L'enseignement en Algérie.
1830-1962
Evelyne Joyaux
Au fil des mois, alors que se constituait cette récolte dont nous
ignorions d'abord de quoi elle serait faite, et que nous n'espérions
pas aussi riche, nous avons vu se dessiner la trame de notre étude.
Elle révélait également et de nouveau, l'importance
du temps, c'est-à-dire de la chronologie et de la durée,
ainsi que le rôle de la géographie qui apparaissent comme
des composantes essentielles, trop souvent négligées par
ceux qui s'intéressent à l'Algérie. S'en affranchir
a priori, c'est aussi se donner le moyen de pervertir la vérité.
Aujourd'hui, l'histoire de la France en Algérie, telle qu'elle
est présentée aux élèves, s'organise autour
de quelques dates: 1830,1871, 1945, 1954 qui imposent l'idée de
la continuité d'une guerre entre la conquête et l'indépendance.
Ces explosions de violence sont montrées comme les repères
visibles d'une quête de liberté ininterrompue et souterraine
contre la domination de la France; elles finissent par absorber toute
l'histoire de l'Algérie.
Si le rôle du médecin de colonisation ne brouille pas trop
ce schéma puisque sa déontologie le conduit à n'être
d'aucun camp, sauf celui de l'être souffrant par la guerre ou les
fièvres, qu'en est-il de l'instituteur?
Les organisateurs d'un colloque sur " l'Enseignement en Algérie
de 1883 à 1962 " qui s'est tenu à Paris le 20 mars
2002, se proposaient, selon leurs propres termes, de " participer
à une écriture historique et sans passion de ce peuple martyrisé
par le colonialisme, la guerre et la dictature ". Dans l'article
de présentation, ils apportaient une réponse à la
question que nous posons plus haut, d'abord en fustigeant le " lobby
colonialiste " dont l'école aurait été victime,
ensuite en rendant hommage à ces enseignants, compagnons de route
ou sympathisants de la rébellion qui (nous citons encore) "
amenèrent dans ce pays le message des Lumières... conscients
de l'ambiguïté de leur mission: diffuser les valeurs émancipatrices
d'une république qui se reniait dans le colonialisme ".
De ce colloque au cours duquel, nous l'espérons, des intervenants
d'avis contraires ont pu s'exprimer, il ne restera donc qu'un article
assez étoffé, en forme de synthèse qui n'exprime
réellement qu'une interprétation idéologigue; mais
c'est un texte assez bref pour justifier le manque absolu de références
aux sources, aux méthodes et aux faits étudiés. Ces
conclusions ont été relayées par la presse qui mentionna
le haut patronage accordé à ces travaux par le ministère
de l'Education nationale et de la recherche.
Voilà qui nous conduits par une voie imprévue au coeur de
notre sujet; au lien qui existe entre histoire et enseignement. C'est
une expression particulière du rapport entre réalité
et vie rêvée qui constitue aujourd'hui l'axe de nos recherches
sur l'école en Algérie.
La prudence et le doute sont les qualités de base d'un véritable
historien au travail. Aucun ne peut y renoncer ouvertement sans se disqualifier
lui- même, car elles conditionnent la disponibilité d'esprit
nécessaire à la quête de la vérité.
Sans elles pas de probité, et sans la probité de l'historien,
nous entrons dans la pensée totalitaire.
Les qualités d'un enseignant au travail, qui ont un autre point
d'application, sont aussi d'une autre nature. Pour ses élèves,
telle chose est vraie puisque le maître l'a dite.
La création et le rôle des manuels scolaires dépendent
donc de l'articulation entre la recherche historique, (domaine du doute
et du débat entre consciences averties) et la transmission du savoir
par le maître; il s'agit d'un ensemble qui débordé
les seules connaissances et que l'enfant n'est pas en situation de discuter.
Ce relief particulier au rôle de l'enseignant nous ramène
à ses origines.
L'histoire de l'enseignement est étroitement liée à
celle de la Révolution française.
Pour la Nation, le projet de créer " l'homme neuf " qui
tourne le dos à l'ancien régime est tout entier porté
par l'école.
Au nom de l'égalité, ce projet concerne le plus humble des
enfants dans le village le plus reculé de France. Encore faut-il
l'atteindre, et la réalité impose son frein aux révolutionnaires.
Au nom de la liberté, ceux qui jouent le rôle de libérateurs
des peuples échapperont-ils au risque de vouloir s'emparer des
jeunes consciences? Pour Condorcet qui en souligne le risque, l'école
deviendrait alors l'instrument d'une " espèce de nouvelle
religion " qui remettrait " l'homme neuf " dans d'autres
chaînes.
Tous ces débats sur l'école, de la Révolution à
nos jours, naissent donc du rapport entre l'homme rêvé et
la réalité.
Le même enseignement voulu pour tous, puis l'obligation scolaire
décidée à la fin du xixe siècle se sont heurtés
au respect de la liberté de conscience. La laïcité
de l'école publique constitue-t-elle une garantie suffisante pour
la dite liberté dont la définition hésite et se modifie
d'une époque à l'autre. C'est un débat aux temps
de Condorcet, de Lavigerie, du ministère Combes, sous la présidence
de François Mitterrand, autour du foulard islamique... Les raisonnements
tanguent, parfois un peu truqués sous l'empire des passions. Les
principes demeurent, en point de mire, et les décisions prises
semblent parfois bien décalées par rapport à eux
car la réalité résiste.
Après un an de travail sur ce que fut l'enseignement en Algérie
entre 1830 et 1962, nous prétendons que, face aux principes, la
réalité y pesa d'un poids plus lourd, équilibré
différemment, mal connu et délibérément nié
aujourd'hui.
Une simple évidence peut nous servir d'exemple. En métropole,
il existait toujours une grange, un lieu quelconque du village pour créer
la première classe d'asile qui accueillerait les tout-petits. Mais
comment l'instituteur trouvait-il sa place dans un bled algérien,
comme dans les Hautes Plaines, souvent sans bois, et sans matériaux,
au sein d'une population semi-nomade. Après le local, difficile
à obtenir vu le manque de moyens, il restait à convaincre
les pères de l'utilité de ce que cet homme seul, si différend,
avait à proposer. Il fallait prouver que cela valait mieux que
l'aide apportée par le travail des enfants, un travail dont l'école
aller les détourner, et dont la famille avait besoin.
Il y a toujours une part de création dans le métier d'enseignant
et c'est sans doute la plus passionnante. La part de création dans
l'exemple qui nous occupe, c'était d'inventer le chemin qui conduisait
vers ces enfants car ils ne se trouvaient au bout d'aucune route connue.
Inquiet, désorienté, le maître ou la maîtresse
n'aurait rien trouvé sans se mettre à parler la même
langue, sans une attention soutenue, sans multiplier des essais d'abord
infructueux... Après, avec les premières réussites
de l'élève, qui étaient aussi celles du maître,
venait l'amour. Bien des institutrices qui nous ont adressé un
texte relatant leur expérience personnelle ou évoquant la
vie d'une aïeule, n'ont pas hésité devant ce mot que
l'on nous reprochera peut-être d'employer.
La classe de Marie Cardinal à l'école primaire en
1934 (extrait de Les Pieds-Noirs, de Marie Cardinal).
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Voilà, à peine évoqué, ce que nous apportent
les documents que nous recevons. Ils datent parfois de la fin du xixe
siècle et concernent toutes les régions de l'Algérie
française, du nord au sud, d'est en ouest, la ville et le bled.
Il s'agit de photos d'établissements scolaires, mais surtout des
photos de classes, par dizaines, certaines très anciennes, d'autres
des années 1930, les plus récentes sont bien entendu les
plus nombreuses. Simplement rassemblées, elles suffisent à
montrer, comme le fait également la succession des textes de lois,
que la séparation des communautés n'a jamais été
organisée, ni voulue en Algérie.
Ces photos rendent tangible ce qui échappe à la description:
la tenue des enfants, leur regard, leurs vêtements. Elles constituent
la chair d'une reconstruction réalisée grâce aux autres
documents comme les manuels scolaires, déjà évoqués,
les cahiers d'écoliers, les rapports d'inspection, les descriptions
de cérémonies officielles, les panégyriques rédigés
lors d'une décoration ou d'un décès, les rappels
à l'ordre et les rapports pour une sanction.
Il est difficile de mesurer la somme d'informations contenue dans un seul
rapport d'inspection. L'exigence professionnelle apparaît dans la
rédaction même du document, elle critique chaque attitude
du maître ou de la maîtresse, contrôle le respect des
instructions ministérielles, la préparation des leçons,
la décoration de la classe, les devoirs des élèves.
Les conditions de vie de l'enseignant apparaissent également en
filigrane.
Si un seul rapport est précieux, que dire alors de cette extraordinaire
possibilité qui nous a été donnée de les rapprocher,
de les comparer. Chaque information gagne alors en substance tout en trouvant
sa place dans un ensemble.
Par ailleurs, nous avons reçu assez de récits d'une grande
qualité pour prétendre connaître ces vies d'instituteurs.
Certains sont anciens et d'origines familiales, écrits par une
grand-mère ou un grand-père nommés tout jeune sur
un piton en Kabylie, d'autres rédigés à notre intention,
avec pièces administratives à l'appui, photos d'amateur,
situation sur un plan quand l'école se trouvait au milieu de nulle
part. Ils frappent en général par leur retenue, le souci
des dates, la précision quant au nombre d'élèves,
au déroulement de la classe, aux échanges avec les familles.
Il ne s'agissait pas de présenter dans cet article une analyse
approfondie de notre sujet. Nous estimons qu'il n'est déjà
pas si mal d'en avoir trouvé aujourd'hui la ligne directrice, mais
nous pouvons d'ores et déjà remarquer que, si aucun aspect
de l'école en Algérie n'est insignifiant, l'école
du bled prend un relief particulier.
On y voit mieux que dans les grandes villes, où l'existence était
plus facile, que l'enseignant engageait tout de lui-même, en tout
cas beaucoup plus que la part habituellement nécessaire pour faire
son métier. Ainsi que nous le disions plus haut, un maître
ou une maîtresse d'école dans le bled, souvent isolé
de sa communauté d'origine. Ayant une habitation sans confort,
à l'écart des routes, se faisait aussi un peu infirmier,
un peu agriculteur, un peu cuisinier, car assurer la cantine à
midi pouvait convaincre les parents d'envoyer les fillettes à l'école.
Mais alors, les héritiers de Condorcet pourraient-ils prétendre
que cet engagement total révèle une forme de mysticisme
laïque? Cette obstination à scolariser des enfants d'une autre
culture ne représenterait-elle pas une perversion colonialiste
des principes de la République française? C'est cela même
dont il est question dans l'article relatif au colloque de mars 2002.
En croyant faire vivre des principes républicains, les enseignants
se seraient alors prêtés à une forme de rapt des consciences.
La réponse à ce soupçon est dans les cahiers des
enfants, dans les sujets de rédactions, dans les leçons
de morale qui ne contredisent jamais le respect des origines et des religions.
Elle est dans le rappel strict qui est fait au maître des exigences
de la laïcité, et dans la confiance totale que la plupart
des djemaas de villages, ou de tribus, finissent par accorder à
l'instituteur. Elle est dans la scolarisation lente, irrégulière,
mais effective des fillettes musulmanes issues des douars isolées,
ce qui témoigne que quelque chose de bon et d'utile est en train
de se passer. Elle est aussi dans la fréquentation des écoles
des grandes villes qui suit une courbe spectaculaire.
Pour nous résumer, toutes les réponses cherchées
sont à trouver dans le rapprochement de ces données qui
nous sont fournies par les documents. Celles-ci prouvent la coexistence
des résistances de la vie (manque de moyens, routine, méfiance)
et le désir de ces grands principes universels qui promettaient
une humanité nouvelle et que la France, à cette époque,
s'enorgueillissait d'apporter partout où elle se trouvait dans
le monde.
Nous espérons avoir fait apparaître clairement que cette
introduction contient aussi nos remerciements à tous ceux qui nous
apportent leur aide.
Nous nous sommes fixés trois ans comme délai de réalisation.
Les formes de présentation de ces travaux seront sans doute diverses,
mais nous vous en parlerons prochainement.
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