--Les
dernières années de la faculté française de
médecine d'Alger
Pierre Michaux, professeur honoraire à la faculté de médecine
d'Alger et de Rennes.
Première partie
: période précédant 1942
Je devrais normalement vous bros- ser le tableau de l'état
sanitaire trouvé par le corps expéditionnaire français
débarquant sur la plage de Sidi-Ferruch le 14 juin 1830.
Mais ceci serait trop long, et je recommande à ceux que ce préambule
intéresse particulièrement, de lire le remarquable ouvrage
de mon prestigieux et regretté collègue, le professeur Pierre
Goinard, Algérie - L'oeuvre française, paru en février
1986.
Je résumerai cette période de plus d'un siècle en
disant que les Français trouvèrent un pays sans aucune organisation
médicale, sans structures hospitalières, ni aucune mesure
d'hygiène publique.
Le paludisme, principal fléau contre lequel nos soldats n'étaient
pas immunisés, comme l'étaient relativement les autochtones,
faillit faire échouer l'expédition militaire, en causant
plus de décès que les opérations proprement dites.
Tous les autres fléaux sévissaient de façon endémique
comme la dysenterie, la typhoïde, la variole, la peste, ou de façon
épidémique comme le choléra qui, en 1835, fit à
Constantine, 14000 morts sur 50000 personnes et, en 1893, dernière
vague massive, encore 15000 malades avec 6000 décès.
C'est l'armée qui, conjointement à la poursuite des opérations
militaires de pacification, réalisa une oeuvre sanitaire
remarquable. Dès 1845, elle avait déjà construit
trente-huit grands hôpitaux, soit plus de 6000 lits d'hospitalisation
mis à la disposition de 418 médecins militaires.
Il fallut parallèlement penser à l'enseignement de la médecine
qui débuta, dès 1833, grâce à l'initiative
de deux médecins militaires et après plusieurs vicissitudes,
fut créée en 1857 l'École préparatoire de
médecine d'Alger, qui devint faculté en 1909 et reçut
son emplacement définitif au début de la rue Michelet. Notons
au passage que la faculté d'Alger est de création antérieure
à celle de Marseille !
Il faudrait encore signaler la naissance, en 1853, de l'établissement
pavillonnaire qui devint l'hôpital de Mustapha, et mentionner aussi
la création de l'institut Pasteur en 1894.
Telle est brièvement résumée, seulement sur le plan
médical, cette période 18301942. Et c'est cela qu'il faut
constamment rappeler à tous nos détracteurs, à tous
ceux qui font en permanence la comparaison avec la métropole. Il
faut leur dire: " Là où la France a mis au moins
dix siècles pour atteindre son niveau actuel de développement,
tant dans le domaine de la santé que dans celui de l'instruction,
l'Algérie n'a disposé que d'un petit siècle pour
y parvenir, compte tenu de la durée de la pacification ".
La période finale 1942-1962
L'université d'Alger construite en 1909. En bas, le "
trou des facs " (coll.B.Venis)
|
Et là, je ne peux mieux faire que de citer à
nouveau le professeur Goinard, notamment pour la période 1942-1945,
intitulée dans son livre, " Algérie, l'oeuvre française
".
Que la médecine en Algérie fut devenue pleinement majeure,
elle en prit conscience en 1942 par la coupure d'avec la Mère patrie
et une coopération durant près de trois années avec
les AngloAméricains, tant sur les champs de bataille que dans les
hôpitaux de base, tout particulièrement à Alger devenu
brusquement centre médico-chirurgical et civil de toute la France
d'outre-mer.
Alors que la France d'Europe occupée ne pouvait que s'efforcer
de maintenir, dans les pires difficultés, le niveau des soins,
les médecins algériens recevaient la révélation
bouleversante de l'extrême et toute récente avance anglo-américaine:
les Alliés leur apportaient des moyens inouïs, la pénicilline
guérissant des infections médicales et chirurgicales jusqu'alors
irrémédiables, l'anesthésie et la réanimation
moderne transformant les conditions de la chirurgie.
En revanche les nouveaux occupants ne cachaient pas leur surprise de découvrir
une formation médicale aussi élevée, des installations
parfois égales aux leurs; une coopération très franche
et très cordiale s'établit aussitôt avec les Américains,
à parité, notamment dans les services nouvellement créés
comme la neurochirurgie et la chirurgie maxillo-faciale où firent
équipe avec nous, deux chirurgiens de New-York.
La transfusion sanguine fut une démonstration tangible de l'essor
algérois à cette époque. Devenu Centre de Transfusion
de l'armée en 1940, le service du professeur Ed. Benhamou eut à
faire face, à partir de novembre 1942, non seulement aux besoins
locaux militaires et civils accrus par la reprise de la guerre, mais aussi
à ceux de l'Armée d'Afrique en Tunisie, Corse, Italie puis
en France, et dans un pays brusquement démuni du moindre objet
usuel, jusque-là fourni par la métropole. Tous les problèmes
furent résolus grâce à l'extraordinaire dynamisme
de l'organisateur et à la qualité de ses assistants.
Près de cent équipes de réanimation- transfusion
furent formées en dix promotions très rapprochées.
Le don gratuit du sang fut l'occasion d'une émouvante solidarité
entre les ethnies: pour compléter la source urbaine, des équipes
mobiles allèrent le collecter en Kabylie, 10 000 montagnards descendirent
aussi au Centre, en plein hiver.
Grâce à la munificence d'un grand colon, le sénateur
Borgeaud, une usine de lyophilisation, construite et équipée
à ses frais sur son domaine de la Trappe, permit avant la fin de
la guerre, de livrer du plasma lyophilisé.
En 1951, 30 000 donneurs bénévoles seront inscrits à
Alger, dont un tiers de Musulmans. Le Centre de la Trappe, qui mettra
au point dès 1950 le fractionnement du plasma, sera agrandi et
disposera en 1962 de huit lyophilisateurs. En hommage à ce qui
avait été réalisé, Alger sera choisie pour
le ler Congrès national de Transfusion Sanguine en 1953.
Le centre hospitalo-universitaire s'est développé parallèlement.
Fort des enseignements de la guerre, le centre hospitalier de Mustapha
entreprit d'achever son équipement d'hôpital universitaire.
Vingt services seront remodelés, surélevés d'un ou
deux étages. Ce fut un chantier quasi expérimental d'architecture
hospitalière. Il se prolongea jusqu'au bout par la construction
d'un service d'odontostomatologie, d'un centre anticancéreux monumental
et d'une clinique oto-rhino-laryngologique de premier rang.
Mais avec sa modestie habituelle, le professeur Goinard, dans son livre,
ne dit pas que son propre service de " Clinique thérapeutique
chirurgicale et de chirurgie expérimentale " agrandi depuis
1952, était devenu un véritable petit hôpital de plus
de 200 lits, au sein du grand. En grande partie autonome, avec ses six
salles d'opération dont une pour la chirurgie septique et où
toutes les variétés d'intervention de chirurgie générale,
viscérale, osseuse, vasculaire, neurochirurgicale, gynécologique
ou urologique pouvaient être pratiquées et enseignées.
Avec son service radiologique et d'électroencéphalographie,
avec sa banque d'os à - 40 °C, avec son service de rééducation,
ses deux piscines thérapeutiques, son laboratoire et ses consultations,
c'était certainement l'outil de travail le plus performant que
l'on pouvait alors concevoir et dont toute une équipe, qui fournit
par la suite une quinzaine d'agrégés et de professeurs titulaires,
gardera toujours un souvenir nostalgique. Jusqu'au bout, ce magnifique
instrument de travail continuera de fonctionner. Il assurera encore en
1961 : 2157 interventions, 10024 consultations et son laboratoire: 17000
examens.
Seulement, la part des urgences va grossir. Les couloirs s'encombreront,
les brancards et même certains soirs, le hall d'entrée, comme
le 26 mars 1962, jour de la tragique fusillade de la rue d'Isly, mais
sans panique ni désordre. Et c'est trois mois plus tard, par une
chaude matinée de juin qu'une charge d'explosif fracassa une coupole
du bloc opératoire, mettant fin à cette activité
bienfaisante. La passion et la folie meurtrière des hommes l'avaient
emporté sur la raison:
Les hôpitaux annexes s'étaient, eux aussi, transformés.
Devenue " Clinique des Maladies Infectieuses " sous l'impulsion
de G. Lemaire, puis d'Ed. Benhamou, la primitive ambulance d'El Kettar
faisait l'admiration des visiteurs. De magnifiques services cardio-pneumologiques
médicaux et chirurgicaux seront inaugurés à Beni-Messous
en 1959. Dans l'hôpital Parnet rénové, H. Jahier achèvera
d'édifier une maternité modèle, conjointe à
une école de sages- femmes indigènes. (Pierre Goinard, Algérie,
l'oeuvre française, op. cit.).
Mustapha, entouré ainsi de ses hôpitaux satellites, était
devenu un C.H.U. très moderne, sans uniformité ni anonymat
et dont les puissantes unités restaient à l'échelle
humaine en maintenant leur disposition pavillonnaire au sein d'un jardin
peuplé de palmiers et de grands arbres.
À cette époque la chirurgie puis la médecine passaient
du stade artisanal et solitaire au travail de groupe. Chaque unité,
conçue et façonnée par son chef de service, avait
élaboré un esprit d'équipe exceptionnel qui imprégnait
jusqu'au personnel subalterne, dans les rangs duquel les Musulmans, hommes,
et femmes, étaient totalement intégrés, sans autre
discrimination que la qualité du travail. (Pierre Goinard, Algérie,
l'oeuvre française, op. cit.).
L'activité du Centre Hospitalo-Universitaire d'Alger rayonnait
sur toute l'Afrique du Nord. Plusieurs congrès nationaux furent
organisés à Alger: Pédiatrie en 1951, Transfusion
Sanguine en 1953, Neurochirurgie en 1954 et Congrès de Médecine
en 1955. Les périodiques médicaux : l'Algérie
médicale et l'Algérie française chirurgicale
rassemblaient les travaux de l'École algéroise. Il faut
aussi rappeler que l'idée d'éditer l'Encyclopédie
Médico Chirurgicale en feuillets mobiles fut une initiative
du doyen Laffont.
Quant à la recherche, elle bénéficiait à Alger
de conditions exceptionnelles. Déjà, les travaux de plusieurs
de ses fondamentalistes avaient fait sensation, notamment ceux de Tournade
sur l'adrénalinene. Courrier est devenu ensuite professeur au Collège
de France. C'est à un professeur de la faculté des Sciences,
Verain, que les chirurgiens doivent le scialytique grâce auquel,
sous son modèle initial et ses dérivés, sont éclairées
sans ombre, tant de salles d'opérations dans le monde.
Pour ma part, arrivé, comme je l'ai dit au début, en 1948,
venant d'une grande faculté de métropole, celle de Lille,
je trouvai, non seulement une faculté en tous points comparable,
mais surtout à la place de mes brumes nordiques, une luminosité
insoupçonnée dans un décor de rêve. Plus encore
que ce beau décor, ce que j'y ai trouvé, c'est un dynamisme
et une ouverture d'esprit propres aux Français d'Outre-mer, en
un mot l'esprit pionnier, si éloigné, il faut bien le dire,
de l'esprit trop souvent étriqué, casanier, " petit-bourgeois
" rencontré en métropole.
D'emblée, je fus séduit par ce pays, par cette société
contrastée et volubile et cette faculté qui m'accueillit
sans réticence. La chaire de médecine légale avait
été occupée de 1942 à 1945 par un des maîtres
de ma discipline: le professeur Simonin, replié de Strasbourg;
puis elle était devenue chaire de transition pour un collègue
en attente de chaire de pathologie infectieuse. Je ne rencontrai donc
aucune difficulté pour développer un enseignement complet
de cinquième année et pour organiser très vite l'enseignement
de médecine du travail qui venait d'être créé
en France pour former les médecins du travail, institués
par la loi de 1946, rendue applicable en Algérie par un décret
de 1956. Et je créais d'ailleurs, peu de temps après, une
" Société de médecine du travail d'Algérie
et du Sahara ", regroupant les premiers médecins du travail
à exercer sur ce territoire, en particulier sur les gisements pétroliers
du sud algérien qui entraient en exploitation.
ceux de Courrier sur la folliculi?
Mais brusquement, le 1" novembre 1954, éclata la rébellion
dans l'Aurès d'abord, et cette guerre subversive s'étendit
à tout le pays d'est en ouest pour aboutir au bout de huit années
de terrorisme et de péripéties très contrastées
à l'ignoble gâchis final et à l'exode massif de la
population européenne évaluée à plus d'un
million de personnes, que la métropole n'attendait pas. Vous imaginez
aisément que cette tragique période fut riche en activité
médico-légale.
Activités
médicales de guerre
Ce qui frappa tous les témoins de ce drame, et
dès le début le 1" novembre 1954, ce fut la particulière
cruauté des assassinats commis par les combattants du F.L.N.
Certes toute guerre est atroce, mais il y avait jusqu'alors, si l'on peut
dire, des lois de la guerre, quant à la façon d'annihiler
l'adversaire, à l'aide des armes de guerre reconnues. Il en va
tout autrement lorsque les victimes sont sauvagement agressées,
martyrisées, mutilées avant ou après la mort effective,
le plus souvent à l'arme blanche, et lorsque ces victimes sont
indistinctement des militaires ou des civils, vieillards et enfants. Ce
sont là des atrocités ou actes de barbarie, comme les qualifie
notre code pénal.
Personnellement, venant de métropole, j'étais particulièrement
surpris par la fréquence de la mort par égorgement quasi-systématique,
et surtout par les mutilations génitales et nasales, actes criminels
pratiquement inconnus en métropole.
Devant de pareilles atrocités, nous avons cherché à
en expliquer le mécanisme, et avec mon ami André Fourrier,
nous avons publié une étude sur cette question dans le n°
1, de 1957, de L'Algérie Médicale sous le titre: "
Aspects particuliers de la criminalité algérienne ".
Je ne peux ici évidemment que le résumer brièvement.
Ce qu'il faut bien savoir d'abord c'est que ces pratiques, en général
et en Occident, sont considérées comme des actes de sadisme
sur le plan médico-légal, mais ici, nous allons voir qu'il
ne s'agit pas de cela, et qu'il y a certainement d'autres causes. Et nous
avons insisté ici sur deux points particuliers: - le premier, et
j'insiste beaucoup, c'est que ces pratiques ont toujours existé
à toutes les époques de l'histoire de ce pays. Nous en verrons
des exemples. - le deuxième est qu'elles peuvent s'expliquer par
des causes plus profondes que l'on ne cite pas habituellement en matière
de criminalité mais que nous avons attribuées d'une part
à l'histoire proprement dite de ce pays au long passé anarchique,
deuxièmement aux moeurs et coutumes et troisièmement à
certaines pratiques religieuses.
L'égorgement
Voici par exemple ce que nous avons écrit à propos de l'égorgement:
Les musulmans sont en effet des sacrificateurs. Le Coran a prescrit
des règles sévères relatives à la tuerie des
animaux, il s'agit essentiellement du mouton, et dès son plus jeune
âge, l'indigène assiste à la mort de l'animal, qu'il
ne pourra sacrifier que quand il sera devenu un homme (ceci est très
important), mais à la condition qu'il jouisse de toute sa raison
et qu'il puisse contracter une union conjugale selon la loi coranique.
Le sacrifice consiste à égorger l'animal en lui coupant
complètement le cou, sans en enlever le couteau avant l'entière
section de la trachée, des deux veines jugulaires et des carotides.
Cliquer sur la vignette pour agrandir
(150 ko)
Vue aérienne de l'hôpital civil de Mustapha
(coll. particulière).
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L'égorgement du mouton était donc, pour
le jeune garçon musulman du bled une sorte de cérémonie
initiatique de son passage à l'âge adulte avec tout ce que
cela comporte, y compris le fait qu'en étant devenu adulte, il
n'a plus d'ordre à recevoir de sa mère. On comprend que,
par extension, tout geste meurtrier commence naturellement, pour eux,
par l'usage du couteau et par cet égorgement, quelle que soit la
victime potentielle. Je crois que cela reste toujours d'actualité,
aujourd'hui encore en Algérie et maintenant aussi, hélas,
en France. Ces égorgements vont même jusqu'à la décapitation.
Mutilations des organes génitaux externes
De même, la mutilation des organes génitaux masculins a été
souvent rencontrée associée ou non à l'égorgement.
Voici à ce sujet, ce qu'écrivait, en 1906 pour bien vous
montrer que ce n'est pas nouveau, un avocat général à
la cour d'appel d'Alger dans une affaire de ce type:
" ... Les corps furent retrouvés dans une mare de sang,
entièrement nus et mutilés ignoblement, des lambeaux de
chair et quels lambeaux enfoncés dans les dents: c'est la marque
de fabrique indigène, et non comme on pourrait le croire, l'indice
d'une animosité particulière à l'égard des
victimes, car le vol était le seul mobile du crime ".
La rébellion a multiplié de pareils exemples d'une manière
considérable. Il faut en trouver la raison, non seulement dans
une certaine sauvagerie, mais surtout dans le symbole que représente
cette émasculation qui transforme l'homme, cet être supérieur
(vu par les Arabes toujours naturellement), en un corps presque semblable
à celui de la femme, cet être inférieur, en lui supprimant
les attributs de la virilité.
Voilà une autre observation sans rapport avec les faits de guerre.
Cela s'est passé le 10 mai 1954, c'était un militaire musulman,
un maréchal des logis, tué de cette façon par un
de ses hommes nommé Bachir. Il reçut 54 coups de couteau
dont une décollation postérieure subtotale et l'ablation
des organes génitaux retrouvés dans la bouche. Le mobile
était simplement une réforme et Bachir pensait que la victime,
donc son adjudant, avait été pour quelque chose dans cette
réforme.
Mutilations punitives de la face
Quant aux mutilations punitives de la face, c'est la troisième
cruauté typique de ce genre d'affaires. Elles firent d'abord l'objet
d'une publication du professeur Lagrot dans le n° 1 de 1957 de
l'Afrique française chirurgicale. Ensuite ces deux documents,
celui dont je viens de parler et celui du professeur Lagrot, firent l'objet
d'un numéro spécial qui fut diffusé non par nos soins
mais par les services du Gouvernement général et à
l'époque c'était le gouverneur général Lacoste
qui le diffusa, je crois, à l'ensemble du corps médical
métropolitain à titre d'information.
Dans ce texte, une étude historique faisait remonter cette pratique
aux Hindous, au moins depuis 2500 ans avant J.-C. Il s'agit de mutilations
faciales et surtout nasales.
Voici ce qu'écrivait à ce sujet le docteur Massebceuf, de
Ténès, qui adressait un de ces malheureux défigurés
dans le service du professeur Lagrot: " Je me suis
renseigné auprès d'amis musulmans en leur demandant les
raisons de cette obstination à couper le nez ". Le nez
dans le langage courant représente l'honneur et la dignité;
de même que pour nous le coeur représente le sentiment et
c'est pourquoi on dit: " Tu n'as pas de coeur ". Une
injure grave à un musulman consiste à lui dire: " Tu
n'as pas de nez " ou de nif, ce qui se traduit par: " Tu
es un homme sans honneur. Et votre client d'hier, (c'est toujours le docteur
Masseboeuf qui parle), les bras liés derrière le dos, s'est
vu tenir le langage suivant: Tu écoutes trop et on lui coupe une
oreille. Tu parles trop et on lui coupe la lèvre supérieure.
Tu n'es pas un homme et on lui coupe le nez ". Il ajoute: "
Heureusement qu'il n'était pas accusé de vol ni d'adultère,
faute de quoi, de proche en proche, comme en Arabie Saoudite, il aurait
perdu sa main droite et ses attributs ".
Actuellement, les mutilations nasales, moyen le plus spectaculaire pour
se faire craindre et se faire obéir, ont été largement
utilisées par les terroristes comme moyen de punition des fumeurs
et priseurs de tabac " français ".
On a pu compter des centaines de cas de ce genre, en particulier dans
le Constantinois. Le professeur Lagrot, de septembre 1955 à janvier
1957, en a traité 27 avec amputations partielles ou totales, frappant
le nez, la lèvre supérieure, l'oreille; beaucoup n'avaient
ni les moyens ni le temps et ne voulaient pas se faire soigner.
Jacques Soustelle dans une Lettre d'un intellectuel à propos de
l'Algérie (1956) a pu écrire ceci: " Est-il conforme
aux idées de tolérance que nous professons, de découper
à coup de ciseaux les lèvres des fumeurs et de trancher
le nez des priseurs de tabac ? ".
L'éventration
Elle n'était pas rare non plus et parfois aussi, associée
aux autres mutilations. En voici deux exemples:
- le premier: un cas d'homicide qui s'est produit bien avant les évènements,
c'était le 18 janvier 1948. Aux environs d'Alger, vers Kouba je
crois, une femme qui est à peu près entièrement éviscérée.
C'était le mari qui avait commis ce crime tout simplement par jalousie
parce qu'il croyait que sa femme avait un amant. - le second: c'est un
cas d'éventration par les hors-la-loi, pendant la guerre en 1955,
et également un égorgement avec une quasi-décollation.
Il y a eu aussi bien des cas où les corps étaient retrouvés
avec la cavité abdominale remplie de cailloux.
Pour en terminer avec les crimes par armes blanches, voici un autre cas:
il s'agit d'homicides volontaires commis le 12 avril 1949, donc des pratiques
n'ayant rien à voir avec la guerre proprement dite. C'était
à Rouiba, près d'Alger, où vivait une famille de
cultivateurs. Il y eut 6 victimes : le père, la mère, deux
enfants de 11 et 10 ans et deux musulmans à leur service qui avaient
19 et 21 ans. Le mobile était simplement le vol. Les victimes avaient
reçu une multitude de coups de couteau.
Concernant les faits de guerre, je tiens à parler d'un médecin
auxiliaire. C'était en mars 1956. Il fut torturé, puis assassiné
avec traces de brûlures par métal porté au rouge sur
le thorax et l'abdomen, avec brûlures par liquide bouillant sur
l'abdomen et également égorgement médian et latéral
et mutilation des lèvres.
Et enfin, je me souviens d'un cas exceptionnel. C'est celui de Saïd,
40 ans; c'était pendant la guerre : enlevé et poignardé
avec un couteau de boucher, il est arrivé sur ses pieds à
l'hôpital de Mustapha, le couteau planté dans l'orbite. Il
est arrivé comme ça jusqu'à la clinique ophtalmologique.
Ceux qui l'ont vu étaient plus malades que lui et tombaient avant
lui. Il avait une lame de 2,5 cm de large et 17 cm de long fichée
dans l'orbite droite. Il avait naturellement un globe oculaire sectionné,
cette lame avait pénétré de 12 cm et le couteau dut
être dégagé à coups de maillet, sous anesthésie
générale.
(À suivre)
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