Le Captif Cervantès
Comme il convenait, Cervantès qui
fut esclave à Alger, eut sa mémoire honorée en cette
cité.
Michel Cervantès, avant de s'adonner aux Lettres, fut soldat. Il
assista à la bataille de Lépante où, d'une blessure,
il perdit pour toujours l'usage de la main gauche. On le dénomma
: le "manchot de Lépante".
Cervantès néanmoins, continua quelque temps à guerroyer
contre les Infidèles. Il se décida enfin à reprendre
le chemin de sa patrie.
Tandis que s'effectuait ce retour, le navire qui le transportait et sur
lequel se trouvait aussi son frère Rodrigue, fut pris par des Corsaires
que commandait le Raïs Arnaout Mami (26 septembre 1575). Amené
à Alger, il échut comme esclave à l'un de ces corsaires
: Dali Mami, renégat grec, surnommé le Boiteux.
Résolu à s'échapper, il tenta une première
fois, avec quelques compagnons de captivité, de gagner Oran (1Occupé
par l'Espagne depuis 1509.) par terre; mais se voyant exposé
à mourir de faim, il revint à sa chaîne.
En 1577, son père, prévenu par une lettre que lui remit
un captif nouvellement racheté, envoya pour la délivrance
de ses deux fils une certaine somme. Seul, Rodrigue fut remis en liberté.
Michel, que ses qualités avaient fait hautement apprécier
de son maître, dut demeurer à Alger. Rodrigue en partant,
prit l'engagement de faire envoyer à bref délai une frégate
armée, à bord de laquelle pourrait s'enfuir Michel.
Celui-ci (en février 1577), ayant reçu avis de la venue
prochaine du navire promis, organisa avec treize captifs un plan d'évasion.
Ces derniers s'échappèrent d'Alger et demeurèrent
plusieurs jours cachés dans la propriété d'un Maure
(le caïd Hassan), voisine de la plage du Hamma. Le lieu qui leur
servit de retraite était une grotte qu'avait creusée à
cet effet un certain Juan, originaire de Navarre et esclave d'Hassan'.
Juan, pendant le jour, gardait les abords de cet asile. Un autre esclave,
surnommé le Doreur, natif de Mélilla, et deux fois renégat
(au christianisme et au mahométisme), apportait des vivres aux
fugitifs.
Le 20 septembre, Cervantès, prévenu de l'arrivée
de la frégate dans les eaux algériennes, alla rejoindre
les hôtes du souterrain. Le vaisseau, après avoir louvoyé
au large, pénétra de nuit dans la baie (28 septembre), mais
déjà sa présence avait été signalée.
Il fut rapidement capturé. L'équipage et le capitaine furent
réduits en esclavage.
Le Doreur vint alors révéler au Pacha (1Hassan-Vénéziano.)
le complot de Cervantès. Des soldats furent aussitôt envoyés
au jardin d'Hassan où, sur les indications données, le groupe
fut vite découvert.
Cervantès, sans hésiter, se déclara seul coupable;
sur quoi le Pacha le fit, sans autres formalités, enfermer en son
propre bagne. Dali Mami étant venu réclamer son esclave,
celui-ci lui fut rendu; mais animé par l'espoir d'en tirer une
forte rançon, le Pacha se l'appropria à nouveau, cette fois,
moyennant la somme de 500 écus.
Alors Cervantès, que hante toujours l'idée d'une évasion,
cherche à mettre au courant de sa situation le Gouverneur d'Oran,
vers qui, en secret, il envoie un Maure. Malheureusement ce dernier est
pris au moment d'atteindre au but.
En 1579, Cervantès projette encore de s'échapper avec un
navire qu'il doit acheter de concert avec un renégat espagnol,
désireux de revoir sa patrie. Va-t-il maintenant réussir
? Hélas ! non : un moine révèle tout au Pacha qui,
furieux, fait charger de fers l'infortuné qu'on retient cinq mois
en un noir cachot.
Sur ces entrefaites, meurt le père du captif qui avait en vain
fait appel à la générosité du roi en faveur
de son fils. Sa veuve et ses filles parviennent après bien des
difficultés, à réunir 300 ducats qu'elles remettent
à deux Pères Rédempteurs qui vont partir pour Alger.
Le Pacha avec qui ceux-ci négocient, exige 1.000 écus d'or.
Prévoyant un refus, le souverain fait monter Cervantès à
bord d'un navire qui va l'emmener lui-même à Constantinople.
Les Pères négocient alors avec plus d'ardeur et finissent
par obtenir la libération du prisonnier pour 500 écus d'or
d'Espagne (1580).
Cependant avant de partir, Cervantès dont la réputation
a été ternie dans sa patrie par d'infâmes calomnies,
tient à faire proclamer par les esclaves les plus connus, la probité
dont il a fait preuve à Alger, pendant ses cinq années de
captivité. Au témoignage qu'il reçoit des captifs,
les Pères joignent le leur qu'ils expriment par écrit. Muni
de ce document, Cervantès part alors pour l'Espagne où il
ne tarde pas à reprendre du service en vue d'une campagne aux Açores.
Mais comprenant que la mutilation qu'a subie sa main, s'opposera à
sa réussite dans la carrière militaire, il abandonne l'armée,
se marie, puis sollicité par les Lettres, se met à écrire
sur maints sujets, produisant entre autres choses, La Vie d'Alger,
où il relate sa captivité. Il donne enfin le roman de Don
Quichotte qui doit l'immortaliser.
Cervantès qui était né en 1547, mourut le 23 avril
1616. (Le même jour que Shakespeare).
Très tardivement (en 1835), Madrid lui éleva une statue.
Comme on ne connaissait aucun portrait de l'écrivain, la physionomie
que lui donna le statuaire fut inspirée de la description que Cervantès
donna lui-même de sa personne, dans le prologue de ses Novelas
Exemplares.
A Alger, la Colonie espagnole fit ériger dans la grotte dont nous
venons de parler, et qui se trouve sur le flanc de la colline dominant
le Jardin d'Essai, un buste en marbre de l'écrivain, copié
sur celui que possède le Musée National de Madrid.
L'inauguration eut lieu le 24 juin 1894. Au même lieu, en un square
(1926) un autre monument fut érigé, comportant avec le buste
de Cervantès, une pyramide où sont reproduites les armes
d'Espagne.
Antérieurement, en 1887, une plaque commémorative avait
été placée à l'entrée de cette grotte.
Une autre plaque, offerte par la Colonie espagnole de Sidi-bel-Abbès,
fut apposée auprès de celle-ci, en mars 1905.
Le 7 du mois de mai suivant, le troisième centenaire de la publication
de Don Quichotte fut célébré avec pompe devant la
grotte, sous la présidence de M. Louis Marinas, consul d'Espagne.
On retrouva en 1912, un portrait authentique du grand auteur.
Il porte la date de 1600 et la signature de J. de Jaurigui, artiste par
qui Cervantès déclare précisément dans l'ouvrage
précité, avoir été peint.
Cette précieuse effigie, acquise par M. José Albiol, professeur
à l'École Normale des Arts et Métiers d'Oviedo, fut
donnée par celui-ci à l'Académie Espagnole. L'oeuvre
exécutée sur un panneau et masquée depuis nombre
d'années, par un épais enduit, ne se révéla
qu'à la suite d'un grattage qu'eut l'heureuse idée de faire
exécuter M. José Albiol.
A rappeler que Florian, dans la préface de sa Galatée, pastorale
imitée de Cervantès, parla de la captivité de ce
dernier.
Ste Beuve fit remarquer que celui qui devait si bien ressembler à
Plaute, avait comme lui, été esclave.
Le Captif Regnard
Comme Cervantès, Regnard, surnommé
le deuxième poète comique de France, fut esclave à
Alger. Sous la forme d'un roman : La Belle Provençale, l'écrivain
donna de sa captivité, un récit où naturellement,
la réàlité se trouva associée à la
fantaisie. Un autre récit d'un sien ami, M. de Fercourt, qui fut
son compagnon de servitude (récit écrit toutefois quarante
ans plus tard), contribua en certaine mesure, au rétablissement
de la vérité.
Le manuscrit, retrouvé au château de Troussure, a pour titre
: Aux Coustaux de Fercourt, 1718. Il comprend 55 pages. De ce cahier,
M. Dupont Vhite fit une analyse qui fut lue à l'Académie
de Beauvais.
Voici ce que fut ou put être, l'aventure de l'écrivain.
Regnard âgé de 22 ans, visitait l'Italie avec le dit ami,
M. de Fercourt.
Il disposait d'une belle fortune.
Dans les salons, il fait la connaissance d'une jeune femme, une Arlésienne,
qu'accompagne son mari, M. de Prade.
Fasciné par son charme, il tombe éperdument amoureux de
celle-ci qui, à sa joie, ne semble pas indifférente à
ses hommages.
Les circonstances - et aussi l'humeur jalouse du mari - les séparent.
Le hasard qui arrange parfois bien les choses, les fait se rencontrer
sur un bateau anglais qui va les ramener en France. Mais bientôt
en vue de Nice, deux navires corsaires armés de canons, donnent
la chasse à celui-ci.
Tout en le poursuivant - est-il rapporté - les pirates se jouent
de lui, en arborant successivement les pavillons français, espagnol,
hollandais, vénitien, celui des Chevaliers de Malte, puis l'étendard
de Barbarie "coupé en flamme au croissant descendant".
Le combat s'engage. Le capitaine anglais est tué par un "
boulet à deux tête " (projectile formé
de deux boulets ramés). Regnard, de Prade, de Fercourt concourrent
à la défense vaillamment, mais ils sont pris, ainsi que
la belle Arlésienne...
Cela arriva en octobre 1678.
Après avoir battu la mer, deux mois durant, les navires mirent
le cap sur Alger où ils arrivèrent un soir, "dans
le temps qu'on allumait sur les mosquées les lampes qui brûlent
pendant toutes les nuits du Ramadan".
Débarqués au quai de la Darse (alors en création),
Regnard, de Prade, sa femme et de Fercourt, sont amenés au Badistan,
marché aux esclaves (actuellement place de la Pêcherie),
où ils doivent être vendus par les soins du "Beït-el-Mal".
Regnard est acheté pour 1.500 livres par un Maure d'Espagne de
la race des Tagarins,
nommé Achmet Thalem, qui acquiert aussi de Fercourt et de Prade.
(D'après sa propre relation, de Fercourt aurait été
acheté pour 3.025 piastres). Mme de Prade devient la propriété
d'un vieux Turc. La vie d'esclave commence pour tous quatre. Les hommes
durent moudre, dans un caveau, du blé et, dans la suite, carder
de la laine. Regnard, afin d'adoucir son sort, s'ingénia à
construire des cages de jonc pour oiseaux qu'il revendait dans les rues
d'Alger. Il gagna la confiance de son maître, en lui confectionnant
de succulents ragoûts. Grâce à cette confiance, parait-il,
Regnard put continuer son intrigue avec Mme de Prade.
Au cours de leur commune captivité, Regnard et de Fercourt organisèrent
un plan d'évasion avec Mme de Prade.
Achmet ayant appris le projet, fait mettre de Fercourt à la question,
à coups de nerf de boeuf sur la plante des pieds, pour savoir ou
était la barque qui devait les emmener. Achmet n'obtient nulle
réponse. Il s'emporte, crache au visage de Fercourt et fait poursuivre
le supplice. De Fercourt, stoïque, s'obstine à n'avouer rien.
Mais Regnard, lui, son tour venu, avoua tout, esquivant ainsi le châtiment.
Rappelant ce supplice de de Fercourtl, Regnard, plus tard, écrivait
à son ami :
"Alors que la faim canine t'alléchait à des parfums
d'oignon et de galée (piment), tu affrontais généreusement,
et avec une grandeur d'âme sans égale, le courroux d'Achmet
Thalem et ses trois ou quatre cent coups de bâton".
Les misères de cette existence devaient se prolonger encore quelque
temps.
Enfin, Regnard et de Fercourt voient le jour heureux de l'arrivée
de leur rançon ! Celle de Regnard fut de 12.000 livres. Un rabais
de 2.000 francs obtenu, permit de racheter Mme de Prade et le domestique
de de Fercourt. (Ce détail du roman, fit dire malicieusement à
La Harpe, dans son cours de Littérature, "que la dame ne devait
pas être séduisante").
Quant à de Prade, il demeura, confiant sa femme à ses deux
amis.
Dans son récit, Regnard exprime qu'il conduisit celle qu'il aimait,
à Arles, auprès de sa famille, caressant l'espoir de l'épouser.
Mais voici qu'un jour, de Prade qu'on avait cru décédé,
reparait ! C'est l'anéantissemrnf du rêve... (Peut-être
cet incident du roman, comme il fut déjà dit, inspira-t-il
à l'auteur, Le Retour Imprévu).
Le coeur ulcéré, Regnard (Zelmis dans l'ouvrage), erre en
France, va dans le Nord de l'Europe, jusqu'à l'Océan Glacial,
et croyant avoir atteint le Pôle, il s'arrête au Mont Métarava
où il inscrit son nom. Ainsi s'achève cette jolie oeuvre,
la Provençale, où fut agréablement romancée,
son aventure d'El-Djézaïr.
Regnard revenu à Paris, garda précieusement sa chaîne
et son vêtement d'esclave. Il demeura rue Richelieu, où il
reçut à sa table, le duc d'Enghien, le prince de Conti qui
" il versa du vin de Montmartre, vignoble voisin de sa maison
".
Comme Corneille, La Fontaine et Beaumarchais, Regnard exerça la
magistrature forestière. Son titre était : Lieutenant des
Eaux, des Forêts et des Chasses.
Il mourut en son château de Grillon, à Dourdan, à
l'âge de 54 ans.
Son buste, oeuvre de Foucou, se trouve à la Comédie Française.
Sur l'initiative de M. Guyot, de Dourdan, une réplique de ce buste
fut dressée sur la place de la ville, qu'au nom de l'Académie,
inaugura Jules Clarétie, le 5 septembre 1909. Était présent,
M. Théaux, sous-préfet de Rambouillet, qui fut il y a peu
d'années, Directeur des Services de Sécurité à
Alger.
Le Musée de Versailles possède un portrait de Regnard par
Rigault (1702), dont une reproduction en gravure fut donnée par
Ouvré. Un autre, (rapport d'Edmond Fournier) est conservé
dans la famille d'Alfred de Vigny.
Il existe aussi un portrait de de Fercourt chez des descendants de ce
gentilhomme : M. et Mme Olivier, de Dourdan. (Guyot).
En mai 1911, la Comédie Française vint jouer à Alger
"Les Folies Amoureuses" de Regnard.
Le 12 avril 1928, les Amis de Carthage et des Villes d'Or donnèrent,
du même auteur, Democrite, qui fut joué le 15, à Cherchell.
Le nom de Regnard fut attribué dans le passé, à une
rue de haute-ville (disparue)
Un passage de
l'Agha en fut plus tard, désigné.
A Paris, c'est une petite rue en voisinage de l'Odéon, qui le porte.
A plusieurs reprises, mais en vain, les Amis du Vieil Alger demandèrent
l'érection d'un buste de Regnard au foyer du Théâtre.
Antérieurement, en 1867, une sollicitation analogue avait été,
sans succès également, présentée auprès
du Conseil Municipal. Il s'agissait alors de donner pour cadre à
son effigie, la niche rocheuse agrémentée d'une source,
qui décorait jadis, le mur de soutènement de la place de
la Lyre, et qu'en 1883, on incorpora au nouveau théâtre.
Sur l'initiative du Vieil-Alger, une plaque de marbre évoqua sur
la façade de ce
théâtre, en 1912, le souvenir du poète,
de même, sur l'emplacement du Badistan (place de la Pêcherie).
Regnard était de modeste origine. Voici le texte de la communication
qui fut publiée, relative à sa naissance : Regnard né
le lundy, 8 février 1655. Fils d'honorable homme (marchand de saline)
et d'une roturière.
Sa marraine, femme de noble homme, Firmin Leclerc, secrétaire à
la maison de la Reine. Son parrain, Pierre Carru, gros marchand de morues
et de harengs salés. (1823. Beffara Aimable, Commissaire de Police).
"Et malgré cela, dit M. Guyot, auteur de la communication,
il n'eut rien de l'allure poissarde". Il portait élégamment,
dit-il, sa veste écarlate, ses boutons de diamant, son épée
à poignée ciselée.
De quelle influence, en effet, pouvait être la vulgaire origine
évoquée, sur l'extérieur d'un tel gentilhomme des
Lettres !
Le professeur Gabriel Aymé, du lycée de Carcassonne, publia
en 1886, un ouvrage à son sujet. Un autre fut édité
avec belles illustrations, que composa le précité M. Guyot,
propriétaire du château de Dourdan, où vécut
l'écrivain. Le dernier fut de André Hallaye. A Alger, furent
données sur lui d'intéressantes conférences, en 1865,
rue Socgemah, par M. Brédif, Professeur de Rhétorique, devenu
recteur à Besançon.
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