popaul notre pêcheur, qui m'emmenait souvent poser et relever les filets. J'attendais toujours, dans une grande impatience , la remonte du tramail avec les rougets bien frétillants, mais prisonniers. ... Promenades le long de la côte, petites anses secrètes, bains en plein large, extraordinaires parties de plaisir...

Mer, bateau, navigation, cela devenait ma passion, mon idéal, sans savoir à cette époque que je vivais une introduction à une autre période de ma vie, où, vingt ans plus tard, dans un autre bonheur immense, je naviguerais longtemps dans les trois-quarts du bassin de Mare Nostrum, les îles des Caraîbes, et même le Pacifique calédonien.... Sans jamais aborder les côtes de mon pays natal... Sans jamais les oublier, bien sûr... Mon inconscient rejoignant alors cette phrase de Jean Brune - retrouvée sur sa tombe à Païta, (Nouméa) :

"Nous cherchons désespérément où nous irons retrouver comme un reflet des paysages d'Afrique qui ont bercé les premiers émerveillements de notre enfance".

Geneviève Bortolotti-Troncy