Évocation
d'art arabe
L'École de broderie Ben Aben ( Visite
du comité du vieil Alger (1909) - Relation donnée dans le
livre 1 des Feuillets d'El-Djezaïr.)
....Que de merveilles en ce sanctuaire d'art
que dirige Mme
Ben Aben, en la rue Marengo !
Un blanc velum, suspendu au-dessus de la cour mauresque, tamise la lumière
qui baigne délicatement les fines broderies murales encadrées
d'émail bleu, et répand sur toutes choses, un jour laiteux,
d'une infinie douceur.
Sur les sièges d'Orient, les coffrets de nacre, les coffres enluminés,
les sofas soyeux, sont étendus des écharpes diaphanes, des
portières d'étamine, des rideaux légers, des mouchoirs
enguirlandés de strophes. Tout cela, d'un coloris vraiment symphonique.
Ici, les teintes sont adorablement atténuées; là,
les tons ont plus d'intensité; c'est devenu une brillante harmonie
de couleurs qui fait, on ne peut mieux, valoir la mélodie du dessin.
A terre, sont assises de jeunes ouvrières penchées sur leur
métier. L'une brode des fleurs stylisées, l'autre un entrelac,
une troisième fait courir ses doigts agiles sur une inscription
dont les caractères, vieil or, disent : "Que la protection
de Dieu soit sur celui qui nous gouverne."
Nous visitons les autres salons. C'est, dans chacun, un émerveillement
nouveau. Voici des voiles fleuris d'argent, des tulles pailletés
d'or, des moires agrémentées d'arabesques, des mousselines
constellées selon le goût constantinois. Voici des broderies
de Bulgarie, de Perse, du Maroc.
Ailleurs, ce sont des satins ennoblis de textes sacrés : l'un d'eux
proclame :
- "L'eau éteint le feu comme le bien éteint le mal"
- "Fais donc le bien tant que tu pourras."
Le bien ! mais n'est-ce pas ce que, par tradition de famille, Mime Ben
Aben réalise depuis tant d'années, en même temps que
le beau !
On sait, en effet, l'oeuvre de continuelle charité qu'exerce dans
le monde indigène - où elle est adorée - la directrice
de l'ouvroir.
Nous admirons sous la coûpole ajourée du salon, un groupe
de tissus précieux où semblent s'être promenés
des doigts de fée. Il y a là des "points" différents.
Cela se nomme le maalka (sans revers), le menezel (passé, sans
bourrage), le meterha (point matelassé), le zelileyh (point carré)
que l'on enlève à jour sur des étoffes violettes;
le point turc. Et ce sont d'autres points encore.
....On visite longuement les chefs-d'oeuvre dont est enrichie cette académie
de broderies. Captivé par tant de merveilles, on perd tout à
fait la notion du temps. Cependant, l'heure est venue de se retirer. C'est
un véritable regret pour tous. On se décide à prendre
congé de Mme Ben Aben à qui l'on redit sa vive admiration
et sa profonde reconnaissance, et l'on s'en va .... non sans jeter encore
un regard sur cet intérieur d'art qu'un goût délicat
créa, et qu'une amabilité exquise permit d'admirer en des
conditions telles, que le souvenir en demeurera longtemps au coeur des
Sociétaires du "Vieil Alger".
Avec ces oeuvres du présent, combien d'oeuvres d'un autrefois oublié
recélait cette résidence de Mme Ben Aben, tels ces voiles
de si lointaine époque, brodés à la soie et au fil
d'or, et dont les teintes joliment passées, communiquent un charme
infini au dessin subtil qui s'y joue. C'étaient encore, ces pièces
documentaires que possède aujourd'hui le Musée de Antiquités,
ces reproductions d'anciennes broderies " enveloppant la vie du Musulman,
du berceau au tombeau" : le voile du nouveau-né avec la main
protectrice de Fathma; le voile dont s'emmaillotte la main de l'enfant
après l'application du henné; le voile qui recouvre, à
son dépôt au logis, le turban de l'époux; le voile
de la chevelure utilisé au sortir du bain; le voile "pareil
à une muraille", qui au foyer, protège la retraite
du maître; le voile qui accompagne dans l'éternité
le corps du défunt...
Pour les oeuvres du présent, bien d'autres citations eussent été
à faire, non seulement pour leur finesse d'exécution, mais
aussi pour l'originalité de leurs textes. Mentionnons le suivant,
présenté par une broderie, vieil or, qui figura à
l'exposition de Londres :
"Lorsque vous avez dit oui, pour une chose, accomplissez-là,
ou bien dites non, et mettez-vous en paix, vous et les autres, par cette
déclaration."
Mme Ben Aben décéda en 1915. Un élégant tombeau
de marbre lui fut érigé à Saint-Eugène
(allée centrale). L'oeuvre fut ciselée d'épigraphie
arabe, et des fleurs d'Islam qu'elle avait reproduites si souvent. Le
marbre, selon la coutume indigène rappelée précédemment,
fut creusé de coupes destinées à désaltérer
l'oiseau qui passe "dont le chant, a-t-il été
dit, est une prière pour ceux qui ne sont plus". Des
stèles furent ajoutées, auxquelles parfois, la main d'une
brodeuse reconnaissante vient pieusement accrocher un chapelet de jasmin
ou de fleurs d'oranger...
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