Casbah
Le " Palais Oriental " à Alger

site unique d'un ensemble de carreaux exceptionnels, à motif figuratif, du XVIIIe siècle

1e partie
extraits du numéro 123, septembre 2008 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
texte, illustrations par Jean Couranjou
site de Jean Couranjou
: http://arts.medit.occ.pagesperso-orange.fr/
mise sur site le 1-2-2009

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octobre 2016, 7 ans après. Je viens de lire dans l'Algérianiste n°155, de septembre 2016, dans l'article "les alentours du lycée Bugeaud à Alger :«...Sur le sujet, un texte plus complet était paru en 2008 dans L'Algérianiste. J'ai découvert par hasard que la première partie, celle consacrée à la demeure, en avait été reprise à mon insu sur internet ( ici, mon site est nommé. Merci pour la pub!), heureusement sous mon nom ( c'est la moindre des choses. Je cite toujours sauf omission involontait,e le nom de l'auteur) j'espère sans trop d'erreurs. ».....
M.Jean Couranjou semble oublier qu'il m'avait adressé, quand il avait découvert - par hasard - le texte sur internet, il y a de ça voilà quatre ou cinq ans,un message à ce propos . Donc, il était déjà au courant de savoir s'il y avait ou non des erreurs..Il m'avait même apporté, à cette époque, quelques précisions (Voir sous le texte : Compléments d'information apportés par M.Jean Couranjou.) . Et, il ne m'avait pas demandé de retirer le texte.Voilà. De plus, j'avais l'autorisation par la direction de l'époque de reproduire quelques textes.

La très grande majorité des carreaux de faïence importés pendant plus de trois siècles par la Régence turque d'Alger (1518-1830) pour la décoration de ses monuments, sont de nature ornementale; il s'agit d'exemplaires identiques (modèles à motif élémentaire) destinés à s'assembler entre eux pour former le motif qui, à nouveau assemblé nombre de fois à lui-même, constitue un décor fait donc d'un motif répété.

Parmi les immenses quantités de carreaux importés, ceux à motif figuratif sont rares. Ils le sont d'autant plus quand ils représentent un animal, et deviennent quasiment exceptionnels lorsque le sujet est humain puisque la représentation animale et, a fortiori, humaine est en principe interdite par l'islam, en particulier au Maghreb. Néanmoins, on peut, en Algérie, trouver de tels carreaux introduits de divers pays durant la période ottomane.

Parmi les modèles figuratifs néerlandais bleus ou violets d'Alger, il en est qui représentent un paysage ou un bateau, ces derniers étant abondants dans quelques palais; certains ont pour thème un animal et même un ou deux personnages comme, par exemple, ceux de la série " jeux d'enfants " (XVIIe - XVIIIe siècles). On ne peut passer sous silence les superbes " pilastres " de 12 carreaux bleus ou violets représentant notamment des oiseaux (paons, perroquets) dans des treilles de vigne. Le palais du bey à Constantine, renferme des panneaux valenciens de la fin du xvnie siècle, constitués chacun de six carreaux, les panneaux identiques étant conçus pour s'assembler entre eux comme le font les modèles à motif élémentaire; on y relève des oiseaux et même un petit Chinois. Il n'y a pas bien longtemps, j'ai découvert sur cliché, la présence au Palais du Bardo d'Alger, d'une frise constituée de modèles de Barcelone du XVIIIe siècle, donc de 13,5 cm, à motifs divers, dits de mostra par les Catalans; ces modèles par ailleurs bien connus, représentent ici, pour les uns un animal (papillon, poisson, oiseau, chèvre, dromadaire, chien, chat...), pour d'autres un animal fabuleux; il en est enfin où figure un personnage. Evidemment les carreaux et panneaux tunisiens ne représentent jamais la figure humaine, tout au plus parfois deux oiseaux dans certains panneaux à mihrâb, plus exceptionnellement le lion dit de Quallaline ( Quallaline est le quartier andalou de Tunis où aux XVII et XVIIIe siècles, était confectionnée la faïence. L'animal dit lion de Quallaline, représenté très rarement sur les panneaux à mihrâb, un peu plus souvent sur les pièces de forme, avec ses oreilles pointues et dressées et son museau effilé, ne ressemble que d'assez loin à un lion.)

Dans cette panoplie de modèles figuratifs, il faut faire une mention tout à fait particulière pour des carreaux valenciens de grande taille représentant des sujets très divers dont des personnages. Ils sont exceptionnels et semblent n'exister en Algérie que dans une seule demeure, à Alger. Ils y sont abondants et remarqués depuis longtemps.

Le " Palais Oriental "

Ces carreaux se trouvent dans une demeure connue à l'époque française sous le nom de Palais Oriental. Cette appellation diffère de celles habituellement données aux habitations algéroises de la Régence (1518-1830) qui le plus souvent portent le nom d'un de leurs célèbres propriétaires à l'époque turque (dey, ra'îs, grands fonctionnaires de l'État...). C'est le cas par exemple de Dâr 'Aziza, Dâr Hasan Pacha, Dâr Mustafâ Pacha, Dâr Bâbâ Hasan... qui à l'époque française furent respectivement le palais de l'Archevêché, le palais d'Hiver, la Bibliothèque Nationale, l'hôpital Maillot... Pour comprendre les raisons de cette appellation, il faut retracer l'histoire de la demeure dont il est ici question, après en avoir indiqué l'emplacement.

Emplacement des monuments retenus dans l'étude des carreaux de faïence
Fig.1.-Emplacement des édifices intra-muros et en bordure de la cité barbaresque (Qasba, s.s. = Casba) d'Alger, retenus dans l'étude des carreaux de faïence (Les carreaux de faïence importés pour le revêtement décoratif architectural de la Régence turque d'Alger (1518- 1830) précédé de Traité des assemblages ", Couranjou J., non édité, 470 pages comprenant 370 pages de texte illustré, un catalogue de 400 modèles et 42 planches couleur.)

Emplacement : Le Palais Oriental se trouve juste au-delà de la limite nord-ouest de l'ancienne cité barbaresque (fig. 1), communément appelée Qasba (Casba ou Casbah) (fig. 1 et 2). Ce nom de ce qui est devenu après la Conquête un quartier d'Alger, correspond à l'extension du terme qui en arabe désigne en réalité la forteresse qui domine toujours la vieille cité barbaresque, la Qasba (s.s) du Dey et qui à l'époque française, abritait le musée Franchet d'Esperey.

Cette limite nord-ouest de l'ancienne cité était marquée par les remparts défendus par un fossé large d'une quinzaine de mètres et profond de six mètres.

Cliquer sur la vignette pour agtrandir

plan de la Qasba(Casbah)
Fig 2.-plan de la Qasba(Casbah) d'Alger, montrant au-delà de sa limite n-o, l'emplacement du "Palais oriental" (d'après les Guides Bleus, 1955). Autre plan

C'est sur l'emplacement de cet ancien fossé dit " du couchant " qu'ont été construits vers 1871 les escaliers du boulevard Valée renommé par la suite (entre 1930 et 1938) boulevard de Verdun (fig. 2); plus tard (1904), en contrebas, fut construite la médersa. Ainsi le Palais Oriental se trouve-t- il, sur son côté sud-est, séparé de la Qasba par ces escaliers. Côté nord-est, donc côté mer, il trouve presque en face de lui la mosquée Sîdî - Abd al Rahmân, elle-même ayant pour voisine sur son côté sud-est, la médersa (figures 1, 2 et 3). Ces deux monuments surplombent le lycée Bugeaud plus proche encore de la mer et qui fut construit entre 1862 et 1868.

La mosquée funéraire Sîdî 'Abd al-Rahmân (fig. 1, 2 et 3), hors les murs au temps barbaresque, est nettement plus ancienne.

Elle résulte de la transformation entre 1696 et 1730, de la qubba élevée en 1611 pour renfermer le tombeau de Sîdî Abd al-Rahmân, le saint patron (1437-1471) d'El-Jazâ îr (Alger). Cette qubba rassemble d'assez nombreux carreaux et panneaux turcs de l'époque. La mosquée comprend différentes dépendances et un petit cimetière pour musulmans de marque, dont le dernier bey de Constantine. Elle est ornée de nombreux carreaux, notamment valenciens, contemporains de sa construction qui sont peu représentés dans les autres édifices de la ville. On verra que c'est précisément aussi de carreaux valenciens, cependant plus tardifs et bien différents, dont il va être question avec le Palais Oriental.

vue peu après 1900 du quartier où se trouve le Palais Oriental
Fig. 3 : vue peu après 1900 du quartier où se trouve le Palais Oriental
(au premier plan, le haut du jardin Marengo

Historique :
Ce nom digne d'une construction de fantaisie s'explique tout à fait, le Palais Oriental n'existant pas à l'époque turque. Les plans de la ville d'Alger dressés par Morin en 1831, juste après la Conquête, montrent que le lieu d'implantation de cette demeure était alors envahi d'agaves et de figuiers de Barbarie. Il montre aussi l'existence (déjà, un an après la Conquête !) de la route nouvellement ouverte reliant Bab-el-Oued à la Casbah et qui deviendra la rampe Valée. Sur une photo de Pandrigne de Maisonseul faite vers 1850, on voit la colonne de la Grande Armée du jardin Marengo ( Le jardin Marengo fut créé dès 1833 au début de l'époque française par une équipe de condamnés militaires aux travaux forcés, sous la conduite du colonel Marengo. On lira avec intérêt à ce sujet "Le jardin Marengo, son histoire ", J.-F. Neyras, in l'algérianiste n° 34, 1986, p. 77.), érigée en 1847 mais pas le Palais Oriental. Un plan manuscrit du Génie, établi par Charier en 1857, ne montre pas non plus cette demeure qui en revanche figure sur une photo anonyme de 1864 puis sur une autre de 1867 signée Tennyson. Le Palais Oriental fut donc construit entre 1857 et 1864 soit une trentaine d'années après la prise d'Alger c'est-à-dire après la fin de la Régence turque ( Précisions recueillies dans une petite étude non publiée réalisée par les Pères Blancs ayant habité cette demeure , aimablement communiquée par Gaston Palisser.).

Cette demeure respecte jusqu'à un certain point l'architecture de la Régence mais comporte des caractéristiques qui révèlent sa non-appartenance à l'époque turque; ainsi notamment, la largeur de la longue pièce du sud-ouest est excessive, cette largeur ne pouvant habituellement excéder la longueur des poutres brutes de thuya du plafond. Pour les habitués des demeures mauresques de l'époque, les arcs soutenus par les colonnes ne respectent visiblement pas la courbure de l'arc de la Régence (fig. 4). De plus, les carreaux formant frise pour couronner le wust al-dâr (cour intérieure) etpendentifs au-dessus de chaque colonne (fig. 4), sont tous des imitations françaises de modèles néerlandais, postérieures à la Conquête.

ouvroir tenu par M" Ben Aben
Fig. 4: ouvroir tenu par M" Ben Aben (carte postale vers 1905-1910); ici dans le wust al-dâr du Palais oriental. Remarquer les fameux grands carreaux figuratifs entourant une fenêtre intérieure; au-dessus, carreaux de Barcelone (XVIIIe siècle).

La construction dans le style Régence turque après la Conquête de l'Algérie par la France est loin d'être un fait exceptionnel. Les nouveaux arrivants furent en effet souvent conquis (à leur tour, c'est le cas de le dire !) par ces demeures qu'ils reproduisirent plus ou moins fidèlement, compte tenu du mode de vie occidental différent de l'oriental ( Voir à ce sujet La Casbah d'Alger et le site créa la ville, Ravéreau A., Sindbad, Paris, 1989, dont le texte est par ailleurs criblé d'erreurs en ce qui concerne les carreaux de faïence.). Tout au long de la présence française, le style dit néomauresque eut peu ou prou une faveur certaine. Ainsi dans toute l'Algérie apparut en particulier le fameux style Jonnart du nom du gouverneur général de l'époque. Sous son égide, furent construits avant la première guerre mondiale, de très nombreux monuments officiels ou administratifs dont certains assez prestigieux comme à Alger la grande poste, la préfecture... que des monuments publics comme la médersa ou destinés à des entreprises privées comme, toujours à Alger, l'immeuble de la Dépêche algérienne, et même des églises. De tels monuments constituent par exemple à El Biar dans la banlieue immédiate au-dessus d'Alger, un bel ensemble homogène. Ce style répandu dans toute l'Algérie apparaît notamment avec les médersas de Constantine et de Tlemcen, la gare d'Oran, la mairie de Philippeville.

Le Palais Oriental, lui, on l'a vu, est bien antérieur à cette époque. Cette construction postérieure d'une trentaine d'armées à la Conquête, fut bâtie par une famille juive (Tabet-Cohen) (4). Le nom de la demeure s'explique d'autant mieux si, comme on le suppose, elle fut construite pour servir de magasin d'exposition et de vente d'articles orientaux et peut-être de salon de dégustation.

dispensaire École de la S. B. M. dirigé par les Soeurs Blanches
Figure 5: dispensaire École de la S. B. M. dirigé par les Soeurs Blanches section pédiatrique " la goutte de lait " dans le wust al-dâr du Palais Oriental (Visions d'Afrique, 1930, p. 36). On aperçoit les exceptionnels grands carreaux figuratifs derrière la fontaine, sur sept rangs.

C'est qu'à l'époque, Alger était largement fréquentée par les hiverneurs , Britanniques surtout, dont il fallait satisfaire sans doute le goût d'orientalisme. En 1884, le Palais Oriental fut racheté par mes arrière-grands-parents ( Il s'agit d'Ernest Goinard, chirurgien et Marie-Élisabeth, parents d'Ernest Goinard, chirurgien lui-même, père notamment de ma mère et de Pierre Goinard, chirurgien, professeur connu des Algérianistes.) auxquels il appartint jusqu'en 1919; il faisait alors fonction d'ouvroir d'apprentissage de broderie pour jeunes filles indigènes (fig. 5)* ( Il s'agit de l'ouvroir tenu par Mme Luce Ben-Aben. Cette personne constitua par ailleurs une admirable collection de broderies algéroises anciennes qui furent rassemblées au musée des Antiquités à Alger et qu'elle compléta par de nouveaux modèles devenus le premier fonds du Cabinet de dessins de l'Académie.), si bien qu'au début du XIXe siècle, mes arrière-grands-parents firent construire juste au-dessous du Palais Oriental, sur le même terrain, une autre demeure également de style Régence turque mais s'en éloignant toutefois davantage que la précédente ( On trouvera des clichés de l'intérieur de cette deuxième demeure également dans Visions d'Afrique. De la Méditerranée au désert (les oeuvres des Soeurs Blanches du cardinal Lavigerie), G. L. Arlaud, Lyon, 1930, couverture et p. 33.) et décorée de carreaux contemporains de sa construction, pour la plupart des copies françaises de modèles anciens catalans et valenciens importés en Algérie à l'époque turque. En dehors de ce petit historique, il ne sera plus question ici de cette deuxième demeure dont l'histoire sera désormais liée à celle du Palais Oriental. En 1923, les Soeurs Blanches s'installèrent dans les deux habitations qu'elles occupèrent jusqu'en 1943. Elles y tenaient dans " la maison du haut " (le Palais Oriental) un dispensaire-école pour la population indigène ( Des clichés représentent l'activité des Soeurs Blanches dans ces deux demeures (Visions d'Afrique, op. cit., p. 32 à 36) connu sous le nom de S.B.M (fig. 5 ) ( Initiales de " Soins aux Blessés Militaires ", correspondant à la vocation première de cet établissement ); celui-ci comprenait notamment les dispensaires ophtalmologique et pédiatrique (la Goutte-de-lait); dans la " maison du bas " construite par mes arrière-grands-parents, elles tenaient un ouvroir d'apprentissage de broderie pour fillettes indigènes. En 1943 les Pères Blancs s'installèrent à leur tour dans les lieux et en devinrent propriétaires en 1958. Ils y restèrent encore un certain nombre d'années après l'Indépendance (au moins jusqu'en 1977). L'ensemble constitué par les deux demeures est aujourd'hui appelé Dâr Binchanâb (Dar Ben Cheneb), du nom de la rue sur laquelle elles ouvrent ( La rue Ben Cheneb correspond au tronçon reliant la rue Marengo à la rampe Valée au tracé tourmenté, si bien que, en fonction des modifications d'appellations de ce tronçon, le Palais Oriental avait antérieurement pour adresse le 46 rue Marengo, et à la fin du xixe siècle, le 16 rampe Valée.), le nom de cette rue donné à l'époque française est celui d'un érudit algérien. Puis jusqu'en 1994, année de l'assassinat (le 8 mai) du frère Henri- Barthélemy Vergès (mariste) et de la soeur Paul-Hélène Saint-Raymond (petite soeur de l'Assomption), le Palais Oriental abrita une bibliothèque tenue par l'ordre des Maristes, tandis que les petites soeurs de l'Assomption animaient un centre d'aide sociale, probablement dans la " maison du bas ". Cette bibliothèque, très fréquentée par les élèves du lycée ex-Bugeaud, recelait 7000 ouvrages, la plupart en arabe, laissés par les Pères Blancs ( " L'islamisme a de nouveau frappé ", Ghillet A., La Croix, 10 mai 1994.); elle comportait salles de lectures, de répétitions scolaires, de cours d'informatique ( " Alger: la violence frappe les religieux ", Bastion J., La Croix, 10 mai 1994.)... J'ignore ce qu'il en est depuis de cet ensemble des deux demeures qui serait toujours propriété de l'archevêché d'Alger et qui, si longtemps et encore après l'Indépendance, fut le symbole du dévouement de la France envers la population indigène.
(À suivre)
* Compléments d'information apportés par M.Jean Couranjou : « La carte postale ( lien) de l'école de broderie ... est bien dans le palais oriental (à l'époque 46 rue Marengo) mais pas dans le wust al-dar (comme la mienne) où se trouvent les fameux carreaux uniques au monde (2° partie de mon article dans l'algérianiste). Ceux que l'on voit dans votre lien sont apparemment des copies tardives françaises et la scène pourrait se situer dans la "maison du bas" construite par mon arrière grand-père Goinard. Attention ! il existe par ailleurs diverses cartes postales de l'atelier de broderie de Madame Ben-Aben, mais antérieures à cette époque et correspondant au premier atelier, celui de la rue de Toulon.
Le lien du plan de la Casbah indique
Clinique à l'emplacement du palais oriental (mis par moi pour les besoins de la cause). C'est en effet ce qu'était à un moment le palais oriental comme indiqué dans mon article (=SBM)... et où opérait mon grand-père Goinard.»