LA MINE : De BENI HAKIL
à l'EMBARCADERE
BENI HAKIL ET LE TÉLÉPHÉRIQUE
La Société des Mines de Fer
de Miliana
regroupait les activités d'un certain nombre de mines situées
à Philippeville, Bougie, Miliana, Rouina, Breira où était
immatriculé le siège social. Ce dernier lieu n'était
que le port d'embarquement du minerai lui-même extrait dans la montagne
des Beni Hakil, à une dizaine de kilomètres à l'intérieur
des terres. Aucun de ces gisements n'avait une grande puissance, mais
ceci est une caractéristique de l'industrie minière en Algérie.
Toutefois, la teneur était généralement assez bonne
pour assurer la rentabilité de l'affaire.
En ce qui concerne Beni Hakil, on y extrayait surtout de l'oligiste, variété
d'hématite conduisant à un fer de qualité recherchée,
particulièrement par les anglais (pour leurs arsenaux peut-être
?).
le Rocher de Sidi Djilani
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Étant donné l'isolement des lieux, la société
s'était résolue à acheminer les matériaux
par téléphérique jusqu'à la côte et
profiter de la présence miraculeuse d'un énorme rocher,
le Rocher de Sidi Djilani, pour l'aménager en trémie de
stockage puis de chargement des navires malgré des conditions d'accostage
hasardeuses. Heureusement, en cette époque bénie, le principe
de précaution n'était pas encore inscrit dans la constitution.
Le dispositif permettait ainsi de couper au plus court par monts et par
vaux. Il comportait nombre de pylônes de hauteur et d'espacement
variés disposés de façon à obtenir un profil
le plus uniforme possible. Au sommet des pylônes, deux patins supportaient
les câbles porteurs des chariots des wagonnets, train montant et
train descendant. Un peu plus bas, de part et d'autre de la structure,
une grosse roue folle recevait le câble tracteur tout au long duquel
étaient accrochées les bennes, pleines à la descente,
vides à la remontée. Le câble tracteur était
lui-même mu par un gros moteur situé au départ du
dispositif, à Beni Hakil.
Les gens du bord de mer ne le savaient pas toujours mais Beni Hakil comptait,
outre quelques centaines de mineurs, le personnel de maîtrise du
travail en galerie, des mécaniciens et du personnel d'entretien.
Il y eut même, à une certaine période, une institutrice
appointée par la société. Et les gens d'en bas étaient
fréquemment sollicités par les gens d'en haut. Et l'on voyait
souvent depuis notre terrasse Carillo, le maître-câblier,
accompagné de son fidèle Couscous, attendre au sommet du
Rocher Sidi Djilani, sur le quai d'arrivée des wagonnets pour embarquer
avec leur matériel d'entretien dans une benne vide qui les remonterait
vers Beni Hakil. Ils allaient ainsi, à l'air libre, surveillant
câbles et apparaux, s'arrêtant parfois sur un pylône
pour en inspecter de plus près les éléments. Ils
déployaient à cette occasion une agilité simiesque
qui nous stupéfiait car il n'était pas possible de stopper
pour eux la marche du train. Ils sautaient hors de leur benne et y rembarquaient
à la volée !
Ce téléphérique constituait donc le poumon de la
mine. Mon enfance fut rythmée par le crissement de ses câbles
sur les roues de transmission, le cliquetis des trolleys sur les patins
des pylônes, le grondement des blocs de minerai tombant dans la
trémie de réception. Lorsque le crépuscule approchait,
le mécanisme s'arrêtait, tout bruit cessait, le silence et
la paix s'installaient sur tout le secteur. Une bonne journée de
travail venait de s'achever
CHARGEMENT
D'UN VRAQUIER
L'exploitation du gisement de minerai de fer de Beni Hakil
situé à quelque dix kilomètres à l'intérieur
des terres représentait un élément important de l'activité
économique de notre petite communauté.
Lorsque l'on songe aux conditions modernes d'extraction, de transport
et de délivrance de ce genre de produit, on sourit, mais avec admiration,
devant l'audace de nos aïeux qui se lancèrent dans cette aventure
avec des moyens aussi rudimentaires. Le téléphérique
ne répondait certainement pas aux normes de notre époque.
Quant au site de réception et de délivrance du matériau,
il ferait s'esclaffer de rire ou hurler de frayeur les spécialistes
actuels de ces questions. Enfin, aucun commandant digne de ce nom ne consentirait,
de nos jours, à approcher son vaisseau d'un rivage aussi dangereux
que celui qu'on lui offrait alors.
L'embarcadère se présentait sous l'aspect
d'un énorme îlot rocheux, jouxtant l'à-pic montagneux
d'où il avait dû être séparé quelques
millions d'années plus tôt, dans lequel avait été
creusée une énorme trémie réceptrice du minerai,
et que l'on avait équipée, dans sa partie inférieure,
d'un tapis roulant contenu dans un bras mobile et rétractable.
Le dispositif d'amarrage, invisible sur ce mauvais cliché, se composait
d'une paire de bouées au large, et de deux bittes à terre
sur le rocher voisin. On voit que le navire, exposé à tous
les dangers de la mer, ne pouvait accoster - si tant est que l'on puisse
qualifier l'opération d'accostage - que par très beau temps.
Alors donc, l'affaire devait être soigneusement préparée.
D'abord la météo. C'était le rôle du directeur
de la mine qui consultait de longue date les instances compétentes,
à Ténès,
Cherchel ou Alger, je suppose, mais surtout les variations
de son bon vieux baromètre enregistreur et encore davantage les
pêcheurs du coin.
Le bon créneau étant trouvé, il n'y avait plus qu'à
convaincre l'affréteur d'envoyer son cargo au jour convenable,
et à convoquer pour la date convenue le pilote et les douaniers,
tous personnages incontournables dans notre beau pays sur-administré.
De bon matin, on commençait à guetter à
l'horizon le point noir surmonté d'un panache de fumée qui
signalait, piquant droit sur la terre, l'apparition d'un navire.
Celui-ci, parvenu à trois ou quatre milles de la côte, ralentissait
sa vitesse, et c'est alors que déhalait la barcasse à moteur,
baptisée "Vedette", qui, sous la houlette de Pedro Sanchez
et André Pierra, emmenait le pilote vers le cargo dont il devait
diriger l'accostage. Ledit cargo, placé parallèlement au
rivage, lançait alors à la mer amarres et haussières
qui étaient recueillies par les marins d'une barque à rames,
(dont nous reparlerons plus tard à propos d'autres aventures),
pour être halées vers les différents points d'amarrage.
Une fois tous ces cordages raidis à l'aide des treuils et cabestans
du bord, les opérations de chargement pouvaient débuter.
Depuis l'aube, la machine à vapeur, (rangée dans l'antre
de la bête), qui actionnait la génératrice alimentant
les moteurs électriques commandant les différents mouvements
de l'appareillage de chargement, était fin prête. Les demoiselles
Pierra doivent s'en souvenir, car elle était située dans
un compartiment, à l'autre extrémité de la ligne
de bâtiments où elles habitaient. Là, officiait un
personnage qui, à l'instar d'un héros de Zola, en tricot
marin, foulard autour du cou, burette en main, surveillait sa machine
comme une poule ses poussins.
A l'autre bout du dispositif, un opérateur installé
dans la cabine de manuvreà l'extrémité du portique
de chargement en faisait lentement sortir le bras et avançait la
goulotte de déversement jusqu'à l'aplomb du vaisseau. En
ces temps lointains, nul téléphone, nul talkie-walkie, nul
portable ne facilitait la transmission des ordres, mais, comme la cabine
se trouvait à la hauteur de la passerelle de commandement, il suffisait
aux officiers du bord d'un porte-voix, de beaucoup de coffre et de vigoureux
moulinets de leurs bras pour se faire comprendre, d'autant que la plupart
des équipages étaient de nationalités étrangères.
Alors, on ôtait les prélarts de la cale choisie
et, sur un signal de la passerelle du navire, l'opérateur appuyait
sur un contacteur, le tapis transporteur démarrait, et les blocs
de minerai commençaient à se déverser dans un grondement
de tonnerre.
L'enfer allait durer toute la journée, temps nécessaire
pour emplir des cargos ne dépassant guère 4000 tonnes de
port en lourd mais que, dans l'optique de l'époque, nous voyions
comme de gigantesques paquebots.
Petit à petit une épaisse poussière brun-rouge s'échappait
des cales, recouvrant toutes les superstructures et même, lorsque
le vent virait au nord ou à l'ouest, s'en allait colorer les paysages
et les maisons.
Cela n'empêchait pas la vie usuelle d'aller son
train, les ateliers de fonctionner, les wagonnets de poursuivre sur leur
câble leurs va-et-vient. Seuls restaient de faction les matelots
dans leur barque afin d'assurer les transferts occasionnels entre le navire
et la terre, ainsi que Pedro et André, (tout le monde les connaissait
et les nommait par leurs prénoms), qui se tenaient prêts
à bondir dans la vedette en cas d'urgence. Quant aux gabelous,
inutiles mais indispensables, ils s'ennuyaient, errant à la recherche
d'une bonne âme avec laquelle bavarder un moment. Le pilote, enfin,
après avoir testé le whisky du capitaine, descendait à
terre déjeuner à la cantine de Madame Saimpol, y faisait
une pause plus ou moins prolongée, avant de retourner à
bord pour assister l'équipage au moment du largage des amarres.
Pour nous, les jeunes, nos plans d'eau et nos rivages étant souillés,
ce n'était pas une bonne journée, et les suivantes ne l'étaient
guère non plus.
Nous devions reporter nos baignades quelque trois kilomètres plus
loin à l'ouest, sur la plage située à l'aplomb du
village de Francis-Garnier. Ce n'était pas un inconvénient
pour nos petites pattes, mais nous manquions de temps pour nos ébats
nautiques et nos espérances de flirts, car, en ces temps bénis,
les repas se prenaient en famille, et les parents ne prisaient guère
les retardataires.
Vers la tombée du jour, le vacarme cessait enfin et nous laissait
assourdis, les amarres mollissaient, et le cargo, bas sur l'eau, se déhalait
lentement. Il virait de bord, prenait son cap, et, après un grand
coup de sirène, fonçait vers son destin.
Fallait-il qu'à cette époque une telle marchandise
eût une si grande valeur qu'une petite communauté s'attachât,
dans un environnement aussi ingrat, à l'extraire, la réunir
et la mettre à disposition de clients venus parfois des mers du
nord !
Alain COHET
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