La scolarisation
de l'Algérie en 1961
Maurice Faivre (*)
Lors du cinquantième anniversaire
de la Toussaint sanglante, un certain nombre de journalistes, d'Algériens,
voire d'historiens, ont souligné les graves insuffisances de
l'enseignement des musulmans pendant toute la période de l'Algérie
française. Il est vrai que cet enseignement, longtemps refusé
ou négligé par les deux communautés, a mis du temps
à démarrer.
Ce jugement négatif a été nuancé, voire
corrigé en 1981, par l'Amicale des anciens instituteurs et instructeurs
d'Algérie qui, avec le concours du Cercle algérianiste,
a publié un excellent ouvrage sur l'enseignement primaire ( 1830-1962
des enseignants d'Algérie se souviennent... de ce qu'y fut l'enseignement
primaire, Amicale des anciens instituteurs et instructeurs d'Algérie
et le Cercle algérianiste, éditions Privat, 1981).).
Les auteurs se réfèrent à l'Annuaire statistique
de l'Algérie indépendante. Ils montrent que l'enseignement
primaire des musulmans n'a démarré qu'après la
guerre de 1914 et a connu de véritables accélérations
en 1945, 1954 et 1958.
Les chiffres
de 1961
Les chiffres sont les suivants: 24 000
élèves en 1900, 45 000 en 1920, 129 000 en 1945, 306 000
en 1954, 450 500 en 1958, 695 000 en 1960 dont 37 `Vo de filles. A ce
dernier chiffre il faut ajouter 183 500 élèves en formation
accélérée dans les 105 Centres sociaux éducatifs
(CSE) créés en 1956 par Germaine Tillion. Le pourcentage
des musulmans scolarisés dans le primaire public est passé
ainsi de 4 % en 1900 à 15,4 % en 1954 et 39,2 % en 1960 (sans
le privé et les écoles de l'armée). Les chiffres
publiés pour 1961 sont incomplets et l'ouvrage de 1981 ne traite
ni de l'enseignement secondaire, ni de l'enseignement supérieur,
qui tous deux ont souffert des retards accumulés dans l'enseignement
primaire.
Or les données de la rentrée de 1961 sont disponibles.
Elles ont été présentées le 20 décembre
1961 au Comité des Affaires algériennes (archives n°
38 du SEAA). Estimant qu'elles ne présentaient pas un grand intérêt
pour l'avenir je ne les ai pas publiées en 2000 dans Les Archives
inédites de la politique algérienne (éd. L'Harmattan).
Le rapport établi par le rectorat d'Alger a été
remis à tous les membres du Comité. Le voici reproduit
à la lettre.
Le rapport se place dans le cadre de l'ordonnance du 20 août 1958
(avant le Plan de Constantine) qui a prévu d'accélérer
la scolarisation, d'éliminer l'analphabétisme et de former
les cadres indispensables à la modernisation de l'Algérie.
Les moyens envisagés sont de développer les Centres sociaux
éducatifs, de créer en huit ans 16 200 classes primaires
(2025 par an) et de former 14 000 instituteurs. Il est prévu
que, dès 1965-1966, 1 450 000 enfants seront scolarisés
(sur 1 600 000 enfants de 7 à 14 ans scolarisables), dont 45
% par la méthode accélérée. La scolarisation
totale est envisagée au plus tard en 1968. Les effectifs en formation
dans les écoles normales d'Alger, Oran et Constantine s'élèvent
à 1586, comprenant 327 musulmans dont 95 filles. Dix sections
de préparation existent aux lycées d'Orléansville,
Tizi-Ouzou, Tlemcen, Mostaganem, Bône et Sétif. D'autres
sont en projet. Il n'y a pas de problème de recrutement en primaire
bien que 561 postes ne soient pas pourvus.
Primaire public
|
dont FSNA(1)
|
Autres primaires en 1961
|
Secondaire
|
dont FSNA
|
Supérieur
|
dont FSNA
|
612 000 en 58
|
77 %
|
28 000 en privé
|
42 000 en 58
|
20 %
|
5 500 en 58
|
10 %
|
183 500 en CSE
|
47 000 en 60
|
30 %
|
8 000 en 60
|
970 000 en 61
|
85 %
|
80 000 à 111 000 par l'armée
|
45 000 en 61 (+ 8000 en privé
- 2000 FSE rapatriés)
|
id.
|
9 649 en 61
|
18 %
|
1- FNSA: Français de souche Nord-Africaine.
2 - FPA: Formation professionnelle agricole.
3 - SFJA : Service de Formation de la Jeunesse Algérienne.
Un déficit de 100 professeurs existe dans le secondaire où
les remplacements sont assurés à 80 %.
Les effectifs scolarisés en octobre 1961 sont spécifiés
dans le tableau ci-dessous.
En comptant le privé (10 136 musulmans), les CSE et les écoles
de l'armée, on arrive à un total de 1,1 million de musulmans
scolarisés au niveau primaire, soit plus de 68 %. D'autre part,
cent cinquante écoles coraniques éduquent 45 000 enfants.
5 900 musulmans, soit 49 °/0 des effectifs scolaires, et 4 850 européens
(soit 10 % des effectifs) bénéficiaient de bourses au
début de 1961. Leur nombre est augmenté de 5 600 et 7900.
L'enseignement professionnel concerne 93 000 élèves, répartis
comme suit:
- enseignement technique 29 000 dont 64 % FSNA + 3 000 en école
privée,
- enseignement agricole 2 000 + 1 000 en privé,
- pré FPA (2) 35 000 en Cs, 12 000 en SFJA (3),
- FPA 8 000 + 3 000 en privé.
Les collèges techniques d'Alger, Oran, Constantine, Bône
et Perrégaux sont achevés ou en cours d'achèvement.
Des agrandissements sont planifiés en 1962. Pour le secondaire,
6 210 capacités (?) nouvelles ont été créées
en 1960. Huit agrandissements et deux constructions nouvelles sont prévues.
1 022 baccalauréats ont été passés à
Oran et 425 à Constantine. L'enseignement supérieur totalise
9 649 étudiants, dont 6 500 à 7 000 à Alger, 1
061 à Oran et 428 à Constantine (ces dernières
universités créées en octobre 1961). 428 musulmans
sur 1 648 sont inscrits en droit, 312 sur 1 598 en médecine,
189 sur 1 633 en sciences, 271 sur 1865 en lettres. D'autres, dont il
serait intéressant de connaître le nombre, étudient
en métropole.
Des constructions nouvelles sont planifiées en 1962 et 1964.
On estime qu'il y aura 17 000 étudiants en 1964 et 34 340 en
1970. La formation des jeunes est assurée parallèlement
par le Service de formation de la Jeunesse algérienne (SFJA),
dont le directeur est M. Petitbon depuis le 12 avril 1961. L'effort
est porté sur l'enseignement du français. Les Foyers de
jeunes ont été transférés aux Centres sociaux
par décision du 10 juillet. Il est prévu de créer
1 000 centres nouveaux alors qu'il en faudrait 3 000 pour les villes.
Décisions
Le Comité du 20 décembre
1961 réunit sous la présidence du général
De Gaulle, MM. Debré, Joxe, Frey, Buron, Lucien Paye, Morin,
Mme Sid Cara, les généraux Puget et Ailleret... Après
avoir pris connaissance des données du rapport rectoral le Comité
décide de modifier les programmes et les installations scolaires
pour les adapter aux besoins de l'enseignement en Algérie (décision
qui demande à être explicitée).
Lors de la réunion du 28 avril 1962 le Comité constate
que l'enseignement est désorganisé.
Il faut avancer la date des examens. Il est envisagé de relever
le recteur, mais on y renonce; il est inutile de changer les hommes,
il suffit de mettre en place de bons adjoints (sic). Les conditions
de la rentrée scolaire de 1962 sont étudiées par
le Comité du 24 septembre (SEAA n° 40).
Il y avait 27 000 enseignants en 1961 dont 3 600 musulmans, il en resterait
3 800 à 4 000 en 1962. Les besoins sont à peu près
couverts pour le secondaire (un professeur pour 30 élèves),
mais il y a un déficit grave dans le primaire : 6 000 enseignants
pour 800 000 enfants, soit 1 pour 130. Il faut assurer la présence
de 1 000 professeurs et 8 000 instituteurs européens.
Il est décidé de libérer les enseignants après
18 mois de service militaire, et d'accélérer la formation
des maîtres musulmans. Des candidatures ont été
déposées et sont en cours d'examen.
Commentaires
Selon Gilbert Meynier, 29% des enfants
auraient été scolarisés en octobre 1962. C'est
sans doute ce chiffre qui sert de référence aux anticolonialistes.
Il reste certain que l'École française a formé
des jeunes qui, même au niveau du CEP, ont obtenu des postes de
cadres en Algérie. Selon les Algériens, la scolarisation
totale des musulmans a été réalisée en 1972,
ce qui est une remarquable performance après les " difficultés
" de 1962. Cependant les enseignants européens absents ont
été remplacés, dans le cadre de l'arabisation de
l'enseignement, par des Egyptiens intégristes dont Nasser s'est
débarrassé.
Les déboires politiques et éducatifs qui en ont résulté
semblent favoriser aujourd'hui une certaine francisation de l'enseignement.